Texte intégral
Q - Vendredi, Edouard Philippe et Jean-Yves Le Drian s'envoleront pour le Mali. Les pays du Sahel, on le sait, sont menacés par le terrorisme djihadiste, quel est le but de la visite de vendredi ? Je précise que c'est une visite qui va durer jusqu'à dimanche.
R - Il y a une très forte densité dans la relation entre la France et le Mali. On s'en souvient, il y a un siècle des Maliens mourraient sur le sol français pour libérer la France. Il y a d'ailleurs eu une cérémonie du souvenir très poignante le 6 novembre dernier à Reims avec le président Macron et le président Keïta.
Aujourd'hui, les Français sont présents à travers l'opération Barkhane pour aider et épauler nos frères du Sahel face à cette menace qui malheureusement n'est pas seulement une menace face au risque terroriste.
Il est important de montrer que nous sommes déterminer à vaincre ce mal, cela passe par l'aspect militaire, nous nous réjouissons de la montée en puissance de la force G5 Sahel, c'est-à-dire le fait que les Etats sahéliens prennent en main cette dimension essentielle, avec une nouvelle force, dont la France appuie l'équipement, et qui peut agir en articulation avec nos soldats - Barkhane. -
Par ailleurs, ce sera aussi l'occasion d'aller sur le terrain du développement et de l'économie, car la France a fait le choix de se réengager de façon massive dans son aide publique au développement. Dans la loi de finance pour 2019, nous avons mis un milliard d'euros supplémentaire, parce qu'il y a besoin de traiter à la racine les maux dont souffrent certains de ces pays : favoriser la formation et la scolarisation, pour les jeunes filles notamment.
Q - La lutte contre le terrorisme, cela passe aussi par le développement, peut-être même surtout ?
R - Bien sûr parce qu'hélas, c'est parce qu'il y a parfois des jeunes qui se font embrigader dans des bandes terroristes ; il convient aussi de faire en sorte qu'il y ait une chance pour chacun dans ces territoires qui font face à beaucoup de défis : défis climatiques, agricoles etc. Il est donc important d'intervenir aussi sur cette dimension et c'est un combat qui se poursuit chaque jour.
J'ai une pensée pour la communauté salésienne qui a été frappée au Burkina-Faso il y a quelques jours avec l'assassinat du Père Fernandez et de quatre douaniers burkinabè. C'est une véritable métastase et hélas, de nombreux Etats sont menacés.
Q - Je voudrais que l'on revienne sur le rôle de la France au Sahel. Il y a un mois, des mirages 2000 ont attaqué une colonne de rebelles tchadiens, certains se sont demandé ce que la France allait faire là. Sommes-nous bien au clair avec notre attitude là-bas ?
R - Nous sommes très au clair. C'est très simple vous savez, nous sommes intervenus parce qu'il y avait une demande de l'Etat tchadien qui était menacé par des bandes venues du sud de la Libye, qui est au combien instable. À partir de là, nos avions étaient légitimes à intervenir sur ce sol. Je crois qu'il est important d'être au rendez-vous car les Tchadiens l'étaient lorsqu'il s'est agi de lutter contre le terrorisme. Ce sont les forces armées tchadiennes qui, il y a encore quelques mois ou quelques années, étaient très présentes et ont versé le prix du sang au Mali il y a quelques semaines avec des casques bleus.
Q - On se trouve vraiment dans la lutte contre le terrorisme et pas dans le soutien du régime en place ?
R - Assurément. Il y a dans ces bandes des alliances qui peuvent exister avec certaines forces rebelles. Ce qui est très clair, c'est que nous sommes là pour intervenir à la demande d'un Etat, nous sommes donc dans un cadre qui respecte le droit international.
Q - Alors que dans l'est de la Syrie à Bagouz, on est en train de mener la dernière bataille contre Daech. J'aimerais que l'on parle des revenants, ces djihadistes français et leur famille retenus prisonniers sur place. Sait-on combien ils sont précisément?
R - C'est difficile de donner un chiffre parce que cela évolue chaque jour en raison des conséquences des combats. Ce qui est sûr, c'est qu'ils sont quelques centaines et cela concerne différentes nationalités européennes ou extra-européennes.
Q - Et en ce qui concerne la France ?
R - Il est difficile de faire ce décompte précis mais sachez que nous avons en tête la sécurité de la France. Nous examinons toutes les options et toutes les possibilités. Ce sont des débats qui se tiennent dans le huis clos du Conseil restreint de défense.
Q - Aujourd'hui, on sait que les Kurdes sont en difficulté, que les Etats-Unis vont se retirer. Le président Trump vous a appelé à vous occuper de ces djihadistes français. Êtes-vous en train d'organiser leur retour en France ?
R - Il peut y avoir une palette de solutions et pas une solution unique. Il y a un certain nombre de personnes qui ont commis des crimes et des atrocités, non seulement en Syrie mais en Irak auparavant, et dont l'Irak souhaite également qu'ils comparaissent sur leur sol. Il y en a qui seront probablement incriminés, dès lors qu'ils remettraient le pied sur le territoire national de façon organisée. Nous nous préparons à toutes les hypothèses, ces personnes devront rendre des comptes à la justice de façon générale, que ce soit en Irak pour certains d'entre eux, et pour d'autres le cas échéant en France. Nicole Belloubet l'a indiqué hier, ce sont des décisions au cas par cas. Ce qui est sûr, c'est que nous devons faire en sorte que ces personnes ne se dispersent pas dans la nature pour revenir en Europe, voire sur le sol français avec des visées dangereuses, sans que nous en soyons avisés.
Il est très important de préparer toutes les possibilités pour agir le moment venu. C'est vrai que nous avons été assez surpris par la décision américaine de se retirer tout à trac, nous considérons d'ailleurs que ce n'est pas de très bonne manière car nous avons été engagés ensemble au sein d'une coalition qui réunissait plusieurs dizaines de pays. Il est d'ailleurs paradoxal de voir d'un côté les Etats-Unis jeter l'anathème sur les menées iraniennes, et en même temps leur laisser le champ libre en se retirant de Syrie. La situation, comme souvent sur ces théâtres de conflits et d'opération est d'une complexité extrême.
Q - vous ne m'avez pas répondu sur le nombre de djihadistes français sur place, on en a vraiment aucune idée ?
R - Ce sont des décomptes qui évoluent chaque jour, ce qui compte, c'est que nous soyons prêts à envisager toutes les solutions qui permettent de maintenir la sécurité de nos concitoyens, au-delà du nombre à l'unité près.
Q - Il y a les djihadistes, il y a aussi leur compagne, et surtout, il y a les enfants. Que fait-on avec les enfants, ils ne sont responsables de rien.
R - Nous avons des vidéos qui mettent en scène des enfants, qui hélas ont aussi commis un certain nombre d'atrocités parce qu'ils sont embrigadés.
On a tous en tête des images assez glaçantes. En tous les cas pour les enfants, il faut regarder s'il y a la présence de parents sur le sol français, de parents au sens large, pour des prises en charge. Mais tout cela doit se faire aussi dans un cadre très précis, avec des protocoles très clairs parce qu'il y a aussi tout un travail psychologique pour ces enfants qui ont été confrontés à un certain nombre d'horreurs.
Q - Il ne faut pas faire vite pour rapatrier ces enfants ? C'est-à-dire que chaque jour sur place est dangereux pour eux ?
R - Il y en a un certain nombre qui sont parfois encore avec leurs mères dans des camps au nord de la Syrie. Il est sûr que ce sont des situations qui ne sont pas évidentes. Mais il faut prendre toutes les précautions d'usage avant de procéder au rapatriement et notamment s'assurer tout simplement de la possibilité d'un suivi et d'une prise en charge.
Q - Jean-Baptiste Lemoyne, j'aimerais maintenant que l'on parle des questions européennes. Nous sommes maintenant à seulement cinq semaines de la date d'entrée en vigueur du Brexit. Pensez-vous qu'il soit encore possible de trouver un accord pour aménager la sortie de la Grande Bretagne de l'Union européenne ?
R - Un accord, il en existe un. Michel Barnier et nos amis britanniques ont trouvé un accord...
Q - Mais ça ne passe pas.
R - Maintenant, on voit bien que les péripéties sont celles de la vie politique britannique parce qu'on voit bien que la Chambre des communes ne veut pas un certain nombre de choses mais on a du mal à voir ce qu'elle veut. Donc, nous, nous préparons à toutes les ��ventualités y compris à un Brexit dur, c'est-à-dire le fait qu'il y ait une sortie sans accord parce que le Parlement britannique n'aurait pas souscrit à l'accord pourtant négocié par son gouvernement.
Q - Qu'est-ce qui vous parait probable aujourd'hui ? Vous n'en savez rien ou on a une petite idée ? Vous restez confiant ?
R - Il est très compliqué de lire dans le marc de café de la politique britannique. Dans ces conditions-là, il faut encore une fois se préparer à tous les scénarii. C'est ce que nous faisons. Il n'y a pas un Conseil des ministres qui ne se déroule chaque semaine sans que nous prenions des ordonnances pour assurer la continuité d'un certain nombre de services, s'assurer que les trains pourront continuer à circuler sous le tunnel sous la Manche, s'assurer par exemple que les touristes britanniques qui viennent de façon massive en France ne soient pas entravés par des demandes de visa dans un premier temps. Donc, on est là pour faire en sorte que la vie puisse continuer après cette date fatidique et avant de négocier une relation future. Parce que nous voulons une relation dans l'avenir qui soit une relation de proximité. Même si les Britanniques ont fait le choix de quitter l'Union européenne, il n'en reste pas moins que, pour des raisons économique, pour des raisons de défense, nous devons continuer à travailler ensemble.
Q - Jean-Baptiste Lemoyne, finalement dans cette affaire de Brexit n'est-ce pas toute l'Europe qui est perdante ?
R - Vous m'enlevez les mots de la bouche. Cette affaire est perdante-perdante. Elle est perdante pour le Royaume-Uni qui, je le pense, va connaître des moments économiques un peu compliqués. On l'a vu d'ailleurs pour le marché immobilier à Londres qui commence à baisser et pour un certain nombre d'investissements qui ne se font pas au Royaume-Uni, qui sont réorientés ailleurs en Europe.
Et par ailleurs pour l'Union européenne, car l'Union européenne sans le Royaume-Uni est différente. Je crois que cela nous impose aussi une réflexion. Nous sommes à la veille d'échéances parlementaires européennes et nous devons faire en sorte que l'Europe sorte parfois du ronron bureaucratique pour avoir un impact sur les domaines essentiels auxquels nos concitoyens font attention.
Nous pensons par exemple au domaine des migrations. Enfin l'Europe a pris ses responsabilités en renforçant Frontex, en mettant des ressources humaines et financières supplémentaires, parce que ce sujet interpelle nos concitoyens.
Il est temps qu'en matière économique aussi, l'Europe ne soit plus naïve. On l'a vu avec le refus de la fusion entre Alstom et Siemens, que nous avons regretté parce qu'il est important de construire des géants européens, parce que pour peser dans le monde actuel face à des empires comme la Chine, comme les Etats-Unis, on a besoin d'une Europe qui soit plus que jamais unie et surtout efficace.
Q - Besoin d'une Europe, d'accord. Mais quand on regarde ce qui se passe en ce moment : entre le Brexit, entre la montée des eurosceptiques, des populistes, on a vu la récente brouille avec l'Italie - il paraît qu'on est réconciliés -, comment aujourd'hui croire encore à l'Europe ? Comment vous, vous croyez encore à l'Europe ?
R - Que se passerait-il si nous étions, chacun des pays européens, recroquevillés sur nous-mêmes à conduire l'ensemble de nos politiques individuellement ? Nous ne pèserions guère plus que des confettis dans le monde d'aujourd'hui.
Donc, en réalité, l'Europe est une nécessité pour peser sur le cours du monde et surtout faire en sorte que l'industrie européenne, que les citoyens européens aient une voix qui compte dans le monde. Faute de quoi, effectivement, les uns et les autres vont jouer sur nos divisions. D'ailleurs, les nationalistes de tous poils n'arrivent jamais à se mettre d'accord. Regardez : c'est parce que Viktor Orban a voulu mettre son mur en Hongrie que les Italiens se sont retrouvés avec, effectivement, des dizaines de milliers de migrants qui ne pouvaient pas être finalement pris en charge ou gérés d'une façon ou d'une autre. Et l'on voit bien que le nationalisme mène à des chocs entre Etats, mais en aucune façon à des réponses pérennes. Ce qui compte c'est cela : ce sont des réponses pérennes, que les sujets soient traités au fond. Et là, il n'y a rien d'autre que le travail en commun, ensemble.
Je fais une parenthèse : j'ai subi toutes les attaques pour avoir été à Marrakech pour un pacte relatif aux migrations. Que n'ai-je eu comme sornettes alors qu'il s'agissait juste de dire que nous devions travailler ensemble, les pays de destination, les pays de transit et les pays d'origine ! Et c'est ce que nous faisons pour obtenir une meilleure réadmission des clandestins, pour faire en sorte que l'on puisse endiguer ces phénomènes.
Q - Jean-Baptiste Lemoyne, au mois de décembre vous étiez à Marrakech mais vous avez aussi été à Oran, vous étiez le représentant du gouvernement français lors de la béatification des martyrs algériens. Que retenez-vous de cette journée ?
R - C'était un moment extrêmement fort à Notre Dame de Santa Cruz au-dessus d'Oran, où toutes les communautés étaient réunies autour des martyrs d'Algérie. On pense aux moines de Tibhirine mais pas que, l'évêque d'Oran en son temps également, Monseigneur Claverie, a été assassiné.
Cela a été un moment de communion très forte quelles que soient les croyances, les religions. Ce que l'on en retient, c'est que le terrorisme, lorsqu'il frappe, il frappe aveuglément, parce qu'il a frappé tant des religieux catholiques que des imams musulmans. Donc, face à cela, il y a juste une nécessité, c'est celle de se tenir droit ensemble. C'est, en tous les cas, un moment qui restera dans ma mémoire celle d'un des plus beaux moments dans ma vie ministérielle, celui d'une union sacrée. Encore une fois, il y a là une église d'Algérie qui est très résiliente, qui est aux côtés des plus faibles et qui a un rôle éminent à jouer et qui le joue.
Q - Merci beaucoup, Jean-Baptiste Lemoyne, d'avoir été notre grand invité ce matin. Je rappelle que vous êtes secrétaire d'Etat auprès du ministre des affaires étrangères. Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 février 2019