Déclaration de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la Cour européenne des droits de l'homme, à Paris le 12 novembre 2021.

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Circonstance : Anniversaire des 40 ans du recours individuel

Texte intégral

Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l'homme, cher Robert Spano,
Madame la Première Présidente,
Monsieur le Procureur Général,
Monsieur le président du Conseil national des barreaux,
Monsieur le Bâtonnier,
Monsieur le président Costa,
Messieurs les juges à la Cour européenne des droits de l'homme,
Mesdames, Messieurs,


Il y a un an nous célébrions le 70e anniversaire de la signature de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la Cour européenne des droits de l'homme.

Cette année, c'est un autre pas décisif que nous célébrons. Celui par lequel notre pays a permis, assez tardivement il est vrai, à chaque citoyen de saisir directement la Cour afin de faire valoir ses droits. Il y a 40 ans en effet, grâce à Robert Badinter, la France reconnaissait la compétence de la Commission européenne des droits de l'homme pour connaître des recours individuels dirigés contre elle pour violation des droits protégés par la Convention.

Ces deux anniversaires ne sont pas sans lien loin s'en faut. Ils célèbrent tous deux l'approfondissement continue que la France a engagé dans la protection des droits de l'homme.

Le premier célébrait la naissance de la Convention et de la Cour, fruit de l'expérience traumatisante de la seconde guerre mondiale.

Et ce n'est pas un hasard si René Cassin, après avoir imprimé sa marque à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du citoyen en 1948, fut à l'initiative de la Convention et de la Cour européenne des Droits de l'Homme en 1950. La France a depuis le XVIIIème siècle, et même avant encore avec nos penseurs de la Renaissance, souvent été le fer de lance de la protection et de la promotion des droits de l'Homme ... même si, comme Robert Badinter le remarquait for justement tout à l'heure, nous sommes plus sûrement le pays des déclarations des droits de l'homme que le pays des droits de l'homme... tout court !

L'anniversaire que nous célébrons aujourd'hui, c'est celui de l'effectivité de ces droits en France.

Il a pour cela fallu du temps...

Nous l'avons vu, la France a signé dès 1950 la Convention européenne des droits de l'homme mais, pour toutes les raisons qui ont parfaitement été rappelées plus tôt cet après-midi, ce n'est qu'en 1974, presque 24 ans plus tard, qu'elle a finalement décidé de ratifier le traité l'instituant. Et, parce que les réticences et les résistances étaient fortes, notamment au sein de la justice, il faudra effectivement attendre 1981, l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand et la détermination de Robert Badinter pour que la France devienne le 16ème Etat à reconnaître la compétence de la Commission pour connaître des requêtes individuelles. Il ne pouvait en réalité en être autrement.

Suite à l'entrée en vigueur du protocole n°11 à la Convention, le droit au recours individuel devant la Cour permanente est désormais ouvert à 820 millions d’Européens.

Il est devenu la « clef de voûte du mécanisme de sauvegarde des droits », pour reprendre les mots de la Cour, et les changements apportés dans notre droit du fait des décisions de la Cour, saisie sur recours direct, sont majeurs.

Cela a déjà été dit aujourd’hui, c'est à la Cour, dès le début des années 90, que l'on doit l'encadrement des écoutes téléphoniques en France avec l'arrêt Kruslin et Huvig. Lorsque je vous ai rendu visite en février, Monsieur le Président, la greffière de la Cour m'en parlait, comme ayant suscité sa vocation au service de la Cour européenne des droits de l'homme. Cet arrêt, l'un des premiers contre la France sur le fondement du recours direct, est effectivement emblématique des avancées que la Cour a générées !

c'est aussi à l'arrêt Brusco que l'on doit, en France, le droit reconnu à toute personne d'être assistée d'un avocat dès la première heure de garde à vue. A l'époque pour certains, c'était l'apocalypse !

C'est à la Cour, avec l'arrêt Taxquet condamnant la Belgique puis l'arrêt Agnelet en France, que l'on doit l'obligation en France de motiver les arrêts de Cour d'assises.

Sur ces trois sujets, et sur un certain nombre d'autres, la France et les juridictions françaises ont longtemps résisté. La Cour nous a forcé la main. Elle a bien fait. Sans la Cour, ces avancées, inéluctables, auraient pris beaucoup plus de temps

C'est aussi la Cour qui a affirmé, dans l'arrêt Mazurek, le droit, pour un enfant naturel, d'être considéré comme l'égal d'un enfant légitime, lorsqu'il s'agit de sa filiation ou de ses droits successoraux.

C'est la Cour qui a affirmé le droit, pour une personne homosexuelle, de ne pas subir de discriminations sur son lieu de travail et dans tous les aspects de sa vie sociale.

C'est elle aussi qui a affirmé le droit, pour une victime de l'esclavage domestique, de voir ses exploitants poursuivis et condamnés.

Et, bien évidemment, c'est elle qui, inlassablement et avec fermeté, réaffirme le droit pour tous les justiciables à un procès équitable, respectueux des droits de la défense et des exigences de l'impartialité ainsi qu'à une décision rendue dans un délai raisonnable.

Sur ce sujet, la France est régulièrement condamnée. Elle l'a été 27 fois, rien qu'entre 2019 et 2021, car notre procédure pénale et notre pratique judiciaire ont encore de nombreux progrès à faire pour atteindre une pleine conformité avec les exigences de la convention. C'est un sujet sur lequel je veux encore travailler, notre marge de progrès est encore importante.

La Cour a également été sévère, sans doute à juste titre, avec notre système pénitentiaire.

Dès le début des années 90, l'arrêt Renolde condamne la France en raison du non respect de l'article 3 de la convention qui interdit les traitements inhumains et dégradants, suite au suicide d'un détenu en prison. Depuis, les condamnations se sont malheureusement succédées jusque, encore récemment l'arrêt J.M.B. qui a condamné la France en raison de conditions de détention considérées comme indignes. Comme cela a été souligné, cet arrêt est un bel exemple du dialogue des juridictions puisqu'il a été repris par la Cour de cassation, puis par le Conseil Constitutionnel et je suis heureux d'avoir porté devant le Parlement la loi du 8 avril 2021 offrant à tous les détenus le droit à un recours devant le juge judiciaire en cas de conditions indignes de détention dans la suite de cet arrêt.

Depuis 40 ans, grâce au recours direct, la Cour joue ce rôle d'aiguillon, et ses arrêts sont derrière nombre d'avancées de notre système judiciaire. Sans elle, je le répète, combien d'archaïsmes survivraient encore ?

Mais l'anniversaire que nous célébrons aujourd'hui doit aussi nous inciter à la réflexion.

Les défis auxquels la Cour européenne des droits de l'Homme doit faire face sont immenses et je veux en citer trois.

Le premier est intrinsèquement lié à l'anniversaire que nous célébrons. Avec l'arrivée des recours individuels, la Cour européenne des droits de l'Homme s'est trouvée confrontée à un contentieux de masse. La Cour, en quelque sorte, est victime de son succès et a dû faire face à l'accroissement considérable du nombre de requêtes et à la surcharge de travail que cela occasionne.

Au niveau européen, nous avons adopté des protocoles modifiant le fonctionnement de la Cour. Je pense notamment au protocole n°14 ainsi qu'au protocole n°15, adopté cet été, qui, dans un souci évident d'effectivité, réduit le délai dans lequel la Cour peut être saisie après une décision nationale devenue définitive.

Au-delà des protocoles additionnels, la Cour européenne des droits de l'homme a aussi réformé ses méthodes de travail en mettant en place la procédure pilote ou encore en adoptant une politique de priorisation à laquelle je sais que vous êtes attaché, Monsieur le Président. Les résultats sont déjà visibles. Je sais aussi que le juge français s'attache à résorber le stock des affaires françaises en instance. Je l'en félicite et nous l'y aidons en renforçant les moyens de la Cour.

Mais reconnaître à chaque européen un recours effectif serait vain s'il ne lui ouvrait la possibilité d'obtenir une décision exécutée. Parler de l'effectivité des recours, c'est nécessairement s'interroger sur l'exécution des décisions qui en découlent. Et c'est là le deuxième défi que je voulais aborder avec vous.

Parler d'exécution des arrêts de la Cour ce n'est pas simplement s'arrêter à la question du versement par l'Etat condamné de la compensation financière fixée par la décision. La France ne s'est d'ailleurs jamais soustraite à cette obligation.

Assurer l'exécution des arrêts rendus par la Cour, c'est également et surtout assurer la mise en conformité du droit et de la jurisprudence au niveau national avec la solution dégagée au niveau européen. Ici encore, je redis haut et fort que la France tient à assurer, au sens plein et entier, l'exécution des arrêts de la Cour.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle en 2000 nous avons instauré un recours interne permettant à une personne ayant obtenu un jugement de condamnation de la CEDH, en droit pénal, de demander le réexamen de l'affaire devant les juridictions nationales. En 2016, cette faculté a été étendue aux jugements civils.

Le législateur aussi, de l'arrêt Kruslin qui a inspiré la loi Rocard sur l'encadrement des écoutes téléphoniques, à l'arrêt JMB déjà cité, a fait souvent évoluer la loi, pour tenir compte des arrêts de la Cour.

Enfin, le troisième défi, et sans doute le défi majeur auquel la Cour, est désormais confrontée est la question de sa légitimité.

La Cour européenne des droits de l'homme est une des plus belles réalisations de l'Europe.

Depuis 70 ans, elle a démontré que chacune de ses décisions reposait sur une analyse fine du cas d'espèce et non sur une volonté politique d'imposer sa vision de la société. Affirmer l'inverse n'est qu'ignorance du travail de la Cour et mauvaise foi.

Nombreux sont exemples où elle s'est prononcées sur des sujets de société et où elle a laissé toute la marge d'appréciation aux Etats pour respecter leurs traditions juridiques et culturelles.

Souvenons-nous toujours de l'histoire tragique qui a amené à sa création, et ne soyons pas amnésique. La Cour c'est une partie de l'identité européenne. Elle porte les valeurs de l'Etat de droit et du pluralisme démocratique qui sont celles des Français et des Européens.

Dès lors contester la légitimité de la Cour est un jeu dangereux qui revient à contester la primauté des droits de l'homme, à mépriser les avancées démocratiques permises par la Cour, et finalement à remettre en cause notre idéal européen de paix par le droit. Je ne peux l'accepter.


Mesdames et Messieurs,

A partir du 1er janvier prochain, la France présidera le Conseil de l'Union européenne.

Tous les Etats membres de l'Union européenne sont désormais parties à la Convention européenne des droits de l'homme et unis par les valeurs de l'Etat de droit, des droits de l'homme et du pluralisme qu'elle protège.

A l'heure où les interrogations sont de plus en plus vives sur la situation de l'Etat de droit dans certains Etats de l'Union, j'aurai à cœur de rappeler, au cours de nos travaux à venir, les valeurs qui nous lient et les obligations qui nous incombent.

Inspirée par la Cour de Strasbourg, la Cour de justice de l'Union européenne se livre aujourd'hui à un travail courageux et nécessaire de défense de l'Etat de droit et de l'indépendance de la justice. Elle rappelle à juste titre la primauté du droit de l'Union et des droits fondamentaux sur laquelle est bâti toute la construction européenne. Elle rappelle que sans une justice indépendante, c'est tout l'édifice de l'Union européenne qui est mis en cause. Remettre en question les fondements de l'Etat de droit, c'est ébranler l'édifice qui a assuré, depuis 70 ans, la paix sur notre continent. La France se tient clairement aux côtés de la Commission européenne dans sa défense de l'Etat de droit et réaffirme, sans la moindre ambiguïté, son attachement à l'ordre juridique européen incarné par la Cour de justice.

Je sais que cette vigilance est partagée par la Cour de Strasbourg, celle de Luxembourg et la Cour de Cassation. Je mettrai toute mon énergie à poursuivre avec vous ce combat jamais achevé pour les droits de l'homme et la démocratie.

Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l'homme, j’ai parfaitement entendu votre appel tout à l'heure, vous trouverez toujours en moi un inlassable et un intraitable défenseur de votre Cour.

Je voudrais conclure sur une note personnelle: il a longtemps de cela, j’étais à l'époque avocat, dans une affaire où, avec un de mes jeunes collaborateurs, nous avions obtenu une décision de relaxe. Celui-ci, très ému par cette décision s’est dirigé vers président du tribunal correctionnel pour le remercier. Je lui avais dit à l'époque qu’un avocat peut louer une décision de justice, mais ne doit jamais remercier ... car une décision de justice n1est pas un service...

En revanche, le ministre que je suis aujourd'hui, vous dit merci Monsieur le Président, pour le travail que vous accomplissez.

Au fond, les arrêts de la CEDH sont comme des rappels de vaccins. La piqûre peut parfois faire mal, mais elle est nécessaire, et même indispensable au bien commun…


Merci !


Source https://www.courdecassation.fr, le 1er décembre 2021