Texte intégral
Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : " Quelle réponse au phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes ? "
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur, pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé sa place dans l’hémicycle.
(…)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie le groupe CRCE d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour. Nous avions entamé cette discussion il y a quatre mois à l’occasion d’un débat consacré à la fraude fiscale, qui avait été proposé par la commission des finances à la suite du rapport y afférent qui lui avait été remis.
Ce sujet est d’importance et vous avez cité, monsieur Bocquet, plusieurs évaluations de montants.
Je veux rebondir sur un point que vous avez évoqué : il n’y a pas de fraude légale et il ne peut y en avoir, car la fraude est illégale. Notre responsabilité, c’est d’être capables d’identifier cette fraude et de la sanctionner, pour que les fonds dus à la solidarité nationale et à nos politiques publiques soient effectivement versés et recouvrés par l’administration fiscale.
Vous m’avez posé une question très précise, à laquelle je vais d’ores et déjà répondre : vous m’avez demandé si, aujourd’hui, l’administration fiscale avait identifié, ou pas, des schémas de CumEx qui concerneraient des dossiers français. La réponse est non.
À date, il n’y a pas dans les dossiers à l’étude de schémas CumEx, lesquels sont manifestement visibles surtout en Allemagne. En revanche, des schémas incluant des prêts de titres à des résidents en France ont été identifiés, ce qui a conduit la direction générale des finances publiques (DGFiP) à lancer des procédures.
À l’occasion d’une première série de contrôles, 2,5 milliards d’euros de droits ont été notifiés, ce qui est une somme importante. Puis une deuxième série de contrôles a été engagée, qui a donné lieu, pour un certain nombre de dossiers, à une saisine du PNF et à une perquisition d’ampleur menée il y a quelques semaines par le service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), et largement médiatisée.
À mon tour, je tiens à saluer le travail des agents de ce service et de l’ensemble de l’administration fiscale sur ce sujet.
Mme le président. La parole est à M. Paul Toussaint Parigi.
M. Paul Toussaint Parigi. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat qui nous est ici proposé intervient dans le contexte d’un scandale de fraude fiscale aggravée, qui aurait coûté, selon les estimations, près de 33 milliards d’euros à l’État français ces dernières années : 33 milliards au moment où le Gouvernement fait passer en force et alors que l’urgence est avérée une réforme sociale injuste pour nos concitoyens, visant à combler un déficit de 13,5 milliards d’euros afin de financer d’ici à 2030 notre système de retraites, au moment où nous constatons qu’une proportion significative d’opérations échappe toujours à l’imposition, sans que l’administration fiscale dispose des moyens juridiques suffisants pour y faire échec…
Tragique ironie que celle qui consiste à faire peser sur l’ensemble de nos concitoyens le poids de la dette, alors que l’urgence commande des actions rapides et efficaces contre le détournement fiscal et que la justice fiscale, si précieuse pour le consentement à l’impôt, nécessaire à notre pacte social, nous intime, pour rester une société unie, de préserver notre modèle de solidarité.
Ces dernières années ont été marquées par la publication dans la presse d’enquêtes mettant en lumière des systèmes à grande échelle d’opacification de flux financiers – Pandora Papers, Panama Papers, CumEx Files –, illustrant parfaitement le caractère systémique et quasiment industriel de l’évasion fiscale. Ce constat confère aux responsables politiques, quels qu’ils soient, une responsabilité majeure.
Si nous ne pouvons nier les efforts réalisés ces dix dernières années et les progrès que représente la création du PNF, de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), force est de reconnaître que l’évasion fiscale reste un sujet d’ampleur sur lequel à ce jour beaucoup reste à faire en termes de dissuasion et de répression.
Plus de quatre ans après l’adoption de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, et à la suite de la conduite d’une première enquête sur les pratiques d’arbitrage de dividendes, connues sous le nom de CumEx Files, un consortium de journalistes a mis en lumière l’étendue des pertes fiscales colossales qu’entraînent ces pratiques abusives.
Le constat est sans appel : ces pertes s’élèvent à 140 milliards d’euros sur vingt ans pour les États concernés. Cela révèle, malgré les efforts faits ces dix dernières années, l’ampleur du travail qui reste à effectuer et l’urgence que constitue ce problème fondamental pour nos finances publiques, mais aussi pour notre pacte social et démocratique.
Je saluerai à ce titre le travail important et régulier que la commission des finances et le Sénat dans son ensemble mènent sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ces dernières années, au gré de la mise en lumière de nouveaux schémas de dissimulation.
C’est d’ailleurs précisément à l’issue de ces travaux que notre assemblée avait à plusieurs reprises, et dans le cadre d’un consensus politique, adopté des amendements aux projets de loi de finances visant à faire échec aux opérations d’arbitrage de dividendes.
Hélas ! l’Assemblée nationale, en supprimant la partie du dispositif relatif aux montages externes, qui prévoyait un taux de retenue à la source nul pour le versement de dividendes à des résidents étrangers, a altéré l’efficacité de la mesure, qui n’a pu atteindre son plein potentiel, de sorte que ces montages abusifs perdurent.
Si nous sommes conscients de la difficulté de la tâche et de la complexité des montages, nous aimerions, car c’est notre devoir, nous assurer que la faiblesse des moyens dont dispose l’administration fiscale face à l’ampleur du problème ne constitue pas une forme de politique.
Aussi, monsieur le ministre, nous aimerions connaître les actions que vous entendez rapidement mettre en œuvre pour pallier les faiblesses juridiques et administratives persistantes, et savoir si c’est avec la même détermination dont le Gouvernement a fait preuve pour conduire la réforme des retraites qu’il mènera de front ce chantier essentiel.
Pour conclure, et au nom de mon groupe, je remercie nos collègues d’avoir permis une nouvelle fois d’engager ce débat. Il a le mérite de souligner les efforts colossaux qu’il reste à faire en cette matière : combattre les pratiques délétères destinées à lutter contre cette dimension importante, mais trop négligée, de la crise globale que subit le monde contemporain. (M. Éric Bocquet applaudit.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je remercie le sénateur Parigi pour son intervention, à laquelle je répondrai en deux points.
D’abord, sur la question des moyens du contrôle fiscal. Vous le savez, je présenterai prochainement un plan de lutte contre les fraudes fiscales, sociales et douanières, auquel un certain nombre d’entre vous ont contribué en acceptant de faire partie du groupe de travail que j’ai proposé de constituer à l’ensemble des groupes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Je pense à M. Rambaud, qui est ici, mais également à M. Bocquet, qui a assisté à des réunions, ainsi qu’à Mmes Goulet et Vermeillet. Je ne peux pas citer tous les participants, mais un véritable travail a été mené.
À l’occasion de la présentation de ce plan, j’annoncerai un renforcement sensible des moyens du contrôle fiscal. J’ai déjà fait, de manière anticipée, une première annonce : celle du doublement du nombre des officiers judiciaires du SEJF,…
M. Jean-François Husson. Vous auriez pu le faire lorsque nous l’avons proposé !
M. Gabriel Attal, ministre délégué. … une mesure qui avait effectivement été proposée par la commission des finances – et je salue le rapporteur général Husson, le président Raynal et Mme Vermeillet qui était, me semble-t-il, intervenue sur le sujet dans le débat sur la fraude fiscale. (Mme Nathalie Goulet le confirme.) Comme vous pouvez le constater, j’entends le Sénat et j’ai annoncé cette mesure par anticipation. D’autres annonces seront faites dans le cadre du plan sur le renforcement des moyens.
Second sujet sur lequel je veux revenir : le dispositif de 2019. Je n’occupais pas mes fonctions actuelles, mais, d’après ce qu’on m’a expliqué, mes prédécesseurs et la majorité parlementaire de l’époque à l’Assemblée nationale avaient revu le dispositif adopté afin qu’il soit conforme à la fois à la Constitution et à nos conventions fiscales. La grande crainte était celle, si ce dispositif n’était pas revu, d’une possible censure par le Conseil constitutionnel en raison – je le redis – d’une non-conformité à la Constitution et à nos conventions fiscales.
Il est trop tôt pour dire si le dispositif a un impact ou non. À la suite de l’adoption de celui-ci, une diminution du prêt-emprunt de titres autour des dates de versement des dividendes a été constatée. Faut-il voir dans cette corrélation un lien de causalité ? Il faut, me semble-t-il, être prudent et attendre quelque temps avant de le dire. Mais ce pourrait être un premier impact visible, même si – et nous y reviendrons dans ce débat – nous cherchons évidemment à parfaire notre doctrine et notre action sur ce sujet.
Mme le président. La parole est à M. Didier Rambaud. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Didier Rambaud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le mardi 28 mars 2023 fera date dans l’histoire bancaire française. En effet, des perquisitions ont eu lieu dans pas moins de cinq grandes banques. Cette opération, la plus importante menée par le parquet national financier de toute son histoire, intervient dans le cadre d’enquêtes ouvertes pour fraude fiscale aggravée et blanchiment aggravé de fraude fiscale.
Bien que les investigations soient toujours en cours, ces mises en examen montrent l’importance présumée des fraudes fiscales aux dividendes sur le sol français. En effet, BNP Paribas et la Société Générale, sociétés visées par ces perquisitions, représentent à elles seules 61 millions de clients selon le site Statista.
Mes chers collègues, face à un tel séisme, revenons d’abord sur la définition de la fraude aux dividendes. Derrière cette appellation, aux origines diverses et protégées, la manipulation entraînant cette fraude fiscale aux dividendes se nomme le CumCum, une expression qui signifie « arbitrage de dividendes ».
Le principe est le suivant : un investisseur non-résident qui détient des actions d’une entreprise cotée en France transfère temporairement, vers la date de versement du dividende, la propriété de ses titres à un établissement bancaire français. Les banques étant domiciliées en France, elles ne sont pas soumises à cet impôt qui concerne les étrangers. L’actionnaire récupère ensuite son titre une fois le dividende versé, mais il faut préciser une chose importante : il est exonéré d’impôt.
Par d’ailleurs, nous pouvons mettre le doigt sur un autre phénomène qui constitue lui aussi une fraude fiscale aux dividendes : il se nomme le CumEx. Cette pratique a été mise en lumière en octobre 2018 grâce à une enquête menée par un groupe de médias internationaux, intitulée CumEx Files. Le principe de cette opération consiste à s’échanger, entre investisseurs, la même action autour de la date de paiement du dividende. Cette action entraîne une confusion dans l’administration fiscale qui ne parvient pas à déterminer le véritable bénéficiaire du dividende : chacun reçoit ainsi une attestation fiscale au titre de l’impôt sur les revenus du capital, pourtant payé une seule fois.
D’après la même enquête, la fraude aux dividendes aurait coûté au moins 33 milliards d’euros de recettes fiscales à la France entre 2000 et 2020.
Nous comprenons donc clairement que les acteurs concernés par cette fraude profitent d’un vide juridique.
Le problème étant maintenant identifié, plusieurs questions se posent à nous : quelle réponse législative et/ou réglementaire y apporter, à l’échelle de la France, à l’échelle européenne et internationale ? Avec quel calendrier et avec quels partenaires ?
Car, comme toujours dès qu’il s’agit de lutter contre les fraudes, la coopération est une des clés de l’efficacité ! Or, si nous voulons justement gagner en efficacité demain, nous devons bien évidemment trouver des partenaires, qui, jusqu’à présent, n’ont pas souhaité le devenir.
Et si nous ne pouvons pas convaincre tous les pays de nous rejoindre dans ce combat contre la fraude aux dividendes, peut-être pourrions-nous les y contraindre encore davantage que ce qui a été fait jusqu’à présent.
Mais une question demeure : comment, concrètement ?
Avec quels leviers pouvons-nous établir un rapport de force avec les pays qui, aujourd’hui, sont indéniablement silencieux, voire dans une certaine mesure complices de telles pratiques ?
Mes chers collègues, si nous reconnaissons que des réponses à l’échelle européenne ou internationale sont complexes et délicates à mettre en œuvre, il n’en demeure pas moins que nous pouvons d’ores et déjà apporter une réponse au vide juridique existant au sein de notre droit positif français.
Je me rappelle les débats que nous avions eus lors de l’examen des projets de loi de finances en 2019 et en 2022. Je me souviens notamment du dispositif initialement proposé par notre collègue Albéric de Montgolfier, repris par le rapporteur général Jean-François Husson.
Les schémas abusifs s’appuient sur des opérations de prêt ou de cession de titres, qui sont des opérations très courantes de couverture de position et font partie de l’activité normale des marchés, en France comme ailleurs. Il convient donc de ne cibler que les situations abusives dans lesquelles le non-résident évite délibérément la retenue à la source sur les dividendes.
Sur le plan international, l’instrument multilatéral Base Erosion and Profit Shifting (Beps), ou érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices, qui a été ratifié en 2018, vient progressivement modifier nos conventions.
Dans quelle mesure cet instrument permet-il précisément de remettre en cause les avantages des conventions en cas d’usage abusif, et notamment de treaty shopping ?
Le treaty shopping, appelé aussi « chalandage de traités », désigne la pratique des investisseurs qui cherchent délibérément à bénéficier de la protection plus avantageuse d’un traité bilatéral d’investissement (TBI) signé entre un État dont ils n’ont pas la nationalité et l’État hôte dans lequel ils ont investi.
Bien évidemment, je ne suis pas le seul à le penser : j’espère que le plan antifraude que vous présenterez bientôt, monsieur le ministre, permettra de gagner en efficacité pour endiguer ce phénomène mondial.
Car, au fond, lutter contre les fraudes, c’est agir sur bien d’autres aspects tout aussi importants pour notre démocratie. En luttant contre les fraudes sous toutes leurs formes, nous agissons pour restaurer la confiance de nos concitoyens dans l’action publique.
En ces temps où notre administration et nos institutions sont sans cesse remises en cause, tantôt à juste titre, tantôt injustement, je crois, mes chers collègues, qu’un tel combat est crucial. Tellement crucial qu’il doit être l’une de nos boussoles. C’est une priorité pour le Président de la République et, en tant que parlementaire, je poursuivrai mon engagement en ce sens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
Mme Nathalie Goulet. Bravo !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je vous remercie, monsieur le sénateur Rambaud, pour votre intervention : elle montre que, pour nous, l’enjeu est d’être capable d’identifier les bénéficiaires effectifs des flux. Vous avez parlé de la nécessaire coopération avec un certain nombre de pays ; nous avons aussi décidé d’actionner le levier de la responsabilité des banques, qui doivent effectuer les diligences nécessaires pour identifier le bénéficiaire in fine des flux.
C’est, selon nous, l’esprit de la loi, que nous avons souhaité réaffirmer dans un Bulletin officiel des finances publiques (Bofip), c’est-à-dire un document de l’administration fiscale, publié au mois de février dernier. Il indique que la responsabilité d’identifier le bénéficiaire ultime du flux incombe aux établissements financiers. Il ne vous aura pas échappé que ce Bofip a été attaqué devant la justice administrative par des établissements bancaires et financiers.
Mais, je le redis, de notre point de vue et de celui de l’administration fiscale, l’esprit de la loi est que les établissements financiers et bancaires doivent réaliser les démarches permettant d’identifier le bénéficiaire effectif des flux qui sont engagés au titre du versement des dividendes, de la même manière qu’ils ont des responsabilités sur la question du blanchiment par exemple, avec des dispositifs et des clauses qui existent d’ores et déjà.
Mme le président. La parole est à M. Vincent Éblé.
M. Vincent Éblé. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au lendemain de la mobilisation de près de deux millions de Français pour demander plus de justice sociale tout en exprimant une très grande hostilité à la réforme des retraites, je salue le choix de nos collègues du groupe communiste d’avoir proposé un débat sur le phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes.
Il est de notoriété publique que nombre d’entreprises multinationales utilisent des stratégies de réduction de leur imposition. Ces pratiques représentent une perte de plusieurs milliards d’euros chaque année en recettes fiscales. Cela a des conséquences directes sur les services publics et les politiques sociales essentielles. Les experts évaluent la fraude fiscale globale entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Ce volume nécessite de trouver des solutions, singulièrement en des temps budgétaires difficiles pour nos comptes publics. Nos concitoyens sont très sensibles à ces questions, car ils sont demandeurs d’équité fiscale entre tous.
Je veux ici concentrer mon propos sur les scandales financiers révélés par un consortium d’investigation – qui doit en être félicité –, tels les systèmes complexes des CumEx Files ou des CumCum, dont le circuit a très largement facilité la fuite de dividendes à l’étranger, échappant ainsi à toute imposition. Ce type de pratiques interroge sur la frontière entre l’optimisation fiscale et la fraude, qui est parfois difficile à cerner. Néanmoins, à partir du moment où la question de cette distinction est posée, il est évident que notre travail est d’adapter la législation et de réprimer les comportements d’évitement fiscal, qui sont moralement et politiquement inacceptables.
Notre commission des finances travaille depuis longtemps sur ces questions, ce qui lui a permis de réagir très vite lors de la révélation de l’affaire en 2018. En effet, président de ladite commission à cette date, nous avions déposé durant l’examen du projet de loi de finances pour 2019, avec Albéric de Montgolfier, alors rapporteur général, un amendement qui visait à apporter une solution aux comportements fiscaux douteux. Celui-ci avait été adopté à l’unanimité par le Sénat.
Le dispositif tenait en deux points.
Un premier visait à contrer les montages dits internes, lorsque des propriétaires d’actions non-résidents prêtent leurs titres au moment du versement des dividendes afin d’échapper à la retenue à la source. Nous avions proposé d’instaurer une retenue au taux forfaitaire de 30% sur " tous les flux financiers qui correspondent indirectement à la rétrocession d’un dividende à un actionnaire non-résident ". Les banques ainsi taxées pouvaient obtenir le remboursement de cette retenue fiscale seulement si elles étaient en capacité de prouver que l’objet du prêt-emprunt de titres n’était pas fiscal.
Le second point visait à lutter contre les schémas d’évasion ou de fraude dits externes, qui voient des propriétaires d’actions les prêter, toujours autour de la date de versement des dividendes, au résident d’un État dont la convention fiscale signée avec la France ne prévoit aucune retenue à la source. C’est notamment le cas des conventions passées avec nombre de pays de la péninsule arabique. Pour contrer de tels dispositifs de contournement de l’impôt difficilement repérables par l’administration fiscale, la solution proposée consistait cette fois à obliger l’établissement payeur – la banque – à appliquer par défaut le taux interne de 30%. Là encore, le bénéficiaire aurait pu réclamer le remboursement de l’impôt s’il présentait les justificatifs nécessaires.
En résumé, nous avions proposé d’inverser la charge de la preuve.
Malheureusement, ce bouclier antifraude a été vidé de sa substance par l’Assemblée nationale durant la navette parlementaire. Je le regrette fortement. En effet, en 2018, nos estimations de pertes pour le budget de l’État étaient évaluées à 3 milliards d’euros par an. Dans les délais écoulés, avec notre dispositif, nous aurions dû produire environ 12 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires. Ces moyens manquent cruellement dans nos caisses, notamment quand on rapproche cette somme du montant du déficit putatif de nos caisses de retraites, celui que le Gouvernement souhaite résorber par la réforme aujourd’hui contestée.
Monsieur le ministre, pourquoi, avec le gouvernement de l’époque, n’avez-vous pas soutenu notre amendement ou, à tout le moins, proposé une véritable amélioration du dispositif ?
Le Gouvernement s’était engagé en 2019 à nous présenter un bilan de situation pour légiférer de manière pertinente : où en est ce travail ?
Depuis cette date, aucun nouveau dispositif n’a été élaboré pour véritablement traiter la question que j’évoque ici. Qu’attendez-vous ? Le temps passe, mais le sujet demeure. Aujourd’hui, la prévision de distribution des dividendes des entreprises du CAC 40 est annoncée comme un record pour l’année 2022, celles-ci affichant plus de 140 milliards d’euros de résultat net. En cette période, les Français comprendraient mal s’il devait encore y avoir des dividendes échappant à toute taxation.
Concernant les procédures en cours, dont vous avez dit, monsieur le ministre, qu’elles étaient largement médiatisées, il faut distinguer les perquisitions, que j’imagine actionnées par la justice, et une perspective d’accord entre l’administration fiscale et le Crédit Agricole. Est-ce le retour du verrou de Bercy ?
Dans tous les cas, il n’est jamais trop tard pour agir.
À défaut de meilleurs dispositifs, notre bouclier antifraude reste à la disposition du Gouvernement et pourrait produire rapidement des effets utiles pour nos comptes publics.
Dans cette période de tension pour notre pays, appuyez-vous sur la sagesse du Sénat, qui n’est pas inutile en matière de fraude et d’évasion fiscale ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Éric Bocquet et Mme Nathalie Goulet applaudissent.)
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Si je retiens un sujet, parmi les différents qui ont été abordés, sur lequel je n’ai pas encore apporté de réponse depuis le début du débat, c’est celui des conventions fiscales nous liant à un certain nombre de pays et qui prévoient des taux nuls de retenue à la source pour le versement des dividendes. Ce sujet avait d’ailleurs animé notre discussion lors de l’examen du projet de loi de finances.
La liste des pays concernés est assez réduite.
Mme Nathalie Goulet. Oui !
M. Gabriel Attal, ministre délégué. La renégociation est un bon objectif, qui peut parfois être difficile à atteindre. Mais elle mérite d’être engagée. Je peux vous annoncer que nous venons de parvenir à un accord avec l’administration de la Finlande, qui fait partie des rares pays avec lesquels notre convention fiscale prévoit aujourd’hui un taux nul de retenue à la source, pour une révision de la convention fiscale afin de passer à un taux standard de 15%.
Cet accord entre nos administrations a été long à trouver, et il faut en général un certain temps pour le traduire dans les faits. Vous serez saisis de la ratification de cette nouvelle convention fiscale au cours de l’année 2024. Mais c’est bien la preuve qu’il est possible de renégocier, y compris pour passer d’un taux nul à un taux de 15 %.
Je n’ai pas répondu précédemment à la question du sénateur Rambaud sur le standard Beps. Nous y sommes évidemment très favorables dans le cadre des discussions à l’OCDE, car cela permettrait d’avoir une forme de clause générale anti-abus qui s’appliquerait à l’ensemble des pays avec lesquels nous avons des liens.
Mme le président. La parole est à M. Vincent Éblé, pour la réplique.
M. Vincent Éblé. Je veux simplement indiquer à M. le ministre que notre proposition vise à agir avant la transmission de la détention des actions dans un pays tiers. Nous demandons que soit taxé l’établissement français qui détient les titres, lequel serait alors redevable de cette taxe à hauteur de 30%. Il n’est pas nécessaire de toucher aux conventions fiscales.
Mme le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli.
M. Pascal Savoldelli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous ne serez pas étonnés que je me félicite de ce débat demandé par mon groupe, qui nous permet de prendre un peu de hauteur face à l’amalgame que ne cesse de faire le Gouvernement, en mettant sur un pied d’égalité la fraude fiscale et la fraude dite sociale.
Monsieur le ministre, je ne vous citerai pas, mais deux de vos collègues, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, stigmatisent les étrangers qui frauderaient les prestations sociales. Préférer gouverner par la peur de l’étranger, en créant un ennemi imaginaire alors même que le monde bancaire et financier est bien plus responsable de l’aggravation des inégalités, me paraît un jeu dangereux !
Cela a été dit par certains de mes collègues, il s’agit là d’une manipulation grossière, car nous savons tous ici que le montant estimé des fraudes fiscales se situe entre 80 milliards et 100 milliards d’euros, dont moins de 14% ont été recouvrés en 2019, quand la fraude aux prestations sociales de la caisse d’allocations familiales (CAF) n’atteint, cette année-là, même pas le milliard d’euros. Il faut arrêter ces amalgames et ces manœuvres grossières – il serait bien que nous en prenions acte aujourd’hui. Cessons d’attiser les peurs et d’insuffler la haine pour justifier le durcissement des politiques et l’incapacité à faire des économies sur le résultat des entreprises !
Pour cette seule infraction des CumCum, pour seulement cinq banques, le montant indûment détourné des caisses de l’État pourrait s’élever à 3 milliards d’euros. Trois fois plus que la priorité politique gouvernementale du moment !
Je vous pose donc la question, monsieur le ministre : disposons-nous bien de tous les outils législatifs pour préserver nos recettes fiscales de la fraude aux dividendes ? Vous avez commencé à y répondre, mais j’aimerais que vous alliez plus loin.
Aucune disposition n’a pourtant été prévue dans le dernier budget, si ce n’est de rejeter les propositions quasi unanimes du Sénat pour lutter contre ce pillage fiscal qu’est la fraude aux dividendes.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui…
M. Pascal Savoldelli. L’administration s’appuie dans ses investigations sur la notion d’abus de droit et, plus récemment, sur une jurisprudence européenne datant de 2019 relative aux " bénéficiaires effectifs " des exonérations fiscales, ainsi que sur une décision du Conseil d’État allant dans le même sens. Ce changement permet de déterminer, en cas de cession de titres, l’entité qui a un réel intérêt économique dans l’opération. Question : le droit français doit-il s’adapter à ce revirement jurisprudentiel ou, en tout cas, l’accompagner ?
Les enquêtes en cours ouvertes et diligentées par le parquet national financier attestent d’un phénomène d’ampleur, qui n’est pas nouveau – il a même une certaine ancienneté. Je me souviens que notre ancien rapporteur général, Albéric de Montgolfier, avait montré que le volume d’opérations de prêt-emprunt de titres était, en 2018, multiplié par huit à la période de détachement de dividendes.
Monsieur le ministre, qu’en est-il pour la période récente ?
La résurgence, à la faveur des investigations du PNF, de la fraude aux dividendes s’inscrit dans un contexte qui donne – vous en conviendrez – une acuité toute particulière à cette problématique.
Premièrement, quand nous cherchons quelques milliards d’euros pour les retraites, mais que les prélèvements sociaux sur les dividendes échappent au financement de la protection sociale, il est difficile de ne pas y voir au moins une partie de la solution.
Deuxièmement, parce qu’il y a une véritable passion française pour les dividendes depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir – vous avez dit, lors de votre audition, qu’il fallait arrêter d’employer le terme " paradis " : je change donc de terme pour parler de " passion ". L’instauration du prélèvement forfaitaire unique, la fameuse flat tax, a produit dès la première année, en 2018, une explosion de 60% des dividendes versés aux particuliers, qui se sont élevés cette année-là à 23,2 milliards d’euros.
La conséquence, comme l’indiquait France Stratégie, est que la fortune des 0,1% de Français les plus aisés a augmenté de seulement 25% depuis 2017. Autant vous dire qu’ils sont encore bien plus riches depuis… Au moins, ils peuvent vous remercier !
L’année dernière, la folie se poursuivait. La France est le pays qui a connu la croissance la plus importante du montant de dividendes versés en Europe : 59,8 milliards d’euros, soit une croissance de 4,6%. Une tendance soutenue par 95% des entreprises, qui ont maintenu ou augmenté leurs dividendes par rapport à 2021. Autant de valeur qui échappe aux travailleurs, aux investissements et aussi, disons-le, à l’administration fiscale.
Records de dividendes, records de rachats d’actions, et, pourtant, les dividendes que l’on ne peut pas frauder sont ceux que l’on n’a pas versés !
C’est pourquoi nous avions proposé, quasi unanimement, des amendements aux projets de loi de finances pour 2019 et 2022 pour instituer des dispositifs permettant de mieux lutter contre la fraude aux arbitrages de dividendes.
Mais il faut aller plus loin, on le sait, et d’autres collègues ici en sont convenus. Nous devons enrayer la fuite de 140 milliards d’euros, par l’entremise de la Commission européenne ou de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans l’attente de telles initiatives, nous devrions renégocier systématiquement les conventions fiscales bilatérales. Vous avez évoqué la Finlande, mais il faut élargir le champ à d’autres pays, comme le Luxembourg. (Mme Nathalie Goulet s’exclame.) Et là, il faut faire bien plus qu’une renégociation sur la question de la retenue à la source sur les dividendes…
Mme le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Pascal Savoldelli. Nous pouvons aussi déterminer les cas pour lesquels les prêts-cessions de titres sont légitimes.
Monsieur le ministre, vous avez cent jours pour faire tout cela ! (Rires sur les travées des groupes CRCE et SER. – Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. Vincent Éblé. Et tout le reste !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Monsieur le sénateur, vous avez critiqué l’instauration de la flat tax en citant France Stratégie. Nous avons eu ce débat lors de la discussion du projet de loi de finances, mais je veux vous rappeler que France Stratégie elle-même a indiqué que la flat tax était autofinancée et que la mise en place du prélèvement forfaitaire unique, du fait du surcroît d’activité économique qu’il a engendré, avait permis des recettes supplémentaires conformes à celles que nous retirions auparavant de la taxation sur les dividendes. Je vous adresserai les documents qui me servent de sources.
Vous êtes revenu sur un deuxième sujet : l’évolution du dispositif adopté en 2019. Je le redis : si mes prédécesseurs et la majorité à l’Assemblée nationale ont à l’époque revu le dispositif adopté ici, c’est pour qu’il soit conforme aux normes supérieures, à savoir la Constitution et nos conventions fiscales. La réalité, c’est qu’il avait alors été estimé que le risque était trop grand d’une censure totale du dispositif. Celui qui a été adopté a le mérite de pouvoir s’appliquer et d’avoir été validé par le Conseil constitutionnel. Encore une fois, je pense qu’il est trop tôt pour en mesurer les effets ; j’ai indiqué précédemment ce qui pouvait être considéré comme de premiers effets.
Troisième sujet, vous me demandez s’il faut faire évoluer la loi du fait de ce que vous avez qualifié de revirement jurisprudentiel. Je le redis, mon ministère a publié une nouvelle doctrine fiscale avec le Bofip présenté en février dernier, qui s’appuie sur une jurisprudence du Conseil d’État. Si nous avons publié un Bofip et si nous n’avons pas proposé une évolution législative, c’est que nous considérons que l’esprit de la loi permet déjà d’aller vers ce que j’ai déjà évoqué : la responsabilité pour les établissements financiers d’identifier le bénéficiaire ultime des flux.
Je suis convaincu que le Conseil d’État validera ce Bofip, qui s’appuie – j’y insiste – sur sa jurisprudence même. De notre point de vue, il n’y a pas lieu de faire évoluer la législation sur le sujet.
Mme le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli, pour la réplique.
M. Pascal Savoldelli. Monsieur le ministre, nous n’avons pas la même lecture, ou la même interprétation, des documents de France Stratégie. Je vous redis, et c’est vérifiable, car c’est une citation, que 0,1% des plus riches ont depuis 2017 amélioré leur rendement de 25%. Je connais très peu de petites entreprises, d’artisans, de salariés, de travailleurs indépendants qui ont eu de tels résultats depuis cette date ! C’est le premier point que je souhaitais aborder, qui pose la question de la redistribution.
Vous avez évoqué l’autofinancement de la flat tax. Mais c’est une évidence, on le sait tous ici. Donc actons les évidences ; en revanche, vous savez bien que le sujet est d’une grande actualité. Le taux d’augmentation des dividendes des entreprises est de plus de 60%. Aussi, à la question que nous évoquons aujourd’hui de la fraude fiscale s’ajoute celle de la redistribution. Je vous le redis avec humour, mais insistance : il vous reste un peu moins de cent jours !
Mme le président. La parole est à Mme Sylvie Vermeillet.
Mme Sylvie Vermeillet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe CRCE nous propose ce soir un sujet épineux, ardu, mais passionnant, et je le remercie, au nom de mon groupe, de nous inviter à cette réflexion.
Les membres de la commission des finances se souviennent de l’exceptionnelle audition du 1er décembre 2021 sur les outils de lutte contre les pratiques d’arbitrage de dividendes, au cours de laquelle le chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la DGFiP, M. Iannucci, avait bien du mal à se faire comprendre par le directeur général délégué de la Fédération bancaire française, M. Barel.
Entre contrôle de l’encaissement de l’impôt dû et menace de perte de compétitivité des établissements bancaires français à l’échelle mondiale, les logiques se sont combattues avec courtoisie, mais sans concessions.
Tout d’abord, les pratiques en matière de CumCum et de CumEx ont cours depuis maintenant tant d’années que tout se passe, du point de vue des utilisateurs, comme si elles étaient normalisées, voire légalisées. Les enjeux financiers sont désormais tels qu’ils sont considérés comme acquis et que toute tentative de suppression dans un pays rendrait son gouvernement responsable de la perte de compétitivité de ses banques. Dans le même temps, personne ne s’inquiéterait des milliards d’impôts qui échapperaient aux États…
Pourtant, mieux vaut tard que jamais : même si nos administrations fiscales européennes ont eu du mal à appréhender ces phénomènes de fraude, elles méritent tout notre soutien pour ne rien lâcher dans la bagarre et reprendre le dessus. Elles ont surtout besoin de moyens pour parvenir à y voir clair.
Comme le dit avec sagesse M. Iannucci : " L’objectif principal est d’identifier les abus, sans toutefois paralyser les marchés financiers, notamment les opérateurs français. " Il ajoute : " C’est un problème de compétences. Comment avoir des vérificateurs suffisamment spécialisés, ayant des compétences pointues sur ces mécanismes ? "
J’ai déjà dit ici qu’il nous fallait les meilleurs des meilleurs, les former, les recruter, donc les rémunérer à la hauteur de leurs qualités : nul besoin de rappeler ce que gagnent ceux qui sont du côté de l’optimisation ou de la fraude fiscales…
Nous devons ensuite – et j’espère que cela ne relève pas de l’utopie – faire de nos impôts des outils simples, à l’image de la flat tax. La complexité de notre fiscalité fait le bonheur des fraudeurs, qui disposent de tous les moyens de la déjouer. Plus nous cherchons à les punir, plus ils s’échinent à inventer le système qui les affranchit.
Puisqu’ils ont systématiquement un coup d’avance, revenons à des dispositifs plus directs, plus facilement contrôlables par notre administration fiscale. Ne pas le faire nous coûtera toujours plus cher : c’est ainsi que l’administration allemande a remboursé plus de dix fois par action la même retenue à la source sans avoir pu vérifier que l’impôt avait été acquitté.
Par la mise à jour du Bofip du 15 février 2023 et deux rescrits, notre administration apporte des précisions sur l’application de la retenue à la source aux rétrocessions de dividendes de source française à des non-résidents : elle attaque sous l’angle du bénéficiaire effectif afin de cibler le redevable de l’impôt. Bref, elle ne fait pas que contrôler : elle est obligée de réagir à la fraude. Nous n’intégrons pas suffisamment cette réalité lors de nos inventions fiscales.
Pour que l’État reste maître de ses lois de finances, nul besoin d’un miracle : il faut de la détermination et des compétences.
Enfin, dans un esprit de Nation, rien n’interdit aux établissements bancaires français de proposer eux-mêmes des solutions, que nous aurons plaisir à étudier (Mme Françoise Férat et M. Franck Menonville applaudissent.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je remercie Sylvie Vermeillet pour son intervention, qui enrichit utilement notre débat et dans laquelle je me retrouve en grande partie.
Nous avons parfois l’impression que la fraude a un coup d’avance. L’enjeu, c’est d’être capables de porter les évolutions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour essayer d’anticiper un certain nombre de phénomènes. Cela n’est pas toujours facile, comme nous l’avons vu au cours des travaux du groupe de travail sur la lutte contre toutes les fraudes.
Si la loi de 2018, défendue par mon prédécesseur Gérald Darmanin, n’a pas réglé tous les problèmes, elle a permis des progrès très importants sur un certain nombre de sujets relatifs à la lutte contre la fraude fiscale.
Je vous rejoins également sur la possible coopération du secteur. N’opposons pas, en permanence, les uns aux autres.
Oui, il faut identifier les comportements frauduleux, mais sans jeter l’opprobre sur l’ensemble des établissements bancaires et financiers, qui parfois souffrent eux-mêmes de la relative opacité des règles internationales.
Oui, il faut traquer les comportements frauduleux, mais sans affaiblir la place de Paris comme place de référence du système bancaire mondial.
Oui, il faut agir résolument contre les fraudes, mais sans stigmatiser les établissements bancaires, qui, je le rappelle, financent aussi l’activité économique française et les investissements de nos PME, TPE et ETI.
Voilà notre responsabilité : trouver les bons leviers pour agir efficacement. Frauder, c’est se soustraire à la solidarité nationale et aux politiques publiques. Il faut aller chercher la fraude là où elle est, sans stigmatiser ni jeter l’opprobre sur tout un secteur et en travaillant le cas échéant avec ses acteurs, afin qu’ils nous fassent eux-mêmes des propositions : bien évidemment, nous y sommes très ouverts.
Mme le président. La parole est à Mme Sylvie Vermeillet, pour la réplique.
Mme Sylvie Vermeillet. Merci pour votre réponse, monsieur le ministre. L’une des banques initialement visées, comme l’a indiqué Éric Bocquet, a accepté de réviser ses pratiques : pourquoi les autres n’en feraient-elles pas autant ?
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. Christian Bilhac. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Franck Menonville applaudit également.)
M. Christian Bilhac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 2018 éclatait le scandale des CumEx Files, révélé par un consortium international de journalistes lanceurs d’alerte. Comme cela a été dit, cette technique d’évasion fiscale frauduleuse consiste, pour les détenteurs d’actions, à détourner la fiscalité sur leurs dividendes.
Dans le cas des CumEx, ils procèdent à l’échange d’actions, avec des banques complices, avant la date du versement des dividendes, rendant la tâche d’identifier le propriétaire des actions redevable de la taxe difficile, voire impossible pour le fisc ; il est même arrivé que le Trésor public rembourse des trop-perçus imaginaires…
La pratique des CumCum s’appuie, quant à elle, sur les différences de fiscalité entre pays. Des banques européennes ont ainsi aidé leurs clients à échapper à cette taxe sur les dividendes, avec une perte évaluée, en 2018, à 55 milliards d’euros, pour onze États européens.
De nouveaux calculs estiment plutôt à 140 milliards d’euros le montant de ce braquage fiscal à l’échelle mondiale, dont 33 milliards d’euros envolés pour le fisc français sur les vingt dernières années.
En France, il y a un mois, le parquet national financier a conduit la plus vaste opération jamais menée, perquisitionnant cinq banques soupçonnées de blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée, pour complicité d’évasion fiscale visant à échapper à la taxe sur les dividendes sur leurs actions placées dans des entreprises françaises.
Pour mener cette opération, le PNF a mobilisé 16 de ses 19 magistrats, 150 enquêteurs sur les 250 que compte le SEJF de Bercy et a été aidé par six procureurs allemands.
En concluant un accord avec le fisc et en s’acquittant de 35 millions d’euros d’arriérés d’impôts et d’amende, une seule banque a reconnu les faits et accepté un redressement fiscal, échappant ainsi à des perquisitions et des poursuites pénales.
Les autres encourent 1 milliard d’euros de redressement fiscal, assortis d’amendes pénales pouvant aller jusqu’à 50 % de l’impôt dû.
Le groupe CRCE, que je remercie pour l’inscription de ce débat à l’ordre du jour, nous donne l’occasion de rappeler qu’un amendement du Sénat avait été rejeté en 2018 par l’Assemblée nationale et que les recommandations de la mission d’information du Sénat, publiées en 2022, n’ont pas non plus été entendues, malgré des pistes pertinentes comme la production de données sur la fraude fiscale pour le budget de 2024, le doublement du nombre d’officiers fiscaux judiciaires – qui sont 40 aujourd’hui –, la révision des " conventions fiscales internationales prévoyant un taux de retenue à la source nul sur les dividendes ", etc.
Monsieur le ministre, vous avez mis en place un groupe de travail, dont je suis membre, pour préparer un plan de lutte contre la fraude fiscale, douanière et sociale qui rendra ses conclusions très prochainement. Je ne doute pas que vous tiendrez compte de notre débat.
Renforcer l’arsenal de l’État, y compris en passant par la loi, est essentiel pour combattre les nouvelles formes de fraude fiscale, avec de nouveaux outils. Il faut aussi des mots justes, et vous les avez employés, monsieur le ministre : ces pratiques sont frauduleuses et la haute finance joue sur la frontière étroite entre optimisation fiscale légale et évasion fiscale frauduleuse. Il ne peut y avoir de double langage face à une fraude qui prive l’État des moyens d’agir pour l’intérêt général.
Les progrès du data mining et des algorithmes sont encourageants, mais le recrutement et la formation de personnes compétentes en nombre suffisant sont primordiaux. Investir des moyens de grande ampleur pour récupérer les milliards d’euros de l’évasion fiscale aux dividendes serait très utile, pour reprendre l’exemple avancé par notre collègue Bocquet, pour financer les retraites des Français, mais aussi pour redresser nos finances publiques à l’heure où la note de la France vient d’être abaissée par l’agence Fitch.
En matière de fraude fiscale, le filet antifraude doit être à la fois à fine maille et solide, non pas comme la toile d’araignée, qui, comme chacun le sait, capture les moucherons, mais laisse passer les bourdons. (Sourires. – Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mme Sylvie Vermeillet applaudit également.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Merci monsieur le sénateur pour votre intervention, qui me permet de rebondir sur deux points que vous avez évoqués : les révélations des papers – Panama Papers et Paradise Papers – et le plan de lutte contre les fraudes que je présenterai prochainement.
L’administration fiscale a beaucoup travaillé ces dernières années sur la base de ces fameux papers, révélés par des lanceurs d’alerte et des consortiums de journalistes. Je souhaite que la France produise ses propres papers, en se dotant d’outils permettant d’aller chercher l’information. Cela fait partie des dispositifs que j’annoncerai dans le cadre du plan de lutte contre la fraude fiscale.
Votre question me permet aussi de faire un point à date sur les papers.
Les Panama Papers, révélés par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) en avril 2016, ont conduit à un très gros travail de l’administration fiscale, avec la mobilisation de l’assistance internationale. À la suite des contrôles et des régularisations, nous avons identifié, au 30 septembre 2022, environ 200 dossiers concernant des résidents français, pour un montant récupéré de près de 180 millions d’euros.
S’agissant des Paradise Papers, révélés en 2017 et en 2018, nous en sommes à 35 dossiers identifiés concernant des résidents français, pour un montant récupéré d’environ 12 millions d’euros et les travaux se poursuivent.
Vous le voyez : l’administration fiscale a engagé un gros travail à la suite de ces révélations.
L’un des enjeux du plan de lutte contre les fraudes que je présenterai est de nous doter d’outils qui nous permettent de récupérer l’information auprès de ceux qui contribuent à cette évasion fiscale par la dissimulation d’avoirs à l’étranger. Je ferai des annonces très concrètes en ce sens.
Mme le président. La parole est à M. Jean-François Husson. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Husson. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite tout d’abord remercier nos collègues du groupe CRCE d’avoir proposé ce débat, qui s’inscrit dans la continuité des travaux de notre commission des finances et de notre assemblée depuis la publication des CumEx Files en 2018.
Dès la divulgation de ces pratiques d’arbitrage de dividendes, qui coûteraient à la France entre 1 et 3 milliards d’euros par an, le groupe de suivi de notre commission des finances sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales s’était immédiatement emparé de ce sujet en proposant notamment un dispositif anti-abus. Celui-ci fut adopté par le Sénat dans le cadre de la loi de finances pour 2019, grâce au vote d’amendements identiques présentés par la quasi-totalité des membres du groupe de travail, et notamment par mon prédécesseur, Albéric de Montgolfier.
Le dispositif tendait à lutter contre les montages internes et externes d’arbitrages de dividendes. Nous savons tous ici de ce qu’il en advint : le Gouvernement de l’époque et sa majorité à l’Assemblée nationale l’ont, malheureusement, considérablement affaibli.
Le mécanisme anti-abus a été restreint aux seules opérations de prêt-emprunt de titres, empêchant de mieux lutter contre des montages reposant sur des produits plus complexes.
Surtout, l’utilisation abusive des conventions fiscales prévoyant des taux de retenue à la source sur les dividendes de 0% a perduré, le Gouvernement n’ayant jamais cherché à renégocier ces conventions.
Parallèlement, l’administration fiscale, le PNF et les enquêteurs du service d’enquêtes judiciaires des finances et de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale ont engagé des travaux pour identifier ces montages et le préjudice fiscal pour l’État, au détriment de l’ensemble des citoyens.
Avant même les spectaculaires perquisitions dont la presse s’est fait l’écho en mars dernier, la mission d’information de notre commission des finances sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, dont j’étais le rapporteur, avait salué le travail réalisé par les services d’enquête et appelé à un renforcement de leurs moyens humains.
Leur professionnalisme et leur capacité à traiter des dossiers très complexes sont reconnus et les dossiers qui leur sont confiés sont de plus en plus nombreux, sans accroissement proportionnel de leurs moyens.
Lors de l’examen de la loi de finances pour 2023, nous avions proposé un redéploiement de crédits pour doubler les effectifs d’officiers fiscaux judiciaires du SEJF d’ici à cinq ans. Malheureusement, monsieur le ministre, vous aviez émis un avis défavorable. Mais, depuis lors, vous avez fait acte de contrition, car quelques mois plus tard, vous annonciez un renforcement du SEJF dans le cadre du futur plan de lutte contre la fraude. Quelle perte de temps ! Quel manque d’anticipation !
Répondre aux CumEx Files, et plus généralement à tous les montages fiscaux abusifs de grande ampleur, c’est donc d’abord renforcer les moyens des services d’enquêtes et de poursuites. C’est ensuite savoir qualifier ces montages et mettre en place des dispositifs anti-abus véritablement efficaces.
Nous savons que le scandale des CumEx Files n’a pas touché tous les pays avec la même ampleur. L’Allemagne aurait subi les pertes les plus importantes, de l’ordre de 50 milliards d’euros. En effet, contrairement à la France, le système allemand a permis à certains intermédiaires de demander le remboursement de la retenue à la source sur les dividendes, alors même qu’aucune retenue n’avait été opérée. Ces remboursements indus sont les plus facilement qualifiables de fraude.
Les montages, internes et externes, qui se sont développés en France sont plus difficiles à caractériser et se situent à la frontière entre fraude, optimisation et évasion fiscales. Nous l’avons longuement évoqué lors de la table ronde organisée par la commission des finances en décembre 2021 et qui avait vocation à poursuivre nos travaux sur le sujet.
Il convient en effet, pour l’administration fiscale comme pour les enquêteurs, puis les magistrats, de distinguer ce qui relève du fonctionnement normal des marchés de ce qui relève de manœuvres abusives. Il ne s’agit évidemment pas de paralyser les marchés financiers : le recours à des opérations de prêt-emprunt de titres ou de vente à découvert peut évidemment se justifier d’un point de vue économique, pour assurer la liquidité du marché et pour améliorer le mécanisme de formation des prix. Néanmoins, les autorités de supervision nationales comme européennes considèrent que, si ces opérations sont utiles, elles comportent un risque de déstabilisation et d’abus.
L’Autorité européenne des marchés financiers relevait ainsi, en septembre 2020, que les montages internes et externes d’arbitrages de dividendes présentaient plusieurs marqueurs de fraude fiscale.
Il faut donc arriver à distinguer ce qui relève du fonctionnement courant des marchés de ce qui relève de l’exceptionnel. Peut-on dire qu’un surplus de valorisation de titres prêtés à la date de détachement de dividendes de 160 milliards d’euros relève du fonctionnement normal des marchés ? Il est permis de suspecter dans cette manœuvre un objectif avant tout fiscal, pour faire en sorte que les personnes redevables de la retenue à la source sur les dividendes ne soient plus propriétaires du titre au moment de leur versement.
Je fais confiance aux enquêtes menées pour nous apporter de premiers éclairages sur la qualification de tels montages d’arbitrages de dividendes.
Il nous reviendra ensuite, à nous législateur, d’en tirer les conséquences. Faudra-t-il renforcer le dispositif anti-abus introduit sur l’initiative de notre assemblée ? L’abus de droit et l’identification des bénéficiaires effectifs sont-ils suffisants pour faire toute la lumière sur des schémas potentiellement abusifs ?
Comptez sur moi pour poursuivre les travaux de la commission sur le sujet, y compris dans nos fonctions de contrôle. Je rappelle à ce titre que la recommandation n° 20 du rapport de notre mission d’information demandait au Gouvernement de renégocier certaines conventions fiscales pour prévenir la mise en place de montages abusifs.
Renforcer les services d’enquêtes spécialisés, évaluer le dispositif anti-abus et renégocier les conventions fiscales : voilà ce que serait une réponse claire au phénomène des CumEx Files.
Monsieur le ministre, à vous de jouer ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Merci, monsieur le rapporteur général Husson. Oui, la commission des finances a réalisé un très gros travail, que je tiens à saluer.
Il est vrai qu’un amendement avait été déposé lors de l’examen du projet de loi de finances sur le SEJF. J’en avais demandé le retrait, dans l’attente des travaux du groupe de travail sur la fraude fiscale. Je ne le regrette pas, car votre amendement prévoyait un doublement du nombre d’officiers du SEJF d’ici à 2027, là où je propose un doublement d’ici à 2025 : nous irons donc plus vite que ce que vous aviez prévu avec votre amendement. L’esprit est le même que ce que vous aviez proposé et je vous en remercie.
J’en profite pour saluer les équipes de la DGFiP, qui font le travail d’action administrative. On parle beaucoup du SEJF, dont le travail doit être salué – c’est pourquoi ses effectifs d’officiers seront doublés –, mais à côté du volet judiciaire, il y a aussi le volet administratif.
Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !
M. Gabriel Attal, ministre délégué. L’action de mise en conformité des banques, menée par les équipes de la direction générale des finances publiques, a permis de recouvrer 2,5 milliards d’euros ces dernières années. Nous devons aussi les saluer dans nos interventions.
Sur le renforcement des moyens du SEJF que vous aviez proposé, j’ai annoncé que nous le ferons.
Sur l’évaluation de la clause anti-abus, j’ai apporté de premiers éléments et indiqué que la nouvelle doctrine fiscale publiée en février dernier nous permettra d’être plus efficaces.
Sur les conventions fiscales, j’ai annoncé l’aboutissement d’une renégociation avec un pays qui prévoit aujourd’hui un taux nul pour la retenue à la source du versement de dividendes.
Nous avançons donc sur les trois leviers que vous avez mentionnés. Nous souhaitons bien entendu aller plus loin et je suis convaincu que nous y parviendrons ensemble.
Mme le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.
M. Pierre-Jean Verzelen. Merci à nos collègues du groupe CRCE d’avoir proposé ce débat qui fait partie de la vie de la société.
Les perquisitions menées par le PNF au siège de plusieurs banques en mars dernier feront date. Elles ont remis dans l’actualité deux pratiques financières aux accents latins : les CumCum et les CumEx.
Les CumEx avaient déjà fait les gros titres en 2018, lors des révélations de seize médias internationaux, dont Le Monde. Les perquisitions de mars dernier en sont d’ailleurs la conséquence : elles font suite aux enquêtes préliminaires ouvertes en décembre 2021 sur des soupçons de fraude fiscale aggravée et de blanchiment, contre plusieurs grandes banques.
Pourtant, ce sont les CumCum qui sont à présent au cœur des débats. C’est sur ces pratiques que le PNF enquête désormais, afin de déterminer s’il s’agit bien de fraude fiscale, c’est-à-dire si l’intention d’échapper à l’impôt est caractérisée.
Qu’est-ce qui les différencie ? À peu près la même chose que ce qui différencie l’optimisation fiscale de la fraude fiscale. Dans les deux cas, il s’agit de transférer temporairement un titre financier, afin de diminuer la fiscalité sur les dividendes perçus. Dans les deux cas, le titre est transféré avec le bénéfice du dividende auquel il donne droit.
Mais dans le cas des CumEx, la propriété du titre est également transférée afin de tromper l’autorité fiscale. Dans le cas des CumCum, l’opération s’effectue dans un cadre légal, où des intermédiaires opèrent pour le compte des détenteurs de titres afin d’améliorer leur rendement.
La première des réponses à la fraude fiscale, c’est la clarification, entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Il appartient au Parlement d’écrire la loi et donc de donner cette première réponse. Mais ce n’est pas notre rôle d’entretenir la confusion entre fraude et optimisation fiscales.
Cette clarification vaut aussi pour les montants qui sont en jeu. Or, en la matière, le flou prédomine. Comment en serait-il autrement ? Par essence, la fraude fiscale est ce qui échappe au cadre légal, et donc à la calculette de Bercy.
Les médias ont diffusé de nombreux chiffres. On parle de milliards, souvent de dizaines, voire de centaines de milliards. On a évoqué le chiffre de 140 milliards d’euros de recettes publiques perdues à l’échelle internationale et de 33 milliards rien que pour la France. Il s’agit cependant d’une estimation sur vingt ans, ce qui réduit la facture annuelle.
La guerre des chiffres doit pourtant avoir lieu. Lors de son audition par la commission des finances du Sénat, Alexandra Givry, directrice de la direction des données et de la surveillance de l’Autorité des marchés financiers (AMF), a avancé une fourchette très différente : entre 400 millions et 1 milliard d’euros de pertes fiscales annuelles liées aux opérations de prêt-emprunt.
Mon propos n’est pas de relativiser l’impact de ces pratiques. Mais, lorsqu’on affirme que la lutte contre la fraude fiscale résorbera notre déficit public ou financera tout notre système de retraite, on va un peu vite en besogne.
En tout état de cause, notre groupe soutient une clarification du cadre fiscal applicable aux dividendes.
Dans le cas des CumEx, il s’agit de pratiques illégales et de fraude caractérisée. Nous sommes favorables à ce que l’appareil d’investigation et de sanction soit renforcé. Si la France ne semble pas être le pays le plus exposé à ce type de fraude, il est néanmoins nécessaire que nous puissions coopérer au niveau international pour enrayer ces pratiques.
Pour les CumCum, le Sénat a été force de proposition dès 2018. Au cours l’examen de la loi de finances pour 2019, plusieurs amendements, dont un de notre groupe, ont été adoptés pour clarifier le cadre existant. Malheureusement, notre proposition n’a pas été retenue par l’Assemblée nationale.
Des améliorations ont toutefois été adoptées, comme la contrainte des 45 jours de détention du titre. C’est une avancée notable.
Nous proposions à l’époque d’aller encore plus loin, en étendant la retenue à la source de l’impôt à tous les versements équivalant à des dividendes indirects à des non-résidents. Cette solution s’inspire directement du cadre légal applicable aux États-Unis, et plus précisément de la section 871(m) de leur code général des impôts. Elle a l’avantage de réduire drastiquement les dérives, de sécuriser le cadre légal pour les banques et de préserver l’attractivité de la place financière de Paris.
J’espère que nous pourrons progresser dans ce sens. C’est ce que les Français attendent de nous.
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Merci, monsieur le sénateur Verzelen, de votre intervention.
Plusieurs estimations du préjudice ont été avancées, mais nous ne disposons pas d’éléments nous permettant d’infirmer certaines évaluations très élevées, notamment les 33 milliards d’euros sur vingt ans. Je ne confirme pas ce chiffre : les évaluations se poursuivent.
Je peux cependant communiquer sur le chiffre de 2,5 milliards de droits notifiés, pénalités comprises, à la suite des vagues de contrôles réalisés par mon ministère.
Nous devons travailler avec un très grand nombre d’acteurs. Vous avez cité l’Autorité des marchés financiers, avec laquelle nous échangeons très régulièrement, afin d’évaluer la réalité du phénomène et de vérifier que nous n’entravons pas des activités bancaires classiques.
Nous devons travailler avec des acteurs qui connaissent parfaitement le fonctionnement du système bancaire pour être certains de ne pas entraver une activité bancaire nécessaire. Comme vous, nous voulons préserver la place financière de Paris dans le rapport de force international.
Certains schémas envisagés font intervenir des instruments très techniques et complexes, notamment des produits dérivés. C’est pourquoi nous devons travailler avec une très grande pluralité d’acteurs. L’Autorité des marchés financiers est l’un de ces acteurs-clés, mais je pense aussi à tous les experts qui connaissent parfaitement le monde bancaire. Les banques elles-mêmes sont des acteurs-clés pour garantir l’efficacité de ce travail.
Mme le président. La parole est à M. Rémi Féraud.
M. Rémi Féraud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’interviens dans ce débat pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain à la suite de mon collègue Vincent Éblé, débat qui a lieu deux semaines après que le Gouvernement a annoncé la mise en œuvre d’une réforme de la lutte contre la fraude fiscale dans notre pays.
Comme notre collègue Savoldelli tout à l’heure, je note le choix du ministre de l’économie de cibler, dans ses interventions médiatiques, prioritairement la fraude aux prestations sociales. Pourtant, cette fraude, par son montant comme par sa nature, est sans commune mesure avec ce que nous savons de la fraude fiscale.
En effet, en l’absence d’évaluation précise, la fraude fiscale, qui nous intéresse aujourd’hui au travers du phénomène des dividendes, se compte en dizaines de milliards d’euros annuels : jusqu’à 80 milliards, voire 100 milliards d’euros selon certaines estimations. L’État a encaissé un peu plus de 10 milliards d’euros d’impôt à la suite des contrôles menés l’an dernier, ce qui est donc bien en deçà des montants totaux estimés de fraude fiscale.
Par conséquent, le sujet que nos collègues du groupe communiste mettent à l’ordre du jour est important. Monsieur le ministre, vous avez déjà apporté un certain nombre de réponses aux interventions de nos collègues à la tribune, mais pourquoi le Gouvernement a-t-il tant tardé ?
Comment préciser davantage la législation pour bien faire la distinction entre optimisation et fraude fiscales ? À ce titre, si, à certains moments, vous ne nous avez pas convaincus, à d’autres, nous avons trouvé vos propos encourageants. Aussi, je souhaite une clarification : nous avez-vous bien dit que vous n’envisagiez pas d’évolution de la législation sur les CumCum, ou bien vous ai-je mal compris ? De manière plus générale, ce sujet de la fraude aux dividendes entrera-t-il dans le plan gouvernemental qui sera bientôt annoncé ?
CumEx, CumCum, etc. : alors que les scandales mondiaux de fraude fiscale se multiplient, révélés par la publication des investigations menées par la presse et par les lanceurs d’alerte, il est urgent d’agir. Heureusement que les révélations des journalistes existent, car ce sont elles qui font bouger les choses. Elles sont même certainement à l’origine du débat qui est le nôtre aujourd’hui. Ne pensez-vous pas qu’il faille enfin changer d’approche en modifiant la législation plus rapidement, à la suite de scandales mettant au jour un certain nombre de pratiques fiscales ?
Puisque nous parlons de dividendes, chacun reconnaît – je vous le rappelle – à quel point nos finances publiques ont besoin de ressources nouvelles. Malgré ce constat, vous n’avez soumis l’attribution des aides publiques pendant la crise sanitaire et à la suite de celle-ci à aucune condition relative au versement de ces dividendes.
Mme Nathalie Goulet. Ce n’est pas faute de l’avoir demandé !
M. Rémi Féraud. Alors que vous avez fait passer une réforme des retraites – vous savez ce que nous en pensons et, surtout, ce que les Français en pensent –, ne jugez-vous pas qu’il est précisément temps de réintroduire un peu d’égalité et d’équité dans le système, et de mettre davantage à contribution les revenus du capital pour participer à l’effort national ?
Ce sujet technique est complexe, comme vous l’indiquiez, mais il est aussi et d’abord éminemment politique. Aussi, j’aurai une dernière question. Monsieur le ministre, vous avez pris un certain nombre d’engagements, mais nous en avions également entendu un de la part de votre prédécesseur, M. Darmanin, en 2018, concernant la création d’un observatoire de la fraude fiscale. Cet engagement n’a pas été tenu : le sera-t-il enfin ?
Mme le président. Il faut conclure.
M. Rémi Féraud. Il est grand temps, là aussi, de passer aux actes. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. D’abord, monsieur le sénateur Féraud, Bruno Le Maire n’a jamais ciblé, contrairement à ce que vous indiquiez, les prestations sociales comme premier levier de la fraude dans notre pays ; il a simplement répondu à une question qui lui était posée sur le versement de prestations sociales sur des comptes bancaires étrangers. Si la question avait porté sur la fraude fiscale, sa réponse aurait porté sur la fraude fiscale !
Évidemment, le plan que je présenterai a vocation à s’attaquer à toutes les fraudes. Parfois, certains à gauche donnent le sentiment qu’il n’y aurait que de la fraude fiscale, tandis que d’autres, à droite, donnent parfois le sentiment qu’il n’y aurait que de la fraude sociale. Pour ma part, je considère qu’il y a différents types de fraudes et qu’on doit s’attaquer à toutes. La réalité, c’est qu’un euro fraudé, que ce soit au travers d’impôts non payés ou de prestations reçues indûment, c’est un euro soustrait à la solidarité nationale. C’est un préjudice pour tous les Français.
Ensuite, le sénateur Savoldelli me demandait si j’estimais nécessaire, pour s’adapter à l’évolution jurisprudentielle du Conseil d’État, de modifier la loi. Je lui ai répondu par la négative, raison pour laquelle nous avons publié une mise à jour du Bofip au mois de février dernier, laquelle est attaquée devant le tribunal administratif ; le Conseil d’État aura l’occasion de se prononcer pour savoir si elle respecte bien la législation actuelle. Nous en tirerons évidemment les conclusions, mais, en tout cas, notre conviction est que notre doctrine fiscale est conforme à l’esprit actuel de la loi.
Enfin, je ne veux pas mélanger les débats. Le sujet de la justice fiscale, que vous avez évoqué, relève du projet de loi de finances. Ici, nous parlons d’un sujet qui est celui de la fraude fiscale aux dividendes. Nous avons régulièrement eu l’occasion d’en débattre.
Je répète ce que j’ai indiqué tout à l’heure lors de mon audition par la commission des finances : je considère que la France n’est pas un paradis fiscal. Elle n’est un paradis fiscal pour personne : nous taxons plus, à chaque niveau, les contribuables que nos voisins et nous avons le deuxième plus haut taux de prélèvements obligatoires de l’OCDE. On peut débattre de certains dispositifs fiscaux, mais il est faux de dire que la France est un paradis fiscal : ce n’est pas le cas.
Mme le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai un peu l’impression d’être dans la chanson de Barbara :
" Chaque fois qu’on parle d’amour, […]
" C’est avec “jamais” et “toujours”.
" On refait le même chemin
" En ne se souvenant de rien
" Et l’on recommence, soumise,
" Florence et Naples,
" Naples et Venise. "
On parle de nouveau de fraude fiscale ; certes, on en a parlé beaucoup, mais on n’en parle jamais assez !
Au sujet des fraudes liées à l’arbitrage de dividendes, je voudrais rappeler que le 19 novembre 2021, sur mon initiative, le Sénat, avec un avis favorable de la commission, avait de nouveau voté en faveur de mon amendement apportant une substance complémentaire à celui que j’avais déposé en 2018. Parce que je ne suis pas une femme de renoncements, le 22 novembre 2022, nous avons cette fois-ci retoqué le même amendement au motif que la commission des finances venait de rendre un rapport mettant en avant des dispositifs similaires. Nous avons donc évoqué ce sujet très régulièrement.
Concernant les conventions fiscales internationales, nous avons beaucoup cité l’action 15 du plan Beps visant à les réviser. Vous avez mis en avant la Finlande, monsieur le ministre : je trouve cela formidable. Je voudrais vous amener un peu plus au sud, là où il fait plus chaud, en Arabie saoudite ou au Qatar.
En effet, je n’ai pas eu gain de cause sur ma demande d’un rapport relatif au manque à gagner entraîné par ces conventions fiscales, formulée lors du projet de loi de finances. Vous savez que, notre assemblée n’aimant pas les rapports, mon amendement avait été retoqué. Il m’avait pourtant permis de mettre en avant le sujet. J’ai ensuite déposé une question écrite au mois de décembre dernier. J’ai reçu la réponse de vos services concernant l’évaluation du manque à gagner entraîné par ces conventions fiscales passées avec l’Arabie saoudite, Oman, Bahreïn et le Qatar. Tous les États du Golfe ont adopté un tel instrument.
Je lis la réponse de votre ministère : " S’agissant de l’incidence sur le budget de l’État des conventions fiscales signées avec les pays du Golfe, le rapport remis au Parlement en 2015, en application de l’article 108 de la loi de finances rectificative pour 2014, fait état [de ces] exonérations. " Monsieur le ministre, il ne vous a pas échappé que nous avons tous un peu vieilli, que nous sommes en 2023 ; je pense donc qu’il ne serait pas trop vous demander qu’il soit procédé à une mise à jour permettant de combler l’intervalle entre le rapport de 2015 et aujourd’hui.
Concernant les propositions que nous pouvons faire ou que nous avons faites, certains sujets sont relativement importants : je pense aux vérificateurs européens, exerçant un travail de contrôle mené également par l’OCDE dans le cadre du Beps. Il faut pouvoir avancer là-dessus parce que, comme l’ont dit Sylvie Vermeillet et d’autres, nous avons des difficultés à disposer d’agents qualifiés et payés à des niveaux raisonnables. Il faut – vous n’en doutez pas – des gens extrêmement compétents face à ces fraudes dont les auteurs sont particulièrement créatifs. Cela exige donc plus de contrôleurs au niveau européen.
Notre collègue Éric Bocquet avait proposé lors d’un énième débat sur la fraude fiscale une " COP fiscale ", sur le même schéma que la COP environnementale. Ce serait vraiment une bonne idée que la France reprenne cette suggestion et que l’on puisse ainsi avancer : paradis fiscaux, ports francs, notamment au Luxembourg et en Suisse, etc. – vous savez, monsieur le ministre, à quel point ces sujets sont importants.
Une réunion des équivalents européens de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) est également nécessaire parce que nous nous heurtons à des problèmes d’échanges de données. Là aussi, il serait intéressant de mener un travail au niveau de l’Union européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je salue, madame la sénatrice Nathalie Goulet, votre engagement personnel et votre combat, très anciens, contre la fraude d’une manière générale. Dans le cas d’espèce, on peut même dire que vous avez été, vous aussi, d’une certaine manière, une lanceuse d’alerte. En tout cas, vous avez proposé des solutions et pris des initiatives.
Comme je l’ai dit au cours des débats parlementaires consacrés à cette question, l’objectif est avant tout que les dispositifs adoptés soient conformes à la Constitution et aux conventions. Il peut donc y avoir des débats juridiques, mais, en tout état de cause, ce qui a toujours guidé l’action de mon ministère – cela vaut également pour mes prédécesseurs –, c’est d’avoir des dispositifs qui soient opérants.
De plus, pour renégocier et signer une convention, il faut être deux. Imaginons la renégociation d’une convention avec l’un des pays que vous avez évoqués, auquel on demanderait de revenir sur une disposition, par exemple sur le taux nul pour la retenue à la source du versement de dividendes. Le pays en question, pour accepter cette mesure, nous demandera à l’évidence des concessions, pour un résultat peut-être moins favorable à la France.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas de renégociations. Nous avons montré, avec le cas du pays plus au nord qui a été mentionné, qu’on était capable de s’engager dans cette voie et de trouver des solutions. Mon propos est de dire qu’une convention fiscale est signée par deux parties. Il n’est donc pas évident de revenir sur un certain nombre de choses.
Pour autant, j’y insiste, la clause générale anti-abus de la convention Beps, que vous avez évoquée, peut s’appliquer aux pays mêmes avec lesquels nous avons une convention fiscale qui fixe un taux nul sur la retenue à la source, dès lors que nous sommes capables de démontrer que ces schémas sont abusifs.
Enfin, vous avez évoqué, comme le sénateur Féraud sans que je lui aie répondu, la question de l’observatoire de la fraude fiscale. Personnellement, je suis favorable à ce qu’il y ait une instance indépendante qui permette de placer autour d’une table un certain nombre d’acteurs, y compris des parlementaires et des personnalités qualifiées, pour évaluer plus finement ce que recouvre la fraude dans notre pays. Il est vrai que nous avons des estimations qui vont parfois du simple au triple, entre, d’un côté, Gabriel Zucman et, de l’autre, différents " experts " qui estiment que la fraude fiscale est beaucoup moins importante. Sur un certain nombre de sujets que vous avez évoqués, cette instance pourrait être à même de demander à l’administration des chiffres.
Quant à la COP fiscale, j’y suis très favorable. Vous l’avez proposée avec le sénateur Bocquet ; elle fait partie, elle aussi, de ce qui sera détaillé dans le plan que je présenterai prochainement.
Mme le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour la réplique.
Mme Nathalie Goulet. En effet, si l’on avance vers une COP fiscale, ce sera déjà un beau progrès. Il faudrait aussi réévaluer les dispositifs : comme je l’ai cité dans mon intervention, un rapport daté de 2015 ne me semble pas vraiment opérant.
Très sincèrement, avant de renégocier, il faut déjà commencer à discuter un peu : nous avons tout de même à nos frontières des problèmes extrêmement sérieux, notamment avec les ports francs du Luxembourg, de la Suisse et de Jersey. Au cœur de l’Europe, ils doivent faire l’objet d’une attention particulière ; c’est du moins le point qu’on soulève chaque fois qu’une convention arrive devant le Sénat. Je me rappelle la convention avec le Panama, que nous avions refusé de ratifier sous l’égide de la regrettée Nicole Bricq. Dans cette maison, je vous l’assure, nous sommes très attentifs à votre texte, et nous le demeurerons.
Mme le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Blanc. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Baptiste Blanc. Madame la présidente, monsieur le ministre, cher Éric Bocquet, mes chers collègues, « tout est dit, et l’on vient trop tard »… Je vous dirai néanmoins quelques mots sur le sujet important de la fraude fiscale aux dividendes, qui s’est développée au niveau mondial pendant plusieurs années, jusqu’à représenter 140 milliards d’euros – peut-être le casse du siècle !
Depuis 2018, ces mécanismes d’évitement de l’impôt ont été mis au jour. La plupart des États ont légiféré afin de lutter contre les montages frauduleux, adossés à l’articulation entre législations internes et conventions fiscales internationales. Tout cela est-il suffisant ? Telle est la question qui se pose à nous.
Une autre question est celle de l’optimisation fiscale : rime-t-elle avec fraude fiscale ? La frontière entre les deux notions n’est pas toujours simple à tracer. En effet, nous dit la doctrine, un montage respectueux de la lettre de la loi, mais contraire à son esprit, ne correspond pas à de l’optimisation fiscale et peut être rejeté sur le fondement de l’abus de droit fiscal, sans compter les conséquences pénales éventuelles.
Je comptais vous parler de CumCum, de CumEx et de la démarche du Sénat, mais tout a été dit grâce aux brillants rappels de mes collègues, de même pour l’action du PNF, que je salue également.
Malgré les réformes de 2018 et de 2019, la fraude fiscale s’est poursuivie en Europe et en France. Ce phénomène massif renforce un sentiment d’opacité des activités bancaires, au détriment de l’égalité fiscale. Force est de constater que les réponses apportées par le législateur sont insuffisantes et que le secteur bancaire, sans violer directement la loi, a profité d’un encadrement trop large de ces pratiques. Sur le fondement, pour être précis, de l’abus de droit, les banques sont actuellement sous le coup de procédures diligentées par le PNF, institution à fort poids politique.
Le secteur bancaire, pour prouver sa bonne foi, peut-être par nécessité, a saisi le Conseil d’État. Légiférer à nouveau sur l’encadrement de ces pratiques emporte donc plusieurs conséquences qu’il convient de considérer.
D’abord, les marchés financiers et le système bancaire, directement au contact de la mondialisation, ont besoin de sécurité juridique afin de ne pas créer de la crainte chez les investisseurs.
Ensuite, les établissements bancaires doivent rester compétitifs face à leurs homologues étrangers.
Enfin, les banques ont une image dégradée auprès des citoyens, pour qui elles incarnent une puissance capitaliste peu régulée et avide de profits, responsable de crises et affranchie d’une certaine justice fiscale, justice fiscale pourtant issue de notre pacte républicain, dont elle est une part importante.
Par voie de conséquence, quelles réponses pourrions-nous apporter ?
Premièrement, il faut un cadre juridique clair et cohérent qui préserve la sécurité juridique en matière bancaire, nécessaire pour les banques. Les établissements bancaires français, leaders sur les marchés européens, doivent être compétitifs, notamment dans le contexte concurrentiel de l’Europe, où ils occupent une place dominante. La pratique du CumEx était connue depuis longtemps par l’administration fiscale, qui faisait visiblement preuve de tolérance.
Ensuite, le risque d’interdiction pourrait entraîner un désavantage pour les banques françaises sur la scène internationale, notamment face aux Britanniques depuis le Brexit. Le CumCum profite des failles des conventions fiscales internationales ; la solution pourrait être de modifier nos conventions en ce sens. M. le ministre a rappelé les avancées à ce sujet, notamment au travers du cas de la Finlande. On peut dire aussi qu’une régulation de ces pratiques pourrait être plus efficiente au niveau européen et à l’échelle de l’OCDE.
De plus, l’ampleur de cette pratique frauduleuse a été mise au jour par un consortium de journalistes. L’administration fiscale, notamment la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) et le PNF, disposent-ils de moyens suffisants ?
Enfin, en matière de contrôle, la DGFiP semble délaisser le fondement de l’abus de droit pour utiliser l’angle du bénéficiaire effectif, qui pourrait être plus efficace juridiquement. À la suite de l’affaire CumEx a été évoquée la possibilité de généraliser les conventions fiscales bilatérales imposant une retenue à la source sur les flux de dividendes sortants. Monsieur le ministre, pourriez-vous nous en dire plus sur les négociations au sein de l’OCDE et de l’Union européenne ? Informer le Parlement de ces négociations permettrait de répondre aux interrogations posées par les contribuables et par le système bancaire, sachant que les États-Unis ont mis en place un mécanisme de lutte contre l’arbitrage des dividendes étendu aux produits dérivés.
De toute évidence, les CumEx, les CumCum et autres dispositifs de fraude, au regard de leurs répercussions médiatiques très fortes, peuvent sonner le glas de toute possibilité d’optimisation fiscale. Il est donc urgent d’agir, de combler les vides juridiques, comme nous l’avons tous indiqué, et d’avoir une approche éthique de la fiscalité mondialisée si l’on souhaite qu’il y ait encore une acceptabilité de l’impôt, c’est-à-dire, finalement, un consentement à l’impôt. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Pour répondre à votre première question, à savoir si l’administration fiscale dispose d’outils suffisants pour aller chercher des informations comme celles qui ont pu être diffusées et relayées par des consortiums de journalistes ou des lanceurs d’alerte, la réponse, à mon sens, est non.
C’est la raison pour laquelle, dans le cadre du plan de lutte contre la fraude fiscale que je présenterai très prochainement, je proposerai que soient mis à la disposition de l’administration fiscale des outils supplémentaires pour aller chercher l’information. Je sais que cela fera débat, qu’il y aura des oppositions, mais, en tout cas, j’assumerai de défendre cette position. Je suis ravi de voir que vous êtes sur la même ligne. Elle peut rassembler très largement dans cet hémicycle.
Pour répondre à votre seconde question, relative au déroulé des discussions côté OCDE, notamment sur le Beps, je peux vous dire qu’en 2022, sur les 2 400 conventions fiscales bilatérales entre États membres du cadre inclusif de l’Organisation, 2 300 ont été mises au standard. Il en reste donc une centaine : nous sommes favorables à ce qu’elles soient mises également à niveau.
Conclusion du débat
Mme le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Nous avons eu des échanges nourris sur de très nombreux thèmes. Le sujet de notre débat est d’une importance majeure, comme l’est celui de la fraude en général. Nous avons observé un certain nombre de progrès ces dernières années, je dirais même ces derniers mois, depuis ma nomination au ministère du budget. Plusieurs démarches ont été engagées : comme je l’indiquais tout à l’heure, une convention fiscale a été renégociée avec un pays pour lequel on appliquait un taux nul de retenue à la source pour le versement de dividendes, et un nouveau Bofip a été publié, qui permet à l’administration fiscale d’être beaucoup plus efficace dans son action.
Nous avançons et nous franchirons une étape supplémentaire avec le plan de lutte contre les fraudes, notamment la fraude fiscale, que je présenterai prochainement. J’ai commencé à définir de nouveaux outils et à tracer des pistes supplémentaires que je détaillerai à cette occasion. Des progrès considérables ont donc été faits.
Je veux clore ce débat en exprimant toute mon admiration – nous nous retrouverons là-dessus – pour nos agents, pour nos enquêteurs, pour nos contrôleurs, pour ces femmes et pour ces hommes qui, souvent loin du battage médiatique, confrontés à la très grande complexité des techniques financières, lesquelles sont par ailleurs parfaitement légitimes pour assurer le financement de notre économie, travaillent d’arrache-pied pour identifier les abus et la fraude, sans jamais perdre le sens de la mesure ou du discernement et sans jamais renoncer à faire très précisément la part entre ce qui relève de l’abus et ce qui relève de la bonne foi. Je m’adresse à ces agents afin de les remercier pour leur travail exceptionnel.
Source https://www.senat.fr, le 16 mai 2023