Article de M. Henri Krasucki, secrétaire confédéral de la CGT, dans "L'Humanité" le 8 février 1982 sur la réduction à 39 heures du temps de travail, intitulé "Donner et retenir ne vaut..."

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Texte intégral

Il est vain d'espérer embrouiller les choses et masquer les diverses responsabilités en cause dans la manière dont s'opère la réduction du temps de travail.

Pour des questions de ce genre le bon sens est heureusement plus répandu que certains l'imaginent.

Il s'agit tout simplement de faire une heure de moins qu'avant, réellement et au minimum.

[Illisible] bien entendu, sans perte de salaire, comme cela a été le cas à chaque fois que dans le passé on a fait un pas dans cette voie.

Quand le Front populaire a instauré les 40 heures, la réduction a été beaucoup plus massive et non seulement il n'y a pas eu de perte de salaire mais au contraire ce furent d'importantes augmentations.

La situation est certes différente mais il s'agit - officiellement - d'une heure. Que d'histoires pour une heure !

Il est bien naturel, dans ces conditions, que les travailleurs se rebiffent dès qu'on essaie de les rouler. La vigueur de la réaction partout où cela se produit et les reculs qu'ils imposent par leurs actions mettent pas mal de monde dans l'embarras. C'est surtout le cas des dirigeants de la CFDT qui voudraient bien faire oublier leur signature de juillet sans laquelle le CNPF n'aurait pu utiliser l'accord qu'ils appliquent aujourd'hui.

Edmond Maire est intransigeant pour des revendications dont il ignore le réalisme en Pologne mais chez nous il prêche l'austérité. Quitte à placer dans les entreprises ses militants dans une position contradictoire, parfois même outrancière…

Dans le tumulte des commentaires fantaisistes destinés à brouiller les pistes, une seule chose compte : les faits. Rien que les faits. Et la part réelle qu'y ont prise les uns et les autres.

Nous ne confondons pas les responsabilités mais nous ne tiendrons personne quitte de ce qui lui revient : il est nécessaire que les travailleurs sachent qui fait quoi pour la vérité des choses et l'efficacité de leur propre intervention.

1. La responsabilité première incombe évidemment au patronat pour qui tout progrès social est un crève-coeur et dont le porte-monnaie est depuis toujours en peau de hérisson. Il faudrait une forte dose de naïveté pour s'en étonner : c'est dans sa nature.

2. Il n'aurait pas pu se donner de possibilités de manoeuvres rétrogrades sans la signature complaisante de la CFDT, de FO, de la CFTC et de la CGC en juillet 1981.

Cet accord existe, on voit bien aujourd'hui tout ce qu'il a de mauvais. Ce n'est pas parce qu'il date de six mois qu'il s'est amélioré ou que nous le laisserons oublier : c'est l'alibi du patronat et c'était une mauvaise action que de le signer.

Tout ce que les patrons font de désagréable en la matière, les travailleurs le doivent à cette lamentable signature. Il est nécessaire qu'ils le sachent.

3. Le gouvernement a, malheureusement, lui aussi une part de responsabilité, il ne sert à rien de tenter de le dissimuler.

Pour que la réduction de la durée légale de la semaine de travail puisse être fixée et entrer en vigueur il fallait une loi. Une ordonnance en tient lieu, c'est normal compte tenu de l'urgence.

La CGT a loyalement fait connaître à temps au gouvernement ce que seraient les conséquences de l'accord de juillet 1981 si le gouvernement lui donnait son aval.

Il pouvait l'éviter. Il a choisi l'inverse, malheureusement. Son ordonnance, en spécifiant que le maintien du salaire n'était garanti qu'au niveau du SMIC, couvre légalement sa réduction pour tous les autres. Comme elle couvrait également, par sa rédaction, les aggravations des conditions de travail et les tricheries patronales.

Des déclarations ministérielles inacceptables ont ouvertement tenté de justifier ces restrictions et ces reculs sociaux. Certaines administrations de l'État, en premier lieu celle des douanes, ont entrepris d'agir comme le CNPF.

Ce sont des faits. Nous n'en tirons pas la conclusion qu'il faudrait modifier notre opinion sur l'orientation générale du gouvernement : nous la soutenons en tant que tendance, nous apprécions positivement les réformes importantes engagées.

Mais quand quelque chose ne va pas nous le disons et faute d'être entendus nous faisons ce que doit faire un syndicat, avec les travailleurs. Sans outrance, sans surenchère, mais nettement pour faire corriger une faute.

C'est au gouvernement que cette situation pose un problème. Il serait bien inspiré d'en tirer au plus tôt de judicieuses conclusions.

Et d'abord celle que rappelle ce vieux proverbe qui est aussi une bonne maxime pour un gouvernement de progrès : " Donner et retenir ne vaut. "

Une heure c'est un peu court pour créer des emplois, mais au moins que ce soit une heure.

Quant à réduire les salaires (jusqu'à 25 % !), Il est inconcevable qu'on ait pu y penser. Socialement, c'est insupportable. Économiquement, c'est incohérent avec la relance. Et, aboutissant à compenser la perte par le recours aux heures supplémentaires, où seront les embauches ?

Vouloir un progrès social, comme c'est le cas pour le gouvernement, et s'y prendre de cette façon pour aboutir à la situation déplaisante qu'il faut dépasser au plus vite : il y a forcément quelque chose qui cloche.

Et ce quelque chose c'est bien l'oubli du proverbe.

Il s'applique à plusieurs autres problèmes sociaux urgents.

Par exemple le pouvoir d'achat des salaires en 1982. Nous ne demandons rien d'extravagant. Mais la notion de " moyenne " n'a pas de sens pratique. Il faut que l'amélioration pour les petits et les moyens soit une vraie amélioration. Et le maintien pour les autres soit un vrai maintien.

De même la sécurité sociale. Parler de l'améliorer en prélevant 1 % supplémentaire et en laissant toute une année la gestion des caisses aux mains du patronat crée bien des dégâts.

Dans ces cas et dans plusieurs autres, décidément : donner et retenir ne vaut !

Il n'y a là rien d'excessif : seulement du sérieux. Les travailleurs ont besoin de sentir une amélioration, même limitée, mais réelle dans leur vie de tous les jours.

L'expérience aura peut-être été utile si elle fait comprendre aux intéressés que pour la réussite du changement il est aléatoire de se fier aux tenants d'un syndicalisme au rabais.

Sans revendiquer aucune exclusivité et sans vanité, la CGT pense avoir quelques titres à faire observer qu'il est bon d'avoir pour partenaire une grande centrale syndicale sérieuse, sans complaisance, mais responsable et loyale et qu'il n'est pas mauvais d'en tenir compte…

L'expérience aura aussi certainement été utile en confirmant - avec quel éclat - aux travailleurs qu'il ne faut pas tout attendre d'en haut. Ni du gouvernement, même de gauche, ni du Parlement, ni des négociations si important cela soit-il.

Il faut s'en occuper collectivement dans les entreprises, intervenir, agir, peser dans le bon sens et de la bonne façon.

Le changement ne se fera pas sans eux. Cela demande la franchise, la vérité, le bon sens, la fermeté, le savoir-faire.

Et une CGT bien forte, bien nombreuse, bien organisée et bien active !