Texte intégral
France 2 le 10 mai 1998
Michèle Cotta : Bonjour. Jacques Chirac a été élu à la présidence de la République il y a trois ans. Cet anniversaire est l’occasion d’un bilan de son action. Comment ça va ? L’Europe, et finalement le chancelier Kohl est-il fâché ou pas avec Jacques Chirac ? À droite, un champ de décombres ou promesses de reconstruction, la cohabitation enfin, où en est-on ? Nous retrouvons pour une revue de presse les éditorialistes parisiens dans la seconde partie de cette émission. Tout de suite, notre invité, François Bayrou, président du groupe parlementaire UDF à l’Assemblée nationale et président de Force démocrate que nous allons interroger avec Philippe Lapousterle de RMC.
Alors, François Bayrou, en annonçant la semaine suivant les élections régionales que vous alliez faire un parti, que vous alliez créer un centre, animer un mouvement autour du centre, est-ce que vous n’avez pas précipité vous-même les difficultés de François Léotard à la tête de l’UDF ? Aujourd’hui, vous dites : « il faut nous unir », mais est-ce que vous n’avez pas été celui par lequel le scandale arrive finalement ?
François Bayrou (président de Force démocrate) : Eh bien, c’est très simple. Ce qu’on a vécu pendant la période des élections régionales, c’est la preuve, la vérification de ce que l’UDF ne marchait pas bien. Et elle ne marchait pas bien parce qu’elle était composée de familles politiques trop nombreuses, cinq familles politiques sur un espace politique…
Michèle Cotta : Du coup, vous en avez ajouté une autre.
François Bayrou : Non… sur le même espace politique et il fallait, m’a-t-il semblé, proposer que se crée un parti nouveau et simplifier cet espace politique. Le simplifier à partir de valeurs claires, c’est-à-dire en ayant une ligne parfaitement transparente et lisible à l’égard de l’extrême droite et le simplifier à partir des valeurs qui sont les nôtres, valeurs européennes, valeurs de tolérance et valeurs d’un projet libéral et solidaire. Donc, c’était la naissance d’une famille politique nouvelle qui était indispensable. Regardez d’ailleurs ce qu’est aujourd’hui le paysage politique. On a le sentiment, presque la certitude que cela ne va pas pouvoir durer comme cela c’est-à-dire qu’il faut que les responsables politiques assument leurs fonctions, c’est-à-dire qu’ils organisent, qu’ils mettent en place, qu’ils fassent s’entendre les familles politiques…
Michèle Cotta : Mais tout le monde dit cela autour de vous, François Bayrou… tout le monde dit cela autour de vous, mais dans un grand désordre.
François Bayrou : Qu’ils fassent s’entendre les familles politiques qui forment l’opposition. La question est de savoir si ces familles politiques, il y en a deux ou il y en a trois, ou plus.
Philippe Lapousterle (RMC) : À ce propos, Monsieur Bayrou, est-ce que l’UDF est morte ce matin, à midi aujourd’hui ?
François Bayrou : Non, elle ne l’a jamais été. L’organisation ancienne est morte. Une page se tourne, mais l’espace politique que l’UDF occupe est un espace politique indispensable à la vie politique française et si cet espace politique n’existe pas, enfin n’est pas assumé par ceux dont c’est la fonction, il sera assumé par d’autres. Donc, il y a un espace politique, une famille politique qui existe depuis vingt ans, qui en réalité existait depuis beaucoup plus longtemps et qui réunit tous ceux qui veulent une société libérale et solidaire.
Philippe Lapousterle : Et pourtant, on a l’impression que depuis votre intervention, Monsieur Bayrou, l’UDF est plus divisée qu’avant. Monsieur Madelin et vous, vous êtes…
François Bayrou : Non…
Michèle Cotta : Même si ce n’est pas cela que vous avez voulu, on vous l’accorde, mais enfin…
Philippe Lapousterle : C’est ce qui apparaît, c’est ce que les gens pensent…
François Bayrou : Oui…
Philippe Lapousterle : C’est que vos électeurs pensent.
François Bayrou : Ce sont les difficultés de la mise en place. L’opposition n’est pas dans un moment de forme. Ce que nos électeurs pensent, c’est qu’il est temps de sortir du désordre pour arriver à un ordre assumé par tous. Il est temps de sortir…
Michèle Cotta : Vous avez commencé un tour de France. Qu’est-ce qu’ils vous disent vos militants ?
François Bayrou : Oh, eh bien, c’est simple, ils disent : « unissez-vous » ! Et ils disent : « unissez-vous au sein de cette famille politique qui a depuis si longtemps l’habitude d’être organisée en composantes différentes et qui… il y avait une compétition entre elles ». Ils disent : « unissez-vous » ! Ils disent : « on sent bien qu’il y a besoin d’une force nouvelle et que vous la construisiez ensemble » et ils sentent bien, eux, parce que sur le terrain c’est leur expérience de tous les jours, que nous formons une seule famille, c’est-à-dire depuis vingt ans, les libéraux, les femmes et les hommes du centre, depuis vingt ans, ils travaillent ensemble.
Michèle Cotta : Mais justement, qu’est-ce qui va changer ? Vous proposez une autre UDF, qu’est-ce qui va changer par rapport à l’UDF qui existait ?
François Bayrou : Michèle Cotta, voulez-vous me laisser aller jusqu’au bout ?
Michèle Cotta : Oui, mais les gens ne comprennent pas ça… et d’ailleurs, moi, non plus !
François Bayrou : Ils vont peut-être comprendre mieux après cette conversation. Cela fait vingt-cinq ans qu’à toutes les élections, sans exception sauf dissidence, mais qu’à toutes les élections sans exception nous soutenons les mêmes candidats aux élections présidentielles. Cette famille politique s’est rassemblée autour des mêmes candidats. Elle soutient les mêmes valeurs. Elle a les mêmes votes, chaque fois que l’on doit voter une loi à l’Assemblée nationale ou un texte. Je vais vous rappeler qu’il y a dix jours à peine, nous avons tous voté ensemble, sans exception, en faveur de l’euro alors que ce n’était pas si évident dans le contexte politique d’aujourd’hui. Lorsque l’on a les mêmes convictions, on se rassemble pour former un parti unitaire.
Philippe Lapousterle : Oui, d’accord, Monsieur Bayrou. Qu’est-ce qui se passe si, comme c’est prévu, le 16 mai Monsieur Madelin dit : « nous ne voulons pas être dissous dans le centre de Monsieur Bayrou » ? Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? Qu’est-ce qui va… c’est ce qu’il va dire.
François Bayrou : Ce n’est pas le « centre Bayrou », ce n’est pas le centre de tel ou tel. C’est une formation politique nouvelle qui réunit les deux sensibilités indispensables si nous voulons répondre aux questions de tous les jours que les gens se posent. On sent bien qu’il faut plus de liberté pour qu’il y ait plus d’énergie et on sent bien que la société doit être solidaire et cette aspiration libérale et cette aspiration solidaire, elles doivent se réunir à l’intérieur d’une même famille politique.
Michèle Cotta : Si on vous dit « non » ? Si la tendance libérale dit « non » ?
François Bayrou : Si on me dit « non », on me dit « non » ! On ne va pas faire la Guerre de 100 ans. Je veux dire, j’en prendrais acte et puis… encore une fois, il n’y a pas de question de rivalité, et il n’y a pas de question de pièges et de croche-pied.
Philippe Lapousterle : Vous en prendrez acte alors. Qu’est-ce qui va se passer après ?
François Bayrou : Eh bien, on essaiera ensemble de construire ce que devra être la fédération de ces deux sensibilités.
Michèle Cotta : Sans eux, sans les libéraux alors ?
François Bayrou : Non, non, avec ! Avec les libéraux.
Michèle Cotta : S’ils disent « non », comment vous allez faire ?
François Bayrou : Je sais bien qu’il y a des querelles d’interprétation. Je suis persuadé que les libéraux ne s’en iront pas de cette famille politique. Je suis persuadé qu’au lendemain de ces événements, nous aurons encore un groupe unique à l’Assemblée nationale et je suis persuadé que nous travaillerons ensemble. La seule question est : est-ce que nous le ferons enfin comme les autres grandes familles politiques dans un parti unifié ou est-ce que nous le ferons dans un parti qui demeurera avec des chapelles et des composantes. Je suis, en tout cas moi, je suis pour un parti unifié.
Michèle Cotta : François Léotard à ce propos a annoncé qu’il ne serait sans doute pas candidat à sa succession à la tête de l’UDF. Dans ce cas, c’est vous ?
François Bayrou : Ah non, mais, vraiment, ce n’est pas aujourd’hui une affaire de personne…
Michèle Cotta : Non, s’il n’y a pas de président, il faut bien un président.
François Bayrou : Il y en aura un. Ce sont les gens qui formeront cette famille, les adhérents, ceux qui décideront de s’y engager qui décideront le moment venu et ensemble. Ce n’est pas une affaire de personne. Si cela avait été une affaire de personne, je vous assure que peut-être j’aurais pu considérer que la situation d’avant était très bien. Donc, il faut dans cette période montrer qu’il y a du désintéressement chez les responsables politiques et pour ma part…
Michèle Cotta : Franchement, je ne suis pas sûre que cela apparaisse tellement. Excusez-moi, mais vraiment…
François Bayrou : Personne n’y croira, je le dis.
Philippe Lapousterle : Alors, François Bayrou, vous qui êtes un militant de la fusion, votre action a été déterminée par votre volonté d’unir, pourquoi votre volonté s’arrête aux frontières de l’UDF et n’englobe pas aussi le RPR pour faire un grand parti unique comme le demande le président, comme le demande les électeurs ?
François Bayrou : Alors, pour des raisons de forme et pour une raison de fond. La raison de forme, c’est que le RPR a annoncé, Philippe SEGUIN l’a fait le soir même des élections, qu’il n’était pas intéressé par une démarche d’unification de l’ensemble de l’opposition et que… je pense qu’il ne serait pas efficace aujourd’hui de mettre en place ou en tout cas d’ouvrir ce problème-là. Deuxièmement, je suis persuadé qu’il y a deux grandes sensibilités dans l’opposition. Si vous prenez la question centrale aujourd’hui qui est la question de l’Europe, il y a dans l’opposition des gens qui sont réservés à l’égard de l’Europe et dans l’opposition des gens qui sont favorables ou enthousiastes de la construction européenne. Je ne dis pas que cela empêche le travail de se faire. Je pense indispensable que nous ayons une construction commune de l’opposition. Une maison commune de l’opposition. Mais je pense que cette maison commune n’ira pas jusqu’à un parti unique.
Michèle Cotta : Les amis de Jacques Chirac, Bernard Pons notamment, semblent attendre du président qu’il ait une nouvelle initiative. Alors, quelle nouvelle initiative attendez-vous et peut-être redoutez-vous ? Une nouvelle dissolution ?
François Bayrou : Je pense que le président de la République est un point fixe de l’opposition. C’est aujourd’hui le seul des grands pouvoirs qui reste à l’opposition…
Michèle Cotta : Le seul gros point fixe…
François Bayrou : Attendez… le seul des grands pouvoirs qui reste à l’opposition… et nous avons chacun un lien qui est un lien d’amitié et j’espère de confiance avec le président de la République. Pour autant, je ne crois pas que le président de la République sera acteur de l’opposition parce qu’en France, la fonction de président de la République est une fonction de rassemblement, de réunion et je ne crois pas qu’il aura un rôle partisan. Il s’y refuse. Et à mon avis, il a raison.
Philippe Lapousterle : Est-ce que l’UDF refondée par vos soins, François Bayrou…
François Bayrou : Pas par mes soins ! Par les soins de tous ceux qui la forment !
Philippe Lapousterle : Voilà. A-t-elle pour vocation d’avoir un candidat à la présidence de la République à la prochaine élection ?
François Bayrou : Ça dépendra beaucoup des circonstances.
Philippe Lapousterle : Contre Monsieur Chirac, par exemple ? Si Monsieur Chirac se représente, il y aura un candidat ?
François Bayrou : Encore une fois, il faudra ce jour-là que nous examinions la situation comme elle se pose et que nous regardions si la présence d’un candidat améliore les chances ou diminue les chances. Si elle améliore les chances, cela sera envisagé. Si cela diminuait les chances, nous devrions nous poser évidement la question.
Michèle Cotta : Alors, un mot sur le Front national. Est-ce que vous pensez que la victoire d’Odette Casanova à Toulon contre la candidate du Front national, Sandrine Le Chevallier, marque un coup d’arrêt au Front national ?
François Bayrou : Ce qui s’est passé à Toulon est très éclairant. C’est très éclairant. Chaque fois que l’on vit, comme on l’a vécu pour les régionales, des événements qui font que le Front national devient la seule vedette de la politique française, que l’on en fait le seul critère de la politique française, on s’aperçoit de deux choses, l’UDF et le RPR reculent d’un côté et de l’autre, la gauche l’emporte au deuxième tour. Parce qu’il y a une partie importante des électeurs de l’UDF et du RPR – près d’un sur deux dans le cas de Toulon – qui ne veulent pas de la victoire de l’extrême droite et donc, il me semble que l’absence de clarté qui a été la situation que nous avons vécue pour les élections de présidents de région a la double conséquence, premièrement, l’UDF et le RPR reculent et, deuxièmement, la gauche l’emporte au deuxième tour.
Philippe Lapousterle : Est-ce que vous comptez François Bayrou exclure du groupe UDF que vous présidez à l’Assemblée nationale les présidents de région qui ont traité avec le Front national ?
François Bayrou : Deux sur trois se sont mis en congé et naturellement, il faudra que la décision que l’UDF a prise s’applique à son groupe.
Michèle Cotta : François Bayrou, on change de sujet, l’Europe. Est-ce que la nomination de Wim Duisenberg pour huit ans, écourtée à quatre ans, vous semble être un bon compromis et est-ce que c’était la peine pour vous de gâcher, comme on l’a dit et on le reverra tout à l’heure, la fête de l’euro ?
François Bayrou : Oui, moi, je pense que ce que le président de la République a voulu faire et qui pour moi est très important, a été de montrer que c’était aux politiques de désigner les responsables de la Banque et pas uniquement aux banquiers. Alors, il l’a fait difficilement parce que la France était totalement isolée, seule contre tous dans une affaire pourtant essentielle. Et moi, je pense nécessaire de rappeler que le pouvoir même en matière monétaire, il a des comptes à rendre aux politiques. C’est en tout cas les politiques qui le nomment. Et donc moi j’approuve ce qui a été fait par le président de la République même si je sais que cela n’a pas eu que des conséquences positives sur le climat européen.
Philippe Lapousterle : Est-ce qu’il faut à votre avis, François Bayrou, pour les prochaines élections européennes modifier le mode de scrutin et comment ? Est-ce que c’est indispensable et urgent ?
François Bayrou : Tout ce qui rapprochera les députés européens des électeurs, c’est-à-dire des régions françaises, sera pour moi bienvenu.
Michèle Cotta : Donc vous êtes pour un mode de scrutin régional et non pas pour cette liste unique nationale ?
François Bayrou : Régionalisé, oui. Oui parce que le sentiment que les électeurs ont, et tout le monde le sait, c’est que ce ne sont pas eux qui désignent les députés européens…
Michèle Cotta : Ce sont les partis…
François Bayrou : Ce sont les formations politiques. Parce que quand vous avez une liste et que vous ne pouvez pas changer l’ordre de cette liste, d’une certaine manière, votre suffrage ne pèse pas et donc, pour ma part, je suis favorable à une régionalisation des modes de scrutin. On pourrait même aller jusqu’au scrutin majoritaire dans 81 circonscriptions.
Michèle Cotta : Un mot sur votre dernier livre qui vient de sortir qui s’appelle…
François Bayrou : Non, qui sort demain.
Michèle Cotta : Enfin qui sort demain… « Ils portaient l’écharpe blanche ». Alors c’est sur la réforme de l’Édit de Nantes. Vous écrivez dans votre préface « notre temps peut se tromper comme se trompait le XVIIe siècle ». Qu’est-ce que cela veut dire « notre temps peut se tromper » ? Est-ce que vous avez peur de ça ?
François Bayrou : Cela veut dire qu’il y a toujours dans les sociétés, chez les êtres humains, l’idée que l’on peut reconstruire l’ordre ancien. La nostalgie de l’ordre ancien. J’ai écrit cette phrase à propos de la révocation de l’Édit de Nantes. Lorsque Louis XIV révoque l’Édit de Nantes, il le fait sous l’applaudissement général. Les ovations partout. On dit : « enfin nous avons un grand roi, il a le courage de traiter le problème de l’hérésie ». Et en réalité, la décision était grave non seulement contre la réforme, mais contre le trône et la monarchie aussi qui allait d’un seul coup perdre le rôle d’arbitre qui était le sien dans la société française.
Michèle Cotta : Alors, qu’est-ce qu’on fait de grave aujourd’hui et qu’on ne voit pas ?
François Bayrou : Moi, je pense que chaque fois qu’on a à l’idée qu’on va pouvoir revenir en arrière, essayer de reconstruire aujourd’hui la société d’autrefois, qu’il suffit d’aller toujours plus dans le sens de sa pente, je crois qu’on se trompe. De la même manière, je crois qu’on se trompe en pensant que les idéologies doivent gouverner le monde. Je pense qu’il faut une démarche plus ouverte, plus moderne et plus généreuse et que c’est à partir de cette démarche plus ouverte que l’on construira le monde de l’avenir. Pas à partir des démarches fermées.
Michèle Cotta : François Bayrou, merci.
Sud-Ouest, lundi 11 mai 1998
Sud-Ouest : Vous êtes ce soir à Bordeaux pour défendre l’idée d’une unification de l’UDF. Pourtant, il y a deux mois, vous appeliez à tourner la page de l’UDF. Pourquoi ce changement ?
François Bayrou : Ce n’est pas un changement : le besoin d’un parti nouveau et l’unification que je souhaite de l’UDF sont profondément liés. Il faut corriger les faiblesses qui ont empêché cette famille politique d’exercer toute son influence et je suis persuadé que l’essentiel de ses faiblesses provient de la division excessive des courants qui la composent. La France, a besoin d’un grand mouvement politique tolérant, ouvert, européen, libéral et solidaire. Elle en a plus besoin que jamais. Bien sûr, il existe des nuances entre nous. Mais ces nuances sont minimes par rapport à celles qui traversent toutes les autres familles politiques, du RPR au PS. Et pourtant les autres sont unis. Pourquoi demeurerions-nous les seuls divisés ?
Sud-Ouest : Vous faites campagne pour qu’Alain Madelin reste dans la nouvelle UDF. Quelles concessions êtes-vous prêt à faire pour cela ?
François Bayrou : Ce n’est pas affaire de concessions. C’est affaire de raison et de volonté de vivre ensemble. Serons-nous plus forts ensemble ou plus fort séparés ? Pour moi, la réponse coule de source. Si nous nous séparions, c’est notre faiblesse que nous organiserions. Je suis persuadé que le projet que les Français attendent sera un projet qui conciliera libéralisme et solidarité. Si nous voulons compter, il faut que nous sachions que seule l’union fait la force.
Sud-Ouest : Vous serez ce soir à Bordeaux accompagné d’Hervé de Charette. Le porte-parole du PPDF a souhaité la semaine dernière qu’Hervé de Charette devienne le président du nouveau parti. Qu’en pensez-vous ?
François Bayrou : Je suis certain qu’il ne manquera pas de talents dans cette famille nouvelle pour exercer les responsabilités. Mais nous n’en sommes pas encore aux problèmes de présidence ! Nous en sommes à la question de la naissance de cette formation nouvelle et de son unité. Pour le reste, ce sont les militants qui trancheront le moment venu. Laissons de côté pour le moment les affaires de personne. Parlons de renouvellement, parlons du projet et parlons d’unité.
RMC le mardi 12 mai 1998
RMC : C’est fatiguant en ce moment la politique, j’imagine ? Surtout quand on est à l’UDF. Avant de parler de l’UDF et de ses problèmes assez graves, deux mots sur deux autres sujets : le Parlement discute actuellement du projet du Gouvernement de lutte contre les exclusions. Le RPR a décidé de voter contre. Vous êtes président du groupe UDF à l’Assemblée nationale. Que pensez-vous qu’il faille que l’UDF fasse sur ce projet ?
Français Bayrou : Nous en discuterons dans les heures qui viennent. Nous avons deux jugements. Le premier, c’est que le sujet est un sujet très important : nous avions nous-mêmes lancé une loi sur ce sujet. Sur certains points, il y a des ressemblances entre la loi actuelle et la loi que nous avions lancée. Et deuxièmement, deuxième jugement : il y a des aspects de la loi qui ne nous vont pas. J’en cite deux : c’est une loi centralisée excessivement, qui laisse croire que c’est l’État qui doit tout seul prendre la décision ou concentrer la décision. Et deuxième aspect des choses : le financement est un financement absolument pas clair. Donc, nos parlementaires vont, ce matin, demain, réfléchir au choix qui va être le leur : comment faire en sorte que nous puissions à la fois montrer que nous sommes d’accord avec l’objectif affiché, qu’il y a certain nombre de mesures que nous ne rejetons pas, et en même temps dire ce qui ne va pas dans la loi. Voilà le choix que nous allons avoir devant nous.
RMC : Votre position personnelle à vous ?
Français Bayrou : Moi, je suis plutôt pour l’abstention. Mais je me rangerai au choix que le groupe fera.
RMC : Il sera possible un jour que le RPR et l’UDF votent ensemble à l’Assemblée nationale ?
Français Bayrou : Sur la plupart des textes, sur 90 % des textes, nous avons les mêmes votes. Il y a eu un vote différent sur l’euro.
RMC : Ce qui n’est pas rien.
Français Bayrou : Pour nous, c’est un choix majeur et nous l’assumons. Et la lutte contre l’exclusion est aussi un choix très important. Encore une fois, moi, je me rangerai à la discipline du groupe.
RMC : On avait entendu parler d’intergroupe. Vous êtes président du groupe UDF, il est possible que l’UDF et le RPR se concertent avant des votes ? C’est imaginable ?
Français Bayrou : Nous nous voyons, avec le président du groupe RPR deux ou trois fois par semaine pour organiser le travail. Je suis d’avis qu’il va falloir que ce travail prenne un visage plus apparent, plus public et qu’une réunion, soit de délégation du groupe, soit du groupe dans son ensemble, donne à l’opinion qui est inquiète – et pas toujours à tort – le sentiment que l’opposition travaille ensemble.
RMC : C’est pour quand ?
Français Bayrou : Pour, à mon avis, les jours qui viennent. On peut avoir des positions différentes. Nul dans l’opinion ne nous reprochera d’avoir des positions différentes parce que tout le monde sait bien que si on veut représenter la majorité du peuple français un jour, il faut naturellement que des sensibilités différentes puissent se retrouver, se regrouper et s’exprimer. Mais ce qu’on ne nous pardonnerait pas, c’est de ne pas nous entendre. On peut avoir des sensibilités différentes et s’entendre. En tout cas, c’est la proposition que je fais inlassablement.
RMC : Alain Madelin ne cache pas son intention à lui et à son mouvement Démocratie libérale de voler de ses propres ailes samedi prochain, refusant la fusion que vous proposez. Est-ce que vous lui demandez de ne pas quitter l’UDF ce matin ?
Français Bayrou : Je suis sûr qu’ils ne quitteront pas l’UDF. Je suis certain de cela. Nous sommes devant une situation – les régionales l’ont montré – qui est assez grave pour qu’on essaye d’y apporter remède. Moi, j’ai la certitude que si l’UDF n’a pas pesé sur la vie politique française du poids qui devait être le sien, c’est en grande partie parce qu’elle est divisée. Songez que pour qu’une décision se prenne à l’UDF, il faut la réunion – je suis sûr que ceux qui nous écoutent ne vont pas le croire – la réunion de six bureaux politiques différents. Le bureau politique de chacune des composantes comme on dit, plus le bureau politique de l’UDF dans son ensemble. Est-ce que vous croyez que cela peut marcher durablement comme cela ? Dans les périodes où cela va bien, oui ; mais dans les périodes où cela est dur, où il y a un mot d’ordre à faire passer, une conviction à faire entendre, une discipline à faire respecter, cela ne marche pas. C’est la raison pour laquelle moi je défends l’idée qu’à partir de ce puzzle de formations politiques, nous en constituions une forte.
RMC : Les électeurs sont d’accord avec vous ?
Français Bayrou : Parce que ce jour-là, on verra que c’est à l’UDF, au confluent du courant libéral et du courant solidaire, que se trouve la réponse au problème de l’avenir de la France.
RMC : Si Alain Madelin et d’autres refusent la fusion, est-ce que l’UDF peut continuer comme avant ? C’est bien cela le problème ?
Français Bayrou : Oui, je crois que le grand danger qui menace, c’est que rien ne change. Et qu’après avoir agité des idées, on se retrouve dans la situation antérieure avec les mêmes familles, les mêmes chapelles et qu’on n’ait pas fait avancer les choses. Moi, j’essaye de convaincre – vous savez que je suis en train de faire un tour de France sur ce sujet, et j’étais hier soir à Bordeaux –, j’essaye de convaincre qu’on n’accepte pas le statu quo, que ce défaitisme, le caractère inéluctable du fait que rien ne bouge, on l’écarte et on choisisse d’avancer et de changer les choses.
RMC : Si la majorité ne voulait pas de la fusion, vous feriez comme pour d’autres sujets ? Vous vous rangeriez à l’avis de la majorité ?
Français Bayrou : Non, ce n’est pas cela. Vous ne pouvez pas imposer à quelqu’un qui refuse de s’unir avec les autres de le faire, mais je souhaite convaincre. Il nous reste quelques jours pour faire en sorte que les adhérents de cette famille politique qui vont être consultés un par un s’expriment, disent ce qu’ils veulent. Les consignes des formations politiques sont ce qu’elles sont – nous le savons bien –, mais au moins chacun de ces adhérents, chacun de ces militants, chacun de ceux qui se sont inscrits, qui ont fait le geste un jour de s’inscrire à l’UDF, peut peser de sa propre décision sur ce que va être l’avenir de sa famille politique. Et moi, je demande à chacun de répondre à une question simple : est-ce que nous serons plus forts ? Est-ce que notre voix sera mieux entendue si nous sommes unis ou si nous sommes divisés ? Alors, je sais que certains répondent qu’il faut rester divisés. Je crois qu’ils se trompent sur le moment historique que nous vivons. Il faut que nous soyons ensemble.
RMC : Mais vous l’êtes ?
Français Bayrou : Il faut que nous essayions de construire une famille politique unifiée. Pour que chacun de ceux qui vont répondre réfléchisse encore : il y a moins de différences à l’UDF que dans aucune autre famille politique. Il y a moins de différences qu’au RPR, où il y a des gens qui sont pour l’Europe ou contre l’Europe.
RMC : Le Front national vous divise.
Français Bayrou : Et il y a moins de différences qu’au Parti socialiste, où il y a des sensibilités extrêmement diverses, de Delors à Julien Dray, par exemple. Nous sommes ceux qui avons le moins de différences et nous sommes ceux qui sont les plus divisés. Est-ce que cela est logique et est-ce que cela est prometteur ? Ma conviction est que cela n’est pas logique, et que cela n’est pas porteur d’avenir.
Le Parisien, 13 mai 1998
Le Parisien : Les Français ont du mal à comprendre : à l’UDF, vous êtes au bord du divorce, ou vous allez faire maison commune ?
François Bayrou : Lorsque les parlementaires de l’UDF sont réunis, il est frappant de voir à quel point ils partagent la même vision de l’avenir et la même volonté de rester ensemble. Toutes les lois, tous les dossiers, ils les travaillent en commun, sans faire de différences entre les tendances. Ma conviction est qu’ils ne se sépareront pas.
Le Parisien : Qu’avez-vous envie de dire aux amis de Madelin qui parlent, pourtant, de claquer la porte ?
François Bayrou : Une chose très simple : ces dernières années, l’UDF n’a pas pesé du poids qui aurait dû être le sien. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas pu et su imposer son message. Toutes les composantes de la confédération en ont souffert. Or le seul moyen de voir l’UDF jouer à nouveau un rôle déterminant est qu’elle s’unifie enfin. Avec une double inspiration : oui à la démarche libérale ; oui à la solidarité.
Le Parisien : Alain Madelin vous a déjà dit qu’il exclut de laisser se « diluer » le libéralisme dans « l’eau tiède » d’une formation unifiée…
François Bayrou : Si un message est fort, il résiste, il irrigue, il inspire. Quand on a peur d’être dilué, c’est qu’on n’a pas confiance en soi !
Le Parisien : Que ferez-vous si Madelin continue à vous dire non ?
François Bayrou : Je ne crois pas une seconde que ses amis et lui veuillent vraiment quitter l’UDF. La scission, c’est une hypothèse que j’exclus.
Le Parisien : N’avez-vous pas vous-même compliqué les choses en voulant créer un « grand parti du centre et du centre droit » ?
François Bayrou : Je n’ai fait que reprendre la définition de l’UDF de Valéry Giscard d’Estaing : l’UDF doit couvrir l’espace du centre et du centre droit. La question de notre unité est centrale. Il y a plus de différences au sein du RPR et du PS que chez nous. Et pourtant ces deux formations sont unies !… Nous serions les seuls à cultiver nos divisions ? Nous avons tous besoin d’un lieu de conciliation et de synthèse, entre liberté et solidarité. Alain Madelin, au fond, pense la même chose.
Le Parisien : Pourquoi ne pas envisager carrément une formation unique avec le RPR ?
François Bayrou : Le RPR dit qu’il n’est pas intéressé. Mais ce qui n’est pas possible aujourd’hui le sera peut-être demain. La formation unique pourrait permettre une nouvelle expression du courant libéral et de celui du centre. Mais cela ne sera possible que sur une base d’égalité avec le courant gaulliste. La première étape consiste donc à nous rassembler nous-mêmes, et à nous unir.
Le Parisien : Jacques Chirac a-t-il raison de renouer les liens avec son ancien parti ?
François Bayrou : La présidence de la République est le seul grand pouvoir qui nous reste, et la voix de Jacques Chirac est la seule que les Français entendent distinctement quand elle s’exprime. Tout ce que le chef de l’État nous donnera comme bonnes idées, je trouverai donc ça bien.
Le Parisien : Le retour de la croissance favorise le gouvernement…
François Bayrou : Je ne crois pas que cette embellie économique durera. Le choix des trente-cinq heures et l’absence de réforme fiscale menacent directement les performances de l’économie française. Le gouvernement n’a pas fait les bons choix. J’ai peur que, comme Rocard en 1988, la gauche ne soit en train de dilapider, par immobilisme, les fruits de la croissance.