Texte intégral
M. François-Noël Buffet, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir, monsieur le garde des sceaux, dans un contexte particulier, puisque la semaine dernière, vous avez fait des déclarations sur le plan d'action issu des États généraux de la justice. C'est ce plan que vous allez nous présenter lors de cette audition et nous ouvrirons ensuite la discussion avec l'ensemble de nos collègues ainsi que deux des rapporteurs pour avis de la mission "Justice", Dominique Vérien et Agnès Canayer.
Notre justice a vécu et vit toujours une situation de malaise, marquée par la perte de confiance de nos concitoyens, comme l'avait montré l'Agora de la justice organisée par le Sénat en septembre 2021. Des propositions ont été faites, notamment dans le rapport d'information, publié en 2017, intitulé Cinq ans pour sauver la Justice !, que vous avez en partie reprises. Je pense en particulier à la nécessité d'un outil d'évaluation de la charge de travail des magistrats, au renforcement des pouvoirs de gestion des chefs de juridiction ou à la réorganisation de la mission d'administration centrale du ministère pour plus d'efficacité. Vos annonces convergent largement avec nos préconisations dans ce domaine.
Il faut également citer le rapport d'information d'Agnès Canayer et plusieurs collègues, en 2019, sur la justice prud'homale et celui de nos collègues Thani Mohamed Soilihi et François Bonhomme sur le droit des entreprises en difficulté, publié en 2021.
J'ai pu participer aux États généraux de la justice, et je vous remercie de m'y avoir convié. La commission des lois a suivi avec attention leurs travaux.
Sur les moyens, vous avez annoncé la création de 10 000 emplois d'ici à 2027, dont 1 500 magistrats et 1 500 greffiers, les 7 000 emplois restants relevant sans doute de l'administration pénitentiaire et d'autres secteurs. Peut-être pourrez-vous nous préciser la manière dont s'organiseront les recrutements ?
Sur la justice civile, vous souhaitez développer une politique de l'amiable, fondée sur la médiation, dont le processus figure déjà dans notre droit positif et que vous voulez valoriser. Nous aurions besoin d'informations sur les procédures concernées. La justice civile concentre les difficultés de sorte qu'il faudra y consacrer des efforts importants.
Concernant la justice pénale, vous annoncez une réforme de la procédure par voie d'ordonnance, ce qui, pour le Sénat, n'a rien de naturel. Nous souhaitons donc que vous nous apportiez des précisions sur ce projet pour éviter toute erreur d'interprétation entre le droit constant et les réformes envisagées. Si nous comprenons bien votre objectif de simplification, nous aurions besoin d'éclaircir certains points.
Enfin, il me faut évoquer l'aspect numérique de la justice, cher à la commission des lois, notamment à Dominique Vérien. Les efforts budgétaires ont été importants en la matière, durant ces dernières années. L'enjeu est désormais de nous doter d'un système efficace au service de la justice.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Qu'il me soit tout d'abord permis, à l'aube de cette année nouvelle, de vous souhaiter le meilleur à toutes et à tous.
J'ai l'honneur de vous présenter le résultat de huit mois de travail, issu des États généraux de la justice. Ces États généraux sont singuliers en ce qu'ils constituent un exercice démocratique inédit au cours duquel nos compatriotes ont été invités à s'exprimer sur leur justice. Ils l'ont fait par le truchement de la plateforme parlonsjustice.fr qui a recueilli un million de contributions. J'ai parcouru la France à la rencontre de nos concitoyens et les juridictions ont organisé des portes ouvertes qui leur ont permis d'échanger avec les magistrats et les greffiers. Les Français nous ont dit que la justice était trop lente et trop complexe.
Nous avons organisé une très large consultation des professionnels. Il y a d'abord eu le comité des États généraux de la justice présidé par Jean-Marc Sauvé, comité transpartisan auquel vous avez participé, monsieur le président, ainsi que la présidente de la commission des lois de l'Assemblée nationale et qui comprenait également les deux plus hauts magistrats de ce pays, des universitaires et des avocats. Des ateliers ont également été mis en place sur des thématiques différentes comme la procédure civile, la procédure pénale ou la justice économique et sociale. Le 8 juillet 2022, Jean-Marc Sauvé a remis son rapport au Président de la République, ainsi que les annexes, et nous sommes entrés dans le vif du sujet en organisant deux concertations, l'une en juillet, l'autre à l'automne dernier. À cette occasion, j'ai rencontré tous les acteurs du secteur.
Les professionnels nous ont dit que la justice manquait de moyens, ce que nous savions déjà ; qu'ils avaient besoin d'une pause législative, les textes trop nombreux rendant le droit trop complexe ; et que le ministère devait réorganiser les relations entre l'administration centrale et les juridictions locales. Un exemple suffit à illustrer le problème : pour commander quatre armoires dans une juridiction, il faut passer par l'administration centrale, ce qui prend du temps, de sorte que l'on ne peut pas apporter de réponse immédiate à ceux qui ont les mains dans le cambouis. Il faut donc autonomiser les juridictions locales et faire confiance aux acteurs de terrain. Cela vaut aussi pour l'informatique et, à ce sujet, je souhaite que chaque juridiction soit dotée d'un technicien informatique, car ce n'est pas la direction des services judiciaires qui peut réparer une bécane qui plante, si je puis le dire ainsi.
La dernière singularité de cette réforme, c'est que des moyens supplémentaires lui sont adossés.
Nous avons porté 60 propositions concrètes et, là encore, de manière inédite, ces mesures sont consensuelles. Non pas que le garde des sceaux et son équipe aient cédé à tout, mais nous avons beaucoup écouté les acteurs sur le terrain. Nous reprenons d'ailleurs dix des seize propositions que vous aviez réaffirmées lors de l'Agora de la justice en septembre 2021.
Vous avez voté récemment le budget de la mission "Justice". Nous avons embauché 700 magistrats, 850 greffiers et 2 000 contractuels. Le budget a connu une hausse de 8 % sur trois années consécutives, depuis que je suis ministre, et il a augmenté de 44 % depuis qu'Emmanuel Macron est Président de la République. Nous allons désormais mettre en place le plan d'embauche de 1 500 magistrats et 1 500 greffiers que vous avez mentionné en introduction. Le reste des recrutements se dessinera de façon plus précise au fil de l'eau et concernera les assistants de justice et les contractuels. En effet, nous avons constaté que leur recrutement avait été bénéfique dans toutes les juridictions, de sorte que la circonspection initiale s'est transformée en une forte demande de leur pérennisation. Ces contractuels, dont 1 000 ont été envoyés au pénal et 1 000 au civil, ont permis un déstockage massif des dossiers, soit 25 % du stock aux affaires familiales, par exemple. D'où l'idée de les institutionnaliser et de les pérenniser dans l'équipe autour du magistrat.
Le budget devrait augmenter jusqu'à 11 milliards d'euros d'ici à la fin du quinquennat, ce qui représente en cumulé 7,5 milliards d'euros alloués à la justice. Les objectifs sont clairs : nous voulons embaucher, construire des établissements pénitentiaires, moderniser et agrandir les palais de justice, numériser la justice et revaloriser les agents du ministère.
La qualité de vie au travail est un sujet important. Les magistrats et les greffiers sont en difficulté. Le référentiel "charge de travail" que l'on avait créé dans les années 2010 a été, pour ainsi dire, mis sous le tapis avec la poussière. La justice a été abandonnée pendant des décennies. Nicole Belloubet a ressorti cet outil, en 2019, et j'ai accéléré sa mise en place. Nous pourrons l'expérimenter, très prochainement, dans cinq juridictions, ce qui nous donnera une vision claire, nette et précise des besoins. En attendant, j'ai lancé un appel à tous, syndicats et responsables du ministère, pour mettre en place un accord-cadre inédit sur la qualité de vie au travail. Il est temps de régler les difficultés auxquelles sont confrontés les magistrats et les greffiers.
En ce qui concerne l'organisation, il faut favoriser la déconcentration. Tout ne doit pas remonter à Paris : c'est là un voeu des magistrats. Par exemple, un arrêté de congé maternité peut tout à fait être signé au niveau régional plutôt que par le ministère. Idem pour la gestion des moyens informatiques. Il faut aussi redéfinir les compétences du secrétariat général et de la direction des services judiciaires, car la confusion est trop grande.
Le défi numérique, c'est de viser le zéro papier à l'horizon 2027. C'est ambitieux, mais les juridictions administratives ont réussi à le faire. Il faut un outil unique sur lequel magistrats, avocats et greffiers pourront travailler. Parmi les autres priorités, il y a le renforcement de la sécurisation du réseau, l'accélération des logiciels, ainsi que l'envoi d'un technicien dans toutes les juridictions pour régler au jour le jour et heure par heure les difficultés éventuelles.
Où trouver le vivier nécessaire au recrutement ? Nous souhaitons simplifier les conditions d'accès à la magistrature - il en existe sept aujourd'hui -, en préservant l'excellence des recrutements. Nous souhaitons en particulier élargir les passerelles accessibles aux avocats. On aura aussi nécessairement besoin de magistrats exerçant à titre temporaire (MTT) et de magistrats honoraires dans le cadre des procédures amiables. La formation à l'École nationale de la magistrature (ENM) devra prendre en compte la dimension éthique liée à la profession. Je veux ouvrir l'école, afin qu'on y enseigne aussi le management d'équipe, la médiation et des sujets concrets : pourquoi ne pas envisager qu'un plombier vienne expliquer aux élèves ce qu'est l'artisanat ? Je souhaite aussi que les futurs magistrats rencontrent nos compatriotes les plus défavorisés. Il faut de l'éclectisme dans cette formation, car l'un des griefs que l'on fait aux magistrats est souvent d'être jeunes...
Il convient également de séparer le grade de l'emploi. Pourquoi la cour d'appel devrait-elle se priver d'un magistrat qui a mérité un grade supérieur, comme c'est le cas aujourd'hui ? Le rapport Sauvé insiste sur la qualité des décisions en première instance. En outre, l'équipe autour du magistrat permet de juger plus vite, en préparant la jurisprudence et le jugement ; elle contribue aussi à régler un certain nombre de problèmes comme la solitude du magistrat et la perte de sens du métier ; enfin, elle constitue un vivier pour le recrutement de futurs magistrats.
Nous souhaitons également lancer une réflexion sur la responsabilité des magistrats. En accord avec le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), nous avons mis en place une expérimentation pour évaluer les chefs de cour et de juridiction.
Il faut une organisation plus réactive en matière de ressources humaines. Ainsi, nous avons créé une sorte de brigade de l'urgence qui œuvrera notamment à Cayenne et à Mamoudzou, où l'on constate un problème d'attractivité. Des magistrats en poste en métropole ont été sollicités pour aller y exercer six mois et un jour - cette durée a son importance pour des raisons fiscales. Le CSM a donné son accord et j'ai rencontré les volontaires : il y en avait plus que de postes à pourvoir.
Le deuxième impératif est celui de la proximité. Je souhaite que le ministère développe une application pour les smartphones, qui pourra, dès le mois d'avril prochain, faciliter l'accès de nos concitoyens à la justice, en leur fournissant des informations : il pourra ainsi y avoir un simulateur pour le calcul des pensions alimentaires, une page rappelant les barèmes et les critères de l'aide juridictionnelle, un système de géolocalisation permettant de trouver le tribunal compétent, le point de justice le plus proche, ou d'avoir accès à un avocat ou à un notaire. À partir de 2024, nous irons plus loin et une victime pourra demander une indemnisation devant le tribunal correctionnel ou faire une demande d'aide juridictionnelle.
Pour que les Français puissent mieux connaître leur justice, j'ai souhaité que certaines audiences soient filmées et qu'elles soient diffusées avec la pédagogie et le recul suffisants. Il faut aussi que la justice soit enseignée dès le collège. Avec le ministre de l'éducation nationale, Pap Ndiaye, nous avons donc mis en place le passeport ÉducDroit, grâce auquel les élèves pourront apprendre ce que sont la justice et la République : peut-être cela évitera-t-il certains cas de délinquance ?
Nous souhaitons surtout relancer la politique de l'amiable. Le projet relève du domaine réglementaire, mais je souhaite associer étroitement les parlementaires à cette politique de l'amiable que je lancerai le 13 janvier prochain. Elle existe déjà sous la forme des modes amiables de règlement des différends (Mard), au travers des conciliateurs et des médiateurs. Un conseil national de la médiation existe, mais on y a peu recours.
Nous nous sommes inspirés de ce qui se fait à l'étranger, notamment aux Pays-Bas, où le contentieux civil, deux fois supérieur au nôtre, est traité en deux fois moins de temps. En France, dans le cadre d'un procès en responsabilité, il faut aujourd'hui d'abord décrire les faits de part et d'autre pour engager la mise en état ; puis les avocats échangent leurs conclusions et il y a au moins un ou deux renvois... Les justiciables ne comprennent pas ces renvois et n'en peuvent plus, sauf, bien entendu, celui qui est dans une démarche dilatoire. Le juge n'intervient qu'à la fin de cette très lourde mise en état, ce type de procès durant en moyenne deux ans. Or quand on touche à des affaires qui relèvent de l'intime, comme le droit de visite, le droit d'hébergement ou bien une question de filiation, ce délai est infiniment long.
Dans le système que je souhaite mettre en place, le juge intervient pour trancher la question de droit, avant cette mise en état dont la longueur est insupportable ; une fois celle-ci tranchée, il invite les parties à trouver un accord. Cette intervention du juge pour prononcer un jugement bien en amont évite l'appel. Ce système permet de recentrer le juge sur son cœur de métier, à savoir dire le droit, tout en laissant les parties s'arranger sur les indemnités, de sorte que les avocats sont pécuniairement valorisés, dans le cadre de l'aide juridictionnelle. La réduction des délais va du double au simple, de sorte qu'il me semble qu'il n'y a pas à hésiter.
Les syndicats de magistrats semblent prêts à valoriser ce type de procédure qui a l'avantage de la simplicité. De plus, un justiciable acceptera beaucoup mieux une décision de justice à laquelle il aura participé plutôt que si elle lui est imposée. "Une bonne décision de justice est une décision qui enferme toutes les parties", disait un de mes vieux amis avocats, aujourd'hui décédé. Le juge qui rend le jugement sera aussi celui qui homologuera l'accord et nous imposerons d'aider les cours dans le cadre de l'homologation, afin que celle-ci se fasse très rapidement.
Une autre procédure existe, issue du Canada, qui est celle du règlement amiable. Les parties demandent d'emblée une conciliation et le juge, dans une salle qui n'est pas la salle d'audience, car la symbolique est importante, devient en réalité un juge de paix. Il enlève la robe et devient conciliateur, en conservant toutefois l'aura du juge. Si cela ne fonctionne pas, on revient au procès traditionnel, mais avec des délais plus longs.
Les praticiens m'opposeront qu'on perdra du temps avec cette procédure. C'est la raison pour laquelle nous voulons embaucher davantage de MTT, car nous souhaitons que ce soit ce magistrat honoraire qui soit le conciliateur à l'origine. Une fois l'accord trouvé, les parties le rédigent et il est homologué dans un délai court. Au Québec, 72 % des procédures de règlement amiable réussissent. Les magistrats québécois nous ont expliqué que la difficulté tenait sans doute à la nécessité d'adopter une nouvelle culture, le juge devant se départir de son imperium de juge pour se mettre au niveau des parties. Toutefois, le jeu en vaut la chandelle.
On garantira ainsi une meilleure rétribution de l'investissement des avocats dans l'aide juridictionnelle. On diversifiera la formation à l'ENM, aux écoles du barreau et à l'école du greffe en vue de ces nouvelles procédures. Enfin, nous envisageons d'impliquer aussi les assureurs, dans le cadre des protections juridiques qu'ils doivent à leurs assurés. En effet, ils pourraient inciter leurs clients à demander d'emblée cette procédure amiable.
Nous ferons connaître cette procédure dès le 13 janvier prochain, afin que chacun puisse s'en emparer et y réfléchir. Il faut aussi tenir compte de ce qui existe déjà. Je me rendrai, vendredi prochain, au tribunal judiciaire de Grasse où un système amiable est en place, qui est particulièrement intéressant. Nous souhaitons codifier l'amiable en regroupant dans un seul chapitre les éléments qui figurent dans le code de procédure civile de manière disparate.
Par ailleurs, nous voulons desserrer l'étau des délais du décret Magendie. C'est une forte demande des avocats auxquels nous demanderons, en parallèle, de structurer les écritures pour répondre à la demande des magistrats. Un travail, dont nous pensons qu'il va aboutir, est en cours entre la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) et le Conseil national des barreaux (CNB). La voie de la requête signifiée doit devenir le mode unique de saisine du juge au civil, avec l'objectif de réduire de moitié les délais d'ici à la fin du quinquennat. La Chancellerie fournira un suivi et des indicateurs et je rendrai compte publiquement une fois par an de l'évolution de nos délais.
En outre, nous prendrons trois mesures non judiciaires et consensuelles pour les plus défavorisés : la possibilité de bénéficier de l'accompagnement social personnalisé, du mandat de protection future ou de l'habilitation familiale sera élargie pour mieux protéger les personnes âgées et leurs familles - le vieillissement de la population nous l'impose. Je veux revenir sur les objectifs de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs et renforcer ainsi le recours aux mesures non judiciaires de protection. Le but est double : mieux protéger et alléger la charge de travail des magistrats et des greffiers.
En ce qui concerne le conseil des prud'hommes, les moyens d'aide à la décision, les formations et l'indemnisation des conseillers seront renforcés et les candidatures seront assouplies. Sur les questions d'instruction des affaires et d'audiencement, nous souhaitons renforcer les prérogatives des présidents des tribunaux judiciaires et des greffiers. Les délais sont trop longs ; nous devons accentuer, en concertation avec le Conseil supérieur de la prud'homie, la communication entre les conseillers prud'homaux, les magistrats et les présidents de juridictions.
En matière de justice économique, nous prévoyons la codification du droit international privé. Le rayonnement de notre droit participe de celui de notre pays. Le tribunal des activités économiques que nous voulons mettre en place à titre expérimental concernera tous les opérateurs économiques, car l'activité économique ne dépend pas exclusivement des entreprises, mais des sociétés civiles immobilières (SCI), des associations, des professions libérales, des commerçants et artisans, ou encore des agriculteurs, qu'il convient de mieux protéger. Nous envisageons également une contribution financière des entreprises dans les très gros litiges. Cela se fait partout ailleurs et permettrait d'abonder le budget de la justice, en particulier l'aide juridictionnelle. De plus, cela répondrait au "syndrome de la marque", c'est-à-dire l'idée selon laquelle la justice économique française serait moins bonne, car elle est gratuite. Les critères seront définis en étroite collaboration avec le ministère de l'économie et des finances.
Je tiens à vous rassurer, monsieur le président, sur la réécriture par ordonnance du code de procédure pénale à droit constant. Depuis que je suis garde des sceaux, nous avons recouru à ce procédé pour établir le code pénitentiaire et le code de la justice pénale des mineurs, et nous n'avons pas squeezé le débat, au contraire. Nous allons lancer un travail technique de réécriture, complexe, qui nécessite la mise en place d'un comité scientifique regroupant des professionnels de très haut niveau. Lors de ma présentation à la presse, j'ai montré le code de procédure pénale de 1959 et celui de 2003 : la différence de volume est éloquente. Il faut computer les trop nombreux délais : dies a quo, dies ad quem... C'est un casse-tête !
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - On se trompe une fois sur deux...
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez bien raison. L'article 145-2 du code de procédure pénale est un poème dadaïste ! Une simplification des cadres d'enquête est également nécessaire.
Par ailleurs, des mesures de simplification "dans le dur" relèveront du véhicule législatif classique et auront vocation à être opérationnelles - dans la tonalité de l'ensemble des 60 mesures, c'est-à-dire peu de conceptuel, mais du concret. Nous voulons donner davantage de droits au témoin assisté qui, selon une boutade, a moins de droits que le mis en examen alors qu'il est plus innocent : il ne peut pas demander certains actes, des éléments ne lui sont pas notifiés... Nous comptons également élargir la procédure de comparution à délai différé, pour que le procureur ne soit plus forcé de recourir à une nouvelle information, totalement inutile, lorsqu'il ne reste qu'un ou deux actes à réaliser pour prendre une mesure de détention. C'est le choix de la lourdeur... Nous devons laisser le juge des libertés et de la détention (JLD) prendre la mesure et autoriser un délai de quatre mois pour la réalisation de l'acte, car la charge de travail actuelle embolise le cabinet d'un juge d'instruction.
De plus, je souhaite que l'on puisse perquisitionner la nuit pour les crimes. En effet, l'intérêt de poster des policiers ou gendarmes devant la porte sans pouvoir entrer me semble limité. Cela laisse la possibilité de nettoyer la scène de crime ou même de réitérer d'autres faits. Nous pouvons gagner en efficacité, d'autant que beaucoup de dérogations existent déjà en matière de perquisition. De même, la procédure de comparution immédiate doit être simplifiée en harmonisant les délais de renvoi - il y en a deux, il n'en faut qu'un. Je veux également permettre au JLD de modifier un contrôle judiciaire, car la situation est ubuesque : si le tribunal correctionnel ordonne un contrôle judiciaire pour violences conjugales, il faut réunir à nouveau le tribunal et ses trois magistrats si la victime déménage, pour changer un seul mot, celui de la ville. L'économie est simple : nous passons de trois juges à un seul. En outre, le Conseil constitutionnel a augmenté les tâches du JLD ; ne pourrait-on pas les partager avec un autre magistrat ?
Par ailleurs, nous souhaitons recourir à des amendes forfaitaires par procès-verbal électronique pour toutes les contraventions qui ne sanctionnent pas des violences. Cela a trois mérites : alléger le travail de la police, supprimer les ordonnances pénales et arrêter de réunir le tribunal de police pour des faits mineurs. Le plan comporte plusieurs mesures sur la place de la victime, notamment le guichet unique et une meilleure information - j'ai demandé à Alexandra Louis, déléguée interministérielle à l'aide aux victimes, de me faire des propositions en ce sens.
S'agissant des enfants victimes, les unités d'accueil pédiatriques des enfants en danger (Uaped) vont continuer d'être développées. Nous encourageons également le recours aux chiens d'assistance judiciaire, qui sont très utiles, car, par leur présence, la parole d'un enfant s'ouvre - cela m'a notamment été confirmé par un enquêteur et une juge d'instruction.
Les objectifs cibles visent à réduire de manière substantielle les délais d'audiencement en matière correctionnelle, entre douze mois pour les dossiers les plus lourds et six mois pour les convocations par officier de police judiciaire.
En matière de revalorisations salariales, les magistrats bénéficient de 1 000 euros supplémentaires, et les greffiers d'une augmentation de 12 % - de nouvelles annonces interviendront dans un calendrier dédié concernant les greffiers et les surveillants pénitentiaires.
En ce qui concerne le champ pénitentiaire, le rapport Sauvé préconisait l'évaluation du "bloc peines" : je vais confier cette mission à l'inspection générale de la justice (IGJ). La formation continue pour les agents sera favorisée par la création de plusieurs centres de formation interrégionaux. Nous avons déjà agi pour la régulation carcérale, mais la politique de transfèrement n'est pas suffisante. Nous allons observer avec beaucoup d'attention l'application des mesures visant à développer le recours à la libération sous contrainte, entrées en vigueur le 1er janvier. Au-delà de la régulation, nous souhaitons bannir les sorties sèches, génératrices de récidive, sans perdre de vue les conséquences sur la surpopulation carcérale. Je ne reviens pas sur le plan 15 000 places de prison, si ce n'est pour dire un mot des nouvelles structures d'accompagnement vers la sortie (SAS), dont l'acronyme fait sens. Nous comptons par ailleurs développer le travail en prison et le travail d'intérêt général, et généraliser le dispositif de caméras-piétons, qui apporte davantage de sécurité pour le personnel pénitentiaire en dissuadant quelques agressifs.
Sur le volet de la justice pénale des mineurs, nous allons poursuivre la construction de centres éducatifs fermés (CEF) et mettre en place un partenariat entre l'armée et la protection judiciaire de la jeunesse.
J'ai présenté ces 60 mesures de manière sommaire, mais je suis à votre disposition pour répondre aux questions que vous voudrez bien me poser.
Mme Agnès Canayer. - Nous nous réjouissons de ces annonces reprenant les travaux des États généraux de la justice, qui portaient un regard à 360 degrés sur notre justice, en grande difficulté. L'augmentation des moyens est particulièrement bienvenue pour récupérer un retard endémique. Ma première question porte sur la méthode : avez-vous établi un calendrier précis pour que vos réformes s'articulent bien, en vue d'une bonne acceptabilité de la part des professionnels, qui ont du mal à assimiler les réformes successives ? Par ailleurs, sur la question de l'équipe autour du magistrat, vous vous inspirez certainement du rapport de Dominique Lottin ; avez-vous réfléchi à la place des greffiers dans cette équipe ? Enfin, prévoyez-vous une évaluation de la mise en œuvre du code de la justice pénale des mineurs ?
Mme Dominique Vérien. - Vous affichez un objectif zéro papier en 2027, un ministère entièrement numérisé, ainsi qu'une application smartphone informative pour les justiciables d'ici à quatre mois - mesures ambitieuses s'ajoutant à la procédure pénale numérique, au gros chantier Portalis et à la transformation ou au remplacement du logiciel Cassiopée. Vos services informatiques ont-ils les moyens de faire face à de telles ambitions ? Le rapport Sauvé met en garde sur le sentiment d'abandon de certains agents en cas de numérisation. Quelles organisation et maîtrise d'ouvrage entendez-vous mettre en place pour mener à bien l'ensemble de ces tâches ?
Par ailleurs, la magistrature s'est largement féminisée, au point de craindre pour la parité : réfléchissez-vous à une manière de corriger ce biais afin de maintenir au moins 40 % d'hommes parmi les magistrats ?
S'agissant des violences intrafamiliales, les comparutions à délai différé peuvent-elles favoriser l'attribution d'un bracelet anti-rapprochement à une personne en attente de jugement qui s'y opposerait ?
Enfin je formulerai deux remarques. Tout d'abord, les conseils départementaux ont du mal à désigner les administrateurs ad hoc sur la question des enfants victimes, au point que des tribunaux y renoncent. Ensuite, les tribunaux de commerce ne disposent toujours pas d'adresses mail dédiées ni d'enveloppe budgétaire pour acheter eux-mêmes, par exemple, leur papier.
M. François-Noël Buffet, président. - Je suis très intéressé par la manière dont va se dérouler la numérisation : quelle équipe sera-t-elle mise en place à la Chancellerie pour développer le système de manière pérenne sous votre responsabilité ?
M. Jean-Yves Leconte. - Votre présentation fait écho aux préoccupations et aux souffrances éthiques que nous avons pu constater dans les juridictions lors de nos déplacements. La codification du droit international privé me semble une très bonne chose : les éléments d'extranéité en matière de succession, de divorce ou d'adoption sont essentiels. Pouvez-vous nous indiquer un calendrier sur cette mesure de lisibilité ?
M. Jean-Yves Roux. - Vous avez présenté un plan ambitieux qui replace le système judiciaire au cœur des préoccupations. Mes questions portent sur le rapport d'information que j'ai réalisé avec Jean Sol sur l'expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale : quels progrès sont-ils réalisés en matière de recrutement et de formation dans ces professions ? Par ailleurs, en matière de renforcement du règlement amiable des litiges, ont été évoquées des mesures telles que la déjudiciarisation de la saisie des rémunérations, qui soulagerait les greffes, et la possibilité pour le juge aux affaires familiales (JAF) d'ordonner des mesures d'accompagnement à la parentalité et de prévention des besoins de l'enfant avant la saisine du juge des enfants. Qu'en est-il ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - C'est fait !
M. Alain Richard. - Je vous livre une simple suggestion sur votre schéma pour réformer le code de procédure pénale, à savoir légiférer séparément sur les articles modifiés, car il serait risqué d'inclure des modifications de fond dans une recodification. Ceinture et bretelles, je ferais, à votre place, d'abord le projet de loi de modification, puis un projet de loi trois mois après comprenant l'article d'habilitation.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je précise qu'en plus du comité scientifique, un comité de suivi associera les parlementaires.
Madame Canayer, sur les questions de méthode et d'acceptabilité, une large consultation me permet de dire que la plupart des mesures retenues sont consensuelles. Soit vous êtes caporalistes, soit vous appelez à un partage de la réflexion, comme nous l'avons fait pour le recours à l'amiable, que j'appelle de mes vœux. Nous sommes donc plutôt optimistes sur l'accueil de ce plan, qui devrait intervenir au printemps.
En ce qui concerne l'équipe autour du magistrat, elle comptera évidemment des greffiers, mais aussi des enseignants et des assistants de justice. Nous voulons d'ailleurs pérenniser ces derniers, qui représentent un vivier potentiel : lors de la dernière prestation de serment à l'ENM, des "sucres rapides" étaient présents. Les deux prochaines promotions de l'ENM sont d'ailleurs deux promotions historiques, puisque leurs effectifs augmentent de 81 %. Nous avons dû installer des bâtiments modulaires et avons trouvé le terrain pour le futur bâtiment qui accueillera les cours à partir de 2024.
Pour ce qui est du code de la justice pénale des mineurs, nous aurons une évaluation en septembre 2023, mais nous pouvons d'ores et déjà dire que les délais sont passés du double au simple. Je rappelle qu'un délinquant mineur sur deux était jusqu'alors jugé alors qu'il était devenu majeur. Les stocks de dossiers traités selon l'ancienne procédure sont presque résorbés, sauf exception, à l'instar de Bobigny, où la délinquance des mineurs est très présente. À Toulon, par exemple, il ne restait que vingt dossiers il y a quelques mois.
Madame Vérien, j'ai nommé un nouveau secrétaire général adjoint qui a conduit la procédure pénale numérique à Amiens pour nous aider à réaliser cet effort indispensable sur le numérique. S'agissant de la maîtrise d'ouvrage, après observation de ce qui s'est fait dans les autres ministères, nous allons désigner des chefs de projets, avec des objectifs très précis et des indicateurs. En ce qui concerne la féminisation de la magistrature, mon rôle est de veiller à ce qu'il n'y ait aucune discrimination au moment du concours. De fait, il y a plus de jeunes femmes que de jeunes hommes dans les facultés de droit et elles réussissent mieux les concours. Me voyez-vous sérieusement interdire à certaines femmes d'accéder à la magistrature parce qu'elles seraient trop nombreuses ?
Mme Dominique Vérien. - Le biais se trouve plus en amont. Nous avons bien réussi à faire entrer plus de filles chez les ingénieurs...
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - En tant que ministre, il est important que je mette en place la parité. Elle n'est d'ailleurs pas respectée au sein de mon cabinet : il compte plus de femmes que d'hommes. Mais, en ce qui concerne la justice, il ne s'agit plus d'un choix, mais d'un concours : que le meilleur gagne - en l'occurrence les filles, ce à quoi je ne vois pas d'inconvénient.
Mme Dominique Vérien. - Au bout du compte il peut y avoir des inconvénients, comme les médicaments qui sont dosés par des hommes pour des hommes sans penser aux femmes... C'est un vrai sujet de politique publique que de savoir comment favoriser une meilleure mixité.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous avons connu une époque où les hommes étaient beaucoup plus nombreux ; peut-être les choses finiront-elles par s'équilibrer.
La réponse à votre question sur la possibilité d'attribuer un bracelet anti-rapprochement dans l'attente du jugement dans le cadre de la procédure de comparution à délai différé est oui, bien sûr. J'ai d'ailleurs oublié d'annoncer une mesure importante : actuellement, lors d'une remise en liberté pour cause de nullité de procédure, on ne peut que prononcer un contrôle judiciaire ; je souhaite que l'on puisse placer un bracelet électronique.
Monsieur Leconte, des travaux universitaires sont déjà en cours sur le code de droit international privé. Il s'agit d'un travail de romain, mais j'estime qu'il peut être mené à bien d'ici à dix-huit à vingt-quatre mois - c'est le temps qu'il a fallu pour réaliser le code pénitentiaire.
Monsieur Roux, sur la déjudiciarisation, nous souhaitons que nos commissaires de justice interviennent dans ce cadre, ce qui allégera fortement le travail des greffiers.
Enfin, en ce qui concerne le conseil d'Alain Richard, nous allons le suivre pour partie, mais nous n'allons pas refaire un texte spécifique pour tenter d'obtenir l'habilitation.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous vous remercions pour votre présentation, monsieur le garde des sceaux.
Source http://www.senat.fr, le 20 janvier 2023