Déclaration de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, à l'Assemblée nationale le 3 décembre 2020.

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Circonstance : Discussion à l'Assemblée nationale d'une proposition de loi constitutionnelle adoptée par le Sénat

Texte intégral

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, visant à garantir la prééminence des lois de la République (nos 3439, 3600).
Présentation

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

M. Fabien Di Filippo. C'est l'aile gauche de la majorité !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Avant toute chose, je souhaite joindre la voix du Gouvernement aux hommages rendus ce matin au président Valéry Giscard d'Estaing, qui s'est éteint hier après une vie consacrée au service de la France et des Français. Je veux saluer ici, dans cet hémicycle où il a tant de fois siégé, la mémoire d'un homme libre qui a fait entrer la France dans la modernité. Nombreuses ont été les réformes qu'il a initiées ou soutenues, en particulier dans le domaine du droit et de la justice : l'abaissement de l'âge de la majorité, le divorce par consentement mutuel, ou encore la dépénalisation de l'avortement. Avec sa disparition, la France perd l'un de ses grands serviteurs. (Mesdames et messieurs les députés se lèvent. – Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, LR, Dem, SOC, Agir ens, LT, UDI-I et parmi les députés non inscrits.)

Nous examinons aujourd'hui une proposition de loi constitutionnelle résultant de l'initiative des sénateurs Philippe Bas, Bruno Retailleau et Hervé Marseille, et adoptée par le Sénat le 19 octobre dernier dans un contexte tout particulier : celui de l'effroyable attentat islamiste commis contre le professeur Samuel Paty. Malheureusement, à ce drame horrible a encore succédé le terrible attentat commis à la basilique Notre-Dame de l'Assomption à Nice, qui a coûté la vie à trois catholiques, dont je veux également saluer la mémoire. Pour eux comme pour toutes les victimes du terrorisme islamique, nous devons être intraitables face à l'abomination : intraitables sur la réponse pénale à apporter – je n'en dirai pas plus, car les enquêtes sont en cours, mais les commanditaires, les auteurs et les complices de ces crimes doivent être punis, et ils le seront (M. Jean-Luc Mélenchon applaudit) –, mais aussi intraitables sur la défense de nos valeurs, car chaque fois, ce sont nos libertés qui sont visées – liberté d'expression, de croire ou de ne pas croire, ou encore d'aller et de venir. À chaque fois, ce sont les fondements de notre République que les islamistes veulent saper.

La proposition de loi en débat vise, selon son titre, à "garantir la prééminence des lois de la République", dans une France fracturée devant répondre et faire face au communautarisme. Comme je l'ai demandé à vos collègues sénateurs, qui peut s'opposer à la prééminence des lois de la République ? J'irai plus loin : nous ne devrions même pas avoir à en débattre. Pour tous les républicains, la question ne se pose pas : c'est un postulat, une condition non négociable d'appartenance à la communauté nationale. ("Eh oui !" sur les bancs du groupe LR.)

M. Frédéric Reiss. Mais ce débat marquera les esprits !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Le constat, nous le partageons tous : les dérives communautaires existent dans notre pays. Elles menacent le respect de la loi républicaine et la vie en société, ainsi que notre capacité à vivre ensemble, côte à côte, quand certains préféreraient nous voir face à face. L'objectif, nous le partageons également : il faut agir pour préserver notre pacte républicain face à la menace islamiste. Mais encore faut-il agir efficacement.

Or, s'agissant précisément de l'action à mener, et ainsi que le Premier ministre l'a déjà indiqué dans cet hémicycle le 20 octobre dernier, le Gouvernement ne peut pas considérer que la présente proposition de loi constitutionnelle atteindra l'objectif fixé. Il partage en cela l'avis de la commission des lois : on ne doit modifier la Constitution que d'une main tremblante. Je suis au regret de vous dire que cette proposition de loi ne repose pas sur des fondements suffisamment solides pour satisfaire à cette exigence. (Murmures sur les bancs du groupe LR.)

M. Bruno Questel. Bravo ! Il a raison !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Entrons, si vous le voulez bien, dans le détail du texte. Son article 1er entend modifier l'article 1er de la Constitution, pour interdire à toute personne de s'exonérer de la règle commune au nom de son origine ou de sa religion. Son article 2 prévoit de modifier l'article 4 de la Constitution pour imposer aux partis politiques de respecter le principe de la laïcité.

Qui analyse précisément et concrètement ce texte ne peut d'abord qu'être frappé par son imprécision. L'objet serait d'interdire à toute personne de s'exonérer, au nom de sa religion ou de son origine, "du respect de la règle commune". Mais cette règle commune, quelle est-elle ? Cette formule a été extraite, de façon maladroite, d'une décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2004 qui jugeait d'une question de police des cultes. Toutefois, elle n'avait pas, pour le Conseil, la portée très générale que la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui entend lui prêter. Sans les explications des auteurs du texte, nous serions bien en peine de comprendre que la "règle commune" qu'ils mentionnent concerne tout aussi bien la loi et le règlement que les règlements intérieurs des entreprises ou des associations.

M. Jean-Luc Mélenchon. Eh oui !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Cette notion est donc sujette à interprétation, alors que la loi doit être claire et se suffire à elle-même.

M. Jean-Luc Mélenchon. Exactement !

M. Pierre Dharréville. Il a raison !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je le répète : nous parlons de réviser la Constitution. Les contours de l'État de droit ne peuvent pas être approximatifs.

Par ailleurs, l'exonération à la règle commune pour des motifs religieux resterait possible dans le cadre de dispositions dérogatoires qui existent déjà dans notre droit. Quel est donc l'apport de la proposition de loi ? Il s'agit uniquement de réaffirmer l'unité du peuple français. Ce texte est donc redondant et inutile, car ce principe est déjà consacré par la Constitution, comme le Conseil constitutionnel le rappelle fermement depuis plus de trente ans. Relisez, si vous me permettez cet impératif, l'article 1er de notre loi fondamentale : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique…

M. Jean-Luc Mélenchon. Et sociale !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. …et sociale."

Cette proposition est également approximative dans ses objectifs, au risque de porter une atteinte disproportionnée à la liberté de conscience. Elle remettrait en cause un cadre constitutionnel posé voilà 231 ans par une formule claire, ancrée dans notre bloc de constitutionnalité : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi." Il s'agit bien de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

M. Jean-Luc Mélenchon. Eh oui !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Or cet article ne se contente pas d'établir la liberté de croyance et de pratique religieuses, il en fixe aussi la limite : l'ordre public établi par la loi.

Mme Cécile Untermaier. Exactement !

M. Jean-Luc Mélenchon. Voilà !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Il s'agit là d'une règle claire et équilibrée, que je ne crois pas utile de modifier.

Si l'objectif de la présente proposition de loi est le renforcement de la laïcité et de la lutte contre les dérives séparatistes, ce texte ne permettra pas de l'atteindre.

M. Pierre Dharréville. Je ne suis pas sûr que le vôtre y parvienne davantage.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. L'enjeu n'est pas de réaffirmer dans la Constitution la laïcité ou d'autres principes constitutionnels déjà parfaitement établis : il est d'en assurer le respect scrupuleux – ce qui est évidemment un peu plus difficile. Notre loi fondamentale permet déjà de trouver le bon équilibre entre la liberté de culte et l'autorité de l'État. Elle proclame déjà la laïcité de notre République et l'unité du peuple français. Elle interdit déjà, par le biais du principe d'égalité, de reconnaître des droits à des groupes pour un motif tiré de l'origine ou de la religion. Enfin, le respect de l'ordre public peut toujours justifier de faire obstacle à la liberté religieuse – je pense en particulier à la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public.

M. Éric Ciotti. Adoptée sous le président Sarkozy !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Ce dont notre pays a besoin pour atteindre l'objectif que nous partageons tous, c'est d'un affermissement de l'application du principe de laïcité, mais également de sa modernisation et de son adaptation aux évolutions de notre société. Tel est précisément l'objet du futur projet de loi visant à renforcer la laïcité et à conforter les principes républicains que le Gouvernement présentera très prochainement. Ce texte aura pour objet de lutter contre les dérives séparatistes. Il comportera notamment, s'agissant de la justice, un nouveau dispositif de lutte contre la haine en ligne, avec la création d'un délit particulier de mise en danger d'autrui sur internet. Ce texte, qui nous dotera d'outils concrets, permettra, je le crois, de garantir la prééminence des lois de la République, sans avoir à toucher à la Constitution.

Face aux dangers qui nous menacent, l'heure n'est pas à l'incantation, mais à l'action.

M. Éric Ciotti. Justement !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Vous l'aurez compris : je considère que ce n'est pas le chemin qu'emprunte la proposition de loi aujourd'hui en débat. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, Dem, SOC, GDR et FI.)


source http://www.assemblee-nationale.fr, le 14 décembre 2020