Déclaration de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication, sur le développement des industries culturelles en ligne et les réflexions en cours sur le prix des oeuvres téléchargeables, Paris le 17 janvier 2006.

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Circonstance : Deuxième réunion de l'Observatoire des usages numériques à Paris le 17 janvier 2006

Texte intégral

Je suis très heureux d'accueillir aujourd'hui la deuxième réunion de l'observatoire des usages numériques culturels, dans le contexte du débat sur le projet de loi relatif aux droits d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information. C'est un véritable débat de société, un débat difficile, car nous devons faire preuve de pédagogie, dans une matière très technique, et parce que nous touchons à des valeurs aussi fondamentales que la liberté et le droit de propriété, dont le droit d'auteur est un élément essentiel.

Mais derrière la technicité, ce sont les modes de financement et l'avenir de la création et des filières culturelles qui sont en jeu.

C'est une mutation très importante et très positive que le public soit devenu le moteur des usages numériques, qu'il participe à la connaissance des oeuvres par ses critiques, ses commentaires, le " bouche-à-oreille " décuplé par l'internet. C'est une liberté nouvelle et précieuse, c'est aussi une liberté fragile.

Le renouvellement des usages auquel nous assistons soulève des questions majeures pour l'ensemble des acteurs de la culture et pour notre politique culturelle :

- En premier lieu, nous sommes confrontés de nouveau à la question de la démocratie culturelle. Nous savons - l'étude qui vous a été présentée lors de la première réunion de l'observatoire l'a montré - que ce sont les consommateurs les plus assidus, les plus habitués à la fréquentation des oeuvres, des salles de cinéma ou de concert, qui sont aussi les plus friands d'oeuvres télé-chargeables, et aussi sans doute d'informations sur les oeuvres et les artistes.

- En second lieu, le développement de la distribution numérique, qui a commencé il y a dix ans, et de façon accélérée et spectaculaire depuis cinq ans, a déjà modifié en profondeur les usages des jeunes générations. Pour les adolescents, internet est devenu le média principal pour accéder à l'information, et pour découvrir de nouveaux horizons, notamment musicaux. Culture à domicile, culture de médias numériques, cultures individuelles et communautaires, cultures éphémères ou jetables, accès privé, accès en mobilité, en continu, accès éclectiques : tels sont les nouveaux usages et les nouveaux modes d'accès aux oeuvres. Il est essentiel que l'offre nouvelle puisse s'épanouir dans toute sa diversité.

Peut-être est-il trop tôt pour prévoir la durée de ce processus, mais nous pouvons dès maintenant évaluer la nature et le rythme de cette transformation des usages culturels et de l'accès à la culture, pourvu qu'on en perçoive l'importance et qu'on la mesure. Il n'est pas trop tard pour que les offres économiques d'accès aux oeuvres rejoignent, atteignent, et finalement devancent de nouveau les aspirations des publics, mais, ne nous y trompons pas, c'est une course de vitesse !

C'est, à mes yeux, l'un des principaux défis que nos industries culturelles doivent relever sans plus tarder. Car, vous le verrez dans le complément d'enquête effectué récemment, le profil démographique des télé-chargeurs de musique en ligne, que ce soit en direction des offres commerciales ou des systèmes de " pair-à-pair ", est sensiblement le même. Déclarés ou contrôlés, les échanges pair à pair ou les audiences des offres de musique en lignes sont le fait de populations sensiblement homogènes, que ce soit en termes d'âges, de niveau d'éducation, de revenus. Oui, nous avons affaire aux publics de la culture de demain.

J'assumerai toute la part de l'action publique pour anticiper et veiller à l'adaptation de l'offre publique culturelle à ces mutations d'usages, durant la phase de transition que nous vivons. La numérisation du patrimoine culturel, comme le développement des portails du ministère de la culture et de la communication, en témoignent. Mais pour l'offre économique et commerciale, nous sommes sans doute, comme l'avait analysé Joseph Schumpeter, dans une phase de " destruction créatrice ". C'est pourquoi, je souhaite donner aujourd'hui la parole à ceux et à celles qui sont en charge de ces offres, c'est-à-dire aux " entrepreneurs " de la culture.

Ce qui caractérise les phases de " destruction créatrice ", c'est une rupture technologique avec les processus de production et de distribution antérieurs ; le développement d'activités nouvelles et innovantes ; un essor réel de pouvoir d'achat vers de nouveaux outils d'accès aux oeuvres et une croissance de la demande. Il est naturel que la crainte des risques l'emporte sur l'évidence des chances, mais inventer suppose pourtant d'accepter certains risques.

Nous ne sommes pas encore tout à fait à l'équilibre.

Nous avons engagé le changement. Les offres d'accès aux oeuvres, apparues dès l'an 2000, ont connu un essor remarqué en 2004 : 230 sites de distribution de musique numérique ont fleuri en Europe et aux Etats-Unis, un catalogue de plus d'un million et demi de titres s'est mis en place dans le monde ; plus de 200 millions de titres ont été légalement télé-chargés, dix fois plus qu'en 2003. Les projections établies pour la France par l'observatoire de la musique fin 2005 porte le nombre total de titres achetés à environ 20 millions, pour un chiffre d'affaires de l'ordre de 18,5 millions d'euros.

- Des progrès restent à accomplir. Les nouvelles offres de distribution numérique de musique ne représenteraient encore qu'un peu plus d'un centième du marché physique de la musique à ce jour. Il est aussi très encourageant d'observer qu'à parité, les internautes visitent les sites d'offres légales et les systèmes d'échanges illicites. Le temps du basculement est venu, mais il doit franchir des obstacles, de taille parfois. Permettez-moi d'en recenser quelques-uns que vous pourrez aborder au cours de vos travaux.


La formation des prix

C'est sans doute la question la plus délicate, la plus complexe, et celle où l'Etat est le moins légitime à intervenir. Toutefois, force est de constater que la structure des prix de la musique en ligne, mise à jour depuis maintenant longtemps, n'est pas satisfaisante. Beaucoup de jeunes me disent qu'un euro, pour une chanson, c'est cher !

Vous êtes entre le tourbillon Charybde qui emporte les prix vers le bas et le monstre Scylla qui dévorerait les distributeurs. Ce détroit est difficile à passer, je le sais ! La croissance des volumes permettra sans doute une baisse des prix. Sur ce point, je crois que les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle d'étude, de médiation ou de soutien à de nouveaux modèles tarifaires qui permettent de le passer sans trop d'encombres. Il est aussi nécessaire de faire preuve de pédagogie à l'égard de nos concitoyens, pour qu'ils comprennent que la musique et le cinéma ne sont pas gratuits et pour comprendre la formation des prix.


Les modes de paiement

C'est un sujet pratique. Ce n'est pas un sujet trivial. La mission de suivi de la Charte Musique et internet devra s'en préoccuper.


Les catalogues

Des progrès importants ont été réalisés pour rendre disponibles les catalogues. On aurait dépassé en France 900 000 titres susceptibles d'être commercialisés en ligne et plus d'un million et demi dans le monde. C'est une avancée, réalisée en peu de mois, qui nous place à mi-chemin de l'effort à accomplir. La publication par l'observatoire de la musique des " Baromètres de la disponibilité de l'offre physique dans l'offre numérique " doit rester une référence et un aiguillon.

Je remarque aussi les progrès réalisés pour les catalogues des indépendants (+117% depuis les 1ers résultats du baromètre de l'offre en ligne). Mais le volume reste insuffisant : 26 000 titres, alors que l'essentiel des catalogues relève de ces acteurs. Je sais que l'UPFI accomplit des efforts importants pour déployer ces catalogues et montrer la voie à ses adhérents. Je crois tout de même qu'il faut aller vite. Je mettrai donc au service de cet objectif toute mesure qui paraîtrait utile.


L'interopérabilité

C'est un objectif poursuivi et atteint dans le domaine des télécommunications et dans le domaine de l'audiovisuel. C'est un horizon qui paraît toujours repoussé en matière de mesures techniques de protection. Je souhaite proposer au Premier Ministre, qui en a accepté le principe, de désigner un parlementaire en mission pour que nous soyons plus offensifs en la matière. Nous devons jouer un rôle pionnier au niveau européen.

- Et après, c'est-à-dire maintenant ? Je l'ai dit, c'est des entrepreneurs que pourra venir de nouveau l'accord entre les évolutions des usages et la pertinence des offres. Car, comme le dit Schumpeter, pour sortir par le haut de cette phase de destruction créatrice : " Ajoutez autant de diligences que vous voulez, vous n'obtiendrez jamais un chemin de fer ! ". Il faudra donc des modèles innovants.
Je me réjouis que les parties prenantes de l'offre de cinéma à la demande ont avancé sur plusieurs modèles non exclusifs : la location, la vente à l'acte, le forfait et il s'en fera sans doute d'autres. Les offres musicales qui ne connaissent pas de chronologie d'exploitation aussi fine me paraissent peut-être moins avancées sur ces terrains. Est-il in-envisageable de constituer des offres d'abonnement forfaitaires pour le client, mais proportionnelles pour les artistes, par lesquelles chacun aurait accès à toute la musique ? Ce modèle éprouvé notamment par Napster, Musicmatch, AOLMusic, Real/Rhapsody, Playlouder et Yahoo! Music et qui paraît promis au succès est-il impossible en France ?

C'est sur ces questions, parfois provocatrices, mais qui doivent d'abord nous inciter à la réflexion et à l'action, que je souhaite que les membres de l'observatoire se penchent. Des réponses sont nécessaires. Elles le sont pour le débat parlementaire, pour le débat public, pour le public, pour nos concitoyens internautes, pour les créateurs et l'accès à leurs oeuvres. Si les pouvoirs publics, sur la base de nos échanges, de notre travail, peuvent favoriser l'émergence de modèles économiques pertinents, alors croyez-moi, ils joueront tout leur rôle, de garants de la diversité culturelle.

Je vous remercie.

Source http://www.culture.gouv.fr, le 20 janvier 2006