Texte intégral
Il y a du Janus, le dieu romain aux deux visages, dans le sport.
Une face lumineuse : celle d’un sport qui favorise l’émancipation individuelle, la santé et le bien-être, la mixité et l’inclusion pour tous, la joie de se dépenser, d’être avec des copains, les rires qui font le quotidien d’une équipe, et toutes ces fantastiques émotions collectives données et partagées, les victoires que l’on va chercher ensemble, les coupes qu’on ramène à la maison.
Et puis le sport laisse parfois entrevoir une autre face plus sombre, parfois même ténébreuse, qui est en fait la négation même de ses valeurs et l’anéantissement de ses bienfaits : celle qui, pour près d’un enfant sur sept, a été, et continue d’être, le théâtre de violences aussi silencieuses qu’intolérables, qui abîment des existences, détruisent des vies, et jettent à chaque fois l’opprobre sur le sport dans son ensemble.
Près d’un enfant sur sept… Je me suis souvent interrogée sur ce qui rendait le secteur du sport si vulnérable à ces violences. Sans doute y a-t-il d’abord l’éloignement l’entrée dans un autre cadre que celui de la famille et de l’école, un cadre sportif avec ses règles propres et son lot d’inconnus.
Puis, pour ceux qui rejoignent le haut-niveau, avec la volonté de progresser et de gagner, il y a d’abord un éloignement encore accru du noyau familial, à la mesure du temps consacré passionnément à l’entraînement et aux déplacements, de plus en plus nombreux, de plus en plus lointains, puis une quête absolue de performance qui parfois ouvre la voie à l’emprise et fait sauter des digues.
C’est là, dans les interstices de cette vie et de la pression qui l’accompagne, qu’un encadrant sportif, parfois même un parent projetant sur son enfant ses rêves brisés, peut trouver des espaces, abuser de son autorité et en venir à commettre des violences, psychologiques comme physiques. Et l’enfant, battu, parfois violé ou sous emprise, se retrouve seul et désarmé face au cauchemar, et souvent se mure dans le silence. Et chacun sait, certains en témoigneront aujourd’hui, qu’une situation de handicap aggrave encore les risques d’exposition à de telles violences.
Parce que l’athlète, le prodige veut tout gagner, sait qu’il faut faire des sacrifices, parfois c’est lui-même qu’il faut sacrifier. Parce que le coach l’accompagne dans cette quête, partage ses rêves, il s’autorise à en faire sa chose, assouvissant ses propres vices. Et comment ne pas évoquer la version dévoyée, destructrice, «de la sueur, du sang et des larmes» ?
Sur ces violences, il a fallu du temps, trop de temps, pour ouvrir les yeux. Aujourd’hui, de nouvelles formes apparaissent même, comme le cyberharcèlement qui prospère sur les réseaux sociaux, en lien avec les paris sportifs. C’est une autre forme de vulnérabilité du sportif, qui l’expose constamment au jugement sur sa performance et à la volonté de ceux qui parfois perdent avec lui.
Pour autant, ces dernières années, la déflagration #MeToo a permis d’amorcer une libération sans précédent de la parole des victimes, mais aussi, ce qui est tout aussi essentiel, d’une libération de l’écoute.
Dans le monde du sport, chacun se souvient de la grande enquête publiée par Disclose fin 2019 puis, surtout, quelques semaines plus tard, du témoignage de Sarah ABITBOL, qui fut un choc historique d’autant plus puissant que les médias ont été là pour le révéler et l’amplifier. En lien avec cette sensibilité efficace des médias qui prennent place dans ce combat, je tiens d’ailleurs à vous remercier, chère Amandine BÉGOT, tant je sais que ces sujets vous sont chers, et que, pour cette raison, vous nous avez proposé d’animer cette journée.
Grâce à ce tournant, les mots ont été prononcés, pour dire que ces violences :
– Prennent des formes complexes, entremêlées, ambiguës ;
– Qu’elles ne sont pas l’apanage d’un seul sport ;
– Et qu’elles s’observent du sport amateur jusqu’au plus haut niveau de performance.
Face à ces révélations, l’Etat a pris ses responsabilités.
Roxana MARACINEANU, ma prédécesseure, a mis en place dès le début de l’année 2020 une cellule ministérielle Signal-Sports, chargée de traiter les signalements de violences sexuelles, physiques et psychologiques et de faire les liens entre les procédures.
Je tiens d’ailleurs à saluer le remarquable travail de Fabienne BOURDAIS comme déléguée ministérielle à la lutte contre les violences dans le sport, qui a pris à bras le corps ce sujet et qui, aujourd’hui, à la tête de la direction des Sports, poursuit ce combat avec une détermination sans faille.
Depuis, si les résultats obtenus sont encourageants, ils soulignent aussi l’ampleur du phénomène et de la lutte qu’il nous reste à mener, puisque 900 dossiers ont déjà été traités et que sur ces 900 dossiers :
– 90% des violences avaient un caractère sexuel ;
– 65 fédérations sont concernées ;
– Mais surtout : 82% des victimes étaient mineures au moment des faits.
Et combien De si longs silences qui n’ont pas encore été brisés ?
Pour autant, notre action collective commence à porter ses fruits :
– Auprès des victimes, grâce à l’allongement des délais de prescription, en 2018, qui est passé de 20 à 30 ans pour les crimes sexuels commis sur mineurs, puis en 2021, en cas de non dénonciation d’agression sexuelle et de viol sur mineurs ;
– Mais aussi contre les bourreaux, à travers les plus de 400 mesures d’interdiction d’exercer prises par les préfets, dont près de 200 en urgence.
Enfin, la honte change de camp.
Je tiens d’ailleurs à saluer le rôle joué par les fédérations, qui prennent une part croissante dans la remontée des signalements de violences sexuelles, même si certaines sont en retard.
Cette action requiert des procédures, mais appelle aussi toute notre attention.
À nous de toujours signaler ces violences, d’autant plus que ce n’est en aucun une option :
– Mais une obligation légale, sous peine de poursuites pénales, c’est tout le sens de l’article 434-3 du code pénal ;
– Qui a été écrite noir sur blanc dans les contrats de délégation signés en mars 2022.
Je me félicite que lorsque ces signalements donnent lieu à des poursuites judiciaires, les fédérations hésitent de moins en moins à se porter partie civile en soutien de leurs pratiquants. Parce qu’agir n’est pas salir l’image de la discipline, mais permet au contraire de se donner les chances d’une confiance durable chez les parents comme chez les enfants, ainsi que l’ont compris certaines fédérations exemplaires.
Ce combat, nous l’avons aussi porté au niveau législatif, à travers la loi du 2 mars 2022, qui a permis des avancées importantes, notamment :
– Avec des éducateurs sportifs professionnels au contact des mineurs systématiquement formés et sensibilisés aux violences sexuelles ;
– Et avec aussi l’obligation, pour les fédérations, de prévoir une assurance liée à la licence, comportant les garanties relatives à l’accompagnement juridique et psychologique des victimes de violences sexuelles, ainsi qu’à la prise en charge de leurs frais de procédure.
Mais voilà, il faut aller plus loin, la boussole est claire : tolérance zéro pour ces violences.
Voilà pourquoi j’ai souhaité m’assurer que toutes les fédérations respectent leurs obligations en matière de lutte contre ces violences, notamment celles qui ont failli en la matière. À chaque fois que c’est nécessaire, je prends ainsi les décisions qui s’imposent pour lancer des audits, en tirer les conséquences et vérifier que des mesures correctrices sont mises en oeuvre sans délai.
J’ai obtenu des moyens supplémentaires pour les services de l’Etat chargés du traitement des signalements, avec :
- 20 effectifs supplémentaires au sein des SDJES dès 2023 ;
- Et de nouveau 20 effectifs supplémentaires en 2024.
Du côté du CNOSF, je salue l’initiative prise par la présidente de créer, chère Catherine MOYON de BAECQUE, une Commission de lutte contre les violences sexuelles et les discriminations dans le sport, qui était une avancée attendue, dont les chantiers sont urgents.
C’est avec cette même détermination que, dès l’été dernier, j’ai soutenu l’organisation de ce colloque, en y associant ma collègue, chère Charlotte, que je remercie de nous accueillir dans ses locaux. Tu as déjà eu l’occasion d’évoquer plusieurs de nos convictions et de nos combats communs, parmi lesquels le sujet du jour a eu tout de suite la force de l’évidence.
Et je tiens à tous vous remercier pour votre mobilisation à nos côtés :
– Les intervenants d’abord, engagés sans cesse pour faire bouger les lignes sur ces sujets difficiles. Je pense bien sûr à Kevin MASSÉ et Marie RABATEL qui s’exprimeront sur les violences dont ils ont été victimes ;
– Les organisateurs :
À commencer par le CNVIF, qui a rendu possible ce colloque ;
Ainsi que la direction des Sports.
– Et, enfin, les différents participants dans la salle :
Les représentants des institutions publiques, en particulier le Défenseur des enfants, cher Éric DELEMAR, nos trois réseaux sports – le réseau Grand-INSEP, les DRAJES/SDJES et les fédérations, ainsi que les professionnels de Santé, dont les multiples expertises réunies sont nécessaires pour bien appréhender et traiter chaque dimension de ces violences ;
Et enfin les associations et collectivités territoriales.
Ensemble, nous avons identifié trois problématiques majeures :
1) La première : comment ne plus passer à côté de ces violences ?
Il nous a d’abord fallu identifier la diversité de ces phénomènes dans le champ sportif.
Trois d’entre eux, parce qu’ils sont croissants, font d’ores et déjà l’objet d’une mobilisation spécifique de la part du Gouvernement :
– Le harcèlement, et notamment le cyberharcèlement, avec le renforcement de l’outil PHAROS, qui va permettre à la fois de mieux signaler les contenus violents, d’obtenir leur retrait mais aussi de traduire leurs auteurs devant la Justice ;
– Les discriminations, le racisme et l’antisémitisme, face auxquels nous déploierons, dès septembre prochain, une formation obligatoire pour l’ensemble de nos éducateurs sportifs, professionnels comme bénévoles ;
– Les actes anti-LGBT+, que nous allons mieux identifier et mieux combattre à travers un plan dédié, que nous présenterons le mois prochain. Encore récemment, l’histoire du jeune Lucas nous rappelle tragiquement à quoi de telles violences peuvent conduire…
Parce qu’avant le signalement, il y a le signal. Ces regards, ces gestes, ces attitudes presque imperceptibles de nos enfants, qui sont pourtant des appels au secours. A nous d’aider les enfants à mieux identifier tout comportement déplacé, de mieux émettre ce signal. A nous adultes, parents, proches, dirigeants et encadrants, d’apprendre à mieux les capter, afin de pouvoir mieux y répondre.
Plus spécifiquement sur les violences sexuelles, qui demeurent la plus prégnante de nos priorités, nos marges de progression résident dans une meilleure intelligence collective et une meilleure articulation des procédures :
– Administratives, qui relèvent de l’Etat ;
– Pénales, sous la responsabilité de l’autorité judiciaire ;
– Disciplinaires, qui relèvent des fédérations.
La direction des Sports est à leurs côtés, notamment à travers le Vade-Mecum pour mieux réagir face aux violences sexuelles dans le sport, conçu pour être au plus près des besoins des fédérations, notamment pour adapter la mesure à la gravité des faits présumés, et gérer des dilemmes aussi complexes, je parle d’expérience, que de concilier la nécessaire protection des victimes avec le respect du temps de l’enquête et même de la présomption d’innocence.
2) Deuxième problématique : comment améliorer nos outils de prévention et de lutte contre ces violences pour les faire cesser ?
Il me semble d’abord tout particulièrement essentiel, je l’ai dit, de mener un très important travail de sensibilisation auprès des parents comme des enfants. C’est la clé d’une véritable prévention ou détection, dont la précocité est le meilleur rempart contre les conséquences les plus dévastatrices de ces violences.
Sur ce volet, l’urgence est pour moi d’améliorer nos outils, notamment à travers deux mesures phares :
– Systématiser les contrôles d’honorabilité, avec une meilleure automaticité des croisements de fichiers lors des enquêtes préalables de moralité, ainsi que des remontées à l’employeur ou au dirigeant de la structure en cas de condamnation pénale incapacitante d’un encadrant sportif. Je rappelle que ces contrôles concernent tous les encadrants professionnels comme bénévoles, et qu’ils doivent encore monter en puissance ;
– Renforcer, au niveau local, les liens entre les parquets et les référents violences sexuelles et sexistes de nos services départementaux pour mieux articuler les différentes procédures. En réponse à cette difficulté, que je lui ai personnellement signalée, le Garde des Sceaux complétera, en ce sens, une instruction aux parquets sur le traitement judiciaire des violences sexistes et sexuelles, qui doit être diffusée au second semestre de cette année.
3) Troisième et dernier enjeu : comment mieux accompagner les victimes, en particulier dans leur reconstruction, pour réparer tout ce qui peut l’être ?
Cette reconstruction, les intervenants le diront tout à l’heure, nécessite la contribution de chacun :
– Les professionnels de santé ;
– Les associations de prise en charge des victimes, dont certaines sont présentes aujourd’hui, comme Colosse aux pieds d’argile, cher Sébastien BOUEILH, dont je veux saluer l’engagement sur l’ensemble du territoire ;
– Ainsi que les professionnels du droit, au service d’une Justice véritablement restaurative – j’ai adoré cette notion que vous évoquerez, cher Mathieu LACAMBRE, qui permet aux victimes de mieux comprendre ce qu’elles ont subi pour mieux s’en délivrer.
Pour ce faire, la priorité est d’agir avec les fédérations, notamment pour :
– Accompagner d’abord les victimes durant le temps des procédures judiciaires, qui est toujours une période difficile, raison pour laquelle, dans le cadre du bilan des contrats de délégation, qui sera réalisé le mois prochain, nous nous assurerons de la bonne mise en oeuvre de leurs obligations en matière d’assurance associée à la licence ;
– Enfin, et en lien, je souhaite que le ministère mette à disposition de chaque fédération une liste de partenaires associatifs capables d’accompagner les victimes, tant dans leurs droits que dans leur reconstruction.
Vous l’avez compris, notre détermination est totale et on ne lâchera rien.
D’ores et déjà, je vous donne rendez-vous pour la 4e Convention nationale de prévention des violences sexuelles dans le sport, qui se tiendra en mai, et qui aura pour objectifs d’établir le bilan 2022 de la cellule Signal-Sports ainsi que de tracer et déployer les voies d’amélioration de notre travail collectif.
Cette mobilisation générale et permanente, nous la devons à nos enfants, parce que nous avons entre les mains ce qu’ils ont de plus précieux : leur bien-être, ainsi que cette part d’espoir et de rêve qu’ils doivent garder en eux tout le long du chemin qui mène à l’âge adulte, et au-delà.
Ces rêves qu’ils nourrissent lorsqu’ils regardent leurs champions, admirent leurs exploits, et embrassent le choix d’à leur tour prendre une licence, d’enfiler des crampons, d’ouvrir les portes du gymnase, pour découvrir ce bonheur qui, comme l’écrit si justement Marguerite YOURCENAR, « est toujours une innocence ».
C’est cette « innocence » que le sport se doit non seulement de protéger, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais aussi d’accompagner, pour qu’elle soit toujours synonyme d’apprentissage, d’émancipation et d’accomplissement de soi.
De la sueur oui, mais pas du sang et pas de larmes et surtout plus d’emprise et de violences : en 2023 c’est la sérénité, l’harmonie qui le plus sûrement permettent le dépassement de soi.
Ce combat pour nos enfants dans le sport, peut-être le plus noble de tous, nous réunit aujourd’hui. Merci de tout ce que vous direz, de tout ce que vous ferez pour ensemble le gagner. Je vous remercie.
Source http://www.presseagence.fr, le 13 février 2023