Texte intégral
NICOLAS DEMORAND
Et avec Léa SALAME nous recevons ce matin dans « Le grand entretien du 7/9 » la ministre de la Culture. Questions et réactions au standard, où vous êtes déjà très nombreux, 01 45 24 7000, vous savez que vous pouvez passer également par les réseaux sociaux et l'application mobile de France Inter. Roselyne BACHELOT, bonjour.
ROSELYNE BACHELOT
Bonjour.
NICOLAS DEMORAND
Et merci d'être à notre micro, alors que les musées, les théâtres, les salles de spectacle, les cinémas, bref, les institutions culturelles sont toujours fermées, le monde de la culture espérait pouvoir redémarrer avant-hier le 15 décembre, à la fin du deuxième confinement, mais le gouvernement a décidé que c'était trop risqué, considérant le profil des courbes épidémiques. Lors du premier confinement les artistes ont été là, présents, inventifs, au contact du public, à travers les écrans, les réseaux sociaux, aujourd'hui ils sont en colère et on va y venir. Comment qualifiez-vous, Roselyne BACHELOT, pour commencer, le moment dans lequel se trouve le monde de la culture, c'est une parenthèse difficile ou une catastrophe imminente ?
ROSELYNE BACHELOT
C'est une situation tragique. Nous avions espéré, les artistes, mais moi aussi, le gouvernement aussi, avaient espéré que cette échéance du 15 pourrait être tenue, nous avons bâti un plan, qui était une ouverture progressive d'un certain nombre de lieux, et nous avions dit que si nous atteignions ce palier de 5000 contaminations par jour, on n'était pas braqués sur un chiffre de 5000, si c'était 6000 ou 7000, mais là les chiffres avaient dérapé pour atteindre un chiffre… enfin, pour ne pas baisser au-delà de 12.000, en deçà de 12.000, nous sommes restés à un palier de 15.000. Ça a été un crève-coeur épouvantable que de prendre cette décision, je comprends tout à fait le monde de la culture, d'ailleurs je vis avec les artistes, avec les gestionnaires, avec les producteurs, depuis jeudi dernier je suis avec eux pour bâtir des choses, pour bâtir les réponses, je veux que les artistes sachent qu'on est entièrement à leurs côtés, qu'on les comprend, que cette souffrance on la partage.
LEA SALAME
Alors, justement vous parlez de crève-coeur, vous l'avez dit, c'est un crève-coeur pour moi, le Premier ministre, Jean CASTEX, dit que vous vous battez comme une lionne pour les artistes, et pourtant, et pourtant ils se succèdent depuis une semaine, dans les radios, les télévisions, sur les réseaux sociaux et dans la rue, pour dire leur incompréhension, pour dire qu'ils se sentent oubliés, qu'ils se sentent méprisés, qu'ils ne comprennent pas cette décision, ils l'ont compris sur le premier confinement, ils ne la comprennent pas sur le deuxième, ils donnent d'arguments, on va vous donner les arguments, ils ne la comprennent pas. Est-ce que vous trouvez les mots ce matin, Roselyne BACHELOT, pour lever cette incompréhension, pour qu'ils comprennent cette décision ?
ROSELYNE BACHELOT
C'est difficile de trouver les mots devant tant de souffrance, je sais bien que j'arrive et que je leur dis « écoutez, on bâtit des protocoles pour vous permettre d'enjamber cette période terrible, qu'on a mobilisé des crédits », mais ils me répondent « ce n'est l'argent qui compte. » Je réponds quand même que l'argent compte parce qu'elle permet de maintenir des gens à flots, elle permet de pérenniser les structures qui vont rouvrir, quand on va sortir de cette crise, le plus vite possible, mais je sais bien que ma parole n'a pas assez de force vis-à-vis de la souffrance. Moi je veux expliquer que, devant cette crise qui n'en finit pas, cette crise sanitaire, nous sommes obligés de prendre un certain nombre de décisions, on ne comprendrait pas d'ailleurs que nous les prenions pas ces décisions, ces décisions sanitaires, on était donc sur fil de décision, la réouverture des commerces, puis la réouverture des lieux de culture, ainsi que la réouverture des lieux de culte, et puis ce palier surgit, et même cette reflambée des cas, et là…
LEA SALAME
Et là les commerces ouvrent, les églises ouvrent, mais pas les lieux culturels.
ROSELYNE BACHELOT
Alors, les commerces étaient ouverts, nous leur avons imposé un couvre-feu extrêmement strict, nous avons durci les règles d'ouverture des commerces, puisque, évidemment il y a un couvre-feu à 20h00 qui a été pris en même temps que cette décision, ce qui implique quasiment qu'il n'y a plus de clients à partir de 19h00 dans les commerces, dans les galeries marchandes, avec un durcissement des règles de jauge…
NICOLAS DEMORAND
Mais l'incompréhension…
ROSELYNE BACHELOT
Attendez, j'essaie d'aller jusqu'au bout, Nicolas DEMORAND, parce que sinon, on me demande d'expliquer, je n'y arrive pas.
NICOLAS DEMORAND
Allez-y alors, allez-y.
ROSELYNE BACHELOT
Pardon ; un durcissement très fort sur les commerces, nous avons retardé la réouverture des lieux de culture, quant aux lieux de culte ce n'est pas nous qui avons décidé de rouvrir, au niveau sanitaire c'eut été utile qu'ils gardent les mêmes normes, mais vous savez que…
LEA SALAME
C'est le Conseil d'Etat.
ROSELYNE BACHELOT
Le Conseil d'Etat a jugé, non pas sur des considérations sanitaires, mais sur le fait que la liberté de culte est un droit constitutionnel, et a empêché les mesures sanitaires.
NICOLAS DEMORAND
Pierre NINEY, l'acteur, la formule très bien cette incompréhension, je le cite, « c'est dur de se dire que tous les commerces, avions, trains, grandes surfaces de France, peuvent accueillir du public, mais pas les cinémas et les théâtres, qui ont fait tant d'efforts pour être des lieux irréprochables sanitairement. » Michel BOUJENAH, « il y a un manque de pédagogie, un manque de clarté, il faut qu'on comprenne pourquoi les grands magasins sont remplis et bondés de monde, et les salles de spectacle fermées ». Pourquoi Roselyne BACHELOT ?
ROSELYNE BACHELOT
Je viens de vous l'expliquer là, à l'instant !
NICOLAS DEMORAND
Oui, mais le message ne passe pas, le message ne passe pas, vous le savez.
ROSELYNE BACHELOT
D'abord je veux redire qu'il ne s'agit pas des lieux de culture en eux-mêmes, c'est vrai…
NICOLAS DEMORAND
Ils font la comparaison…
ROSELYNE BACHELOT
Oui, mais bien sûr.
NICOLAS DEMORAND
Ils voient des lieux ouverts avec du monde et des lieux fermés où il n'y a pas personne, alors qu'il y a des règles possibles.
ROSELYNE BACHELOT
Alors, ce qu'il y a c'est que, effectivement, dans une période extrêmement difficile il faut éviter les mouvements de population, c'est la raison pour laquelle on met un couvre-feu, on ne réouvre pas tout de suite les lieux de culture, mais il ne s'agit pas de culpabiliser les gens de la culture, les artistes, et les gestionnaires des lieux, ils ont observé ces règles…
LEA SALAME
Sanitaires.
ROSELYNE BACHELOT
Pardon, sur les protocoles sanitaires, les gels hydro-alcooliques, la distanciation, les mouvements avec les ouvreuses qui font circuler les gens de la meilleure façon, nous n'accusons pas le monde de la culture, nous expliquons simplement que les lieux de culture c'est 40.000 personnes dans les rues de Paris, par exemple, quand les lieux de culture fonctionnent, c'est 40.000 personnes dans les rues de Paris, donc ce n'est pas la question d'accuser le monde de la culture…
LEA SALAME
C'est le brassage…
ROSELYNE BACHELOT
C'est de juguler le plus possible…
LEA SALAME
Vous dites le problème ce n'est pas quand on est assis dans le cinéma…
ROSELYNE BACHELOT
Mais absolument pas.
LEA SALAME
C'est le brassage de population.
ROSELYNE BACHELOT
Voilà.
LEA SALAME
Mais vous comprenez que, à ce moment-là, le brassage de population, pourquoi est-ce qu'il est autorisé dans les grands magasins qui sont bondés ?
ROSELYNE BACHELOT
Voilà, justement, c'est ce que nous avons voulu faire, c'est le réduire au maximum dans les lieux commerciaux. En tout cas, je veux dire que cette mesure elle n'est pas une mesure isolée prise en France par quelques technocrates qui seraient dans leur bureau, cette exigence elle est partagée par la presque totalité des pays européens…
LEA SALAME
Pas tous.
ROSELYNE BACHELOT
Pas tous, bien sûr, mais les pays…
LEA SALAME
Est-ce qu'il y a des moyens d'avoir une alternative ?
ROSELYNE BACHELOT
Les pays les plus touchés, parce que nous sommes un des pays les plus touchés, on est en septième position, alors il y a des pays qui sont moins touchés qui peuvent prendre des positions différentes, mais les pays touchés ferment les lieux de culture.
LEA SALAME
Mais par exemple la Belgique, qui est peut-être le pays le plus touché, en Belgique, en Irlande, les musées sont restés ouverts, en Espagne la règle varie selon les régions, et certains vous demandent de faire varier les choses. Au Portugal, même chose, il y a plusieurs zones, avec des jauges et des horaires différents. On ne peut pas faire du sur-mesure en France ?
ROSELYNE BACHELOT
Alors, du sur-mesure, on y travaille à faire du sur-mesure.
LEA SALAME
Ah ! Peut-être que ça va évoluer donc.
ROSELYNE BACHELOT
Mais bien sûr, mais on est là…vous savez on est là, on étudie les solutions, on regarde, on a réouvert par exemple les conservatoires et les écoles artistiques avant-hier pour les enfants, pour qu'ils puissent avoir des activités pendant les fêtes, bien sûr on regarde ça de façon très fine. Moi je dis attention, sur les mesures géographiques, un secteur qui semble protégé aujourd'hui peut devenir un secteur à risque très vite. Ce qu'il faut éviter dans la gestion des crises sanitaires c'est ce qu'on appelle le « stop and go » en bon français, c'est-à-dire qu'on a une mesure ciblée et puis on se rend compte qu'il y a un dérapage, qu'il y a une augmentation massive des cas, ce que nous prédisent un certain nombre de spécialistes sur cette certaines régions qui semblent protégées…
LEA SALAME
Par exemple la Bretagne, pourquoi on ne rouvre pas les théâtres et les cinémas en Bretagne, où il y a très peu de cas ?
ROSELYNE BACHELOT
Parce qu'il y a un certain nombre d'épidémiologistes qui nous disent que la Bretagne pourrait être un secteur à risque dans le mois de janvier. Imaginez que l'on réouvre des lieux de culture en Bretagne, pour les refermer dans 15 jours, c'est ça qui est le plus terrible pour les artistes.
NICOLAS DEMORAND
Le théâtre d'Albi va symboliquement rouvrir ses portes pendant 2 heures aujourd'hui, pour accueillir du public, « ce n'est pas de la désobéissance mais de la résistance » dit Martine LEGRAND qui dirige cette scène nationale. Comment réagissez-vous à ce geste, Madame la ministre de la Culture ?
ROSELYNE BACHELOT
Je veux dire d'abord que je comprends ce geste. J'en appelle à la prudence, il ne faudrait pas mettre en difficulté, à la fois le personnel de l'institution, qui se trouve dans un conflit de loyauté entre les responsables de l'institution et des règles qui s'imposent à eux, les mettant en situation de conflit de loyauté et en risque juridique, car si demain il y avait un cluster, enfin, une zone de contaminations dans cette affaire, les employés seraient en danger. Donc, en comprenant ce geste, je dis attention à ne pas mettre, et le public, et le personnel en difficulté.
LEA SALAME
Est-ce que vous comprenez le geste également des professionnels du cinéma et du théâtre qui ont saisi le Conseil d'Etat, hier et aujourd'hui, en référé liberté pour demander la réouverture des salles, qu'est-ce que vous pensez de cette initiative ?
ROSELYNE BACHELOT
Ils utilisent les voies de droit qui leur sont ouvertes, je n'ai pas à commenter le fait qu'un groupe se saisisse des moyens juridiques qui sont à sa disposition. Le référé liberté, c'était déjà ce qui avait été utilisé par le clergé pour obtenir l'élargissement des jauges, c'est un peu différent parce que là il y avait l'appel à un droit constitutionnel qui est la liberté de culte, qui a surmonté, donc la notion de liberté de culte a surmonté les exigences sanitaires, je vais regarder avec attention ce qui se passer dans ce référé liberté. L'avantage du référé liberté, contrairement au référé suspension, c'est que la décision est attendue en 48 heures, alors que sur le référé suspension elle peut prendre jusqu'à un mois, je pense que les différents partenaires du monde culturel ont choisi cette voie à cause de ça, à cause de sa rapidité. Moi, ce que je dis simplement, c'est que, effectivement, si cette procédure prospère, moi je n'ai pas à porter un jugement, en ministre, sur le Conseil d'Etat…
LEA SALAME
Si le Conseil d'Etat vous demandez de réouvrir les salles ?
ROSELYNE BACHELOT
Mais, elles seront soumises au couvre-feu, de toute façon, c'est-à-dire que, le couvre-feu à 20h00, il y aura un tombé de rideau ou une fermeture des salles de cinéma à 19h00, et ce ne sera peut-être pas une très bonne affaire pour les lieux de culture, parce qu'on sait très bien que sur le cinéma, par exemple, 60 % du chiffre d'affaires est fait sur les deux séances du soir, et que là, de toute façon, elles ne pourront pas avoir lieu. Moi, ce que je dis, par exemple au monde du cinéma, c'est qu'on est à leurs côtés. Je les recevais il y a encore 48 heures, ils m'ont dit « nous avons perdu 1 milliard dans la crise », mais moi j'ai fait le bilan, nous avons apporté 1,1 milliard d'aides au monde du cinéma et de l'audiovisuel, donc à plus de 80 % au cinéma, 535 millions d'euros de prêts garantis par l'Etat, 400 millions d'euros de mesures fiscales, on a été à leurs côtés pour surmonter cette crise et leur permettre d'enjamber cela. Alors, je sais, on va me dire l'argent ça ne compte pas…
NICOLAS DEMORAND
Il y a les mots aussi.
LEA SALAME
On ne veut pas l'aumône…
ROSELYNE BACHELOT
Il y a les mots…
NICOLAS DEMORAND
Il y a les mots aussi. Juste, Roselyne BACHELOT, plusieurs artistes se sont sentis insultés par l'expression « pas essentiels », ou « non-essentiels », « les commerces essentiels et non-essentiels.» Est-ce qu'un magasin de chaussures est plus essentiel qu'un théâtre ou qu'un cinéma ? demande Grand Corps Malade. Il ajoute « être catalogué pas essentiel, c'est comme une gifle. » Que répondez-vous ?
ROSELYNE BACHELOT
Alors, d'abord, c'est une définition administrative les commerces non-essentiels, ça ne reflète évidemment absolument pas. Fabien, moi je l'ai eu au téléphone…
LEA SALAME
Fabien c'est Grand Corps Malade.
ROSELYNE BACHELOT
Pardon, Fabien MARSAUD, je lui ai dit « mais évidemment que la culture est essentielle », c'est au coeur du projet politique français, d'ailleurs, il faut le reconnaître, ça dépasse les clivages politiques, et franchement, la culture est au coeur de notre projet, il n'y a pas un pays qui fait autant pour les artistes. Les artistes ils sont là, on les aime. Ce n'est pas possible de nous dire qu'on ne considère pas les artistes comme essentiels.
LEA SALAME
Vous trouvez qu'ils se plaignent trop en fait ?
ROSELYNE BACHELOT
Non… mais moi je ne porte pas de jugement, enfin, on traverse tous une crise épouvantable, moi je n'oppose pas les Français les uns aux autres en disant, il y a des souffrances supérieures, il y a des souffrances intérieures, non, non.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 18 décembre 2020