Texte intégral
YVES CALVI
Alba VENTURA, vous recevez ce matin le Premier ministre Edouard PHILIPPE.
ALBA VENTURA
Bonjour Edouard PHILIPPE.
EDOUARD PHILIPPE
Bonjour Alba VENTURA.
ALBA VENTURA
Est-ce qu'on peut dire que vous avez grandi politiquement dans les jupes de Jacques CHIRAC. J'entends par là qu'Alain JUPPE, votre mentor, était le fils préféré et Antoine RUFENACHT, l'ancien maire du Havre, Chiraquien parmi les Chiraquiens, auquel vous avez succédé. Est-ce qu'on peut dire ça ?
EDOUARD PHILIPPE
On peut dire que… Oui, on peut dire sans se tromper que, comme tous les Français de mon âge, Jacques CHIRAC a été une forme de… Un personnage qui était là et qui comptait. Qui était dans la vie politique, qui était dans la vie française. Certains l'admiraient et l'aimaient, c'était mon cas ; d'autres ne l'aimaient pas du tout mais enfin il était là.
ALBA VENTURA
Et je rappelle, voilà, vous êtes né en 1970.
EDOUARD PHILIPPE
Oui.
ALBA VENTURA
Donc en fait, vous l'avez connu enfant, adolescent.
EDOUARD PHILIPPE
Oui, oui. Enfin, connu comme tout le monde, pas connu personnellement quand j'étais enfant ni adolescent mais il était dans le paysage français et il comptait dans le paysage. C'est vrai que comme il comptait beaucoup comme Antoine RUFENACHT qui était mon prédécesseur au Havre et Alain JUPPE, et que moi j'ai eu le plaisir et l'honneur de rentrer en politique et d'apprendre la politique avec Antoine RUFENACHT et Alain JUPPE, il comptait peut-être encore un peu plus pour moi. Donc oui, et c'est ce qu'on ressent aujourd'hui. On ressent le départ de quelqu'un qui, quel que soit le rapport qu'on a eu avec lui - certains ont eu un rapport intime avec lui, d'autres un rapport bien plus distant - mais on ressent le départ de quelqu'un qui a compté, qui a pesé dans la vie. Une forme d'ombre tutélaire qui n'est plus là.
ALBA VENTURA
Mais hier, vous dites : « Je suis ému et un peu nostalgique. »
EDOUARD PHILIPPE
Oui, c'est vrai.
ALBA VENTURA
C'est quoi cette nostalgie ?
EDOUARD PHILIPPE
Emu parce que j'ai été très ému quand j'ai appris la nouvelle hier, et un peu nostalgique parce que c'est une partie d'une France qui passe et, sans être un coutumier de la nostalgie et en sachant que c'est la nature des choses, que les gens passent, que la France continue, oui j'éprouve une certaine forme de nostalgie.
ALBA VENTURA
Votre première rencontre avec Jacques CHIRAC, c'était quand ? Vous aviez quel âge ? C'était où ?
EDOUARD PHILIPPE
J'avais vingt-quatre ans, c'était à New York. Il venait d'être élu président de la République et moi j'étais jeune stagiaire à la représentation permanente de la France à New York.
ALBA VENTURA
C'était le stage de l'ENA, c'est ça ?
EDOUARD PHILIPPE
C'est ça. Et comme j'étais le stagiaire, j'étais la dernière roue du carrosse dans cette organisation.
ALBA VENTURA
Vous serviez les cafés, quoi. Pardon.
EDOUARD PHILIPPE
Oui, oui, parfois. Enfin, parfois un peu plus mais parfois c'était ça. Et puis, c'était comme ça et c'est comme ça qu'on apprend après tout. Et donc comme il avait… Son premier déplacement s'était passé en Allemagne, comme c'est la coutume, et puis ensuite il partait à Halifax. Il devait y avoir, je ne sais pas, un G7 ou un G8, je ne sais plus. Et en passant par Halifax au Canada, et donc en passant il avait décidé de venir à l'ONU à New York parce qu'il avait déjà annoncé la reprise des essais nucléaires, parce qu'il voulait… Puis on était dans la guerre de l'ex-Yougoslavie. Bon, bref il passait et on m'avait demandé de participer à l'organisation du déplacement et moi j'étais quand même un peu… D'abord j'étais stagiaire et il ne fallait pas que je me plante et puis, ensuite, c'était quand même le président de la République puis c'était Jacques CHIRAC. Et je l'ai croisé au début et à la fin de sa visite qui a duré quelques heures. Et au début, il a été très… Il avait cette capacité en vous serrant la main, en vous regardant et au moment où vous vous présentiez à vous faire sentir que vous étiez là. Il était là pour vous et vous étiez là pour lui.
ALBA VENTURA
Vous vous êtes senti important.
EDOUARD PHILIPPE
J'ai senti qu'il se passait quelque chose entre nous. Alors rien de plus que ça mais tout ça. Et puis à la fin, le déplacement s'était bien passé, il a eu ces quelques mots qui sont à la fois, pas grand-chose mais qui comptent beaucoup quand on est un jeune homme qui aime la vie politique, qui aime la vie publique et qui a le président de la République en face de soi, qui étaient des mots d'encouragement, qui étaient des mots très bienveillants et il faisait ça très bien.
ALBA VENTURA
Et ça vous a rendu fier ?
EDOUARD PHILIPPE
Oui, sans doute, oui. Sans doute, sans doute.
ALBA VENTURA
Vous retenez quoi de Jacques CHIRAC ? Plutôt le bon vivant, amateur de tête de veau, la marionnette des Guignols, je sais que ça vous a beaucoup marqué ? Ou l'homme cultivé, curieux, passionné d'Histoire ?
EDOUARD PHILIPPE
J'essaye de retenir tout et dans Jacques CHIRAC, il y a tout. Des côtés absolument remarquables : sympathique, truculent, chaleureux, visionnaire, exigeant, et puis des côtés plus compliqués, plus sombres parce que je crois vraiment ça. Jacques CHIRAC c'était un Français, un Français au plein sens du terme, avec ses aspirations, ses contradictions, ses ambitions, ses moments de, peut-être à certains égards, de génie, en tout cas de génie national. Et puis aussi des phases plus compliquées, des hésitations, parfois des renoncements.
ALBA VENTURA
Des contradictions.
EDOUARD PHILIPPE
Des contradictions et c'est normal.
ALBA VENTURA
On va en reparler. Je vous ai lu, vous avez dit : « J'ai une tendresse particulière pour Jacques CHIRAC mais ce qui est vrai, c'est qu'il est plus méchant et plus cultivé que l'image qu'il a voulu donner. »
EDOUARD PHILIPPE
Oui, mais je crois que tous les gens s'accordent à le dire…
ALBA VENTURA
C'est-à-dire un homme raffiné mais aussi sans pitié.
EDOUARD PHILIPPE
Il a traversé la vie politique française pendant longtemps et en d'occupant les postes, et en atteignant les postes les plus exigeants. Ça dit quelque chose à la fois de son ambition et de sa force et de son énergie que chacun constate et que tout le monde célèbre aujourd'hui. Ça dit aussi quelque chose de sa dureté d'une certaine façon, et de sa capacité à faire des choix, à écarter, à surmonter les difficultés et c'est aussi ça, Jacques CHIRAC. Un homme à la résilience incroyable qui agoni d'injures, cerné de toutes parts, traçait son chemin parfois vivement et parfois rudement. Et je trouve que, au fond, lui rendre hommage comme nous le faisons aujourd'hui à juste titre, c'est aussi décrire l'homme dans toute sa complexité, dans ses contradictions car il y en avait.
ALBA VENTURA
Mais voilà, comme vous le dites, avec ses bons et ses mauvais côtés. Nicolas SARKOZY l'avait qualifié de roi fainéant. Vous diriez que Jacques CHIRAC c'est l'homme des réformes avortées ? Parce que, pardon Monsieur le Premier ministre, la réforme de la Sécu il a calé…
EDOUARD PHILIPPE
Non, non, non.
ALBA VENTURA
La réforme des retraites qui non seulement a fait tomber Alain JUPPE vous a été quand même léguée aujourd'hui, on en parle aujourd'hui, c'est l'actualité d'aujourd'hui. C'est aussi l'homme des réformes avortées ?
EDOUARD PHILIPPE
Non. Enfin, je ne dirais pas que c'est l'homme des réformes avortées. D'abord un certain nombre de réformes ont eu lieu. Vous voyez par exemple, je trouve que c'est… Je suis très surpris que depuis hier, on parle très peu de la réforme du service national. Il a pris la décision de supprimer le service national, pas pour le supprimer…
ALBA VENTURA
Bien sûr, on en a parlé. Mais ça, c'était courageux sans doute.
EDOUARD PHILIPPE
Pourquoi ? Pas pour supprimer le service national en tant que tel : pour adapter l'armée de 1995 au siècle qui venait et aux usages dont il pensait qu'on aurait à faire de l'armée aujourd'hui.
ALBA VENTURA
Il y a eu les morts sur les routes aussi.
EDOUARD PHILIPPE
Et il a réussi ça. Non mais je voudrais le dire, parce que parfois on présente Jacques CHIRAC comme vous venez de le faire : l'homme des réformes avortées ou celui qui aurait renoncé face à la difficulté.
ALBA VENTURA
Mais parce que c'est aussi Jacques CHIRAC et aujourd'hui…
EDOUARD PHILIPPE
Sa réforme était visionnaire en la matière.
ALBA VENTURA
Aujourd'hui, pardon mais vous êtes plus au courant que nous, je pensais Jacques CHIRAC sur la réforme des retraites, c'est ce que vous êtes en train de traiter aujourd'hui. Permettez-moi d'insister. C'est une réforme qui n'a pas été faite.
EDOUARD PHILIPPE
Il est comme tous les responsables politiques. Il ne peut pas dire et il ne pouvait pas dire au terme de l'exercice de ses mandats qu'il avait tout fait.
ALBA VENTURA
Mais vous diriez qu'il a manqué de courage par moment ?
EDOUARD PHILIPPE
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ce n'est pas le seul, ça arrivera à d'autres et ça m'arrivera à moi. On ne peut pas tout faire. Il y a des choses qui sont des réussites, il y a des choses qui sont des réussites qu'on oublie et puis il y a des choses qui n'ont pas été faites. C'est vrai.
ALBA VENTURA
Jacques CHIRAC avait pour habitude de dire, pour justifier sa prudence en matière de fiscalité : « Dans chaque niche, il y a un chien qui aboie », les niches fiscales. Vous êtes bien payé pour le savoir d'ailleurs, je pense à l'exonération des aides à domicile pour les plus de soixante-dix ans.
EDOUARD PHILIPPE
La formule dit quelque chose de très juste.
ALBA VENTURA
Volontarisme et prudence, en fait c'était ça Jacques CHIRAC.
EDOUARD PHILIPPE
Volontarisme sans doute, sans aucun doute. Prudence parce que je crois qu'il savait, qu'il mesurait que notre vieille nation était à la fois parfois capable de s'unir dans le meilleur mais toujours traversée par des forces qui la divisent et qui l'emmène vers la chicaya, vers la division, vers la controverse. Alors je ne crois pas qu'il avait peur de la controverse, pas du tout, mais je pense qu'il savait, comme d'ailleurs le savent les présidents, que la France est un pays qui doit toujours revenir à la question de son unité.
ALBA VENTURA
Monsieur le Premier ministre, un hommage sera rendu lundi en l'église Saint-Sulpice, donc jour de deuil national. Est-ce que le président va prendre la parole ce jour-là, à ce moment-là ?
EDOUARD PHILIPPE
Ça, je ne sais pas s'il va prendre la parole. Je sais que la cérémonie aura lieu à Saint-Sulpice mais je ne sais pas qui prendra la parole.
ALBA VENTURA
Est-ce qu'il y aura un hommage national aux Invalides ?
EDOUARD PHILIPPE
Les modalités de la journée de lundi et de ce qui précédera sont en train d'être déterminées je crois en bonne intelligence entre la famille du président CHIRAC et la présidence de la République. On pourra communiquer, je pense, dans la journée sur un certain nombre de…
ALBA VENTURA
Sur des funérailles nationales par exemple ?
EDOUARD PHILIPPE
Sur la cérémonie d'hommage qui aura lieu lundi à Saint-Sulpice et sur, voilà, et sur la façon dont on accompagnera et les Français pourront accompagner cette cérémonie
ALBA VENTURA
Jacques CHIRAC, quand il était Premier ministre, quand il était à Matignon, il avait planté un pommier dans le jardin.
EDOUARD PHILIPPE
C'est moi qui ai planté un pommier.
ALBA VENTURA
C'est vous le premier ?
EDOUARD PHILIPPE
Oui.
ALBA VENTURA
En hommage aux pommes de Jacques CHIRAC.
EDOUARD PHILIPPE
Notamment. La tradition veut que les Premiers ministres plantent des arbres dans le parc de Matignon. Et chacun plante un arbre et chacun choisit l'endroit où il le plante, et moi j'ai choisi de planter un pommier pour deux raisons. D'abord parce que c'est un arbre normand et que j'aime la Normandie. Et aussi parce qu'au moment où je l'ai planté et on m'a posé la question de savoir pourquoi est-ce que je plantais ce pommier, j'ai indiqué qu'il fallait toujours manger des pommes, reprenant la formule célèbre de sa campagne de 95.
ALBA VENTURA
Il existe toujours ce pommier ?
EDOUARD PHILIPPE
Evidemment et il donne des pommes. Et, croyez-moi, la prochaine fois que j'en mangerai une, je penserai à Jacques CHIRAC.
ALBA VENTURA
J'ai deux petites questions. Vous êtes d'accord avec cette autre phrase de Jacques CHIRAC qui disait : « Les merdes, ça vole toujours en escadrille » ? C'est ce que vous vous dites tous les jours en entrant à Matignon ?
EDOUARD PHILIPPE
Il savait de quoi il parlait et l'observation est assez juste.
ALBA VENTURA
Une note plus gaie, Edouard PHILIPPE. J'ai entendu dire que vous appréciez la Corona, la bière. Est-ce que c'est le président Jacques CHIRAC qui vous avait initié ?
EDOUARD PHILIPPE
Non, il ne m'avait pas initié mais je le constate a posteriori que nous avons cette passion commune.
ALBA VENTURA
Merci beaucoup Monsieur le Premier ministre.
EDOUARD PHILIPPE
Merci beaucoup.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 27 septembre 2019