Interview de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, à France Inter le 26 mars 2020, sur l'état d'urgence sanitaire, le Conseil scientifique et l'épidémie de Covid-19 dans les prisons.

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Média : France Inter

Texte intégral

NICOLAS DEMORAND
L'invitée du "Grand entretien du 7/9" est aujourd'hui la garde des Sceaux, ministre de la Justice. Vous pourrez dialoguer avec elle dans une dizaine de minutes, amis auditeurs. N'hésitez pas à nous appeler au standard d'Inter 01 45 24 7000, ou passer par les réseaux sociaux et l'application mobile d'Inter. Bonjour Nicole BELLOUBET.

NICOLE BELLOUBET
Bonjour.

NICOLAS DEMORAND
Et merci d'être en ligne avec nous.

NICOLE BELLOUBET
Je vous en prie.

NICOLAS DEMORAND
La ligne est très bonne, pourvu que ça dure. La France est confinée depuis une dizaine de jours et risque de l'être encore de longues semaines. Les rues et les routes de France sont désertes, il n'y a pas âme qui vive. Il faut avoir une autorisation pour sortir de chez soi, on peut avoir une amende voire encourir de la prison si l'on ne respecte pas les quelques règles édictées par le gouvernement. Une élection a été interrompue entre ces deux tours, le second repoussé de plusieurs mois. Alors, pour commencer, question à la citoyenne Nicole BELLOUBET, avant d'interroger la Ministre. Quels sentiments vous inspirent cette France à l'arrêt, ou pour ne prendre que celle-ci, la liberté fondamentale d'aller et de venir a été suspendue ?

NICOLE BELLOUBET
Alors d'abord, c'est un sentiment de très forte solidarité que je ressens en tant que citoyenne, c'est-à-dire au fond la responsabilité que nous avons tous par notre attitude de ne pas enfreindre les exigences sanitaires qui ont été édictées. Ça c'est un point qui est majeur. Après, on ne peut pas vivre sans liberté, c'est certain. On ne peut pas vivre sans liberté, mais dans l'esprit même de la déclaration des droits de l'homme de 1789, la liberté n'a jamais été considérée comme absolue, et donc je pense que pour des raisons, on va dire d'ordre public, qui sont la sécurité, la salubrité et la santé, on peut toujours bien entendu atténuer ces libertés, les concilier entre elles, y mettre un certain nombre de limites. Je crois que c'est important. Et ces limites de solidarité, en termes de santé publique, sont essentielles.

NICOLAS DEMORAND
Nous vivons donc désormais en état d'urgence sanitaire. Que répondez-vous, Nicole BELLOUBET, à ceux qui s'inquiètent de voir cet état d'urgence durer et entrer dans le droit commun, comme ce fut le cas pour l'Etat d'urgence et la lutte contre le terrorisme ? Quels sont aujourd'hui les gardes fous ?

NICOLE BELLOUBET
Alors, il n'est pas du tout question que les dispositions que nous avons prises, entrent dans le droit commun. D'abord, parce qu'elles sont prises dans les textes mêmes qui ont été adoptés hier, pour une durée qui est limitée dans le temps. Et je ne vois pas pourquoi il faudrait ensuite prolonger ce type de mesure. Ce qui est important, c'est de réagir à une crise sanitaire, cette crise sanitaire elle aura forcément une limite dans le temps, et donc de ce fait-là, les déceler les mesures qui ont été prises, qui sont destinées à pallier les effets de cette crise sanitaire, cesseront rapidement après.

NICOLAS DEMORAND
On reste dans l'état d'urgence sanitaire jusqu'à quand, précisément ? Dans quelques semaines à la sortie du confinement ? A la découverte d'un vaccin ? A la disparition de la pandémie dans le monde ? C'est quoi la fin d'un état d'urgence sanitaire, Nicole BELLOUBET ?

NICOLE BELLOUBET
Comme vous le savez, l'état d'urgence sanitaire, évidemment, il est décrété par le gouvernement, et évidemment, avec ensuite les textes adoptés par le Parlement. Les avis scientifiques servent de base aux décisions que prendront ensuite le gouvernement et le Parlement. Donc il m'est très difficile aujourd'hui de vous dire à quel moment tout cela va s'arrêter. Il y a évidemment la période de confinement qui va fixer des dates qui sont importantes, et cet état d'urgence sanitaire prendra fin me semble-t-il quelque temps après. Les textes qui ont été adoptés hier par ordonnance, fixent déjà des dates, voyez-vous, parce qu'on dit par exemple que les délais, je parle en matière judiciaire, sont prolongés d'un certain temps, mais ce temps est fixé dans les ordonnances, on dit : c'est la fin de l'état d'urgence + un mois, et donc tout cela est cadré, et il me semble que c'est évidemment très important pour la réassurance que nous sommes bien dans un état de liberté, dans une démocratie.

NICOLAS DEMORAND
Est-ce que cet état d'urgence sanitaire, Nicole BELLOUBET, avec un gouvernement qui procède par ordonnances, 25 ordonnances hier au Conseil des ministres, c'est un record, est-ce là…

NICOLE BELLOUBET
Non non, pas du tout, il y a déjà eu…

NICOLAS DEMORAND
Ah, ça n'est pas un record.

NICOLE BELLOUBET
Non non, en 1958, il y a eu des Conseils des ministres, où beaucoup de… des ordonnances beaucoup plus nombreuses, je crois qu'au Conseil des ministres du 9 décembre 58, il y a eu 66 ordonnances qui ont été adoptées.

NICOLAS DEMORAND
Voilà, alors pan sur le bec. Est-ce là un moyen en tout cas, de se donner les pleins pouvoirs, mais sans passer par le fameux article 16 de la Constitution ? C'est l'avantage sans les inconvénients.

NICOLE BELLOUBET
Non non, écoutez, vraiment monsieur DEMORAND, je crois qu'on n'est pas du tout, mais alors pas du tout, dans l'idée de se donner, comme vous dites, les pleins pouvoirs. D'abord ces ordonnances sont encadrées par une loi qui a été adoptée par le Parlement. Ça c'est un premier cadre, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas sortir de l'habilitation qui a été donnée par le Parlement, et c'est heureux. Et ensuite, quand vous dites « pleins pouvoirs », je crois que le mot n'est absolument pas juste, parce que si je prends mon secteur, c'est-à-dire la justice, au contraire, une partie des dispositions qui ont été prises, le sont pour préserver les règles fondamentales de notre organisation judiciaire, c'est-à-dire l'accès à un avocat, l'accès à un procès équitable, etc. C'est au fond comment on préserve les règles de l'Etat de droit, dans une circonstance exceptionnelle. Donc je crois qu'on est vraiment loin de l'idée des pleins pouvoirs telle que vous l'entendez.

NICOLAS DEMORAND
L'Opinion, le quotidien L'Opinion, nous apprend que le Conseil constitutionnel ne peut plus être saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité par un citoyen, d'ici au 30 juin. Est-ce que cette information était exacte ?

NICOLE BELLOUBET
Ça ne fait pas partie des contentieux prioritaires, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne pourront pas être saisis. Mais ça ne fait pas partie des contentieux prioritaires, et d'ailleurs une loi organique a modifié les délais pour les questions prioritaires de constitutionnalité. Donc tout cela n'est pas exact, au contraire, nous avons travaillé sur une modification des délais, pour pouvoir faire en sorte que les institutions fondamentales de la République puissent continuer à fonctionner.

NICOLAS DEMORAND
Au fond, toutes mes questions pourraient se résumer à une seule, Nicole BELLOUBET, et puis on avance après dans cet entretien, qui contrôle aujourd'hui la décision publique ? C'est tout de même une sacrée question et un sacré sujet en démocratie.

NICOLE BELLOUBET
Oui, c'est une c'est une vraie question, mais aujourd'hui, au moment où nous parlons, les juges sont là. Les juges sont là, qu'il s'agisse du juge judiciaire, du juge administratif, les juges sont là. Ils vont d'abord juger les contentieux de l'urgence, mais ensuite évidemment ils seront amenés à juger les contentieux les plus courants. Donc les juges sont là, le Parlement est là, puisque je vous rappelle que chaque semaine nous avons… le gouvernement répond aux questions des parlementaires, donc les institutions démocratiques fonctionnent, c'est essentiel.

NICOLAS DEMORAND
Quelques questions sur les Comités scientifiques qui entourent aujourd'hui l'exécutif et l'aident à définir sa politique de lutte contre l'épidémie. Ces comités sont composés de scientifiques illustres, ils ont de fait un pouvoir immense sur la vie des citoyens de ce pays, puisque, eux, décident ou recommandent en tout cas l'entrée en confinement, le prolongement du confinement, et un certain nombre d'autres mesures. N'y a-t-il pas un brouillage aujourd'hui entre les savants et les politiques ? Et ce brouillage-là n'est-il pas inquiétant ? Qu'en pensez-vous Nicole BELLOUBET ?

NICOLE BELLOUBET
Alors, d'abord la relation entre le savant et le politique, est une relation qui est ancienne, et qui je crois est extrêmement importante, à condition que chacun reste dans ses compétences. Lorsque vous dites que les comités scientifiques sont composés de gens illustres, je crois surtout qu'ils sont composés de gens qui sont compétents, et c'est bien à ce titre-là que…

NICOLAS DEMORAND
Oui, l'un n'empêche pas l'autre.

NICOLE BELLOUBET
L'un n'empêche pas l'autre, exactement. C'est à ce titre-là qu'ils figurent dans les conseils scientifiques, mais je pense que chacun reste à sa place. Le Conseil scientifique, les Conseils scientifiques donnent des avis. Ils donnent des avis, ensuite le politique, qu'il s'agisse de l'exécutif ou du législatif, prend sa responsabilité. C'est le politique qui est responsable pour l'exécutif, devant le Parlement, pour les élus devant le peuple, et c'est cela qui est préservé. Et je crois que les choses ne sont absolument pas modifiées par les avis que peuvent rendre ces conseils scientifiques.

NICOLAS DEMORAND
Le nouveau Comité scientifique CARE, qui est présidé par Françoise BARRE-SINOUSSI, a dans ses attributions de réfléchir à « l'opportunité de la mise en place d'une stratégie numérique d'identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées », fin de citation. La surveillance via les téléphones portables, le tracking comme on dit, a été expérimenté par un certain nombre de pays face à cette crise du coronavirus, Singapour, Corée du Sud, pour lutter donc précisément contre l'épidémie. Est-ce qu'un tel dispositif va ou peut voir le jour en France d'ici quelques semaines, Nicole BELLOUBET ?

NICOLE BELLOUBET
Alors, va ou peu, je ne sais pas vous répondre, parce que je crois que pour qu'un, enfin, il y a deux conditions pour qu'un tel dispositif puisse voir le jour. Il y a tout d'abord des conditions techniques, autrement dit quelles sont les possibilités qui existent, et à quoi servent-elles. Et ensuite, il me semble qu'il y a des conditions que je qualifierais de juridiques. Au fond, est-ce que le dispositif mis en place, est suffisamment nécessaire et proportionné pour porter atteinte aux libertés fondamentales, autour de la liberté d'aller et de venir, autour également du respect des données personnelles, et c'est cet équilibre qu'il faut préserver. En tant que ministre la Justice évidemment je suis très attentive à cela. Ensuite, encore une fois, il me semble que la réflexion elle tourne autour de « nécessaire et proportionné ». Est-ce que c'est nécessaire pour lutter contre la diffusion de l'épidémie, et donc, est-ce que les outils dont on dispose sont suffisamment efficaces ? Et ensuite, est-ce que l'atteinte qui serait portée, est proportionnée à l'objectif que nous poursuivons ? Et donc moi, évidemment, s'il y a des données anonymisées, s'il y a un certain nombre de conditions, on peut y réfléchir. On ne peut pas donner un blanc-seing sur ce sujet.

NICOLAS DEMORAND
Mais vous dites : n'ayez pas peur.

NICOLE BELLOUBET
Par tempérament, j'ai plutôt envie de dire « n'ayez pas peur, mais restez vigilants ». En tout cas, c'est exactement mon attitude. Je suis d'une très grande vigilance sur tout ce qui touche aux données personnelles.

NICOLAS DEMORAND
Beaucoup de questions au standard de France-Inter sur le chapitre des prisons, Nicole BELLOUBET. Permettez-moi juste d'engager cet aspect de notre entretien d'une première question rapide : combien de détenus et combien de gardiens sont aujourd'hui infectés par le virus, en milieu carcéral ? Pouvez-vous nous donner les derniers chiffres ?

NICOLE BELLOUBET
Oui. Alors, nous avons, au moment où je vous parle, nous aurions 10 détenus qui ont été testés positifs au Covid-19, et 450 environ qui sont symptomatiques, c'est-à-dire qui ont des signes, mais qui ne sont pas testés positifs.

NICOLAS DEMORAND
Redoutez-vous une forte augmentation de ces chiffres dans un milieu où de fait règne la promiscuité, ou de fait aussi il est difficile de respecter les règles, et gestes barrières qu'on nous demande, à nous de faire ?

NICOLE BELLOUBET
Oui. Alors d'abord, je veux vous dire que la question de la détention aujourd'hui c'est évidemment l'une de mes principales préoccupations. Je le dis vraiment profondément, je pèse mes mots. C'est la raison pour laquelle nous avons pris deux types de mesures. Les premières qui sont déjà à l'oeuvre, qui sont des mesures que je qualifierais de protection sanitaire, d'une part, en faisant en sorte que les parloirs soient suspendus, puisque les familles ne peuvent plus accéder, en raison de l'obligation de confinement, mais qu'il y ait des mesures de compensation : forfait téléphonique gratuit, télévision gratuite, les promenades maintenues, mais aménagée en petits groupes, etc. Je ne vais pas détailler l'ensemble de ces mesures. Et puis également des masques, qui aujourd'hui arrivent pour les surveillants pénitentiaires. Donc nous avons d'une part 116 000 masques qui sont dans les établissements, enfin dans les Directions interrégionales, et puis la possibilité d'avoir accès à 100 000 autres masques, que nous donnons, dans des situations précises. Donc à la fois des mesures sanitaires, qui ont été prises, et qui demeurent, qui supposent une grande vigilance. Une possibilité de confinement lorsque nous avons des malades symptomatiques, pardon, pas des malade…

NICOLAS DEMORAND
Est-ce que vous avez les moyens de les confiner ?

NICOLE BELLOUBET
Excusez-moi, j'enlève le mot « malade », lorsque nous avons des personnes qui ont des symptômes, oui nous les confinons, dans des ailes qui sont aménagées à cet effet. Et par ailleurs, deuxième volet des mesures que nous prenons, ce sont des mesures qui nous permettent de mettre fin à l'incarcération d'un certain nombre de détenus, donc pour soulager la tension pénitentiaire, lorsque cela est possible.

NICOLAS DEMORAND
Quel est le critère justement ? Vous dites : libérés de manière anticipée.

NICOLE BELLOUBET
Alors, ce n'est pas le critère…

NICOLAS DEMORAND
Les critères.

NICOLE BELLOUBET
Les critères, voilà. D'abord, nous examinons individuellement, au cas par cas, les situations des personnes qui sont à deux mois de la fin de leur détention, pour lever leurs écrous et faire en sorte qu'ils soient confinés chez eux ou chez elles. Donc ça suppose, autre critère, que ces personnes aient un logement, ce qui est évidemment important, il ne s'agit pas de remettre des gens à la rue. Ensuite ce sont des personnes qui ne doivent pas être des personnes condamnées, soit pour des faits de terrorisme, soit pour des faits criminels graves, soit pour des faits de violences intrafamiliales. Donc voilà en quelque sorte des critères que nous mettons à l'oeuvre.

NICOLAS DEMORAND
On va ouvrir, Nicole BELLOUBET, le débat avec les auditeurs de France Inter. Je vous le disais, ils sont nombreux, et ont des questions sur ce chapitre de la prison.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 27 mars 2020