Interview de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, à France Info le 31 janvier 2024, sur le mouvement de contestation des agriculteurs, la responsabilité des parents des émeutiers de l'été 2023, la simplification en matière de justice, l'inscription dans la Constitution de l'IVG, les féminicides et une affaire impliquant des multinationales de l'eau en bouteille pour utilisation de traitements interdits dans la réglementation.

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Intervenant(s) : 

Média : France Info

Texte intégral


SALHIA BRAKHLIA
Bonjour Eric DUPOND-MORETTI.

ERIC DUPOND-MORETTI, MINISTRE DE LA JUSTICE DE FRANCE
Bonjour madame.

SALHIA BRAKHLIA
Le Premier ministre Gabriel ATTAL a tenu hier son discours de politique générale. On va évidemment rentrer dans les détails des annonces vous concernant, concernant la justice. Mais d'abord, " Détermination renforcée " après le discours, disent les agriculteurs. Les tracteurs convergent toujours vers Paris, même si on ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS, comme le dit votre collègue Gérald DARMANIN. Est-ce qu'on peut continuer comme ça encore longtemps, avec des tracteurs qui bloquent les axes routiers partout en France ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Ecoutez, je pense qu'il ne vous a pas échappé que des négociations sont en cours. Première série de mesures annoncée par le Premier ministre, rapidement d'ailleurs. Et puis un certain nombre de discussions qui vont prospérer. Le Président de la République se rend à Bruxelles, il y a un certain nombre de questions européennes qui sont au coeur des réflexions, naturellement.

SALHIA BRAKHLIA
Mais ça dure. Ça dure, ça fait, voilà, plusieurs jours qu'ils bloquent les axes routiers. Vous êtes ministre de la Justice. Il y a la liberté de pouvoir circuler pour les Français, et on voit bien qu'elle est entravée aujourd'hui.

ERIC DUPOND-MORETTI
Oui madame, j'entends, mais ce n'est pas la peine de polariser les choses. Les agriculteurs s'expriment, je pense que leur colère est légitime, ce sont des gens qui bossent énormément, qui n'y retrouvent pas toujours leur compte. Il y a un certain nombre de mesures à prendre, je pense aux mesures de simplification. 14 réglementations pour les… Rien que ça.

JEROME CHAPUIS
Mais sur la question de l'ordre public ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Et vous avez vu que dans le discours de politique générale du Premier ministre, il y a un mot que l'on peut retenir, c'est " Simplification ", pas que pour les agriculteurs.

SALHIA BRAKHLIA
Pour tout le monde.

ERIC DUPOND-MORETTI
Aussi pour les agriculteurs.

JEROME CHAPUIS
Mais sur la question de l'ordre public, ce n'est pas nous qui polarisons, il y a notamment des écologistes qui disent : " Voilà, quand ce sont les agriculteurs, l'Etat, les pouvoirs publics ne font rien. Et quand ce sont des écologistes, la police et la justice sont très fermes. "

ERIC DUPOND-MORETTI
Écoutez, il y a un certain nombre de lignes rouges qui ont été tracées, elles sont claires. Le ministre de l'Intérieur les a rappelées. On a eu l'incendie d'un bâtiment de la MSA, absolument insupportable. Pour le reste, reconnaissons que les agriculteurs, dans leur immense majorité, sont des gens responsables. Vous savez, les manifestations, c'est aussi une liberté constitutionnelle. On discute, on avance, on va trouver des solutions. Je pense que c'est la volonté très clairement exprimée hier par le Premier ministre.

JEROME CHAPUIS
Alors il faut qu'on en vienne aux annonces faites justement par Gabriel ATTAL hier. Il a fait référence aux émeutes de juin-juillet dernier, et il a annoncé sa volonté de mettre en place des sanctions adaptées pour les mineurs de moins de 16 ans, et il parle de travaux d'intérêt éducatif. En quoi est-ce que c'est différent des travaux d'intérêt général ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Le travail d'intérêt général, c'est un travail, point. Or, il est interdit, les conventions internationales nous interdisent de faire travailler les enfants. C'est une réglementation internationale, et il est incontournable. Alors que fallait-il faire ? Soit rien, soit prendre évidemment la situation en charge et faire en sorte que des mineurs soient pris en charge avant l'âge de la responsabilité pénale, et au rang des mesures qui ont été évoquées. Je voudrais, si vous m'y autoriser, m'arrêter sur une mesure parce qu'elle est nouvelle et elle est très forte. Nous avons dit après les émeutes : " Il faut responsabiliser les parents défaillants ". Mais le Premier ministre dit hier : " Il faut aider les parents dépassés, en particulier les mamans solos ". Il y a 60% des gamins qu'on a retrouvés dans les émeutes qui sont élevés par une femme seule. Alors nous allons mettre en place quelque chose de tout à fait original. Comment fait-on aujourd'hui pour appréhender la situation d'un gamin qui traîne dans les rues à 2 h du matin, il a 13 ans ? Si sa maman est dépassée, je le redis, ben il faut l'aider, cette femme.

JEROME CHAPUIS
Comment est-ce qu'on fait la différence entre des parents défaillants et des parents dépassés ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Laissez-moi terminer.

SALHIA BRAKHLIA
Comment on l'aide ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Ecoutez, je pense que ce n'est pas très compliqué.

JEROME CHAPUIS
C'est le rôle des juges ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Non, mais il y a, d'un côté, de la désinvolture, parfois même d'ailleurs de la complicité. On le sait, dans les affaires de stupéfiants, il y a les parents qui profitent du trafic de leurs gamins. Bon, ceux-là, il faut remettre les choses très clairement dans l'ordre. Il faut de l'autorité, il faut rappeler ce qu'est l'autorité parentale. Ceux qui commencent à éduquer les gamins, c'est les parents. Bon, puis il y a les gens et les mamans solos qui sont dépassés. Je pense à la femme de ménage qui travaille la nuit, qui ne peut pas surveiller son gamin. Qu'est-ce qu'on va faire, là ? On va demander aux services de police d'aller voir la maman et de lui dire: " Madame, est-ce que vous voulez qu'on vous donne un coup de main ? Est-ce que vous voulez qu'on sorte votre gamin du quartier ? Est-ce que vous souhaitez qu'on le rescolarise ? "

SALHIA BRAKHLIA
C'est-à-dire que c'est l'Etat qui va se substituer à l'autorité parentale ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Non Madame, c'est l'Etat qui va venir aider la maman solo pour lui dire : " On prend votre gamin en charge, on le remet dans les rails de l'école, on lui donne un peu de valeurs républicaines ". On fait intervenir les militaires, les gendarmes, les policiers, des éducateurs de la…

SALHIA BRAKHLIA
C'est le rôle des militaires, ça, Eric DUPOND-MORETTI, d'aller voir un gamin pour lui expliquer quel est le civisme ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Madame, moi, je suis un pragmatique, et je suis quelqu'un de bon sens. Ces gamins qui traînent dans les rues à 13 ans… Je pense que vos enfants, si vous en avez, ils ne traînent pas dans les rues à 16 ans, à 13 ans, pardonnez-moi. Ce que l'on peut dire, c'est qu'ils ont souvent besoin d'une autorité et d'une autorité bienveillante. Et si les mamans sont dépassées, eh ben il faut les aider, pas en supprimant les alloc…

JEROME CHAPUIS
Et si elles ne sont pas d'accord ?

SALHIA BRAKHLIA
Alors on fait comment ?

ERIC DUPOND-MORETTI
J'y viens. Pas en supprimant les allocations familiales, pas en stigmatisant le comportement d'une maman qui est dépassée, en venant l'aider. C'est une mesure sociale. Et oui, tout le monde est concerné, même les militaires.

SALHIA BRAKHLIA
Et alors comment on fait ? Votre solution, c'est quoi ? C'est un internat ? C'est ce que proposait hier le Premier ministre.

ERIC DUPOND-MORETTI
Exactement madame.

JEROME CHAPUIS
Mais comment est-ce qu'on fait si les parents sont en désaccord ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Monsieur, on compte sur le fait que la maman en question est une maman dépassée et non pas une maman défaillante. C'est-à-dire qu'elle veut sortir son gamin de l'ornière dans laquelle il se trouve. C'est-à-dire qu'elle veut que son gamin ne traîne pas dans les rues. C'est-à-dire qu'elle veut que son gamin ne devienne pas délinquant. Et là, nous avons un rôle à jouer, il est nécessaire, et ça se fait sur la base de l'autorité parentale. " Oui monsieur ; - Dit la maman au policier qui vient la rencontrer. - je souhaite que vous m'aidiez. Je souhaite que mon gamin soit rescolarisé. "

JEROME CHAPUIS
Donc il n'est pas question de faire ça contre l'avis des parents, ce sera sur la base du volontariat ?

SALHIA BRAKHLIA
Pas une obligation ?

ERIC DUPOND-MORETTI
C'est l'autorité parentale. Mais moi, je peux vous dire qu'il y a beaucoup de parents qui souhaitent évidemment être aidés parce que la situation est telle que ces mamans sont dépassées. J'avoue d'ailleurs…

JEROME CHAPUIS
Ce sera pour quand, cette disposition ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Ecoutez, on y a déjà travaillé, on sera prêt très prochainement.

JEROME CHAPUIS
Pour la rentrée prochaine par exemple ? Parce on parle aussi de… On parle d'internat, là, en l'occurrence, on parle de jeunes qui vont devoir être scolarisés dans des lieux clos, dans des lieux fermés. Ça ne s'improvise pas.

ERIC DUPOND-MORETTI
Vous imaginez bien que ça n'est pas une idée qui sort de nulle part. On a beaucoup réfléchi après les émeutes. Comment faire ? Alors il y a un certain nombre de choses que l'on met en place. On va faire des placements de jour, on va faire des placements de nuit pour certains mineurs pour qu'ils soient pris en charge, pour qu'ils soient remis dans les rails, pour qu'on leur donne l'autorité dont ils ont besoin. On va aider les mamans. Et d'ailleurs, j'indique que, ça ne vous a pas échappé dans le discours de politique générale du Premier ministre hier, il y a l'aménagement des horaires notamment des femmes de ménage. Voilà.

JEROME CHAPUIS
Qui travaillent de nuit.

ERIC DUPOND-MORETTI
Ça, c'est très important, c'est un tout, c'est une cohérence. Il faut aider ceux qui sont dépassés, qui n'y arrivent pas et qui ont tellement envie de bien élever leurs mômes. Et puis il faut sanctionner ceux qui ne font pas ce qu'ils doivent faire.

JEROME CHAPUIS
On va y venir.

SALHIA BRAKHLIA
On va juste signifier que tous les enfants des femmes de ménage ne sont pas des délinquants, juste en passant.

ERIC DUPOND-MORETTI
Est-ce que j'ai dit ça, madame ?

SALHIA BRAKHLIA
Non, mais c'est juste parce que c'est tout simplement l'exemple que vous aviez donné là, donc je préfère le dire.

ERIC DUPOND-MORETTI
Mais ce dont je parle, c'est d'une réalité qui n'échappe à personne. Il y a beaucoup de mamans qui sont obligées de travailler la nuit pour nettoyer nos bureaux, et elles sont dépassées, et il faut leur donner un coup de main. Et elles n'ont pas envie de savoir leurs mômes, qu'elles aiment, dans la rue en train de traîner, parce que c'est ça qui fera de ces gamins de futurs délinquants. Il faut les remettre dans les rails, il faut aider les gens, il faut être près d'eux. C'est quelque chose qui s'appelle la " Fraternité ". Et dans notre République, ça n'est pas rien.

JEROME CHAPUIS
Eric DUPOND-MORETTI, on vous retrouve juste après le Fil Info.

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SALHIA BRAKHLIA
Éric DUPOND-MORETTI, il y a donc les travaux d'intérêt éducatifs pour les moins de seize ans et pour les parents dits défaillants, il y a des travaux d'intérêt général. Comment vous allez déterminer si tel ou tel parent est défaillant ? Il y a autant de modèles de familles, d'autres circonstances ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Je vous donne un exemple simple, il y a déjà des textes qui existent. Quand les enfants sont convoqués devant le juge des enfants, les parents doivent venir. Le fait de ne pas venir, ça peut être générateur d'une sanction. Et puis, il y a les sanctions pécuniaires, parce que quand les gamins cassent, ce sont les parents qui payent, tout ça, il faut le rappeler. Il est impérieux que chacun prenne ses responsabilités.

JEROME CHAPUIS
Donc le : " Tu casse, tu répare ", ça s'adresse aussi aux parents alors ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Ça s'adresse aux gamins parce qu'on va leur demander des comptes. Il faut qu'on améliore encore, pardonnez-moi, l'exécution des peines. Il faut que tout le spectre de la jeunesse soit visé, c'est ce que dit hier le Premier ministre et il a raison. Ces gamins, il faut les prendre en charge, sans oublier que ce sont des gamins. Le travail civique qui va se mettre en place, c'est quoi ? C'est rappeler les valeurs de la République, c'est rappeler la laïcité, c'est rappeler l'autorité. On sait tous qu'il y a un défaut d'autorité aujourd'hui dans l'époque qui est le nôtre et tout ça, ça implique bien sûr ces mesures que nous allons mettre en oeuvre.

JEROME CHAPUIS
Autres mesures annoncées par Gabriel ATTAL, il dit vouloir débureaucratiser la France. Pour la justice, ça passe par plus de rapidité, plus d'efficacité et notamment cette convocation sur un horaire précis, sur un créneau horaire bien précis pour les Français qui ont affaire à la justice. Ça va se passer comment ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
D'abord, aujourd'hui, qu'est ce qui se passe ? Vous êtes convoqués pour une contravention, vous arrivez à 14h. Parfois à 19h, comme on n'a pas épuisé le rôle, on dit : " Écoutez, vous rentrez chez vous, l'affaire est renvoyée ". Vous n'avez même pas de date de renvoi. Et là, vous dites : " Mais ce n'est pas possible ".

JEROME CHAPUIS
Donc on a pris la demi-journée et…

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Vous sortez de là et vous maudissez la Justice. Or c'est un lien fondamental entre les citoyens et leur justice, c'est notre pacte social. Donc, on va faire en sorte de s'organiser un peu mieux, simplification, proximité…

JEROME CHAPUIS
C'est juste une question d'organisation ou ça va demander plus de moyens ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Alors, c'est une question d'organisation. Bon, les moyens, je pense qu'ils sont au rendez-vous, monsieur. Je veux rappeler que depuis 2017, le budget a augmenté de 44%. Je veux rappeler que d'ici 2027, nous aurons un budget à hauteur d'onze milliards, qu'un tiers des emplois de l'État vont à la Justice : magistrats supplémentaires, greffiers supplémentaires, contractuels qui deviennent attachés de justice. Cet effort-là, nous l'avons fait.

JEROME CHAPUIS
Ça veut dire que vous êtes en mesure, cette affaire de créneaux horaires précis, de la mettre en oeuvre très rapidement.

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Oui, évidemment. et d'une façon simple…

JEROME CHAPUIS
Ça veut dire quand ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Pas la peine de légiférer. On réunit les uns et les autres. Je l'ai fait il y a deux jours. J'ai présenté mes voeux à l'ensemble de, pardon pour le mot technocratique, à l'ensemble de mon écosystème : magistrats, greffiers, avocats, tous ceux qui font la justice pour leur dire : " Ces moyens, nous les avons. Maintenant, ils nous obligent tous ", parce qu'un compatriote ne comprendrait pas qu'en 2027, la justice, par exemple, ne soit pas plus rapide qu'aujourd'hui.

JEROME CHAPUIS
Mais ça vous oblige à quelle échéance, ces horaires, ces créneaux horaires, ce sera quand ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Mais ça va être très rapide, monsieur, je vous rassure.

SALHIA BRAKHLIA
Permettre de porter plainte en ligne partout sur le territoire, ça fait aussi partie de la débureaucratisation voulue par Gabriel ATTAL. Ça mérite explication parce que les Français vont pouvoir… Peuvent déjà porter plainte en ligne partout sur le territoire, l'objectif, c'est quoi ? C'est de gagner du temps au commissariat ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
L'objectif, c'est de rendre une justice plus proche de nos compatriotes.

SALHIA BRAKLIA
Mais là, on ne crée pas de la distance avec les forces de l'ordre, qu'on va voir juste quand on sera contrôlé, par exemple ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Madame, j'entends votre réserve, mais elle n'est pas de mise, pourquoi ?

SALHIA BRAKLIA
C'est une interrogation…

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Parce que rien ne vous interdira, si malheureusement vous êtes victime, de vous rendre dans un commissariat et il y aura parfois…

SALHIA BRAKLIA
Il y aura quand même un accueil par les policiers ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Evidemment. Et je veux également dire que pour nos compatriotes les plus démunis, pour nos compatriotes les plus éloignés du numérique, nous avons 2 700 points justice. Ce sont des lieux de confidentialité, de proximité où les justiciables reçoivent les premières aides. On les guide. Et donc, pour ceux qui sont éloignés du numérique ou qui le craignent, il y aura cette aide et ce que nous voulons, c'est que les plaintes, oui, ce ne soit plus, ce ne soit pas le parcours du combattant, que les choses soient là, encore simplifiées.

JEROME CHAPUIS
Après ce discours de Gabriel ATTAL, hier, à l'Assemblée, il s'est passé quelque chose d'important puisque l'Assemblée a voté à une écrasante majorité l'inscription dans la Constitution de la liberté, garantie pour les femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, il faut encore en passer par le Sénat puis par un vote au congrès. Libertés garanties plutôt que droit, est-ce que ça change quelque chose sur le fond pour les femmes ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
D'abord, ce que je veux rappeler, c'est que la grande loi Veil n'est pas protégée par notre Constitution. Il suffirait que l'on veuille changer la loi pour que la loi soit changée. L'idée, c'est de protéger cette liberté des femmes de disposer de leur corps et d'inscrire cela dans notre Constitution. Vous l'avez rappelé, l'Assemblée nationale, une écrasante majorité hier, a adopté le texte. Il doit maintenant aller devant le Sénat. Le Sénat, qui d'ailleurs a déjà voté, vous le savez, en première lecture, un texte pour constitutionnaliser…

JEROME CHAPUIS
Ce n'est pas tout à fait dans les mêmes termes.

SALHIA BRAKLIA
Mais vous, vous entendez quand même les réserves, vous entendez les réserves, quand même du président du Sénat, Gérard LARCHER, Sénat, à la majorité de Droite qui dit, Gérard LARCHER, qui est contre l'inscription de l'IVG dans la Constitution parce qu'elle n'est pas, je cite : " Un catalogue des droits sociaux et sociétaux ". Bon, ça veut dire quoi sur la suite de la procédure ? C'est que ça va être difficile ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Ça veut dire d'abord, madame, que je respecte toutes les opinions et que sur ces sujets-là, qui sont des sujets sociétaux majeurs, chacun peut avoir une philosophie, chacun peut avoir ses convictions. Le président LARCHER s'est exprimé à titre personnel, mais je rappelle que…

SALHIA BRAKLIA
Mais il a un peu d'influence quand même au Sénat.

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Evidemment qu'il a de l'influence au Sénat, ce n'est pas moi qui vous dira le contraire, mais il y a des débats parlementaires qui vont s'ouvrir. Et lorsque nous aurons rappelé aux sénateurs et moi, j'envisage de le faire avec détermination mais avec humilité, que la loi Veil n'est pas garantie aujourd'hui, je pense qu'on peut…

SALHIA BRAKLIA
L'IVG n'est pas menacée en France, c'est ce qu'il dit ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
C'est ce qu'il dit, mais nous avons un avis du Conseil d'État qui est extrêmement clair, qui dit, madame, que tant sur le plan national que sur le plan international, Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, jurisprudence de Strasbourg, Cour de justice de l'Union européenne, cela n'est pas garanti, c'est une discussion de juristes, mais elle est importante. L'idée, c'est qu'en 2024, on puisse dire aux femmes : " Maintenant la liberté qui est la vôtre, de disposer de votre corps est constitutionnelle ". J'ajoute, j'ajoute que nous serions le premier pays au monde à inscrire cela dans notre Constitution. Et pardonnez-moi de vous le dire de façon familière, ça n'est pas rien.

JEROME CHAPUIS
Éric DUPOND-MORETTI, vous avez parlé de la conscience, notamment des parlementaires, il y a la conscience aussi des médecins. Est-ce que ce changement dans la Constitution, ça, ça, ça remet en cause la liberté de conscience des médecins qui est la clause de conscience qui, pour les médecins qu'ils souhaiteraient ne pas pratiquer l'IVG ?

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Non. Absolument pas. Et, nous avons là, alors, pour le coup, des assurances qui sont constitutionnelles. Donc cette liberté garantie à la femme ne va pas contraindre le médecin à pratiquer un avortement si sa conscience le lui interdit.

SALHIA BRAKLIA
Oui mais vous entendez la crainte des opposants qui disent : " Oui à terme ça peut amener à limiter les clauses de conscience, voir même les interdire et puis même revenir sur la durée de recours à l'IVG ".

ÉRIC DUPOND-MORETTI
Non seulement j'ai entendu cela, mais ça a fait l'objet de débats très précis. Nous avons l'avis du Conseil d'Etat qui dit de façon très claire que cette liberté garantie constitutionnellement, constitutionnellement pardon à la femme, ne vient pas remettre en cause d'autres libertés fondamentales, dont la clause de conscience.

JEROME CHAPUIS
Éric DUPOND-MORETTI On vous retrouve juste après le fil info, 8h51, Sophie EYCHENNE.

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JEROME CHAPUIS 
Eric DUPOND-MORETTI, garde des Sceaux. Vous avez entendu avant de rentrer dans ce studio, le choix de France Info ce matin à la radio sur France Info, l'inaction des policiers ou des juges est régulièrement mise en cause lors des féminicides, mais les dysfonctionnements sont rarement sanctionnés. Certaines familles de victimes ont décidé d'attaquer l'Etat pour faire évoluer les choses. Qu'est-ce que vous répondez à ces familles qui vous interpellent ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Ce que je réponds d'abord, c'est que ce que j'ai entendu ce matin, nous faisons tout pour que cela ne se reproduise plus.

JEROME CHAPUIS
Mais ça continue ; 12 féminicides, disent les organisations depuis le début de l'année, 94 l'année dernière.

ERIC DUPOND-MORETTI
Ce sont des choses différentes. Ce que j'ai entendu ce matin, c'est une famille dans le chagrin qui dit " des plaintes ont été déposées, personne ne les a prises en considération. " Bon, c'est en 2019. D'abord, on ne peut pas être insensible à ce qu'exprime ces gens qui sont dans le malheur et qui ont le sentiment que tout n'a pas été fait. Depuis, nous avons souhaité former les gendarmes, les policiers, les magistrats. Nous avons mis en place le bracelet antirapprochement, il est à disposition de toutes les juridictions. Et le nombre de crimes évités est impressionnant. Nous avons mis en place le téléphone grave danger. Nous venons de mettre en place les pôles spécialisés, vous le savez, spécialisés violence intrafamiliale pour mieux les appréhender, mieux lutter contre ces phénomènes. Et nous allons, dans les heures qui viennent, débattre d'un texte permettant une ordonnance pour protéger la femme de son mari violent.

JEROME CHAPUIS
Mais le nombre de crimes évités...

ERIC DUPOND-MORETTI
Et pardonnez-moi, nous sommes passés de 42 jours pour mettre en place cette ordonnance de protection, à 6 jours, et nous allons arriver à quelques heures, quelques heures, pour que la femme soit protégée et que l'on prenne des mesures immédiates pour assurer sa sécurité. Donc, nous ne partons pas de rien. Mais j'entends évidemment que tout n'a pas été fait et que c'est d'une certaine façon une autre époque, on a eu ce drame, on a eu Mérignac également. Mérignac, ça a abouti à quoi ? Ça a abouti à des pôles spécialisés aujourd'hui, parce que tous les acteurs doivent se parler. Je voudrais vous dire que l'Espagne, qui est précurseur en la matière, a mis en place - mais bien avant nous, en 2004 - un certain nombre de dispositions dont nous nous sommes inspirés. Est-ce que vous savez combien de temps il a fallu pour que les féminicides baissent en Espagne ? Il a fallu 7 ans.

SALHIA BRAKHLIA
Donc vous dites « On n'est pas parfaits, mais on essaie d'évoluer » ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Je dis bien sûr que nous ne sommes pas parfaits, bien sûr qu'il y a eu un certain nombre de dysfonctionnements insupportables, mais plein de choses ont été faites. Cela nous oblige, et ce combat-là, madame, il n'est jamais terminé.

JEROME CHAPUIS
Mais s'il doit y avoir des sanctions, est-ce que la Justice sanctionnerait la Justice pour sa propre inaction ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Mais il y a un certain nombre de sanctions qui ont été prises, tant sur le terrain disciplinaire. Vous l'avez rappelé dans votre reportage, je crois qu'il y a une assignation de l'Etat pour faute lourde. Ce n'est pas au garde des Sceaux de commenter, j'allais dire, un processus judiciaire qui est en cours ; c'est la juridiction, en l'occurrence, c'est Paris qui a été saisie. Si j'ai bien suivi votre reportage, c'est Paris qui statuera, faute lourde, pas faute lourde. Et si faute lourde, évidemment, mécanisme indemnitaire qui sera mis en place.

SALHIA BRAKHLIA
En parlant de défaillance, Le Monde et la Cellule investigation de Radio France ont révélé hier une affaire de grande ampleur impliquant des multinationales de l'eau en bouteille, notamment NESTLE WATERS, qui admet avoir eu recours à des traitements interdits dans la réglementation. Le Gouvernement, lui, était au courant, et ce depuis trois ans, et n'a pas saisi la Justice. Et pourtant, il pouvait le faire au titre de l'article 40. Comment vous l'expliquer, tout ça ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Ecoutez, moi, je n'étais au courant de rien. Vous affirmez que le Gouvernement était au courant.

SALHIA BRAKHLIA
Oui.

ERIC DUPOND-MORETTI
Qu'il aurait dû... Ce que je peux vous dire, c'est que la Justice...

JEROME CHAPUIS
Il y a des documents.

ERIC DUPOND-MORETTI
...c'est que la Justice est saisie et qu'elle fera la lumière sur toute cette affaire.

JEROME CHAPUIS
Mais est-ce que ce n'était pas au ministre de saisir la Justice au titre de cet article 40 ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Monsieur, je vous dis qu'à titre personnel, je n'ai pas été informé. Je vous dis par ailleurs que la Justice est saisie. Je vous rappelle que le garde des Sceaux, ça s'appelle la séparation des pouvoirs et ce n'est pas rien. On ne peut pas intervenir dans une affaire qui, désormais, est une affaire en cours. Et la justice, en toute indépendance, en toute indépendance, fera la lumière sur ce sujet.

JEROME CHAPUIS
Là, on vous parle de la succession du droit, c'est-à-dire pas apparent... Voilà, parce que…

SALHIA BRAKHLIA
Est-ce qu'il y a eu défaillance ?

ERIC DUPOND-MORETTI
Non, mais ne m'interrogez pas sur quelque chose à propos de quoi, je vous ai dit à deux reprises que je n'ai pas été informé de cela. Je vous indique par ailleurs que le garde des Sceaux, en ce qui le concerne, ne peut pas directement saisir un procureur, vous le savez. Les directives individuelles sont interdites de mon côté

JEROME CHAPUIS
Mais vos collègues ministres, à Bercy notamment, auraient pu le faire.

ERIC DUPOND-MORETTI
Ce n'est pas comme ça qu'on peut présenter les choses. Je vous dis que la Justice est saisie, qu'elle fera toute la lumière et que s'il y a eu un certain nombre de défaillances, quel que soit le niveau de ces défaillances, les choses seront dites, voilà. Je ne peux pas en dire davantage sur un dossier sur lequel je ne peux pas m'exprimer et que, monsieur, je ne connais pas.

JEROME CHAPUIS
Eric DUPOND-MORETTI, le ministre de la Justice, vous étiez l'invité de France Info. Merci d'avoir été avec nous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 5 février 2024