Texte intégral
Madame la première présidente de la Cour de cassation,
Monsieur le procureur général près la Cour de cassation,
Monsieur le président du Conseil constitutionnel,
Monsieur le vice-président du Conseil d'Etat,
Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l'homme,
Mesdames et Messieurs les chefs de cours et de parquet
Monsieur le secrétaire général du Conseil de l'Europe,
Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités,
C'est un honneur pour moi de répondre à votre invitation à partager vos travaux, ici, à la Cour de cassation, à l'occasion de cette première conférence des chefs des cours suprêmes des Etats membres du Conseil de l'Europe dont nous assurons la présidence.
Cette manifestation constitue une innovation riche de sens. Elle s'inscrit au coeur du projet que la France souhaite porter pour l'Europe.
Ce projet, c'est celui de la démocratie dont le droit et de la justice sont les plus solides piliers. L'Europe des 47 Etats a su faire de la démocratie tout à la fois son identité et son ambition. Née en Grèce à l'âge d'or de Périclès, la démocratie n'a finalement essaimé dans toute l'Europe que très récemment. Cet héritage encore fragile doit être préservé, voir protégé, tant les menaces perdurent et se renouvellent. Vous le savez particulièrement, Monsieur le secrétaire général du Conseil de l'Europe, vous qui vous êtes inquiété de récentes régressions au sein de certains Etats membres. A quelques jours de la fin de votre mandat, je tiens, comme l'a fait hier le président de la République, à saluer votre engagement, tout au long de ces dix dernières années, à la défense des droits et libertés fondamentales.
La justice, que vous incarnez, Mesdames et Messieurs les chefs de cours, est au coeur de ce combat.
Aux yeux des participants au congrès de La Haye en 1948, la raison d'être du Conseil de l'Europe, de la Convention européenne des droits de l'homme et de la Cour européenne des droits de l'homme, était d'éviter un retour des régimes totalitaires par la défense des libertés fondamentales, de la paix et de la démocratie. La règle de droit a donc été placée dès l'abord au coeur de la réconciliation européenne.
La place du juge dans cet édifice est cardinale, en tant que gardien des valeurs du projet européen comme de la séparation des pouvoirs (I). Mais la préservation de l'Etat de droit exige aussi d'accepter, entre Etats membres du Conseil de l'Europe, un regard extérieur sur nos institutions nationales : cette altérité constitue le vecteur et l'aiguillon nécessaires à leur amélioration (II).
Il est enfin nécessaire de travailler ensemble à approfondir la définition même de nos valeurs communes, pour mieux faire face aux défis nouveaux de ce siècle (III).
I Le juge comme gardien des valeurs du projet démocratique européen
Votre présence à cette conférence témoigne de votre conscience commune du rôle qui est le vôtre, celui de gardien des valeurs du projet démocratique européen.
Vos discussions hier ont porté sur le droit au recours effectif devant un juge indépendant et impartial, les rapports entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l'homme, la liberté d'expression confrontée à la protection de la vie privée et familiale.
Ce sont là trois aspects de la mission confiée aux juges européens : être accessibles, recueillir la pleine confiance du citoyen concernant leur indépendance et de leur impartialité, entretenir un dialogue fécond avec la Cour européenne des droits de l'homme, approfondir dans leurs décisions la définition et l'articulation des droits qu'il leur appartient de faire respecter.
Je souhaite revenir plus particulièrement sur la notion de dialogue entretenu par la Cour européenne des droits de l'homme et les cours suprêmes nationales. Ces échanges, toujours plus intenses, se traduisent par des influences mutuelles de jurisprudence et une construction commune du droit européen au sein de de la Cour européenne des droits de l'homme.
Un tel dialogue n'aurait été possible, s'agissant de la France, sans la ratification en 1981 du protocole n°11 instaurant un droit au recours individuel, étape cruciale après son adhésion à la Convention en 1974.
Je voudrais rendre hommage au rôle déterminant de Robert Badinter, alors garde des Sceaux, signataire de ce protocole n°11, à l'origine d'une révolution juridique pour notre pays. Je me réjouis de ce qu'une loi du 3 avril 2018 autorisant la ratification du protocole n° 16 ait permis une intensification de ce dialogue des juges en offrant aux cours suprêmes des États membres la possibilité d'adresser des demandes d'avis consultatifs à la Cour sur des questions de principe relevant de sa compétence. Marquant la dixième ratification, cette loi française a permis l'entrée en vigueur, le 1er août 2018, de ce protocole au sein de neuf autres Etats, l'Albanie, l'Arménie, l'Estonie, la Finlande, la Géorgie, la Lituanie, Saint-Marin, la Slovénie et l'Ukraine, avant je l'espère une ratification par l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe.
Je partage pleinement votre point de vue, Monsieur président de la Cour européenne des droits de l'homme, lorsque vous qualifiez cette possibilité de demande d'avis d'« étape fondamentale dans l'histoire de la Convention européenne des droits de l'homme ».
Elle contribue à la diffusion et à l'application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, à la prévention d'éventuelles censures et pourra mener à terme à réduire le nombre de requêtes devant la Cour. Je tiens à saluer l'inauguration récente de ce mécanisme par la Cour de cassation française, évoquée d'ailleurs par Madame la Première Présidente Chantal Arens lors de vos travaux hier. Ces avancées historiques sont le signe de ce que les hautes cours de justice, nationales ou européennes, ont su pleinement investir leur mission de garantes des droits énoncés par la Convention.
La mission de garantir l'Etat de droit ne saurait cependant relever de la seule responsabilité des juges. C'est le sens même de la mission du Conseil de l'Europe qui, via son Comité des ministres, son Assemblée parlementaire et ses différents organes, incite chaque Etat, par l'action commune de l'ensemble de ses institutions, à créer les conditions d'une protection effective des droits de l'homme
II La préservation de l'Etat de droit, une responsabilité partagée
La préservation de l'Etat de droit en Europe est une responsabilité partagée entre juges, législateurs et responsables politiques. Cette responsabilité suppose d'accepter le regard extérieur critique d'institutions européennes sur son droit, ses institutions, ses décisions et pratiques, et de dépasser les approches purement nationales. Il nous appartient bien sûr d'adapter notre droit aux exigences de la Cour européenne des droits de l'homme, de garantir l'application de la Convention au plan national et d'assurer une exécution rapide et complète des arrêts de la Cour. Mais les incitations à réformer émanent aussi des différents organes créés par le Conseil de l'Europe dans des domaines identifiés comme cruciaux pour la préservation de l'Etat de droit.
Ainsi, la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, créée en 1990, a-t-elle pour mission de conseiller et évaluer les Etats membres dans le domaine constitutionnel. Ses analyses rigoureuses jouent aujourd'hui un rôle fondamental en matière de préservation de l'Etat de droit, aujourd'hui tout particulièrement menacé par plusieurs réformes constitutionnelles, administratives et judiciaires au sein de plusieurs Etats membres du Conseil de l'Europe.
C'est le nombre important d'affaires relatives à la durée excessive des procédures judiciaires jugées par la Cour européenne des droits de l'homme qui a mené le Conseil de l'Europe a créer la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) en 2002. En comparant les systèmes judiciaires, cette Commission propose des pistes concrètes pour en améliorer la qualité. Ses rapports d'évaluation, reconnus pour leur densité et la finesse de leurs analyses, permettent d'identifier des lacunes et des besoins. Encourageant des réformes structurelles, ils constituent un indispensable aiguillon.
Je me réjouis que la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice constitue à cet égard une avancée significative. Prévoyant une augmentation de 24% du budget du ministère de la justice pour la période 2018-2022 et la transformation numérique du ministère, ce texte ambitieux vise à simplifier et renforcer l'efficacité de l'organisation judiciaire, de la procédure civile et pénale, ainsi que de la justice administrative. Les résultats concrets que nous en attendons pour chaque citoyen s'inscrivent dans la lignée des ambitions tracées par le Conseil de l'Europe en matière de qualité de la justice.
Le groupe d'États contre la corruption (GRECO), créé en 1999, dont nous avons célébré il y a peu les 20 ans, a été le premier organe international à examiner la lutte contre la corruption à l'aune de nos valeurs fondamentales, selon une méthodologie fondée sur le partage d'expérience et les évaluations mutuelles. La corruption, quelque en soit le degré, sape la démocratie dans ses fondements mêmes, en érodant la confiance des citoyens dans le pacte social.
Les dernières avancées législatives françaises en matière de lutte contre la corruption doivent beaucoup à l'impulsion du GRECO. Deux institutions ont vu le jour, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, par la loi organique du 11 octobre 2013, auprès de laquelle les élus nationaux doivent effectuer une déclaration de patrimoine et d'intérêt, et l'Agence française anti-corruption. Instituée par la loi du 9 décembre 2016, cette dernière exerce une mission de conseil auprès des institutions publiques et des entreprises privées et contrôle la conformité des mécanismes anticorruption mis en oeuvre. Enfin, un régime général de protection des « lanceurs d'alerte », a été établi par la même loi de 2016, afin d'encourager la révélation de faits de corruption par toutes les personnes témoins ou victimes, prenant acte du rôle crucial joué par le citoyen dans la lutte contre ces comportement délictueux.
S'il revient au juge ainsi qu'au politique d'agir pour améliorer l'Etat de droit en Europe, il nous faut aussi faire oeuvre constante de réflexion sur la définition même des valeurs qui sous-tendent nos démocratie dans un monde en bouleversement.
III Définir et défendre nos valeurs face aux défis du monde qui vient
La préservation de l'Etat de droit exige de nous lucidité et discernement face aux défis nouveaux qui se présentent à nous, ainsi que devant la persistance d'inégalités et discriminations qui n'ont pas leur place en démocratie. C'est à ce prix que l'Etat de droit pour lequel nous travaillons recueillera la pleine confiance des citoyens, qui en percevra alors les effets et la substance.
Je pense d'abord à la persistance du fléau des violences faites aux femmes, qui porte atteinte au droit à la vie, le plus fondamental que garantisse la Convention européenne des droits de l'homme.
La Convention d'Istanbul, conclue au sein du Conseil de l'Europe dans le but spécifique de lutter contre ce phénomène, voit son application effective évaluée au sein des Etats du Conseil de l'Europe par le Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) mis en place en 2015. Le gouvernement français a annoncé dans ce domaine des mesures fortes le 3 septembre dernier. Destinées à mieux protéger les victimes, sont prévues la généralisation des bracelets anti-rapprochement, la diffusion de bonnes pratiques pour favoriser le recours à l'ordonnance de protection et la possibilité de suspendre l'autorité parentale dès l'ouverture d'une enquête pour violence. Nous attendons beaucoup de ces dispositifs plus rapides et plus efficaces, alors que la Cour européenne des droits de l'homme a rappelé par un arrêt du 4 juillet dernier (Kurt c. Autriche) l'exigence pour chaque Etat de prévoir des mesures de prévention appropriées dès lors que le droit à la vie de ses citoyens est en jeu.
Le juge constitue un acteur essentiel dans la lutte très concrète contre ces violences, et il nous revient d'unir nos forces pour que nos démocraties garantissent aux femmes victimes protection et liberté.
S'il nous appartient d'innover pour mieux garantir les droits fondamentaux, il nous faut aussi nous adapter à l'ampleur des changements induits par les nouvelles technologies. L'internet, les réseaux sociaux, et bientôt l'intelligence artificielle, révolutionnent nos modes de communication, de travail et sans doute de pensée avec une rapidité inédite. De cet ordre nouveau qui se construit sous nos yeux, il importe de saisir les opportunités, notamment en matière de diffusion du droit et de la jurisprudence, ce que la France a initié dès 2016.
Mais les risques touchant au coeur même de la démocratie, et en particulier au processus électoral, existent. C'est dans cette perspective que la France a adopté le 22 décembre 2018, une loi « relative à la lutte contre la manipulation de l'information » imposant aux plateformes en ligne les plus importantes des obligations de transparence sur les contenus d'informations sponsorisés ainsi que sur l'identité des sponsors, pour les rémunérations significatives. Cette loi institue également une procédure judiciaire d'urgence, dite « référé anti-infox » pour lutter contre la diffusion d'informations ou d'allégations inexactes ou trompeuses, de nature à manifestement altérer la sincérité du scrutin, diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive sur internet. Déstabilisation électorale, multiplication des discours de haine en ligne infectant les racines mêmes de notre pacte social, ces outils nouveaux, aux possibilités immenses, nous imposent de repenser leur régulation, alors même que nous peinons encore à mesurer leur impact.
C'est pourquoi le Président de la République a insisté hier sur ces nouveaux défis auxquels le Conseil de l'Europe doit faire face et l'importance de faire avancer les travaux sur l'élaboration d'un « cadre juridique de l'intelligence artificielle ». C'est dans cette perspective que la France a souhaité inscrire cette thématique au coeur des discussions de la conférence des ministres de la Justice qui se tiendra sous l'égide du Conseil de l'Europe les 14 et 15 octobre prochains.
Je n'évoquerai pas, faute de temps le défi environnemental qui ouvre encore d'immenses perspectives. Le chemin qui s'ouvre devant nous, responsables politiques, juges, procureurs, est incertain. Il nécessitera d'associer le citoyen à ces réflexions, ce citoyen qui, pour s'exprimer, et user ainsi d'une liberté essentielle à la démocratie, recourt à des canaux de communication qui bouleversent nos fora traditionnels de dialogue, prétoires, assemblées ou médias. Il n'est pas d'Etat de droit vertueux, sans société civile ouverte.
C'est bien le citoyen qui donne à l'Etat de droit, à ses valeurs, son sens et sa cohérence. A nous, magistrats, responsables politiques, de savoir lui donner la place qu'il mérite.
Alors que vous avez manifesté une volonté active et concrète de dialogue en vous réunissant dans cette enceinte, je vous dis ma fierté de voir rassemblés les plus hauts représentants des justices européennes. Si beaucoup reste à construire, c'est un symbole puissant que vous donnez aujourd'hui, celui d'une unité forte autour de la défense des droits de l'homme et de la préservation de l'Etat de droit. Soyez en remerciés.
Source https://conseil-europe.delegfrance.org, le 22 octobre 2019