Interview de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, à LCI le 6 octobre 2024, sur le conflit entre Israël et le Hamas et l'antisémitisme, le conflit en Ukraine, l'immigration, le départ de Thierry Breton de la Commission européenne, le nucléaire et la fin de la vente des véhicules thermiques.

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Média : LCI

Texte intégral

Q - Mesdames et Messieurs, bonsoir. C'est sa première interview télévisée en France, le ministre délégué chargé de l'Europe, Benjamin Haddad, bonsoir.

R - Bonsoir.

Q - Je rappelle que nous n'avons aucun lien de parenté pour les personnes sur Twitter...

R - En effet.

Q - ...qui nous taguent assez régulièrement ensemble. J'aimerais tout d'abord qu'on commence cet entretien par ces diplomates qui n'ont pas compris, vraisemblablement, la réaction d'Emmanuel Macron, la déclaration d'Emmanuel Macron concernant les armes envoyées en Israël. On écoute et on revient là-dessus ensemble.

[Extrait de la déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, au XIXe Sommet de la Francophonie]

Q - Incompréhension pour certains, parce que la France n'envoie presque rien à Israël. Quelle est votre réaction ?

R - Si vous le permettez, déjà, je voudrais quand même dire que vous posez cette question à une date qui n'est pas anodine, puisque, bien sûr, nous sommes la veille de l'anniversaire funeste du 7 octobre, cette date où on a vu des terroristes du Hamas rentrer en Israël, massacrer 1 200 civils dans des conditions atroces. J'étais moi-même en tant que parlementaire, je me suis rendu quelques jours plus tard en Israël pour exprimer ma solidarité, pour rencontrer les familles des victimes. C'était une attaque contre Israël, c'était une attaque contre la civilisation toute entière. C'est une attaque où nous avons perdu plus d'une quarantaine de compatriotes. Nous avons toujours deux compatriotes qui sont otages aux mains du Hamas. Le Hamas a commencé cette guerre. Elle a été ensuite amplifiée par les proxies de l'Iran, dans la région. Et dans ce contexte, la sécurité d'Israël n'est pas négociable.

Q - Vous aviez dit d'ailleurs que l'offensive sur Gaza est une réponse légitime à un acte barbare...

R - La sécurité d'Israël, dans ce contexte, n'est pas négociable, et le Président de la République l'a toujours rappelé. Il a condamné dans les termes les plus forts l'attaque du 7 octobre. La France a participé à la défense d'Israël lors des deux attaques de missiles balistiques de l'Iran, aux côtés de nos alliés et de nos partenaires. Maintenant, que dit le Président de la République ? Il se démène pour trouver un cadre, pour amener à un cessez-le-feu et redémarrer le dialogue politique dans la région. Créer les conditions d'un cessez-le-feu, c'est-à-dire la libération des otages, l'accès à l'aide humanitaire pour les populations civiles, et retracer une perspective, notamment pour un État palestinien, donc pour une perspective politique. Ça a toujours été la position de la France. Vous savez, la France a été l'un des premiers pays à reconnaître et à soutenir Israël lors de sa création en 1948. On a toujours un lien très fort avec l'État d'Israël. La sécurité d'Israël est une condition absolument totale pour la paix et la stabilité dans la région. Et ça aussi été l'un des premiers pays, la France, à reconnaître la nécessité d'un État palestinien. Donc on a un Président de la République qui est extrêmement investi pour trouver non seulement les conditions d'un cessez-le-feu, mais pour relancer le dialogue régional. Un ministre des affaires étrangères aussi, je devrais le dire, qui était au Liban la semaine dernière, et qui a permis notamment de délivrer de l'aide humanitaire à la population civile libanaise, et qui est aujourd'hui dans la région – en Arabie saoudite, au Qatar. Il se rendra demain en Israël, là aussi, pour faire entendre la voix de la France, pour relancer ce dialogue politique.

Q - Vous avez vu certainement la réaction du CRIF aujourd'hui, concernant cette déclaration du Président. Et puis il y a le refus d'aller à la marche contre l'antisémitisme, sa déclaration aux Libanais après les bipeurs et désormais cette déclaration à deux jours du 7 octobre. Est-ce qu'il n'y a pas un malaise de la part du Président de la République sur ces questions-là ?

R - Non. Je crois que, déjà, vous mentionnez plusieurs choses. Sur la lutte contre l'antisémitisme, je voudrais rappeler non seulement l'investissement du président la République, mais du Gouvernement tout entier pour assurer la sécurité de la communauté juive – les synagogues, les écoles. Depuis plusieurs années déjà, malheureusement, c'est nécessaire. Mais les autorités sont extrêmement mobilisées sur ce sujet, et [cela a été] bien sûr renforcé depuis le 7 octobre. C'était le cas de Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur, et aujourd'hui de Bruno Retailleau, qui s'est exprimé dessus ces derniers jours. Et je le répète, la sécurité d'Israël n'est pas négociable. Et relancer, redonner une perspective de long terme pour la région, une perspective politique – qui est, encore une fois, le rôle de la France, la voix de la France – ça sera avec la sécurité d'Israël.

Q - Sur ce conflit, vous avez été attaqué publiquement par un de vos opposants politiques, Jean-Luc Mélenchon, qui a dit : "Le nouveau ministre est acquis à la politique de M. Netanyahou." Certains ont dit que c'était des propos nauséabonds en faisant référence à votre judaïté ; que répondez-vous à cela ?

R - Moi, je n'ai pas grand-chose à répondre. Vous savez, dans toute l'Histoire, il y a eu ces accusations assez viles de double allégeance. Vous avez deux façons de faire de la politique : soit, on choisit de diviser, de conflictualiser, de faire du communautarisme, de lever les gens les uns contre les autres... Moi, je préfère qu'on fasse son travail, qu'on essaie de rassembler, qu'on respecte tous les Français, et qu'on soit à sa tâche. Moi, c'est ma façon de faire.

Q - Parlons de l'Europe désormais, puisque c'est pour cela que vous êtes venu sur ce plateau. Vous êtes chargé de ce dossier, et vous êtes pour que l'Ukraine puisse frapper la Russie après avoir été agressée. Ni l'Amérique ni le Royaume-Uni n'ont donné la permission à Volodymyr Zelensky, il l'a réitéré encore cette semaine, en disant qu'il n'avait pas eu les consignes pour frapper la Russie directement. Qu'est-ce que vous répondez aux alliés qui privilégient la prudence ?

R - Le Président de la République avait été très clair, il y a quelques mois. Pendant trop longtemps, on a fixé énormément de lignes rouges aux Ukrainiens, tandis que la Russie ne s'en fixait aucune. Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ? On a une agression de la Russie sur notre continent, à nos frontières, qui a un impact direct sur notre sécurité. Donc c'est notre responsabilité, non seulement en vertu de nos valeurs – la défense de la liberté, de la démocratie –, les valeurs européennes, mais aussi pour défendre notre sécurité, c'est-à-dire la stabilité du flanc est de l'Europe. Nous avons la responsabilité de continuer à aider les Ukrainiens à se défendre face à l'agression. La France avait permis d'ailleurs à cette aide de passer plusieurs caps. On a été parmi les premiers pays à livrer des chars, je vous le rappelle, à livrer des missiles de longue portée. On a débloqué un certain nombre de débats. Il faut continuer à aider les Ukrainiens et à créer le rapport de force le plus favorable pour eux sur le terrain, en particulier après une année qui a été difficile sur le terrain, sur le plan militaire, comme sur le plan économique ou humanitaire. Il y aura quelques dossiers dans les prochains mois qui vont être absolument fondamentaux et sur lesquels je m'investirai tout personnellement : un prêt qui est financé à partir des avoirs gelés de la Banque centrale russe immobilisés en Europe, un prêt de 50 milliards d'euros des pays du G7 à l'Ukraine, qui est aujourd'hui bloqué notamment par la Hongrie, et donc je me mobiliserai avec nos partenaires pour qu'on débloque ce prêt, qui est fondamental pour donner un souffle, un soutien de long terme aux Ukrainiens ; et puis, bien sûr, le renouvellement de ce qu'on appelle la Facilité européenne de paix, qui est le fonds européen qui est utilisé pour financer les livraisons d'armes. Encore une fois, ce sont notre sécurité et nos intérêts qui sont en jeu. Il y a demain, évidemment, des questions qui se posent après les élections américaines sur la durabilité du soutien américain. Il faut que nous, on se donne les moyens de pouvoir défendre notre sécurité, seuls si nécessaire. Et ça passe par le fait d'aider les Ukrainiens.

Q - Est-ce que vous pensez que les Britanniques et les Américains devraient donner le feu vert ?

R - De quoi parlons-nous ? On parle de donner la permission de ne pas s'opposer au fait que les Ukrainiens utilisent leurs armes pour répondre sur des cibles militaires à des tirs de missiles de la part de la Russie contre des infrastructures, que ce soient des infrastructures civiles, parfois, en Ukraine, ou des infrastructures militaires. On est effectivement dans le cadre, là, de la légitime défense.

Q - Donc, oui ?

R - Donc oui.

Q - Sur le dossier européen et le sujet de la libre circulation des personnes et des biens, quand on voit les décisions de nos voisins, notamment sur le sujet de l'immigration, l'Italie, le Danemark, et puis, cette alliance que met en avant aujourd'hui Marine Le Pen – on va l'écouter.

[Extrait d'une déclaration de Mme Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale - 6 octobre 2024]

Q - Monsieur le Ministre, l'Europe dont vous rêvez, celle de Schengen, n'est-elle pas vouée à disparaître face à ces discours souverainistes ?

R - Non, et ce serait une catastrophe si on veut précisément, au niveau européen, être capable de défendre nos frontières et de maîtriser notre immigration. Nous voulons défendre nos intérêts en Europe. Notre intérêt, c'est une Europe forte, qui défend ses frontières, qui assume de défendre sa sécurité, ses intérêts commerciaux, économiques à travers le monde. Et ça passe effectivement par le fait d'avoir une maîtrise de nos frontières extérieures et de contrôler notre immigration. Pourquoi ? Prenez par exemple Mme Meloni en Italie, qui a fait campagne en disant qu'elle pouvait se passer de l'Europe pour maîtriser l'immigration. La première chose qu'elle a fait, c'est se rendre compte qu'elle avait besoin de la coopération au niveau européen. C'est un enjeu européen, donc on a besoin d'une réponse européenne. Nous avons fait adopter, dans la dernière mandature, le Pacte asile et migration, qui est une petite révolution parce qu'il permet de faire une première sélection des demandeurs d'asile à l'entrée de l'Union européenne. Donc, premièrement, il doit être mis en œuvre le plus rapidement possible, et la France y veillera. Et après, il faut réfléchir aux prochaines étapes. Je pense notamment à la relation qu'on a avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, ce qu'on appelle soit les "pays de départ" ou "de transit". On doit rentrer dans une logique de partenariat sur le plan économique, sur le plan de la maîtrise des flux. Encore une fois, ça passe par des réponses européennes. La zone Schengen a été une avancée extraordinaire, on le voit tous quand on traverse les frontières de l'Union européenne sans avoir besoin d'un contrôle de passeport aux frontières. Mais il est vrai que si on veut pouvoir préserver pour l'avenir ces avancées, il faut qu'on soit capable de les défendre. Ça passe par une action européenne pour maîtriser nos frontières et ça fera partie des priorités de notre action au niveau européen.

Q - Pourtant, Schengen dans l'UE n'est pas très à la mode. Quand on voit que même le travailliste Keir Starmer, le Premier ministre britannique, se rend en Italie pour louer la politique migratoire de Giorgia Meloni...

R - Mais une fois de plus, la politique migratoire de Giorgia Meloni, c'est le résultat de la coopération européenne. Je vous donne un exemple : Giorgia Meloni a fait un accord avec l'Albanie en pensant qu'il allait y avoir des demandeurs d'asile qui allaient être envoyés en Albanie ; combien il y a de demandeurs d'asile aujourd'hui en Albanie ? Aucun. Combien il y a de demandeurs d'asile, d'ailleurs, du Royaume-Uni qui sont aujourd'hui au Rwanda ? Aucun. Donc les résultats sont liés à cette coopération européenne. Ce qui est vrai, c'est que trop longtemps, nous avons un peu délaissé ce sujet. Nous avons abandonné d'ailleurs certains pays, qui étaient en première ligne, comme l'Italie ou comme la Grèce, face à ce défi migratoire. Donc on a besoin de solidarité, on a besoin de moyens pour contrôler nos frontières extérieures. Ça passe par la fameuse agence Frontex, qu'il faut continuer à renforcer en ressources financières comme en ressources humaines. Et ça passe par un partenariat plus ambitieux avec les pays de départ. L'Europe doit être capable de maîtriser son immigration, de maîtriser ses frontières, mais il n'y a pas de solution dans l'isolement.

Q - Pourtant, les propos du ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, ont fait tout de même polémique, lorsqu'il dit très concrètement que l'immigration n'est pas forcément une chance. "L'immigration n'est pas une chance", c'était au micro de Darius Rochebin. Et vous, vous dites dans le JDD que le repli national n'est pas la réponse. Où est la ligne du Gouvernement sur ce sujet, sachant que Michel Barnier a également dit très clairement que c'est lui qui fixait la ligne sur l'immigration ?

R - Déjà, vous avez raison de dire que c'est le Premier ministre qui fixe la ligne, et je crois qu'il a été très clair pour dire qu'on allait vers une maîtrise de l'immigration avec fermeté et humanité. Si vous venez en France pour vous intégrer, vous respectez les règles, vous travaillez, vous parlez la langue, vous êtes le bienvenu dans notre pays. Vous avez le devoir de vous intégrer. C'est une chance de pouvoir arriver en France, et donc de s'intégrer.

Q - Ça ressemble fortement à la réforme à points de l'Allemagne.

R - Il y a eu des choses intéressantes, par exemple sur la question des points, du Canada à l'Allemagne. Une migration maîtrisée qui répond à un certain nombre de besoins économiques, c'est effectivement un modèle intéressant. Si vous ne respectez pas les règles, vous êtes un débouté d'asile, vous êtes un délinquant, vous n'avez pas vocation à rester sur le territoire, et à ce moment-là, il faut se donner les moyens de pouvoir vous expulser. C'est ce qu'on peut faire au niveau européen par exemple, aussi, en réformant la directive retour. C'est ce que propose le ministre de l'intérieur. Je suis totalement en phase avec cette idée. Encore une fois, on a ce Pacte asile et migration qui est une avancée majeure au niveau européen. Il faut qu'il soit mis en œuvre le plus rapidement possible. Et on peut après, en même temps, penser aux prochaines étapes, que ce soit la réforme de la directive retour, qui permettra d'expulser plus facilement ceux qui ne respectent pas les règles sur notre continent, ou les partenariats avec les pays de départ ou de transit.

Q - Toujours sur le dossier européen, Stéphane Séjourné remplace Thierry Breton à la Commission européenne. Beaucoup de diplomates ont regretté le départ de Thierry Breton. Est-ce que c'est votre cas ?

R - Thierry Breton a un vrai bilan européen sur les questions d'autonomie stratégique, sur la défense d'une Europe qui réduit ses dépendances industrielles, commerciales vis-à-vis de la Chine, qui se défend sur le plan militaire avec le plan des munitions pour l'Ukraine. Là, on a, avec Stéphane Séjourné, quelqu'un qui est un très fin connaisseur des institutions européennes. Il a passé évidemment du temps, en tant que président du groupe Renew, au Parlement européen à Bruxelles. Il a une relation de confiance avec la Présidente de la Commission européenne, comme avec le Président de la République. Mais le plus important, c'est que les idées que nous poussons depuis des années, c'est-à-dire l'idée d'une Europe qui assume sa souveraineté et son autonomie stratégique, aujourd'hui, elles se reflètent dans les priorités de cette Commission. C'est ça l'agenda que nous devons continuer à pousser. On voit aujourd'hui des commissaires à la souveraineté industrielle, des commissaires à la défense. On voit le nucléaire qui est enfin reconnu comme une énergie de transition absolument fondamentale dans le mix énergétique européen. Ça, ce sont des combats qui ont été menés par la France et que nous devons continuer à faire, en particulier dans un contexte de risque de vrai décrochage économique de notre continent. Ça a été révélé, vous le savez – souligné, plutôt – par le rapport de Mario Draghi. On a aujourd'hui décroché en termes de compétitivité, de croissance par rapport à nos principaux concurrents, que ce soient les États-Unis ou la Chine. Et donc ça doit être une priorité majeure pour nous dans les prochaines années au niveau européen, être capables de mobiliser l'épargne – publique, comme privée – pour investir massivement dans les nouvelles technologies, pour relancer la productivité du continent. Sinon, on risque de décrocher de la scène internationale.

Q - Mais pour le nucléaire, je ne comprends pas très bien, Monsieur le Ministre, parce que, très concrètement, Ursula von der Leyen a nommé deux commissaires antinucléaires, donc est-ce que, vraiment, la France est écoutée sur ce sujet ?

R - Vous savez que ça a été un vrai combat de la France ces dernières années. On a assumé des rapports de force et on a défendu nos intérêts. Comment ? En construisant des coalitions – et ça, c'est fondamental –, en allant voir des partenaires et en construisant une coalition d'États. C'était le cas d'Agnès Pannier-Runacher, qui était alors ministre de l'énergie. On continuera à faire entendre cette voix. Moi, j'ai entendu Mme von der Leyen défendre la nécessité d'investir dans le nucléaire. Si on veut pouvoir atteindre nos objectifs en termes de décarbonation du continent – ce sont les objectifs les plus ambitieux au monde, le fait d'avoir un continent qui sera à neutralité carbone en 2050, qui arrêtera de vendre des véhicules thermiques d'ici 2035 –, il faut qu'on soit capable d'investir massivement dans le nucléaire et dans les renouvelables, sans jamais opposer les deux. C'est la voix que nous portons. Nous avons des alliés en Europe et nous avons fait reconnaître une fois de plus le nucléaire parmi les énergies essentielles du mix européen.

Q - Vous parlez de ces véhicules thermiques, mais les industriels français ne sont pas très satisfaits de ces décisions, vous le savez. Luca de Meo, le patron de Renault, a dit ceci : "Selon nos calculs, l'industrie européenne devra peut-être payer 15 milliards d'euros d'amende ou renoncer à la production de plus de 2,5 millions de véhicules." Il le dit très clairement dans le Monde : "Il faut qu'on nous donne un peu de flexibilité." Que comptez-vous faire dans ce dossier ?

R - Alors, deux points qui sont très importants, parce que ces réformes ne doivent pas se faire, évidemment, contre notre industrie ou contre nos intérêts économiques. C'est pour ça qu'il y aura, déjà, des mesures d'accompagnement. C'est prévu dans le Green Deal qui a été adopté par l'Union européenne : il y a un certain nombre de mesures d'accompagnement pour soutenir nos entreprises ou nos ménages, pour avoir cette transition la plus efficace possible. Mais je dirais qu'au-delà de ça, l'un des enjeux fondamentaux est d'être capables de défendre notre industrie. Je vous donne l'exemple des véhicules électriques chinois. Les États-Unis de Joe Biden – pas de Donald Trump, de Joe Biden – ont annoncé des barrières tarifaires de 100 % face aux véhicules électriques chinois qui sont, comme on le sait, massivement subventionnés. Eh bien, on se félicite que la Commission européenne ait décidé de lancer une enquête sur les mécanismes de subvention par la Chine et annoncé des tarifs douaniers contre les véhicules électriques. On doit être capable d'innover, on doit être capable de soutenir notre économie. Mais on ne peut pas rester le dernier continent naïf, avec toutes les portes et les fenêtres ouvertes, qui peut basculer sur le moindre coup de vent. Donc on doit, là, se protéger, surtout quand nos voisins le font absolument sans vergogne.

Q - Mais l'Allemagne a dit encore hier qu'ils étaient contre, notamment, cette taxation des voitures chinoises.

R - Sur la question de la taxation des voitures chinoises, il y a eu un vote, et ce vote, une majorité d'États ont décidé... ont soutenu la position – que nous soutenons aussi, mais, encore une fois, la position de la Commission – qui est, à la suite de cette enquête, d'imposer des tarifs.

Q - Mais qu'est-ce que vous répondez ce soir, Monsieur le Ministre, aux industriels qui vous disent : "C'est trop tôt, 2035. 2035, c'est demain, on n'y arrivera pas" ?

R - Qu'on doit se donner cette ambition. Il faut qu'on soit capables de soutenir notre industrie, mais qu'une fois de plus, au-delà de cette question de la transition en 2035, il y a toute la question du soutien à notre industrie et à notre compétitivité au niveau du continent. Ce sera la priorité de la prochaine Commission. Ce sera la priorité de la France au sein de cette Commission, d'investir massivement – parce qu'on parle de l'industrie – dans l'intelligence artificielle, dans le quantique, de lever un nombre de barrières de réglementation. Vous savez, ces dernières années, si on veut se dire les choses franchement, on a, au niveau européen, beaucoup régulé et pas assez innové. L'approche a été de dire : "on prend les innovations, les technologies, les réseaux sociaux qui sont créés par les autres, et on crée la norme en le régulant". Mais qui crée la norme ? C'est l'innovateur, ce n'est pas le régulateur, ce n'est pas le bureaucrate. Maintenant, il faut qu'on passe dans une logique de soutien à l'innovation, encore une fois en mobilisant l'épargne privée, qui est très importante sur notre continent, et en investissant. Mais en investissant comme on a su faire avec le plan de relance [post] Covid, en créant de la dette commune. On a réussi à le faire, y compris avec les Allemands, lorsqu'on a eu une crise existentielle qui était la crise Covid, avec le plan de relance dont la France a énormément bénéficié. On doit être capables de le faire aussi pour soutenir notre économie, pour soutenir l'innovation, la productivité et l'investissement sur le continent. Sinon, une fois de plus, on décrochera complètement des grands équilibres entre les États-Unis et la Chine.

Q - Alors, sur la perte d'influence, tout de même, de la France au sein de l'Europe, Thierry Breton, que vous respectez énormément, le dit lui-même. Regardez ce qu'il dit : "Avec un déficit de près de 6 % du PIB, sans qu'il y ait de raisons exogènes à cela, la voix de la France porte forcément moins". Qu'est-ce que vous répondez à cette à cette déclaration de Thierry Breton ?

R - Attention à l'autoflagellation. Une fois de plus, un grand nombre des idées que nous portons depuis le discours de la Sorbonne du Président de la République se retrouvent aujourd'hui dans les priorités. Tous nos partenaires aujourd'hui parlent d'autonomie stratégique, alors que c'était un gros mot il y a encore quelques années. Maintenant, il a raison de souligner, effectivement, le risque que fait porter la question budgétaire et le déficit sur notre influence. Sur tous les sujets dont on a parlé dans le dernier quart d'heure, on ne sera entendus et influents que si on est capables de s'attaquer effectivement aux déséquilibres de nos comptes publics. Ça va être, vous le savez, la priorité des prochains mois pour le Gouvernement, qui va s'attaquer à ce sujet, en réduisant notamment la dépense publique. On a aujourd'hui la dépense publique la plus élevée d'Europe. Nos partenaires, nos voisins le savent, c'est la crédibilité de notre note souveraine, c'est la crédibilité de la France vis-à-vis des marchés. On a, ces dernières années, réussi à faire de la France le pays le plus attractif en Europe pour les investissements étrangers, notamment en réduisant les impôts des entreprises avec l'impôt sur les sociétés. Il ne faut pas casser cette trajectoire fiscale, cette trajectoire d'investissement, mais il faut donner clairement une visibilité à nos voisins européens sur la réduction de nos déficits et de nos comptes publics. C'est la condition, encore une fois, de notre influence et de notre leadership.

(...)

Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre, d'avoir accepté cette invitation.

R - Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 octobre 2024