Texte intégral
M. le président Benjamin Haddad. Nous avons l'honneur d'accueillir Mme Élisabeth Borne, Première ministre, en tant qu'ancienne ministre chargée des Transports et ancienne ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion.
Madame la Première ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendue disponible pour répondre à nos questions.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé les méthodes de lobbying de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque, mais aussi émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées, ainsi que celles à envisager de la part des décideurs publics.
Pour comprendre les enjeux et répondre à ces objectifs, notre commission a procédé à plus de soixante auditions et entendu plus de 110 personnes : le lanceur d'alerte Mark MacGann, les journalistes à l'origine de l'enquête, des représentants des chauffeurs de taxi et des VTC, des livreurs, des syndicalistes, des avocats, des magistrats de la Cour de cassation, des dirigeants de nombreuses plateformes numériques, des sous-traitants, des directeurs d'administrations ou d'autorités administratives indépendantes telles que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), l'Autorité de la concurrence –, des experts, parmi lesquels M. Frouin, M. Mettling et des économistes. Nous avons aussi entendu d'anciens députés, d'anciens membres de cabinets ministériels et d'anciens Premiers ministres.
Dans la mesure où vous avez été ministre chargée des Transports entre mai 2017 et juillet 2019, notre commission a estimé nécessaire de recueillir votre témoignage sur les conditions de la concurrence entre les VTC et les taxis, ainsi que sur la mise en œuvre de la "loi Grandguillaume" du 30 décembre 2016. Après plusieurs interventions législatives entre 2013 et 2017, notamment la "loi Thévenoud" de 2014 et la "loi Grandguillaume" de 2016, le secteur du transport public particulier de personnes est désormais bien encadré. La régulation l'a donc aidé à trouver un équilibre après l'arrivée des VTC en France, comme cela a été le cas dans tous les marchés européens ou nord-américains comparables.
Des difficultés subsistent, qui peuvent être liées au manque de données pertinentes, pour appréhender l'évolution en valeur et en volume du marché de la réservation préalable, où les taxis et les VTC sont en concurrence, en dépit de certaines exigences de la "loi Grandguillaume". Pourriez-vous expliquer cette situation ?
Chargée du ministère du Travail à partir du 6 juillet 2020, vous avez fixé les priorités de l'inspection du travail et avez été à l'origine de la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi – l'Arpe –, à la suite des recommandations de M. Frouin, ainsi que de la task force Mettling. Vous avez notamment contribué à préparer la position de la France sur le projet de directive européenne relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre des plateformes. De quelle manière avez-vous encouragé une meilleure régulation de l'activité des plateformes numériques de mobilité ainsi que les relations sociales qu'elles entretiennent avec leurs partenaires, qui sont le plus souvent des autoentrepreneurs indépendants ?
Quelle fut votre réaction, au ministère du Travail, à la suite des différents arrêts de la Cour de cassation conduisant à requalifier certains chauffeurs VTC ou livreurs sous le statut de salarié, compte tenu de l'existence d'un lien de subordination ? Quelle est aujourd'hui la position de la France concernant les propositions de la Commission européenne pour introduire une présomption de salariat des travailleurs des plateformes dans tous ces secteurs d'activité ?
Vous avez dévoilé mardi dernier des objectifs chiffrés de la trajectoire de décarbonation de la France à l'horizon 2030. Avez-vous pu, au préalable, évaluer les conséquences de l'ubérisation d'une partie de l'économie sur l'environnement ? Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière les secteurs du transport public particulier de personnes (T3P) et de la livraison seront concernés par les objectifs de décarbonation ?
Enfin, notre commission d'enquête a travaillé sur les relations entre les représentants d'intérêts et les décideurs publics. Elle a recueilli de nombreuses propositions, qui vous ont été transmises, visant à renforcer sensiblement la transparence de la vie publique. Pouvez-vous nous indiquer la position du Gouvernement les concernant, sachant toutefois que, depuis les faits relatés dans les Uber files, le cadre a évolué à la suite de la "loi Sapin 2" et de la création de la HATVP ?
Avant de vous laisser la parole, je dois vous demander de vous conformer à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : "Je le jure."
(Mme Élisabeth Borne prête serment).
Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre des Transports, ancienne ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion. Avant de répondre plus précisément à vos questions, je souhaiterais revenir en quelques mots sur les différentes actions qui ont été menées depuis l'émergence des plateformes afin de mieux les réguler et protéger les travailleurs.
L'apparition des plateformes est encore très récente en France, puisque c'est en 2011 qu'Uber a commencé à opérer dans notre pays. Les plateformes ont considérablement modifié nos pratiques et l'organisation de certains secteurs en créant de nouvelles offres, parfois en concurrence avec des acteurs déjà présents – je pense en particulier aux VTC –, mais aussi en provoquant parfois un changement d'échelle considérable pour certains services, comme celui des livraisons à domicile.
Ces plateformes ont, en outre, créé de nouveaux emplois et des possibilités d'insertion professionnelle, selon un modèle qui a considérablement évolué en douze ans : de jobs étudiants ou de travail d'appoint, ces emplois sont devenus souvent la seule source de revenus des travailleurs, notamment chez les livreurs, et les rémunérations ont été tirées vers le bas du fait d'une concurrence féroce entre les différents acteurs.
Ces évolutions ont posé des questions en France, comme partout en Europe ou aux États-Unis, où les mêmes phénomènes étaient à l'œuvre. Le législateur a d'abord cherché à apaiser les tensions entre les VTC et les taxis qui s'estimaient victimes d'une concurrence déloyale – c'est l'objet de la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux VTC. La question du cadre social a ensuite émergé et, en 2016, la "loi travail" a apporté des premières réponses avec la participation des plateformes à la formation et à une assurance contre les accidents de travail, mais aussi avec le droit de se syndiquer et de faire grève.
Néanmoins, il ne s'agissait encore que de mesures aux effets limités et insuffisants, au regard de l'ampleur des changements en cours. En tant que ministre chargée des Transports puis de la Transition écologique dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités, et ensuite en tant que ministre du Travail, je n'ai eu de cesse de prendre des mesures pour mieux réguler ces activités et protéger les travailleurs des plateformes.
Je me suis fixé trois principes : doter les travailleurs des plateformes de réels droits sociaux ; permettre à ceux qui souhaitaient être indépendants de l'être réellement ; faire confiance au dialogue social pour faire émerger des solutions efficaces et adaptées.
C'est dans cette optique que la loi d'orientation des mobilités a considérablement œuvré à rétablir l'équilibre entre les travailleurs et les plateformes – je pense au droit de refuser une prestation, à celui de choisir ses plages d'activité et d'inactivité ou encore aux protections contre les représailles et les ruptures.
Comme ministre du Travail, la construction d'un dialogue social juste et effectif a fait partie de mes grands chantiers. Ainsi, en avril 2021 et en avril 2022, deux ordonnances ont été prises pour construire un cadre de dialogue social et de négociation collective dans les secteurs des VTC et de la livraison à domicile. Avec ces textes, nous avons établi des normes obligatoires pour réguler les effets de la concurrence sur les droits des travailleurs, comme peuvent le faire les conventions collectives pour les salariés. Ces dispositifs sont en place depuis septembre 2022.
J'ajoute qu'en tant que ministre, j'ai installé l'Autorité des relations sociales et des plateformes d'emploi – l'Arpe – afin d'aider et d'accompagner la négociation collective. Près de 125 000 personnes étaient inscrites sur les listes électorales pour participer aux élections des travailleurs des plateformes – environ 40 000 chauffeurs et 85 000 livreurs. Aujourd'hui, les résultats sont là puisque deux accords ont déjà été conclus pour les VTC visant à établir un tarif minimal de course proche de celui des taxis et à donner plus de moyens aux représentants des travailleurs pour exercer leurs missions. Quant aux livreurs, les trois accords trouvés en six mois posent le principe d'une rémunération minimale de l'activité, d'un dialogue social et de la fin des déconnexions arbitraires.
Pour autant, nous avons uniquement réalisé une partie du chemin, et j'engage évidemment les plateformes à aller plus loin, notamment dans le cadre de la négociation d'une rémunération minimale d'activité – elle a commencé pour les VTC.
Je voudrais souligner que ce modèle de dialogue social est unique en Europe et qu'il fait de la France un des pays les plus protecteurs des droits des travailleurs des plateformes. C'est bien le Gouvernement qui a donné un cadre et permis les conditions d'une discussion plus équilibrée entre plateformes et travailleurs.
En parallèle de ce modèle de négociation collective unique, nous avons décidé de mener une politique de contrôle soutenue. Ces contrôles ont mis en évidence le recours indirect par les plateformes à des travailleurs en situation irrégulière à travers la sous-location de compte. Cette pratique, illégale, bafoue les principes de nos droits sociaux en plaçant les personnes en situation irrégulière dans de véritables situations d'exploitation. Nous avons exigé une mobilisation forte des plateformes pour un meilleur contrôle, notamment en régulant mieux les sous-locations de comptes. Nous avons obtenu des engagements de leur part, qui ont été matérialisés par une charte qu'elles ont signée.
Tous les pays ayant été confrontés au développement des plateformes, nous avons travaillé au niveau européen à bâtir un cadre commun. En décembre 2021, à quelques semaines de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, la Commission européenne a proposé un projet de directive. Elle a fait des choix de fond mais les termes des traités ne lui permettaient cependant de passer que par la présomption de salariat, en conformité avec sa compétence de protection des travailleurs.
En tant que présidente du conseil des ministres du Travail, j'ai présenté ce projet de directive, en faisant preuve de la neutralité qui s'impose à la présidence. À partir de juillet 2022, la France a formulé des propositions d'amendement pour disposer de critères de présomption de salariat cohérents et adaptés à notre droit et pour respecter notre cadre de négociation collective, qui fonctionne bien, comme en témoignent les cinq accords que nous avons obtenus.
En décembre dernier, nous étions prêts à approuver le texte de compromis proposé par la présidence tchèque mais nous avons été confrontés à une minorité de blocage. Aujourd'hui, sous présidence suédoise, nous continuons à faire des propositions constructives et souhaitons qu'un texte puisse aboutir.
Voilà, en quelques mots, les grandes lignes de l'action de la France pour réguler les pratiques des plateformes depuis leur arrivée en 2011. À chaque étape, nous avons réagi pour éviter une concurrence déloyale envers les acteurs déjà installés, tout en prenant des décisions fortes pour protéger les travailleurs et leur permettre de faire entendre leur voix. C'est le fil rouge de l'action du Gouvernement et c'est la volonté qui m'a animée dans toutes les fonctions que j'ai occupées.
M. le président Benjamin Haddad. Le ministre Clément Beaune, que nous venons d'entendre en tant qu'ancien secrétaire d'État aux Affaires européennes, a souligné le rôle moteur de la France dans la régulation et l'harmonisation au niveau européen de la question de la protection sociale des travailleurs des plateformes. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce rôle et sur la position de la France dans ce débat ?
Que pouvez-vous dire de l'encadrement des relations entre les représentants d'entreprises privées et les décideurs publics ? Voyez-vous des voies d'approfondissement ou d'amélioration à la suite de la "loi Sapin 2" et de la création de la HATVP ?
Mme Élisabeth Borne. Comme je l'ai indiqué, la Commission européenne a proposé son projet de directive en décembre 2021, c'est-à-dire juste avant la présidence française du Conseil de l'Union européenne, pendant laquelle – puisqu'on nous reproche souvent de vouloir bloquer le processus – nous aurions pu mettre le texte de côté. Ce fut en réalité tout le contraire, puisque nous avons organisé pas moins de sept groupes de travail qui ont permis d'avancer sur ce texte et de présenter un rapport de progrès au Conseil de juin 2022, avant de passer le relais à la présidence tchèque.
En décembre 2022, un accord a failli intervenir mais nous avons été confrontés à une minorité de blocage, alors même que la France était prête à prendre le texte. Le commissaire européen, que vous avez aussi entendu, était présent au Conseil de décembre 2022 et était également prêt à l'accepter. Il devait donc estimer que cette version-là était satisfaisante.
Pour rappeler notre position, l'objectif du texte est de lutter contre les faux indépendants et non pas d'empêcher le travail indépendant. Il s'agit, par conséquent, d'établir des règles qui correspondent à la réalité du lien existant entre les plateformes et le travailleur. Si le lien est de subordination, alors ce dernier doit être considéré comme un salarié, même s'il est formellement indépendant, et, à l'inverse, s'il n'y a aucun lien de subordination il peut être regardé comme indépendant.
Nous sommes d'accord avec cette approche de bon sens mais toute la question est de savoir comment déterminer les critères qui permettent de constater la subordination. Si ces derniers sont trop généraux et insuffisamment précis, il n'est pas possible d'apprécier la réalité du lien, de distinguer les différents cas de figure qui se présentent et d'en tirer des conclusions sur la nature du travail effectué – activité salariée ou indépendante.
L'objectif du texte serait, selon nous, manqué si l'appréciation et la qualification restent floues alors même qu'il est supposé apporter de la sécurité juridique en clarifiant les situations sur le fondement d'une liste précise de critères et qu'il revient en définitive au juge de trancher les situations. Nous sommes résolument engagés dans la recherche d'une position équilibrée qui permette à la fois de favoriser l'emploi en luttant contre les faux indépendants, et, à l'inverse, de préserver le statut des véritables travailleurs indépendants qui souhaitent le rester, tout en protégeant le modèle des accords collectifs qui porte ses fruits.
Ce texte, contrairement à l'approche que nous avons pu avoir en France, ne crée pas de droits collectifs pour les travailleurs des plateformes, sauf si les critères figurant dans le texte permettent de requalifier ces derniers en salariés. De fait, la régulation du travail indépendant ne fait pas partie des compétences de la Commission européenne. Cette approche peut donc être complémentaire de celle que nous adoptons en France. Elle permettrait, si ce texte aboutit – ce que nous souhaitons –, de clarifier les critères de requalification pour distinguer le champ du salariat, où s'appliquent les protections habituelles des salariés, du champ des activités qui n'y entrent pas et où se déploie la construction de droits collectifs conduite en France grâce aux différents textes que j'ai mentionnés. Le comité des représentants permanents (Coreper), qui s'est réuni hier, n'a cependant pas vu émerger une majorité sur ce texte ; ce sera peut-être le cas d'ici au prochain Conseil "Emploi, politique social, santé et consommateurs" (Epsco).
En ce qui concerne les propositions de transparence évoquées au cours des travaux de votre commission d'enquête, il n'y a aucun doute que le mandat confié par les citoyens aux élus exige la transparence comme contrepartie. C'est le sens de la loi anticorruption "Sapin 2" de décembre 2016, ainsi que des lois pour la confiance dans la vie politique de septembre 2017, qui sont venues renforcer cette exigence. L'approfondissement des mesures destinées à renforcer la transparence de la vie publique et à prévenir, notamment, les conflits d'intérêts, fait actuellement l'objet d'un travail interministériel dans le cadre de l'évaluation de cinquième cycle de la France par le Groupe d'États contre la corruption (Greco). Certains seront plus à même que moi de parler des travaux en cours et d'établir s'il y a encore des pistes d'amélioration dans ce domaine, notamment la HATVP, le secrétariat général du Gouvernement (SGG) et la direction générale de l'Administration et de la Fonction publique (DGAFP).
M. le président Benjamin Haddad. Pour les prochains travaux de l'Arpe, voyez-vous d'autres pistes d'amélioration dans la relation entre les plateformes et les travailleurs ou en matière de protection sociale ?
S'agissant de M. Mettling, la presse a fait mention de 200 missions de service aux entreprises, qu'il aurait effectuées dans le cadre du cabinet Topics sur des questions touchant à la transformation du travail, aux enjeux du travail hybride, aux problématiques de management et aux conséquences de la transformation des modèles de travail sur les salariés. L'une de ces missions était réalisée pour le compte du cabinet de conseil A.T. Kearney, qui travaillait pour Uber. Cela fait-il partie des sujets qui ont pu être soulevés lors de sa nomination à la tête de l'organisation ?
Mme Élisabeth Borne. Les premiers accords négociés par les représentants des travailleurs et les plateformes portaient sur la rémunération. Le droit à la déconnexion faisait aussi partie des sujets fréquemment mentionnés par les chauffeurs et les livreurs. Ces sujets ont été encadrés dès le départ dans la loi d'orientation des mobilités. Des négociations peuvent encore être menées sur ces champs-là mais il ne m'appartient pas vraiment de définir les domaines dans lesquels les travailleurs des plateformes souhaitent des améliorations ; ils ont des représentants pour exprimer leurs attentes.
L'Arpe est un opérateur particulier en ce que sa démarche est de permettre à des travailleurs indépendants de créer des droits collectifs. Il nous a en effet semblé important qu'il puisse y avoir, au moins au démarrage, un facilitateur du dialogue social. Une fois que les modalités de discussion entre les représentants des travailleurs et les plateformes seront rodées, peut-être pourrons-nous constater que cette fonction n'est plus nécessaire.
Chacun sait, je pense, que Bruno Mettling a effectué une mission pour un cabinet de conseil qui était en contrat avec Uber. En tout cas, cela avait été précisément indiqué quand je lui avais confié la mission de préfiguration de l'Arpe. Nous avions voulu, à l'époque, équilibrer la composition de la mission, avec une travailleuse indépendante et un membre d'un think tank auteur d'un essai intitulé Désubériser, reprendre le contrôle. Vous voyez donc qu'il y avait une certaine diversité dans la composition de cette mission de préfiguration de l'Arpe.
Tout le monde ne pensait pas que cette autorité fonctionnerait mais avec cinq accords obtenus en sept mois entre les travailleurs des plateformes et ces dernières, nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé en France : nous sommes le pays dans lequel il a été possible de construire une protection collective pour les travailleurs des plateformes. Cela n'existe nulle part ailleurs.
Ces accords montrent qu'il existe un chemin pour construire des droits collectifs pour des travailleurs indépendants et que l'Arpe a manifestement bien joué son rôle de facilitateur – la négociation collective ne fonctionne pas aussi bien dans beaucoup de branches.
M. le président Benjamin Haddad. C'est en effet ce que nous avons entendu de la part des représentants de VTC de l'Arpe, qui ont d'ailleurs souligné la neutralité de M. Mettling.
Les VTC sont arrivés il y a une dizaine d'années en France, en Europe et aux États-Unis, à un moment où l'offre de transport était insuffisante par rapport à la demande, notamment si l'on comparait Paris à d'autres grandes capitales touristiques comme Londres, Madrid ou New York. Aujourd'hui, l'offre de VTC et de taxis est plus importante. Dix ans après leur arrivée, pensez-vous que l'équilibre entre les taxis et les VTC est satisfaisant, en particulier à Paris ?
Mme Élisabeth Borne. L'arrivée des VTC a été un choc pour les taxis et les premières lois qui ont été prises visaient à mieux articuler ces deux modes de T3P qui pouvaient apparaître en concurrence. Elle a eu un effet très important dans la transformation de l'offre des taxis : les plateformes de taxis qui se sont développées ont adopté une forme de relation qui n'est pas très différente de celles des VTC. L'offre de transport public particulier de personnes s'en est trouvée finalement tirée vers le haut. Je note aussi que si le sujet a été conflictuel à l'origine, il n'y a plus de débat aujourd'hui puisqu'un certain nombre de chauffeurs de taxi réalisent parfois des courses en lien avec des plateformes VTC. Je pense donc que nous avons globalement amélioré et le service et les relations entre les taxis et les VTC.
En tant que ministre du Travail, j'étais très vigilante s'agissant du secteur des livreurs parce que cette activité, qui a démarré sous forme de job d'appoint, est devenue le revenu principal d'un certain nombre de travailleurs. Dans les échanges que j'avais avec les plateformes de livraison, j'avais insisté sur le phénomène de la sous-location des comptes qui mettait en position de vulnérabilité de nombreux travailleurs en situation irrégulière.
En outre, je ne pense pas qu'on puisse considérer cette activité comme un emploi durable. Pour répondre à votre question sur les futurs champs de négociation, j'avais invité les plateformes de livraison à réfléchir aux parcours professionnels qu'il était possible de proposer à des personnes commençant leur vie professionnelle en tant que livreur. S'il peut donner un coup de pouce au démarrage ou faire office de job complémentaire, je ne pense pas qu'on puisse trouver dans cet emploi un épanouissement durable.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Madame la Première ministre, il était très important pour notre commission de vous entendre car vous cochez toutes les cases : vous avez été ministre des Transports puis ministre du Travail et vous êtes maintenant Première ministre de sorte que vous avez contribué à définir la stratégie du gouvernement français face à l'ubérisation.
Or nous avons pu voir lors de nos auditions précédentes que la stratégie d'Uber, et plus largement des plateformes, est la suivante : Uber perd toutes les procédures judiciaires engagées à son encontre, en France comme dans l'ensemble des pays de l'Union européenne. Les décisions de justice établissent à chaque fois le lien de subordination qui existe entre la plateforme et le chauffeur de VTC ou le livreur ; dès lors, elles exigent que soient requalifiés en salariés les travailleurs faussement indépendants. Dans ce contexte-là, la Commission européenne a décidé mettre à son agenda législatif une proposition de directive européenne relative aux droits des travailleurs des plateformes. Face à ce projet, Uber a d'abord tenté de défendre un tiers statut – ni indépendant, ni salarié –, avant de développer une autre rhétorique appelant au dialogue social et à de nouveaux droits pour les travailleurs des plateformes. Dara Khosrowshahi, le président-directeur général d'Uber, a d'ailleurs proposé un better deal et, dans une tribune, présenté la France comme un modèle dans ce domaine, vantant le processus qui a conduit à la création de l'Arpe. En fait, la stratégie des plateformes consiste à concéder des droits pour ne pas avoir à requalifier leurs travailleurs en salariés.
Comme vous, les ministres Olivier Dussopt et Clément Beaune, que nous venons d'auditionner, ont expliqué que le Gouvernement était prêt à accepter le texte de compromis présenté en décembre par la présidence tchèque du Conseil de l'Union européenne. Or ce texte visait à torpiller la directive – c'est justement pour cela qu'il n'a pas recueilli la majorité qualifiée. Il s'agissait d'ajouter des critères, des exemptions, des délais suspensifs, etc. Ainsi, la France souhaitait exempter tout État membre de l'Union européenne organisant le dialogue social de l'application de la directive créant une présomption de salariat : autrement dit, les faux indépendants d'Uber ou de Deliveroo, qui font partie, selon l'étude d'impact de la Commission européenne, des 5 millions de travailleurs européens méritant d'être requalifiés en salariés, auraient dû conserver leur statut d'indépendants. Le lien de subordination n'aurait pas été reconnu. Pouvez-vous confirmer que, selon votre point de vue, les travailleurs des plateformes considérés comme de faux indépendants par la Commission européenne doivent garder ce statut d'indépendant ?
La présidente du groupe LFI-NUPES, Mme Mathilde Panot, vous a adressé un courrier vous demandant d'organiser à l'Assemblée nationale, sur le fondement de l'article 50-1 de la Constitution, un débat suivi d'un vote relatif à la position défendue par la France au Conseil de l'Union européenne. Les différentes composantes de la NUPES ont fait de même mais leur demande est restée sans réponse.
Il y a une exigence de transparence et de démocratie. Or les Uber files montrent que les rencontres entre le ministre de l'Économie de l'époque et les dirigeants d'Uber se sont tenues dans des conditions tout à fait opaques. Dans l'ensemble des documents transmis par Mark MacGann, que nous sommes en train d'étudier et qui font état de dix-sept échanges, on découvre que ce ministre et les dirigeants d'Uber avaient mis au point toute une stratégie pour aller dans un sens opposé à la position du Gouvernement. Aujourd'hui, toujours dans une certaine opacité, le Gouvernement défend la même stratégie qu'Uber contre la proposition de directive européenne créant une présomption de salariat, allant même à l'encontre de la position des députés européens Renaissance. Un débat transparent à l'Assemblée nationale, assorti d'un vote, permettrait de clarifier les choses. Vous déciderez-vous à l'organiser ou préférerez-vous utiliser, comme sur les retraites, les articles 49.3 et 40 de la Constitution pour couper court à la discussion ?
M. le président Benjamin Haddad. Madame la rapporteure, il ne s'agit pas d'une tribune politique. Je vous invite à poser des questions entrant dans le cadre de notre commission d'enquête.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Transparency International l'a démontré : plus il y a de contrôle citoyen, plus il y a de démocratie, mieux on organise la séparation des lobbys et de l'État. Il s'agit donc d'un enjeu démocratique très important. D'ailleurs, les confédérations syndicales m'ont bien précisé qu'elles n'avaient pas été consultées concernant la position de la France sur la proposition de directive créant une présomption de salariat et qu'elles souhaitaient ce débat.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je viens d'entendre, longuement exposé, votre point de vue sur les plateformes. C'est assez original, dans une commission d'enquête : nous avons quasiment assisté à une conférence de presse ! Je vais quand même tenter de répondre à votre question.
J'imagine que vous avez entendu des travailleurs des plateformes et des représentants des VTC. Il se trouve que, depuis le départ, certains de ces travailleurs souhaitent bénéficier du statut d'indépendant, parce qu'ils veulent, par exemple, choisir leur rythme de travail ou travailler pour plusieurs plateformes. Nous souhaitons le leur permettre, en leur donnant toutes les garanties d'une indépendance réelle. C'est ce qui a guidé la position du Gouvernement, lors du précédent quinquennat, et qui continue de la guider. Dès la loi d'orientation des mobilités, des protections supplémentaires ont ainsi été introduites. Nous avons, par exemple, garanti aux chauffeurs VTC qu'ils puissent choisir d'accepter ou de refuser une course ; lorsqu'ils choisissent de l'accepter, ils doivent avoir les éléments nécessaires tels que sa durée, sa destination ou sa rémunération.
Nous considérons et continuerons de considérer qu'il existe une place pour du travail indépendant dans ce secteur. Certes, il peut y avoir de faux indépendants : un certain nombre de décisions de justice ont ainsi mis en lumière l'existence d'un lien de subordination entre une plateforme et un travailleur. Il est utile que les critères permettant de requalifier en salariat la relation entre ces deux acteurs soient harmonisés au niveau européen. En cas de requalification, les droits sociaux des travailleurs sont bien balisés par des décennies de négociations collectives ; en dehors de cette situation, nous considérons que le fait de ne pas être salarié ne doit pas empêcher la construction de droits collectifs pour les travailleurs.
Vous dites que le texte de décembre 2022 était mauvais. C'est votre point de vue – je ne sais pas sur quel élément vous le fondez – mais ce n'était pas celui de la France ni celui du commissaire Schmit, qui l'avait validé.
La position de la France est donc parfaitement transparente : je vous l'ai expliquée. Est-il pertinent d'organiser un débat sur le fondement de l'article 50-1 de la Constitution ? Vous pourriez demander un débat dans le cadre d'une semaine de contrôle. Je note cependant que nous avons déjà longuement débattu de ces questions, que ce soit lors de l'examen de la loi d'orientation des mobilités ou de la ratification de l'ordonnance prévue par ce même texte. Si le Parlement souhaite un nouveau débat, pourquoi pas ? Je ne suis pas la seule à pouvoir en apprécier l'opportunité. Les parlementaires suivant les affaires européennes pourraient avoir, eux aussi, un avis sur ce sujet.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. J'ai posé tout à l'heure à M. le ministre du Travail une question à laquelle il n'était pas tout à fait capable de répondre. Je pense que vous pourrez le faire plus facilement. Lorsque vous étiez ministre du Travail, vous avez cosigné avec M. Olivier Véran, alors ministre des Solidarités et de la Santé, un courrier adressé à la plateforme Mediflash, qui met en relation des professions paramédicales avec des établissements de santé. Vous y énonciez une règle très claire : "En l'état actuel de la réglementation, il n'est légalement pas possible, pour un aide-soignant, d'exercer en tant que travailleur indépendant et d'être mis à disposition auprès d'un établissement de santé ou médico-social sous ce statut." Vous précisiez que cet exercice pouvait revêtir la qualification de travail dissimulé. Des contrôles de l'Urssaf et de l'inspection du travail ont d'ailleurs été diligentés dans plusieurs établissements médico-sociaux. Je voudrais savoir quelles suites ont été données à ces contrôles ? En effet, Mediflash a reçu, de la part de Bpifrance, 450 000 euros de prêts d'amorçage investissement et 8 000 euros de subventions. D'autres plateformes ont reçu des sommes encore plus importantes – je pense notamment à Brigad, qui propose un service de mise en relation dans les domaines de la restauration mais également de la santé. Ne voyez-vous pas une contradiction dans le fait que Bpifrance participe au développement de ces plateformes auxquelles vous avez, en tant que ministre, adressé un courrier soulignant l'illégalité de leur activité ?
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je vous remercie d'avoir cité cet exemple qui montre bien que, contrairement à ce que vous sous-entendez, nous ne sommes pas aveuglément convaincus que toutes les plateformes de mise en relation exercent leur activité dans le cadre qui s'impose. Autant j'ai rencontré de nombreux chauffeurs VTC souhaitant être indépendants et exerçant leur activité dans un cadre qui me semble correspondre à ce statut, autant j'ai été choquée de voir des plateformes mettre des aides-soignantes en relation avec des hôpitaux pour exercer une activité prétendument indépendante. Nous espérons tous, en tant que patients potentiels, que les aides-soignantes exercent leur activité sous le contrôle des médecins – dans le cadre, donc, d'un lien de subordination. Je vous confirme que, lorsque j'ai eu connaissance de l'existence de ces plateformes, le ministre de la Santé de l'époque et
moi-même avons donné instruction aux hôpitaux de ne pas faire appel à des aides-soignantes qui, par nature, ne peuvent exercer un travail indépendant au sein d'un établissement de santé. Je n'ai pas été informée de la subvention que vous avez évoquée, qui aurait été versée par Bpifrance, mais nous regarderons au titre de quelle activité la plateforme a pu recevoir cet argent.
Je le répète, il y a des cadres dans lesquels on peut faire le choix d'exercer son activité en tant que travailleur indépendant mais le métier d'aide-soignant n'en fait pas partie, du fait du nécessaire lien de subordination. Il s'agirait d'un détournement du statut, ce qui serait illégal.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quelles actions ont donc été envisagées, depuis ces courriers, pour que ces plateformes ne puissent plus fonctionner ? De fait, elles continuent, en toute illégalité, leur activité de mise en relation, notamment avec des Ehpad et différents établissements. Le flou est complet et l'État manque à son devoir de faire respecter le cadre légal.
Par ailleurs, je réitère ma question à laquelle vous n'avez pas apporté de réponse précise. La Commission européenne estime qu'au moins 5 millions de travailleurs doivent être requalifiés en salariés, notamment les livreurs et les chauffeurs VTC. Quelle est votre position à ce sujet ? Êtes-vous en désaccord avec la Commission européenne ? Pour le commissaire européen Nicolas Schmit, la présomption de salariat doit être adoptée : la France franchira-t-elle une ligne rouge en désapprouvant cette directive ?
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je n'ai pas compris à quelle ligne rouge vous faites allusion.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je vous invite à lire le compte rendu de l'audition de M. Schmit : le commissaire européen trouve que la position de la France et les déclarations de M. Dussopt en faveur de la présomption d'indépendance sont une ligne rouge, en contradiction totale avec la proposition de la Commission européenne.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. J'espère que M. Schmit n'a pas exprimé sa position en ces termes car le rôle d'un commissaire européen n'est pas de poser des lignes rouges à un État membre. J'imagine que c'est une interprétation de votre part.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Ce n'est pas l'expression qu'il a employée.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je suppose donc qu'il s'agit d'une mauvaise interprétation de ses propos.
La lutte contre le travail illégal est une politique publique très forte, qui a une dimension interministérielle importante et qui concerne de nombreux corps de contrôle. La lutte contre les faux statuts – les faux travailleurs indépendants, les faux bénévoles, la fausse sous-traitance – est un axe majeur du plan national de lutte contre le travail illégal. Sur ces sujets, les enquêtes sont particulièrement complexes et peuvent prendre du temps avant qu'une infraction soit qualifiée. Je vous assure que cette question restera à l'ordre du jour du prochain plan national de lutte contre le travail illégal et qu'elle demeurera une priorité du Gouvernement. Je ne suis pas capable de vous dire où en sont les procédures, puisque ce sujet ne relève plus tout à fait de mes attributions, mais j'imagine que les ministres compétents seront à même de vous répondre.
Vous m'avez interrogée sur le devenir du statut des chauffeurs VTC. J'ai essayé de vous expliquer qu'il importait de qualifier la relation entre une plateforme et un travailleur. Si cette relation correspond aux critères bien connus du droit français, qui pourraient bientôt intégrer le droit européen, permettant d'établir un lien de subordination, alors il s'agit d'une relation de salariat. En l'absence de lien de subordination, il s'agit de travail indépendant.
M. le président Benjamin Haddad. Je confirme que le commissaire Schmit n'a pas utilisé les termes employés par Mme la rapporteure. Il n'a pas commenté les déclarations de tel ou tel ministre français et ne s'est absolument pas ingéré dans nos débats de politique intérieure.
M. Andy Kerbrat (LFI-NUPES). La nature d'une relation de travail ne dépend pas des intentions des parties mais de la réalité objective. Ce n'est pas parce que je veux être indépendant que je le suis. Vous avez défendu ces travailleurs que nous connaissons aussi, qui accordent beaucoup d'importance à leur indépendance, mais ce qui compte est l'existence d'un lien de subordination : c'est cela que la directive européenne assume.
En septembre 2021, à l'Assemblée nationale, vous vous êtes exprimée contre une directive créant une présomption de salariat. Nous tenons à votre disposition la vidéo de cette séance. Avez-vous changé d'avis ou demeurez-vous opposée à la directive ? Il me semble plutôt, hélas, que vous avez décidé de vider de sa substance la présomption de salariat, comme en témoignent vos prises de position au Conseil de l'Union européenne, concernant notamment la proposition de la présidence tchèque.
En attendant l'application de cette directive nécessaire, soutenue par la Commission européenne, se pose la question du statut flou et souvent illégal des travailleurs sans-papiers à qui l'on vend des comptes. Alors qu'est annoncé un projet de loi relatif à l'asile et à l'immigration, il serait peut-être temps de réfléchir à intégrer ces travailleurs dans le champ de la circulaire Valls sur les régularisations.
M. Frédéric Zgainski (Dem). Alors que les évolutions économiques du XXe siècle avaient entraîné un déclin du travail indépendant, la tendance s'est inversée ces dernières années : une volonté d'indépendance conduit une part croissante d'actifs à privilégier des conditions de travail leur permettant de garder une indépendance réelle. Comment analysez-vous ce nouveau rapport au travail ? Quelle analyse faites-vous des effets économiques entraînés par l'adoption du régime de la microentreprise par les travailleurs ? Comment intégrez-vous également ces éléments dans votre politique visant à conduire notre pays vers le plein-emploi ? Estimez-vous utile d'étendre aux travailleurs indépendants certaines protections actuellement attachées au statut de salarié, telles que la fixation d'une durée maximale de travail ?
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Monsieur Kerbrat, je ne suis pas sûre que vous ayez totalement écouté mon exposé de la position de la France sur ce sujet.
Le cadre est nécessairement contraint, puisque l'Europe n'est pas compétente en matière de travail indépendant. Le champ de la directive est donc, par nature, limité aux cas où la relation entre une plateforme et un travailleur crée de fait un lien de subordination et relève donc du salariat. Lors des discussions sur cette directive, la position défendue par la France ne consistait pas à douter de la pertinence d'établir des critères européens permettant de qualifier la relation entre une plateforme et un travailleur et de faciliter, le cas échéant, la requalification en travail salarié. Nous avons fait valoir la nécessité de définir des critères clairs : si ces critères sont flous, c'est le juge qui devra se prononcer et la directive n'aura permis aucune avancée. Par ailleurs, l'émergence de nouvelles formes d'activité ne doit pas nous dispenser de créer des droits pour les travailleurs indépendants.
Pour résumer, il existe en France une jurisprudence parfaitement limpide sur les conditions dans lesquelles une relation de travail doit être requalifiée en salariat. Lorsque ce n'est pas le cas, parce qu'une partie de nos concitoyens préfèrent décider librement notamment de leur organisation et de leur temps de travail, nous n'en devons pas moins réfléchir aux protections à apporter à ces travailleurs faisant le choix d'être indépendants. C'est dans cet esprit que nous avons souhaité que les professions libérales puissent bénéficier, pour leur retraite, à l'instar des salariés, d'une bonification de 10 % pour leur troisième enfant.
En effet, M. Zgainski, nous observons une évolution de la relation au travail : une partie de nos concitoyens veulent plus d'indépendance et souhaitent pouvoir choisir, par exemple, de travailler sur certaines plages horaires et non sur d'autres. C'est un phénomène que nous devons prendre en considération. Cependant, je le répète, nous devons veiller à ce que ces personnes faisant le choix d'un travail indépendant soient bien conscientes des droits sociaux dont elles pourront bénéficier. Ainsi, les aides-soignantes ayant utilisé des plateformes prétendant les mettre en relation avec un hôpital ne prenaient sans doute pas toute la mesure de la plus faible protection sociale garantie par ce statut faussement indépendant.
Il ne s'agit pas d'aller contre le sens de l'histoire. De même qu'une partie de nos concitoyens sont moins enclins à accepter des CDI – vous avez sans doute entendu comme moi parler de ces salariés en CDD refusant le CDI que leur offrait leur employeur –, certains travailleurs ne souhaitent pas bénéficier du statut de salarié. Cela doit nous amener à réfléchir collectivement sur la façon de garantir à ces personnes une protection sociale et des droits sociaux suffisants.
Mme Aurore Bergé (RE). Votre audition est particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de mettre en avant toutes les mesures de régulation que notre pays a été le premier à mettre en œuvre – elle nous permet donc de saluer le rôle joué par la France dans ce domaine. Nous voulons, non pas interdire, mais réguler et laisser à nos concitoyens une liberté de choix tout en leur accordant une protection sociale renforcée. Comment expliquez-vous que la France ait réussi à s'inscrire dans cette perspective et que les plateformes aient accepté de faire un certain nombre de concessions évidemment nécessaires à celles et ceux qui y travaillent ?
J'ai assisté à la première audition des représentants de Deliveroo – je sais qu'il y en a eu une seconde, parce qu'un certain nombre de réponses apportées lors de la première ont été jugées lacunaires. Pour certaines plateformes, nous avons des inquiétudes relatives à des situations de sous-location de comptes ou à l'insuffisance des contrôles internes. Pourrions-nous aller plus loin, par exemple en sanctionnant ces entreprises ou en leur imposant plus de transparence s'agissant des contrôles appliqués ?
Je me réjouis enfin que M. Kerbrat soit tout à fait favorable au futur projet de loi relatif à l'immigration, qui prévoira justement la régularisation des travailleurs de ces métiers en tension.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous n'avez pas toujours été tendre avec les plateformes. En effet, d'après Wikipédia, vous auriez déclaré que le Black Friday 2019, qui suscitait la polémique en raison de ses effets environnementaux, était "d'abord une énorme opération commerciale des grandes plateformes en ligne", dont vous ne pensiez pas "qu'elles soient les amis des petits commerçants". Dans cette salle, nous sommes tous critiques et nous attendons vos réponses.
Vous avez dit tout à l'heure qu'il fallait mieux réguler la sous-location de comptes. Pourquoi ne pas l'avoir carrément interdite, dans la mesure où elle facilite la fraude ? Envisagez-vous de le faire à l'avenir ?
Vous avez dit également que vous ne vouliez pas d'une législation rigide et que tout travailleur faisant le choix de devenir indépendant devait pouvoir le rester. Telle est la position de la France, notre pays étant, à vos yeux, le plus protecteur dans ce domaine. Or j'ai été très marquée par l'audition d'Alexandre Dol et Hervé Street, qui nous ont raconté avec précision comment certaines plateformes mettaient la pression sur des livreurs qui, au départ, avaient fait le choix de l'indépendance mais n'arrivaient pas à vivre de leurs bénéfices. Ils étaient contraints de baisser sans cesse le prix de la course, qui en devenait inférieur au coût réel. Voilà une arnaque, une situation que nous devons tous dénoncer ! Une présomption de salariat serait certes protectrice, mais si ce choix n'était pas retenu par la France, il faudrait, à mon sens, exiger que les contrats passés avec certains livreurs prévoient une facturation égale ou supérieure au coût réel de la course. La France est peut-être la meilleure mais, à entendre de tels récits, on ne peut pas qualifier notre pays de protecteur ! Dans le pays des droits de l'Homme, les gens ne doivent pas être réduits en esclavage.
Vous serez, je pense, d'accord avec moi, madame la Première ministre, au sujet des avancées à réaliser. Peut-on imaginer d'imposer aux plateformes des contrats-types ? Comment faire pour arriver à une facturation supérieure au coût réel et éviter de fausser la concurrence ?
Je voulais vous poser une dernière question sur l'indemnisation des licences des taxis. Pourquoi ne pas l'avoir décidée à l'époque ? On aurait pu le faire, grâce à la création d'un fonds, comme ce fut le cas pour les avoués. Néanmoins, si vous n'avez pas le temps de répondre à cette question, je le comprendrai.
M. le président Benjamin Haddad. Elle s'éloigne un peu, de toute façon, du champ de cette audition, et nous en avons déjà beaucoup parlé avec les acteurs de l'époque.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Il faut être conscient que la volonté d'instaurer une régulation n'a pas été facilement acceptée par les plateformes. Les premières avancées réalisées dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités ont permis de fixer des limites dans des situations qui n'étaient pas acceptables. Avant cela, en effet, un chauffeur de VTC devait décider en quelques secondes s'il acceptait une course, sous la menace, s'il la refusait, d'une déconnexion de la plateforme, sans avoir une idée ni de la longueur du trajet à effectuer ni de la rémunération de la prestation.
Il y a eu un bras de fer avec les plateformes : soit elles souhaitaient rester dans ce genre de situations et ce serait alors la carte du contrôle et de la requalification qui serait jouée, soit elles étaient prêtes à accepter un cadre donnant davantage de possibilités de choix aux chauffeurs, et il pouvait y avoir un chemin correspondant au souhait de ceux qui désiraient rester indépendants. Cela fait évidemment l'objet de contrôles et cela continuera à faire partie des priorités des différents corps ministériels et interministériels de contrôle, mais je pense que l'on aménage ainsi un chemin pour ceux qui souhaitent avoir un statut de travailleur indépendant, avec ce que cela peut signifier comme liberté, tout en ayant une protection. Cela revient, en quelque sorte, à remettre ces travailleurs indépendants dans la même situation que celle d'un plombier qui n'accepte pas de faire une réparation pour un montant et dans des conditions qu'il ne connaît pas. C'est tout le sens du chemin qui a pu être fait pour qu'il y ait un meilleur cadre de régulation des plateformes.
Je me suis posé, je vous le dis très franchement, la question de l'interdiction de la sous-location. Il se trouve que cela fait partie des critères que la proposition de directive pourrait considérer comme un indice de travail salarié. Les plateformes nous disent que si l'on interdit la sous-location, et d'une certaine façon la sous-traitance, on les pousse dans le champ de la requalification. Je préférerais que ce critère ne soit pas un indice en matière de requalification et qu'on puisse interdire la sous-location de comptes et toutes les dérives qui l'accompagnent.
Dans ce secteur, comme dans d'autres, je crois beaucoup au dialogue social. S'agissant des difficultés pour certains travailleurs, notamment les livreurs, qui ont été évoquées, l'accord sur un revenu minimum d'activité qui a été trouvé vise précisément à éviter que des travailleurs ne puissent pas vivre dignement de leur travail. Le chemin de la construction de droits collectifs pour les travailleurs indépendants permet d'aboutir à des résultats, en particulier pour les livreurs.
M. le président Benjamin Haddad. Je demande aux derniers orateurs de poser leurs questions rapidement, afin que nous puissions libérer la Première ministre à treize heures.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Excusez-moi, mais je suis le seul ici présent à avoir été taxi avant de devenir député. Il se peut que je ne sois pas très bref car j'ai des choses à dire.
M. le président Benjamin Haddad. Vous auriez pu assister, dans ce cas, à ne
serait-ce qu'une seule autre audition avant celle-ci. Je vous demande vraiment d'être bref.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Je comprends très bien, mais il y a des homicides tous les jours à Marseille. J'ai besoin de relater des faits importants.
Je reviens sur le mot "choc" que vous avez employé, madame la Première ministre, à propos de l'arrivée des VTC. Cela n'a pas été un choc. C'est du fait de votre ingérence que des taxis ont été amenés à se suicider. Des familles ont été touchées, précarisées, endettées. Mesurez vos mots s'il vous plaît.
J'étais aux premiers rangs lors de l'arrivée d'Uber. J'ai vécu, difficilement, de mon activité de taxi pendant dix ans, puis, du jour au lendemain, j'ai vu arriver sur le marché un géant capitaliste, doté d'une force de frappe terrible. Ses chauffeurs n'avaient pas les mêmes contraintes…
M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous poser votre question ?
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Vos propres questions ont conduit à allonger le débat pour que je ne puisse pas prendre la parole. Laissez-moi m'exprimer : je suis un ancien chauffeur de taxi.
Mme Aurore Bergé (RE). Vous n'êtes pas là en tant qu'ancien chauffeur de taxi mais en tant que député.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Les chauffeurs d'Uber n'avaient pas les mêmes contraintes, ne payaient pas de cotisations et cassaient les prix des courses. Bref, la concurrence était totalement inéquitable et déloyale. À Marseille, face à cette plateforme qui mettait en danger notre situation, j'ai pris part à la grève. Croyez-moi, c'était particulièrement tendu et difficile. Malgré l'arrivée d'un concurrent totalement déloyal, nous avons trouvé un accord, grâce à notre mobilisation, qui avait, comme toute mobilisation, un coût énorme pour nous. Du jour au lendemain, une trahison s'est produite : l'accord a été cassé par un deuxième arrêté.
À l'époque, nous n'avions pas de certitude sur le fait que cela venait du ministère de l'Économie dirigé par Emmanuel Macron, mais je le sentais. Quand la révélation des Uber files a eu lieu l'été dernier, nous avons compris que nous avions raison. Tout le monde nous avait traités de complotistes à l'époque : on a sali nos noms, nos familles, notre corporation, mais nous avions raison.
Non seulement la concurrence entre Uber et les taxis était complètement inégale, mais en plus Uber avait un commis d'office qui était le secrétaire général de l'Élysée, avant de devenir le ministre de l'Économie puis le Président de la République. Cette personne a choisi de défendre les intérêts d'actionnaires d'un grand groupe américain qui ne paie quasiment pas d'impôts en France, grâce à des pratiques fiscales immorales.
M. le président Benjamin Haddad. Je vous demande de poser vos questions.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). J'y viens, mais vous n'entendrez donc pas l'histoire d'un député qui a été taxi et qui a des choses à dire en la matière.
M. le président Benjamin Haddad. Nous avons fait soixante-sept auditions, auxquelles vous n'avez pas participé. Nous aurions pu vous entendre à de nombreuses reprises.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Quelle a été votre participation à Marseille quand il y a eu des homicides ? Moi, j'étais tous les jours dans la rue.
M. le président Benjamin Haddad. Ce n'est pas la question.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Je vois bien, de toute façon, à qui j'ai affaire.
Mme Aurore Bergé (RE). Que voulez-vous dire ?
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Laissez-moi parler, s'il vous plaît. Je suis un parlementaire et j'ai le droit d'avoir la parole en tant qu'ancien taxi. Pardonnez-moi, madame la Première ministre, de prendre ainsi votre temps, mais c'est ce qu'il y a de plus important dans ma vie. Mes parents sont tous taxis.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Si vous avez des questions à me poser, j'y répondrai avec plaisir, monsieur le député.
M. Sébastien Delogu (LFI-NUPES). Merci beaucoup, madame la Première ministre. Excusez-moi pour les débordements de mes collègues.
La situation que j'ai rappelée a été instaurée avec le soutien sans faille de Macron à Uber. Comment avez-vous combattu cela lorsque vous étiez ministre des Transports ?
Qu'avez-vous fait pour répondre à cette catastrophe sociale ? Comment expliquez-vous que les membres de la majorité présidentielle au Parlement européen se soient prononcés pour une directive prévoyant une présomption de salariat réfragable, sans critère, alors que le Gouvernement s'y oppose ? Pouvez-vous confirmer que les travailleurs considérés comme de faux indépendants par la Commission européenne doivent rester, selon vous, sous le statut d'indépendant ?
M. le président Benjamin Haddad. Je remercie Mme Agresti-Roubache, qui a eu la courtoisie de renoncer à son temps de parole.
Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Je ne sais pas, monsieur Delogu, si vous avez suivi le début de l'audition : je crois, en effet, avoir essayé de répondre à vos questions.
Je ne pense pas que ce soit le bon cadre pour répondre à tous les propos que vous avez tenus et que, naturellement, je ne partage pas. Je veux simplement vous signaler que je n'étais pas aux responsabilités en 2011. Par ailleurs, je redis que j'ai œuvré dans mes différentes fonctions, qui ont commencé en 2017, pour mettre en place une régulation dans le domaine des plateformes de mobilité. Je ne vais pas redécliner les règles que nous avons imposées : je les ai déjà expliquées.
S'agissant de la directive européenne, je répète que nous partons de l'idée que plusieurs situations peuvent exister.
Il y en a dans lesquelles on a affaire à de faux indépendants parce qu'il existe un lien de subordination. La jurisprudence française est claire sur ce qui conduit à requalifier une relation supposée commerciale en relation de travail et nous sommes tout à fait intéressés par l'établissement, dans la directive européenne, au niveau de l'ensemble des États membres, de critères permettant de requalifier sans ambiguïté, ou facilement, une relation commerciale en relation de salariat quand c'est le cas.
C'est important pour nous mais cela ne doit pas nous dispenser, s'agissant des situations dans lesquelles des travailleurs font le choix d'être des travailleurs indépendants et dans lesquelles la relation existante respecte le statut de travailleur indépendant, de créer des droits sociaux pour les travailleurs. C'est la ligne que je suis depuis 2017.
Il y a place pour différents modèles. Quand celui qui est affiché fait appel à des travailleurs indépendants, il faut s'assurer que c'est réellement le cas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de liens de subordination qui contreviendraient au principe du travail indépendant, et cela doit par ailleurs s'accompagner de la construction de droits sociaux, de protections pour les travailleurs concernés. Tel est le chemin sur lequel nous nous sommes engagés. Les cinq accords qui ont été conclus en sept mois permettent de conforter les droits sociaux de ces travailleurs indépendants, et je pense qu'il faut continuer dans ce sens.
M. le président Benjamin Haddad. Madame la Première ministre, je vous remercie pour votre disponibilité et pour vos réponses précises aux questions de notre commission d'enquête.
Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 7 juin 2023