Déclaration de Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, sur la mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne, au Sénat le 10 avril 2025.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Clara Chappaz - Ministre déléguée, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique

Circonstance : Débat organisé au Sénat à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires

Texte intégral

Mme la présidente. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, sur le thème : " Pour garantir la sincérité du débat public, quelle mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne ? "

Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l'orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.

Madame la ministre déléguée, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l'hémicycle.

(…)

Mme la présidente. La parole est à M. Vincent Louault. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)

M. Vincent Louault. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, je vous remercie sincèrement de cette discussion sur la sincérité du débat public et la régulation des plateformes.

Je laisserai à d'autres l'analyse des ingérences étrangères et me contenterai de vous livrer mon diagnostic personnel.

Tout d'abord, je souhaite évoquer la protection de nos enfants, car, pour permettre un débat d'adultes, il faut que nos enfants apprennent et soient formés à la notion de libre-pensée et de libre arbitre.

Que penser lorsque, malgré l'adoption de nombreux textes, YouPorn est encore accessible, sans aucun contrôle parental ni limite d'âge ? C'est mon premier point : il nous faut une identité numérique fiable, et, franchement, j'attends toujours !

Que penser aussi de ce qui est arrivé à Arthur, 22 ans, qui s'est pendu après un changement de genre intervenu à l'âge de 16 ans, perturbé par une prétendue idéologie de liberté ? Elle s'appelait Célia, et ses parents ont clairement pointé la responsabilité des réseaux sociaux tant dans sa volonté de changer de genre que dans sa volonté de mourir.

" Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ", disait Jacques Chirac. Sauf que nous, nous avons oublié les enfants, laissés dans la maison…

Que penser enfin de l'inaction des pouvoirs publics qui n'ont jamais soutenu les scientifiques ou les médecins ayant dénoncé les fausses publications de vendeurs de tisane anticancer et antivax notoires ? Ces experts ont été insuffisamment aidés. Certains sont encore sous protection policière aujourd'hui.

Mes chers collègues, la réalité est que nous sommes aujourd'hui complètement dépassés par ces interférences dans la capacité de nos enfants à élaborer une réflexion indépendante et autonome.

C'est à nous, législateurs, d'être fermes et de ne pas faiblir devant ces concepts de pseudo-liberté et de pseudo-libre expression.

Personnellement je considère que nous et nos enfants sommes attaqués par des groupuscules de fanatiques. C'est aussi valable pour notre économie : mensonges et fake news sont véhiculés par des marchands de peur qui s'en prennent à toutes les strates de nos institutions et à nos valeurs.

À l'échelle de l'Union européenne, l'arsenal normatif concernant les plateformes s'est étoffé au cours des dernières années. Afin de limiter la propagation des fake news, l'adoption du DSA a marqué un véritable tournant dans la législation européenne. Il oblige les très grandes plateformes à faire la lumière sur leurs systèmes de recommandation de contenus auprès de leurs utilisateurs.

Les plateformes ont ainsi pour obligation d'évaluer et de prendre des mesures pour atténuer les risques qui découlent de l'utilisation de leurs services. La Commission européenne a également demandé à huit des principales plateformes de fournir des explications sur la prolifération de vidéos trompeuses par lesquelles on peut attribuer à un individu des comportements qui ne sont pas les siens grâce à l'intelligence artificielle.

En effet, les réseaux sociaux ne peuvent être considérés comme une simple courroie de transmission. Nous devons tous avoir un leitmotiv : responsabiliser et contraindre les plateformes et les empêcher, avec des outils justes et équilibrés, de se soustraire, de quelque manière que ce soit, à leurs obligations.

Certes, nous en avons tous conscience, cet exercice est particulièrement complexe, tant nous devons répondre simultanément à deux exigences de taille : l'identité numérique pour protéger nos enfants ; la garantie d'une véritable traçabilité et la véracité des informations diffusées par les plateformes.

Aussi est-il de notre devoir, me semble-t-il, de continuer à tout mettre en œuvre pour assurer une traçabilité sans équivoque des sources et, parallèlement, d'instituer les moyens concrets de contrôle et de sanction les plus adaptés possible aux nouvelles technologies.

Il y va de la qualité de nos débats et de la protection de notre démocratie ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDSE, SER, CRCE-K et GEST.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Permettez-moi tout d'abord de vous remercier, monsieur Dossus, d'avoir inscrit ce débat à l'ordre du jour du Sénat. Ce sujet est absolument fondamental, mais, comme je dispose de peu de temps pour vous répondre, j'y reviendrai ultérieurement au cours de la discussion.

Monsieur Louault, vous évoquez la question de la protection de nos enfants en ligne. C'est une priorité de mon action, et vous pouvez compter sur mon entière détermination pour lutter contre les dérives que vous venez de mentionner. J'insisterai sur deux d'entre elles.

Tout d'abord, la problématique de l'accès aux contenus pour adultes, au sujet de laquelle la France a été un précurseur grâce à la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite loi Sren, est complexe. Ainsi, la vérification d'âge est très difficile à mettre en œuvre, dans la mesure où les sites trouveront toujours une solution de contournement.

Je tiens à vous dire que, dès demain, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pourra mettre en demeure les premiers sites qui ne respectent pas ce contrôle d'âge. Je sais qu'il s'agit d'un processus très long, mais il est important, parce que l'Union européenne est en train de fixer les lignes directrices dans ce domaine et qu'elle observe ce que notre pays a fait en la matière.

Pour ce qui concerne les sites qui ne sont pas domiciliés en France ou dans l'Union européenne – je sais que vous connaissez bien le dossier –, je tiens à dire à leurs responsables qu'ils sont en sursis. Dans trois mois, l'Arcom aura les mêmes pouvoirs pour tous les sites, et ces sites seront donc sanctionnés. Les sanctions pourront aller jusqu'à la mise hors ligne des sites fautifs. Nous y serons extrêmement attentifs.

Ensuite, je souhaite évoquer la question des grandes plateformes. Le sénateur Dossus a cité YouTube, mais il y en a d'autres. Il existe dans le débat actuel et dans ce contexte de guerre commerciale – j'aurai l'occasion là encore d'y revenir – une petite musique selon laquelle la régulation du numérique pourrait être mise en balance.

Sachez que je n'accepterai pas que le DSA et le DMA (règlement sur les marchés numériques) deviennent un objet de marchandage.

Mme Catherine Morin-Desailly. Très bien !

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. En Europe, on respecte nos règles. J'y serai extrêmement attentive, car, à ces règles, je tiens !

Mme la présidente. La parole est à M. Patrick Chaize.

M. Patrick Chaize. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier nos collègues écologistes d'avoir inscrit à l'ordre du jour de nos travaux ce débat, sur un sujet qui pose certainement beaucoup plus de questions qu'il n'apporte de réponses.

Le réseau internet et le développement des plateformes numériques ont eu des bienfaits considérables sur notre société, notamment en renforçant le lien social et l'accès aux connaissances.

Cependant, comme la plupart des grandes innovations technologiques, le numérique est porteur de progrès, mais également facteur de dangers. Nous vivons en effet à une époque où la communication est plus accessible que jamais, mais où la désinformation et la manipulation de l'information menacent la sincérité du débat public.

La régulation des plateformes en ligne, au niveau tant français qu'européen, est essentielle pour garantir la qualité des échanges démocratiques. Je vais tenter d'exposer les politiques mises en œuvre et les défis à relever pour promouvoir un environnement numérique sain.

Les plateformes en ligne, telles que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, jouent un rôle central dans la diffusion de l'information. Elles peuvent favoriser la participation citoyenne, mais elles sont également le vecteur de fausses informations et de discours de haine.

Les données montrent que les contenus manipulés ont souvent plus de visibilité que ceux qui respectent les faits. Ce constat appelle une action rapide et coordonnée. Les réseaux sociaux sont devenus des espaces de désinformation, de manipulation et d'ingérence, en offrant un cadre favorable à la propagation de fausses nouvelles.

Par parenthèse, se pose aussi la question de l'anonymat sur ces plateformes. J'aurai l'occasion, madame la ministre, de formuler quelques propositions en la matière dans quelques semaines. Il me paraît en effet urgent d'apporter des solutions, afin de protéger les utilisateurs et de leur permettre d'utiliser des outils sécurisés et fiables.

On ne peut accepter plus longtemps de vivre dans une zone où la protection diffère du monde réel. De surcroît, internet et les réseaux sociaux constituent la principale source d'information pour un Français sur deux.

La désinformation a pris de l'ampleur pendant le confinement et la crise sanitaire, au cours desquels les réseaux sociaux se sont fait la caisse de résonance de théories complotistes. Les groupuscules extrêmes trouvent dans cet outil de communication un nouveau moyen de diffuser leurs idées, y compris pour déstabiliser la démocratie représentative. On a pu mesurer, en Europe et aux États-Unis, le risque majeur que font peser les réseaux sociaux sur les processus électoraux.

Lors des dernières élections américaines, le nombre de faits inexacts qui ont été propagés a progressé à un niveau jusqu'alors jamais atteint. Une étude de la revue Science en 2018 montre que les fausses informations, ou fake news, se propagent plus rapidement et plus largement que les vraies informations sur le réseau. Il faut six fois plus de temps à une information vraie qu'à une information fausse pour atteindre 1 500 personnes. Par ailleurs, une information fausse a 70% de chances de plus d'être reprise qu'une information vraie.

Ces dérives sont facilitées par le mode de fonctionnement des plateformes. En effet, leur modèle économique repose sur des recettes publicitaires proportionnelles au trafic suscité par les utilisateurs. Pour accroître le temps de présence des utilisateurs et multiplier les gains publicitaires, les algorithmes des plateformes mettent en avant les contenus les plus virulents et les moins nuancés.

En tant que coauteur d'un récent rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), j'ajoute que la désinformation va changer d'échelle avec l'intelligence artificielle, et, en particulier, l'intelligence artificielle (IA) générative. Celle-ci permet des trucages hyperréalistes qui, outre les escroqueries, touchent d'ores et déjà le monde politique.

Dans un tel contexte, est-il encore possible de garantir la sincérité du débat public ? En France, la loi de 1881 a fixé un cadre législatif pour l'exercice de la liberté d'expression, mais elle ne pouvait pas anticiper l'arrivée des réseaux sociaux et ses multiples conséquences.

Notre droit a prévu certaines adaptations, comme la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information. Ce texte peut être considéré comme une réponse directe au problème posé : il impose aux plateformes de lutter contre les fake news, notamment lors des campagnes électorales. Il fixe aussi des obligations de transparence au niveau des algorithmes de recommandation et prévoit le signalement des contenus problématiques.

Cependant, il est crucial de garantir que ces régulations ne portent pas atteinte à la liberté d'expression.

De plus, la réponse ne pouvait rester nationale face à des géants du numérique à la capacité d'influence planétaire. Le législateur européen est intervenu en adoptant le règlement sur les services numériques (DSA), applicable depuis le 17 février 2024. Celui-ci vise une responsabilisation des plateformes. Il prévoit en particulier de nombreuses mesures graduées selon les acteurs en ligne, en fonction de la nature de leurs services et de leur taille.

Les très grandes plateformes et les très grands moteurs de recherche sont soumis à des exigences plus strictes. Lorsqu'un signalement est effectué, ils doivent rapidement retirer ou bloquer l'accès au contenu illégal. Dans ce cadre, ils coopèrent avec des « signaleurs de confiance » présents dans chaque pays. En outre, les plateformes doivent rendre plus transparentes leurs décisions en matière de modération des contenus et proposer un système de recommandation de contenus non fondés sur le profilage.

En France, le coordinateur national est l'Arcom, comme l'a prévu la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique.

En cas de non-respect du DSA, des astreintes et des sanctions peuvent être prononcées. Pour les très grandes plateformes et les très grands moteurs de recherche, la Commission européenne peut infliger des amendes allant jusqu'à 6 % de leur chiffre d'affaires mondial. En cas de violations graves et répétées, les plateformes peuvent même se voir interdire leurs activités sur leur marché européen.

Néanmoins, quelle efficacité ont ces mesures ? Depuis l'adoption du DSA, seize enquêtes ont été diligentées par la Commission européenne à l'encontre des très grandes plateformes en ligne. Jusqu'à présent, une seule, pour manquement à l'encontre de TikTok, a permis le retrait de l'un des programmes de cette plateforme dans l'Union européenne.

Le 18 décembre 2023, la Commission européenne a également ouvert une procédure formelle d'infraction à l'encontre du réseau social X pour manquement aux règles européennes.

En juillet 2024, elle a estimé dans les conclusions préliminaires de cette enquête que X enfreignait ses obligations en matière de modération des contenus illégaux et de lutte contre la désinformation, en particulier les obligations de transparence concernant les publicités diffusées et l'accès des chercheurs aux données de la plateforme. Enfin, en juillet 2025, la Commission européenne a annoncé des mesures techniques supplémentaires auprès de la plateforme.

Pour le moment, les pouvoirs d'enquête et de contrôle dont dispose la Commission européenne semblent insuffisamment utilisés. La procédure doit suivre un long cheminement avant que toute non-conformité ne soit prononcée. Aussi est-ce avec la plus grande attention que nous écouterons vos conclusions et propositions sur le sujet, madame la ministre.

L'efficacité de la mise en œuvre du règlement européen reposera sur un partage efficace d'informations, d'expériences et de compétences entre la Commission et les autorités nationales, lesquelles devront elles-mêmes être dotées de moyens suffisants.

Plusieurs défis restent à relever.

Tout d'abord, l'application effective de ces régulations sera cruciale. Les plateformes doivent être tenues responsables de leurs actions, mais cela nécessite des ressources et implique une coopération étroite entre États membres.

Ensuite, la question de la transparence et de l'impartialité des algorithmes reste centrale. Comment garantir que ces systèmes ne favorisent pas certaines voix au détriment d'autres ?

Pour conclure, la sincérité du débat public dépend étroitement de nos actions collectives en matière de régulation des plateformes en ligne. Les politiques adoptées, qu'elles soient françaises ou européennes, doivent être rigoureusement appliquées et constamment adaptées aux évolutions technologiques.

Il est de notre responsabilité individuelle et collective de veiller à ce que nos espaces de débat restent ouverts, diversifiés et sincères. En effet, la sincérité du débat public est un enjeu démocratique majeur, qui nécessite l'engagement de chacun d'entre nous.

Aussi la régulation des plateformes doit-elle être perçue non pas comme une censure, mais comme un moyen de garantir un environnement où la vérité et la transparence prévalent. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, je suis très attentive aux différents points sur lesquels vous m'alertez.

Comme je l'ai souligné, nous ne ferons pas des potentielles sanctions un objet de marchandage dans la situation actuelle. Pour autant, il convient de faire appliquer la réglementation européenne. J'en ai d'ailleurs fait l'une des priorités de mon action.

Vous avez cité un certain nombre d'enquêtes en cours. Depuis ma prise de fonction, j'ai eu l'occasion de réunir les plateformes à Bercy pour leur rappeler leurs obligations. J'ai également rappelé à la Commission européenne l'importance qu'accorde la France au fait que toutes les enquêtes aboutissent.

Nous sommes très attentifs aux évolutions dont vous avez sans doute pu prendre connaissance dans les médias, car, vous avez raison, rien ne sert d'avoir un cadre si nous ne montrons pas qu'il est appliqué.

Nous ne pouvons pas préjuger du résultat des enquêtes tant qu'elles n'auront pas été conclues, mais nous veillons à lever les doutes sur ce qu'il se passe sur les plateformes.

La meilleure façon de le faire est de nous assurer que les enquêtes aillent au bout et que les plateformes qui ne sont pas en règle se voient imposer les sanctions prévues par le DSA, et cela, quelle que soit leur nationalité. En effet, je rappelle une nouvelle fois que les potentielles sanctions ne sauraient être utilisées comme un instrument commercial.

Par ailleurs, vous avez évoqué l'usage de l'intelligence artificielle (IA) pour manipuler l'information. La réglementation européenne est souvent montrée du doigt, mais je suis très fière que, en Européens, nous ayons pris des décisions fermes. Ainsi, l'article 50 du règlement pour l'intelligence artificielle énonce clairement que l'utilisation de deep fakes à des fins de manipulation de l'information est interdite.

Nous ne voulons pas de ce type d'usages de l'intelligence artificielle sur nos plateformes ! Nous veillerons donc également à ce que les obligations de transparence sur le recours à l'intelligence artificielle soient bien mises en application.

Les choses évoluant très vite, j'ai demandé au réseau des régulateurs, qui est l'un des outils que nous avons développés dans le cadre de la loi Sren, d'étudier l'opportunité d'aller plus loin que le cadre existant pour lutter contre la manipulation d'informations.

Mme Catherine Morin-Desailly. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. Patrick Chaize, pour la réplique.

M. Patrick Chaize. Madame la ministre, je vous remercie de vos propos. Il ne faut rien nous interdire en matière de numérique. Montrons-nous innovants, pour atteindre notre objectif de protéger l'ensemble de nos concitoyens, en particulier nos enfants, comme nous y a appelés tout à l'heure notre collègue Vincent Louault.

Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Mme Maryse Carrère et M. Vincent Louault applaudissent.)

Mme Nicole Duranton. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous abordons aujourd'hui un sujet crucial : la sincérité du débat public à l'ère numérique et la manière dont les politiques françaises et européennes régulent les plateformes en ligne pour garantir un espace d'échange authentique et respectueux des valeurs démocratiques.

Les plateformes numériques ont acquis une place centrale dans notre vie sociale, politique et économique. Elles constituent un espace d'échange et de débat, mais également un terrain de manipulation, où les frontières entre la réalité et le mensonge sont souvent floues.

Le phénomène de la désinformation a pris une ampleur considérable. Au-delà des simples erreurs d'information, des campagnes de manipulation sont systématiquement menées pour influencer les opinions publiques, perturber les processus électoraux et déstabiliser des sociétés entières.

Les exemples sont nombreux. Je citerai tout d'abord le réseau Portal Kombat, qui a été démantelé l'année dernière par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), car il regroupait une multitude de sites visant à désinformer les populations européennes en donnant une image positive de l'invasion russe en Ukraine.

Je pourrais également citer les multiples campagnes de désinformation autour du covid-19, de l'élection présidentielle américaine ou des élections européennes.

La désinformation est grave pour notre démocratie. Elle peut non seulement semer la confusion parmi les citoyens sur des sujets fondamentaux tels que la santé, mais également perturber le débat public en période électorale.

Les plateformes numériques sont devenues les vecteurs privilégiés de la diffusion de discours haineux, de propos diffamatoires ou de pratiques de harcèlement. L'un des fondements de ces abus réside dans l'anonymat quasi absolu dans lequel évoluent certains internautes sur une large partie des plateformes numériques existantes.

Si l'anonymat peut être perçu comme une garantie de la liberté d'expression, il peut également servir de bouclier à ceux qui souhaitent propager la haine, la violence et la désinformation. Les avis sur cette question sont divers. Aussi, il me semble essentiel qu'un débat parlementaire plus approfondi soit mené sur les répercussions, positives comme négatives, que pourrait entraîner la fin de l'anonymat sur les réseaux sociaux.

En offrant un refuge aux comportements nuisibles, l'anonymat permet à des individus de diffuser des informations fausses ou des propos haineux sans craindre des représailles. Il est donc crucial de poser la question d'une éventuelle identification des utilisateurs sur les plateformes en ligne pour prendre à bras-le-corps le problème de l'impunité sur internet.

D'un côté, l'obligation de dévoiler son identité en ligne permettrait à nos forces de l'ordre et à la justice d'agir plus efficacement contre les comportements abusifs, de sorte que l'internet devienne un espace d'information et d'échange plus sûr. De l'autre, elle pourrait créer un climat de surveillance et de censure susceptible de nuire à la liberté d'expression.

Depuis son rachat par Elon Musk, la plateforme X – anciennement Twitter – illustre parfaitement la dérive d'une liberté d'expression poussée à l'extrême. Cette situation soulève la question de la légitimité des propriétaires de plateformes numériques, qui tendent de plus en plus à outrepasser les réglementations.

Au-delà de la question de l'anonymat, nous devons évidemment poursuivre nos efforts pour réguler les plateformes numériques dans leur globalité.

Comme l'ont rappelé les orateurs précédents, l'Union européenne a déjà entrepris plusieurs démarches pour encadrer les plateformes numériques, notamment par le biais du DSA et du DMA. Ces deux règlements ambitieux visent à renforcer la transparence, à protéger les utilisateurs et à prévenir les abus des géants du numérique.

Le DSA impose aux plateformes une série d'obligations en matière de modération des contenus, de transparence des algorithmes et de coopération avec les autorités de régulation, pour lutter contre les contenus illégaux. Le DMA renforce la compétitivité des marchés numériques, en luttant contre les pratiques anticoncurrentielles des géants du secteur.

En France, des mesures telles que la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information ont introduit des obligations quant à la véracité de l'information diffusée par les plateformes. Bien qu'elles soient nécessaires, ces mesures demeurent insuffisantes.

La France et l'Union européenne doivent donc veiller à ce que leurs efforts de régulation aboutissent à un mécanisme de responsabilité protégeant davantage les utilisateurs contre les abus et garantissant un espace numérique plus sûr et plus transparent.

Pour réguler l'espace numérique, nous devons trouver un équilibre entre préservation de la liberté d'expression et responsabilisation des utilisateurs. C'est la seule manière de garantir que chacun puisse s'y exprimer librement, tout en respectant les droits et de la dignité d'autrui. (Mme Maryse Carrère et M. Vincent Louault applaudissent.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention. Vous abordez plusieurs questions, mais le cœur de votre propos porte sur l'anonymat en ligne et ses conséquences en matière d'impunité.

J'estime qu'il est de notre responsabilité collective d'affirmer qu'il n'existe pas d'impunité en ligne et que ce qui est interdit hors ligne l'est aussi sur internet. Je m'inscris en faux contre l'idée selon laquelle l'espace numérique serait une sorte de Far West.

Dans de nombreux cas, des peines très importantes ont été prononcées contre des auteurs de cyberharcèlement ou d'autres dérives auxquelles vous avez fait référence. Il faut le faire savoir.

Peut-être pouvons-nous renforcer les moyens de la justice pour que les enquêtes aillent plus vite, mais nous sommes d'ores et déjà capables de retrouver les personnes qui se cachent derrière n'importe quel pseudonyme sur les plateformes. En cas d'infraction, elles ne resteront jamais impunies.

Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère. (Mmes Florence Blatrix Contat et Nicole Duranton, ainsi que M. Vincent Louault, applaudissent.)

Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie mes collègues du groupe GEST d'avoir proposé ce débat. Il est essentiel que nous éclaircissions cette question éminemment politique : comment garantir, à l'ère numérique, la liberté et la sincérité du débat public ? Plus encore, comment faire en sorte que les plateformes respectent les principes fondamentaux de notre modèle républicain et démocratique ?

Les plateformes numériques – réseaux sociaux, moteurs de recherche, agrégateurs de contenus – occupent une place prépondérante dans nos vies. Longtemps silencieuses, elles servent désormais de relais politiques à des courants illibéraux, qui contestent les principes de l'expression pluraliste.

Madame la ministre, dans ce contexte, il est risqué de laisser l'organisation du débat public à la main d'acteurs privés, dont le modèle économique repose davantage sur la polarisation que sur la recherche de vérité. Mais pour y faire face, notre arsenal législatif est insuffisant.

La commission d'enquête conduite par nos collègues Dominique de Legge et Rachid Temal l'a clairement établi, la France est aujourd'hui vulnérable face aux ingérences numériques étrangères. Leur rapport souligne une absence de stratégie coordonnée et pointe les failles de notre système de réponse. Aussi proposent-ils une évolution ambitieuse : reconnaître le rôle actif des grandes plateformes en les requalifiant comme des acteurs éditoriaux responsables.

Cette requalification aurait une portée juridique majeure : elle ouvrirait la voie à ce que ces entreprises soient considérées comme pleinement responsables lorsqu'elles participent à la dissémination de contenus hostiles.

Trop longtemps, nous avons fait confiance aux géants de la tech. Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk et sous couvert d'une liberté d'expression sans filtre, des comptes pourtant sanctionnés pour incitation à la haine ont été réintégrés.

Les plateformes sont néfastes pour les mineurs lorsqu'elles les exposent à des contenus anxiogènes, sexualisés ou promouvant des comportements dangereux. Pire encore, les algorithmes de recommandation les enferment dans des boucles de contenus addictifs et délétères pour leur santé mentale.

Nous le savons, l'efficacité des mécanismes de modération actuels reste très insuffisante. Le rapport annuel pour 2023 de l'Arcom l'avait bien mis en évidence. De plus, les pratiques de retrait des contenus haineux sont incohérentes.

L'opinion publique ne doit pas être structurée par des systèmes automatisés, sans transparence ni contrôle démocratique.

Mes chers collègues, la libre formation de l'opinion nécessite un socle commun de vérité. Il est urgent que nous nous saisissions des propositions issues de la commission d'enquête, pour définir une doctrine nationale de lutte contre les manipulations de l'information et pour articuler efficacement la coopération entre les services de renseignement et les autorités de régulation.

Les plateformes numériques ne peuvent plus être considérées comme de simples hébergeurs techniques. À cet égard, le DSA, adopté le 19 octobre 2022, marque une avancée importante. Pour la première fois, il a introduit des obligations de transparence sur les algorithmes, des exigences de retrait rapide des contenus manifestement illicites, ainsi qu'un devoir d'évaluation des risques systémiques pesant sur les très grandes plateformes.

Dès lors qu'un système de recommandation favorise les contenus les plus polarisants, il faut le sanctionner, sans pour autant céder à des réflexes d'urgence et de facilité. Je pense à la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite loi Avia, dont la disposition phare a été censurée par le Conseil constitutionnel en 2020.

Nous devons obtenir un droit d'accès réel aux mécanismes de construction de ces algorithmes. C'est une condition essentielle pour comprendre les dynamiques de diffusion et redonner du sens à la régulation.

Enfin, nous avons besoin d'une autorité de régulation disposant de moyens réels, capable de formuler des recommandations contraignantes et de faire respecter la loi. Pour ma part, je défends le modèle de l'Arcom. En tout état de cause, il serait de bon ton que tous les responsables politiques respectent les décisions des régulateurs ; il s'agit d'une exigence indispensable à notre modèle démocratique. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention. Vous mentionnez quelques pistes pour renforcer notre fermeté à l'égard des dérives des plateformes.

Je comprends vos interrogations. Je pense que, comme moi, vous êtes convaincue de la nécessité de répondre en Européens aux dérives des plateformes, que l'un d'entre vous a qualifiées de prédatrices. En effet, nous sommes 450 millions de personnes et nous avons donc un poids certain pour responsabiliser ces plateformes.

L'approche adoptée par l'Union européenne au travers du DSA, qui est encore relativement nouveau, est de responsabiliser les plateformes. Comme je l'ai déjà affirmé, je serai tout à fait attentive au fait que les enquêtes réalisées dans ce cadre aillent à leur terme. Nous commençons à entendre dire que l'Europe régule trop et que les amendes, cela va bien deux minutes… Tout cela prouve que les plateformes sont attentives à ces enquêtes et à leurs potentielles conséquences.

La première étape d'une régulation des plateformes, qui concentre l'essentiel de mon énergie, est de nous assurer que ceux qui méritent d'être sanctionnés le soient.

Je vous remercie de votre vigilance sur cette question, ainsi que des pistes que vous proposez pour aller encore plus loin.

Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly. (M. Vincent Louault applaudit.)

Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l'arrivée d'internet, puis, dans les années 1990, celle du Web ont été source de grands espoirs. Ces outils devaient révolutionner les communications, apporter la connaissance partout, et, en un mot, faire progresser le débat public. C'est peu de dire que l'enthousiasme est retombé depuis lors !

Le mythe originel a été brisé une première fois en 2014 par les révélations d'Edward Snowden, qui nous apprenait que nous étions tous massivement espionnés par le truchement des programmes Bullrun et Prism, sortes de portes dérobées introduites sur les réseaux. Seule la présidente du Brésil s'en était alors émue, à raison.

Pardonnez-moi cette parenthèse historique, mais le groupe Union Centriste, lui, avait également réagi, en soutenant ma proposition de constituer une mission commune d'information sur le thème : " Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'internet ". Celle-ci a débouché sur cinquante propositions visant à mettre en œuvre des politiques françaises, mais surtout européennes pour réguler les plateformes. Il s'agit précisément de l'intitulé du débat qui nous occupe, et j'en profite pour remercier nos collègues écologistes, à qui nous le devons.

De ces cinquante propositions, seuls le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la réforme du renseignement furent rapidement repris et appliqués. Pour le reste, il aura fallu attendre que l'affaire Cambridge Analytica nous révèle, en 2018, que les comptes de millions d'utilisateurs de Facebook avaient été manipulés par les Russes pour influencer l'élection américaine en faveur de Donald Trump et la campagne du Brexit.

Désormais, internet s'est mué en terrain d'affrontement mondial pour la domination économique et culturelle du monde, en devenant le théâtre de cyberattaques toujours plus nombreuses. Il représente également un terreau fertile pour la guerre informationnelle et les ingérences étrangères.

L'Europe, qui a été la cible de multiples tentatives de manipulation de ses processus électoraux, notamment en Moldavie et en Roumanie, se trouve désormais prise en tenaille entre la Russie, la Chine et maintenant les États-Unis. Les propriétaires des plateformes ne se gênent pas pour modifier leur algorithme et faire ouvertement campagne pour des candidats d'extrême droite.

Ne soyons pas naïfs, les élites de la tech ont bien un projet politique : ils préemptent le débat public pour façonner notre monde selon leurs ambitions et leurs croyances.

Une stratégie du chaos est à l'œuvre. Notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères a démontré que les Chinois utilisaient TikTok pour nous livrer une véritable guerre cognitive. Alors qu'ils protègent leurs enfants, ils abrutissent et manipulent les nôtres par le biais d'un algorithme très addictif.

L'intelligence artificielle amplifie encore les menaces. Les hypertrucages prolifèrent et sèment la confusion. Demain, les chatbots se substitueront aux moteurs de recherche et aux plateformes et choisiront les vérités qu'elles voudront bien éditer.

Bien sûr, l'Union européenne a fini par légiférer en adoptant les règlements sur la gouvernance des données et sur les marchés et services numériques, le DMA et le DSA, que nous avons transposés par le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique. Avec eux est né l'espoir d'une meilleure protection des données des Européens, d'une plus grande régulation des plateformes et d'une intelligence artificielle de confiance.

Toutefois, nos dépendances aux technologies extra-européennes sont devenues très dangereuses. Ma collègue Florence Blatrix Contat et moi-même l'avons dit avec force dans le cadre des travaux que nous avons réalisés au nom de la commission des affaires européennes : la politique industrielle que nous menons depuis trente ans a échoué à développer des outils garantissant notre souveraineté et nos modèles de société.

À force de ne penser qu'au développement des usages et non à celui des acteurs, nous avons laissé ces plateformes, dont le modèle est la surveillance et la prédation, devenir des monstres qui dominent largement le marché publicitaire mondial.

M. Pierre Ouzoulias. C'est vrai !

Mme Catherine Morin-Desailly. Google et Meta captent 60 % de ce marché, et ce chiffre grimpe entre 85% et 90% pour ce qui concerne le marché publicitaire exclusivement numérique.

Nous appelons donc, à l'instar de l'historien David Colon, à la création d'outils souverains de nouvelle génération se fondant sur des règles éthiques et donc sur des modèles économiques alternatifs à ceux, toxiques et pervers, des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).

En attendant, nous demandons, comme vous, madame la ministre, la stricte application des règles européennes de modération des contenus et de transparence. Et peu importe que cela déplaise à MM. Musk et Zuckerberg, dont le combat au nom d'une prétendue liberté d'expression justifie toutes les dérives sur les réseaux sociaux, quitte à mettre en danger nos enfants, à provoquer l'assassinat d'un professeur ou même à menacer nos démocraties !

La Commission européenne ne doit ni reculer ni trembler ! Comme le réclame Patrick Chaize, les dispositions du DSA doivent être pleinement exploitées.

Aussi, la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies, la DG Connect, doit utiliser la faculté qui lui est offerte de procéder à des inspections dans les locaux des plateformes. De même, les chercheurs indépendants doivent réellement pouvoir accéder aux données des très grandes plateformes, qui restent des boîtes noires.

En outre, les manquements constatés doivent être condamnés. Les opérateurs se montrant réticents à respecter la réglementation européenne ou se trouvant en situation de récidive doivent être sanctionnés, quitte à suspendre leur réseau.

En réalité, une révision du DSA serait d'ores et déjà nécessaire. Comme Florence Blatrix Contat et moi-même l'avons dit d'emblée lors de la présentation de notre proposition de résolution européenne, il n'est pas normal que les enquêtes de la Commission européenne ne soient pas soumises à un délai donné, comme le prévoit le DMA.

Il n'est pas normal non plus que les autorités nationales, notamment l'Arcom, ne soient pas plus étroitement associées à la procédure.

M. Pierre Ouzoulias. Bien sûr !

Mme Catherine Morin-Desailly. Par ailleurs, j'insiste sur l'absolue nécessité d'intégrer des normes éthiques minimales à tous les algorithmes de recommandation, dès leur conception. Les États généraux de l'information réclament une diversification de ces algorithmes pour pouvoir choisir et cesser de subir. À tout le moins, nous devons exiger leur transparence totale.

Il convient de créer un véritable statut de ces plateformes, car elles ne sont pas simplement des hébergeurs. D'une certaine façon, elles sont des éditeurs responsables de leurs propres dysfonctionnements et dérives.

Nous proposons aussi la création d'un Viginum européen, car la version française, créée en 2021, a fait ses preuves pour détecter des opérations de manipulation de l'information. Ses services sont d'ailleurs sollicités dans le monde entier.

Ces demandes devraient être prises en compte dans le " bouclier européen de la démocratie " annoncé par la Commission européenne. À ce propos, je suis scandalisée, madame la ministre, de la manière dont la Commission gère la finalisation du règlement sur l'intelligence artificielle.

En effet, Reporters sans frontières vient de claquer la porte des négociations en raison du renoncement, sous la pression américaine, à faire figurer dans le futur code de bonnes pratiques la mention du droit à l'information, des risques associés au développement non régulé de l'IA pour l'information fiable, de la prolifération de faux sites d'information automatisés, ou encore de la désinformation infiltrée dans les chatbots.

En outre, la question des droits fondamentaux et celle des risques systémiques pesant sur l'intégrité des élections démocratiques seront reléguées en annexe, rendant leur prise en considération optionnelle.

La survie de nos démocraties et la sincérité du débat public passent aussi par la viabilité de nos médias, qui sont les garants du pluralisme et de la fiabilité de l'information. Mais pour que les médias jouent pleinement leur rôle, les journalistes doivent se sentir soutenus dans leurs missions.

Or nous pouvons craindre la destruction de la presse – je pèse mes mots. En effet, l'opacité est totale quant aux gains financiers des plateformes, et les rémunérations versées aux médias sous la forme de droits voisins semblent pour le moins aléatoires. Par-dessus le marché, nous constatons une forme de prédation des contenus de ces derniers pour entraîner, au mépris des règles, les modèles d'IA générative.

M. Pierre Ouzoulias. Exactement !

Mme Catherine Morin-Desailly. La Commission doit réagir, en allant au-delà du règlement sur la liberté des médias, qui est purement théorique. Elle doit attribuer des aides et investir massivement dans le développement de nouveaux outils. Ce faisant, elle contribuerait au réarmement auquel appelait Sébastien Lecornu il y a quelques jours, l'urgence étant de combattre la propagande russe.

Je pense par exemple à Arte, qui nous a fait savoir qu'elle n'avait pas les moyens de se développer en Moldavie, malgré la demande de ce pays. Le contexte actuel nous invite à accorder une attention particulière à notre audiovisuel extérieur. Arte, tout comme France Médias Monde, réalise un travail indispensable.

C'est particulièrement vrai à l'heure où Donald Trump démantèle la holding de l'audiovisuel extérieur américain et arrête de financer Radio Free Europe. Ce média incarne pourtant la première ligne de défense informationnelle dans des pays frontaliers de l'Union européenne, tels que la Géorgie et l'Azerbaïdjan.

Madame la ministre, la France se joindra-t-elle aux onze États membres de l'Union européenne et à la présidente de la Commission européenne, qui explorent les voies d'un financement européen d'urgence pour soutenir Radio Free Europe ?

Enfin, pour assurer un débat public sincère, il faut que l'ensemble de nos concitoyens soient formés dès le plus jeune âge aux enjeux du numérique. Aussi, avec mon collègue Olivier Cadic, j'ai une nouvelle fois écrit au Premier ministre pour que la montée en compétences de chacun dans le domaine du numérique devienne la grande cause nationale de 2026.

Madame la ministre, je vous sais très attachée à ces questions.

Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue.

Mme Catherine Morin-Desailly. Pourrions-nous défendre cette idée ensemble ? (Applaudissements.)

M. Pierre Ouzoulias. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie du travail que vous menez depuis de nombreuses années sur les questions liées au numérique.

Votre intervention est précieuse, car vous mettez le doigt sur de nombreux points susceptibles de faire évoluer notre réflexion sur le sujet qui nous occupe.

Je ne puis répondre à tous les points que vous avez soulevés dans le temps qui m'est imparti. Je trouve que l'instauration d'un délai maximal pour mener les enquêtes liées au DSA est une très bonne idée ; je la relaierai. Il en va de même pour la création d'un Viginum européen pour que nous nous défendions en Européens. J'ai plaidé activement en ce sens lors du dernier Conseil de l'Union européenne.

Vous avez rappelé mon attachement à ce que les travaux qui sont menés sur le règlement sur l'intelligence artificielle aboutissent. Notre objectif n'étant évidemment pas de voir des acteurs claquer la porte, je vais lancer avec la ministre de la culture une grande consultation pour avancer sur ces questions dans le dialogue. Cela me tient véritablement à cœur.

Enfin, l'Europe doit bien sûr s'attacher à soutenir Radio Free Europe.

Comme vous l'avez dit dans votre introduction, la vraie question, c'est celle de la souveraineté numérique. Tous les points que vous avez mentionnés sont l'écho de la situation de dépendance numérique – il faut utiliser cette expression – dans laquelle nous nous trouvons. Cette question est plus que jamais d'actualité dans le contexte international.

Pour y répondre, la souveraineté numérique est au cœur de l'agenda d'autonomie stratégique que défend le Président de la République. Le Gouvernement s'est réuni ce matin autour du Premier ministre à l'occasion du comité interministériel sur l'innovation, car il s'agit de la seule réponse possible.

Dans un contexte budgétaire difficile, le Gouvernement se montre attentif à ne pas freiner nos dépenses pour l'avenir, car c'est bien en innovant que nous pourrons redevenir souverains. Nous devons tous en être conscients.

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, je travaille en ce moment, avec Laure Darcos et Agnès Evren, à la constitution d'une mission d'information sur les rapports entre l'intelligence artificielle et la création. Je me permets d'associer mes deux collègues à cette intervention, bien que j'assume évidemment la responsabilité de l'ensemble de mes propos.

Je souscris à l'analyse de Catherine Morin-Desailly dans sa totalité. À sa suite, j'appelle votre attention sur la situation de la presse. La presse indépendante est l'un des piliers de la démocratie, car elle traite les informations selon une déontologie rigoureuse, dans le respect du pluralisme et la confrontation des idées.

Nous le savons tous, l'intégralité des productions de la presse a été pillée sans vergogne par les plateformes de l'intelligence artificielle, au mépris du droit des journaux et, surtout, de la propriété intellectuelle des auteurs.

Madame la ministre, comme vous le savez, ce pillage est général et concerne toutes les productions de l'esprit : la littérature, la science, le cinéma… Rien ne leur a échappé ! Tout est sur les plateformes.

En tête des enjeux que soulève l'utilisation de l'intelligence artificielle par les plateformes figure la préservation du droit de l'auteur et de la production de l'esprit. Il s'agit là d'un sujet fondamental.

Les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – pillent ces ressources avec la même rapacité qui pousse Donald Trump à vouloir s'emparer des terres rares ukrainiennes. Nous sommes entrés dans l'économie de la rapine.

Les Gafam ont porté au pouvoir l'actuel président des États-Unis. Ils entendent maintenant engranger les dividendes de leur investissement. Ils souhaitent abolir toute règle susceptible d'entraver le pillage méthodique et inextinguible des ressources de l'esprit.

Dans un mémorandum adressé à la Maison-Blanche le 13 mars dernier, les dirigeants d'OpenAI demandaient à l'administration américaine de tout mettre en œuvre pour en finir avec la propriété intellectuelle en Europe, tout particulièrement ici, en France.

Pour préserver la qualité de l'information, pilier de la démocratie, c'est maintenant qu'il faut défendre la presse et la propriété intellectuelle. Il s'agit là d'un point absolument déterminant.

Madame la ministre, dans le bras de fer engagé avec les États-Unis au sujet des droits de douane, que pèseront les droits des auteurs face aux intérêts immenses des constructeurs automobiles ? Bien peu de chose, je le crains.

Toutefois, au titre de leurs échanges commerciaux avec l'Union européenne, les États-Unis dégagent un excédent de 137 milliards d'euros dans le domaine des services, notamment dans celui du numérique, où l'Europe est très faible. Nous disposons, à cet égard, d'un véritable moyen de pression pour défendre la propriété intellectuelle telle que nous la concevons et, plus largement, l'exception culturelle française.

Je n'ai qu'une question à vous poser, et elle est très simple : au cours des négociations à venir, comment comptez-vous, au nom de la France, défendre la propriété intellectuelle ?

Il s'agit ni plus ni moins d'un enjeu civilisationnel. En l'occurrence, ce que nous entendons préserver, c'est ce que nous avons créé avec Beaumarchais à la fin du XVIIIe siècle. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, avant tout, je tiens à vous remercier d'élargir notre débat à ces importantes questions.

J'ai eu moi aussi l'occasion d'exprimer mon attachement au droit d'auteur, face à l'émergence de telle ou telle tendance numérique. Je pense notamment à l'usage de certains outils d'intelligence artificielle pour pasticher tel ou tel auteur, en particulier par le studio Ghibli. Le Président de la République lui-même a rappelé combien il est attaché au droit d'auteur, lors du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle.

Dans la révolution technologique provoquée par l'intelligence artificielle, nous devons à tout prix innover en Européens : il s'agit d'un enjeu crucial. Nous devons construire des technologies fidèles à nos valeurs, ce que – Mme Morin-Desailly l'a souligné il y a quelques instants – nous avons échoué à faire depuis trente ans.

À cette fin, mon rôle est de trouver un juste équilibre entre la défense de nos valeurs, de notre culture et de notre patrimoine, une défense qui est fondamentale, et notre capacité à innover.

Ma collègue Rachida Dati, ministre de la culture, et moi-même lançons ainsi une grande consultation pour réfléchir aux moyens de défendre le droit d'auteur à l'heure de l'intelligence artificielle, ainsi qu'au modèle d'affaires qu'il convient de bâtir.

En l'occurrence, nous ne sommes pas face à une question de transparence : l'enjeu est bel et bien le modèle d'affaires. Nous devons innover pour trouver des réponses en Européens, ce qui suppose de concevoir des modèles d'intelligence artificielle fidèles à nos valeurs tout en suivant la dynamique à l'œuvre, car – vous le savez – le droit d'auteur n'est pas de nature extraterritoriale.

J'y insiste, nous avons l'ambition de trouver ce juste équilibre.

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.

M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, votre réponse ne fait que raviver mes inquiétudes.

Alors que je vous pose une question politique, une question de fond, vous me répondez technologie. Or la réponse ne sera pas technologique.

Le pillage est désormais avéré. Il est réel. Dès lors – je vous le dis en paysan corrézien –, il faut mordre les Gafam au mollet ! Le pillage auquel ces derniers se livrent est totalement illégal. Il faut le leur dire et le leur répéter. Pour votre part, vous devriez être la première à défendre le droit d'auteur.

J'ai noté que le Comité de l'intelligence artificielle générative examinait les moyens offerts par la législation française pour défendre le droit d'auteur : êtes-vous prête à mener une réforme de cette nature, pour préserver nos auteurs de la prédation dont ils sont les victimes ?

Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Gontard. (M. Thomas Dossus applaudit.)

M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre groupe et la plupart de ses membres ont choisi de quitter le réseau social X, ou du moins d'y suspendre leur activité, considérant qu'un débat public n'y était plus possible faute du minimum d'exigence démocratique requis.

Ce faisant, nous nous sommes privés d'un vecteur de communication considérable et de liens patiemment tissés au fil des années pour diffuser nos messages. Mais pouvions-nous encore y avoir recours ? La récente campagne législative allemande a montré à quel point Elon Musk, soutien affiché des néonazis allemands, pouvait placer sa plateforme au service de ses opinions d'extrême droite et de ses préférences électorales.

À cette fin, Elon Musk a utilisé son compte personnel et sa propre notoriété. Il n'a pas hésité à manipuler les algorithmes de la plateforme, comme l'a parfaitement expliqué mon collègue Thomas Dossus. Il a également eu recours à la multiplication des bots, ces comptes robots qui inondent le réseau de contenus pro-AfD (Alternative für Deutschland), en totale violation du DSA. Or, si la régulation européenne était appliquée strictement, X aurait pu être suspendu en Allemagne, le temps de la campagne législative.

Dans le débat public et électoral, les réseaux sociaux jouent désormais un rôle aussi central, voire plus important que les médias traditionnels. En résulte un problème flagrant : l'équité démocratique et la sincérité du débat sont mises à mal, ce qui est déjà extrêmement grave en soi. Mais la situation est encore pire. Le tropisme d'extrême droite de X menace la vérité des faits, celle-là même que Meta, regroupant Instagram et Facebook, ne veut plus contrôler.

Au terme d'une étude colossale, portant sur 32 millions de tweets émanant de plus de 8 000 parlementaires issus de 26 pays, la presse néerlandaise dresse ce constat sans appel : " Le populisme de droite radicale est le principal facteur de diffusion de la désinformation. " L'équation est simple : " extrême droite = fake news ".

La France n'est pas épargnée, puisque son ministre de l'intérieur, pris en flagrant délit de falsification de chiffres à la suite de la fusillade de Poitiers, en novembre dernier, a refusé tout démenti. Il a déclaré à ce propos : " Mon combat n'est pas un combat statistique. "

Or, comme l'explique si justement Maria Ressa, prix Nobel de la paix, " si on laisse les mensonges se propager plus vite que les faits, notre réalité sera divisée, la réalité partagée sera brisée, et le journalisme et la démocratie deviendront impossibles ".

Madame la ministre, tel est, ni plus ni moins, le défi existentiel auquel font face la France et l'Union européenne.

Le DSA est la première pierre d'un édifice destiné à protéger notre sphère publique. En ce sens, ce règlement européen joue un rôle essentiel : il peut empêcher Meta de renoncer au contrôle des contenus en Europe, comme il le fait aux États-Unis. Mais la dynamique actuelle ne peut que nous alarmer, et la démission fracassante de Thierry Breton, architecte de ce dispositif normatif, a encore renforcé nos inquiétudes.

Malgré un contexte économique et commercial dystopique, dont témoignent en particulier nos relations avec les États-Unis, nous devons rester intransigeants face aux géants de la tech et même renforcer la réglementation.

L'identité même de l'Union européenne lui commande de casser l'oligopole de fait dont disposent les Gafam : cet oligopole qui tue la concurrence ; cet oligopole qui tue l'innovation de nos TPE et PME ; cet oligopole qui phagocyte les revenus publicitaires au détriment des médias traditionnels ; cet oligopole qui, désormais, menace la neutralité même d'internet et apparaît comme une entrave à l'autonomie stratégique européenne.

Qu'il s'agisse de défendre la démocratie, la libre concurrence ou les entreprises innovantes européennes, nous devrions pouvoir trouver un accord pour renforcer encore la régulation.

Nous devons notamment exiger une modération humaine et journalistique des contenus, une transparence accrue des algorithmes et l'encadrement strict de l'utilisation des bots.

La régulation des plateformes existantes doit être la première jambe de notre action collective, la seconde consistant à favoriser la création de nouvelles plateformes numériques européennes.

Ces plateformes devront être décentralisées. En d'autres termes, elles devront être hébergées sur des serveurs ad hoc, appliquer leurs propres règles de fonctionnement et leurs propres algorithmes. Elles n'en pourront pas moins communiquer avec les utilisateurs d'autres plateformes. C'est ainsi que fonctionnent les hébergeurs de boîtes aux lettres électroniques.

Ces plateformes devront être en open source, c'est-à-dire transparentes au sujet de leurs codes. Leur langage de programmation permettra ainsi un véritable contrôle, de la part des autorités de régulation comme des citoyens. C'est notamment le mode de fonctionnement retenu par Wikipédia.

Idéalement, ces structures seront non lucratives. On évitera ainsi la collecte sauvage de nos données. De même, les algorithmes n'accorderont plus la priorité à la publicité.

L'Union européenne peut et doit être la colonne vertébrale, notamment financière, de telles plateformes. C'est en jouant ce rôle qu'elle sera en mesure d'accélérer leur développement.

J'ajoute que des plateformes répondant à certaines de ces exigences existent d'ores et déjà. Madame la ministre, je vous invite, comme vos collègues membres du Gouvernement et, plus largement, tous les responsables publics, à les investir – je pense notamment au Papillon bleu –, a minima en plus de X et idéalement en lieu et place de ce réseau social. (Mme Florence Blatrix Contat et M. Thomas Dossus applaudissent.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, vous évoquez le DSA, ce règlement très ambitieux dont j'ai déjà eu l'occasion de parler à plusieurs reprises. Soyez assuré que nous veillons avec la plus grande attention à ce que les enquêtes prévues par ce texte soient conduites à leur terme, afin que les plateformes respectent leurs obligations.

Dans le débat public, j'entends régulièrement dire que le DSA impose une régulation contre la liberté d'expression. Or tel n'est absolument pas le cas.

Ce texte, qui, à l'échelle européenne, a bénéficié d'un soutien transpartisan – il me semble important de le rappeler –, a pour seul but d'affirmer ce principe : les plateformes sont responsables des contenus diffusés par leur biais.

Il ne s'agit pas, pour telle institution européenne ou tel gouvernement, de dire : " Tel contenu me plaît, tel autre ne me plaît pas. " Il n'est absolument pas question de cela. Le DSA ne fait qu'énoncer le rappel suivant : ce qui est illicite hors ligne l'est également en ligne. Cette règle sera respectée.

Vous m'interrogez sur l'utilisation de certaines de ces plateformes par le Gouvernement. Un certain nombre d'entre elles font actuellement l'objet d'enquêtes. Tant que ces dernières se poursuivent, je n'ai bien sûr pas à les commenter – ce n'est pas à moi de décider de leur issue –, mais nous veillons tous à ce qu'elles soient menées le plus vite possible. Le cas échéant, des sanctions seront édictées à l'encontre des entreprises ; et si tel ou tel problème persiste, un certain nombre de questions se poseront.

Pour l'heure, le Gouvernement a fait le choix de s'adresser aux Français là où ils sont, donc sur toutes les plateformes. J'ai d'ailleurs demandé l'appui du service d'information du Gouvernement (SIG), afin de recourir aux outils de multiposting – pardonnez-moi cet anglicisme.

Il est très important que nous puissions nous adresser à l'ensemble des Français. À cette fin, nous devons être en mesure de recourir aux outils que des millions d'entre eux utilisent au quotidien. C'est bien pourquoi ces plateformes doivent respecter nos règles.

Mme la présidente. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (MM. Patrick Chaize et Vincent Louault applaudissent.)

Mme Florence Blatrix Contat. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l'avènement d'internet portait en lui une promesse d'émancipation par la connaissance, d'ouverture au dialogue universel et d'éclosion d'une intelligence collective. Or cette vision s'est progressivement obscurcie, cédant la place à l'enfermement dans un espace numérique pourtant présenté comme illimité.

Au cœur de cette transformation se trouvent les plateformes en ligne, dont le modèle économique, fondé sur la captation de l'attention, tend à maximiser le temps qu'y passent les utilisateurs.

Cette course incessante à l'attention, dictée par une logique marchande, favorise la diffusion de contenus sensationnalistes, polémiques, voire fallacieux. Parallèlement, les algorithmes de recommandation, loin de favoriser une information équilibrée, exacerbent la propagation des fausses nouvelles à une échelle inédite. Ils accentuent la polarisation du débat public en enfermant les utilisateurs dans des bulles de filtre.

Ce modèle a conféré aux plateformes un pouvoir de manipulation lui-même inédit, non seulement en raison de leur capacité à capter des données personnelles, mais aussi et surtout du fait de leurs algorithmes, qui deviennent de véritables leviers de contrôle.

Ces mécanismes servent à la fois les intérêts commerciaux de diverses entreprises et certaines ambitions étatiques, notamment par le biais des législations extraterritoriales.

Cette configuration des plateformes ouvre la voie à des ingérences étrangères d'ores et déjà documentées. Je pense par exemple aux tentatives de manipulation électorale via TikTok en Roumanie, ou encore aux campagnes de désinformation orchestrées par l'Azerbaïdjan. Ces ingérences mettent en péril la sincérité du débat démocratique.

Dans le même temps, certains dirigeants de plateformes s'immiscent dans les affaires politiques nationales. En Allemagne, Elon Musk a ainsi pu apporter son soutien à l'AfD.

Le flou juridique entourant la responsabilité éditoriale de ces acteurs, malgré l'influence directe de leurs algorithmes, accroît encore les risques pesant sur notre espace public comme sur notre démocratie.

Face à ces constats alarmants, l'Union européenne a fait le choix de la régulation. Le règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018, a permis aux utilisateurs de mieux contrôler la collecte et l'emploi de leurs données personnelles. Depuis 2024, le règlement sur les marchés numériques et le règlement sur les services numériques viennent compléter ce cadre.

Le DMA cible les pratiques des contrôleurs d'accès, ces plateformes en ligne qui, du fait de leur position dominante, disposent d'un pouvoir d'influence significatif sur le marché numérique. Quant au DSA, il fixe diverses obligations aux grandes plateformes, qu'il s'agisse de la transparence, de la modération des contenus et de la lutte contre les contenus illicites.

Néanmoins, pour être efficace, ce cadre réglementaire doit être mis en œuvre de manière rigoureuse, rapide et uniforme par la Commission européenne, dont l'attitude suscite de légitimes interrogations. Sa célérité paraît toute relative – je l'observe à mon tour –, sa prudence trahissant manifestement la crainte de froisser la Maison-Blanche.

La lenteur des enquêtes, et plus encore le report, qui vient d'être annoncé, des sanctions prévues contre Apple et Meta au titre du DMA prouvent quant à eux combien nous peinons à protéger notre espace public numérique.

Je le dis avec conviction : aujourd'hui, la Commission européenne n'est pas à la hauteur des enjeux.

Par une proposition de résolution européenne adoptée le mois dernier par notre commission des affaires européennes, un texte dont Catherine Morin-Desailly et moi-même avons été les corapporteures, les élus du groupe socialiste demandent, en conséquence, une application pleine et entière de la réglementation numérique européenne. Ils réclament en particulier l'examen des suspensions de services défaillants permises par le DSA en cas de crise.

Mme Catherine Morin-Desailly. Exactement !

Mme Florence Blatrix Contat. Madame la ministre, à l'heure où les États-Unis frappent nos industries, n'est-il pas selon vous paradoxal que l'Europe s'autocensure…

M. Pierre Ouzoulias. Exactement !

Mme Catherine Morin-Desailly. C'est vrai !

Mme Florence Blatrix Contat. … dans l'application de ses propres règles contre les géants du numérique ?

Toutefois, l'application stricte du cadre juridique existant ne suffira pas. Pour garantir la sincérité du débat public face aux ingérences et aux manipulations, nous devons impérativement renforcer notre régulation et nous doter d'infrastructures numériques souveraines.

En matière de régulation, nous insistons dans notre proposition de résolution européenne, texte dont nous espérons l'adoption prochaine, sur deux chantiers prioritaires : il faut à la fois renforcer le rôle des autorités nationales dans la mise en œuvre du DSA et créer un réseau européen de veille contre les ingérences numériques, inspiré de Viginum. (Mme Catherine Morin-Desailly approuve.)

Il est tout aussi urgent de réformer le régime de responsabilité des plateformes. Celles dont les algorithmes modèlent l'accès à l'information doivent faire l'objet d'obligations comparables à celles que respectent les éditeurs.

Enfin, nous devons garantir la portabilité et l'interopérabilité des données entre plateformes. Il doit s'agir d'un droit effectif, au service des utilisateurs.

M. Pierre Ouzoulias. Très bien !

Mme Florence Blatrix Contat. Reconnaissons aussi que l'approche actuelle des sanctions financières a atteint ses limites.

Les géants du numérique, dont l'impératif de croissance prime toute règle d'intégrité, considèrent désormais les amendes comme de simples taxes. (Mme la ministre déléguée manifeste son désaccord.)

Mme Catherine Morin-Desailly. C'est vrai !

Mme Florence Blatrix Contat. Leur modèle économique lui-même tient compte de ces sanctions, qui, dès lors, ne permettent pas de contenir leurs abus et ne sauraient menacer leur position dominante.

Cette impuissance nous expose à ce que les économistes Yanis Varoufakis et Cédric Durand ont nommé le « techno-féodalisme », un système où des entreprises privées, propriétaires des infrastructures et des données, s'érigent en nouveaux seigneurs numériques, captant la richesse produite par le travail gratuit des utilisateurs.

Madame la ministre, pour rompre avec cette dynamique et renforcer la régulation des plateformes aux échelles nationale et européenne, quelles initiatives concrètes la France entend-elle prendre, en particulier pour lutter contre les abus de position dominante ?

À cet égard, quelles sont vos premières observations quant à la mise en œuvre de la loi Sren ? Je pense notamment à la coordination des régulateurs nationaux. À quel horizon un premier bilan d'étape est-il envisagé ?

De surcroît, si nous voulons préserver la sincérité du débat public et bâtir une véritable souveraineté numérique européenne, nous devons aller au-delà d'une simple régulation. Nous devons créer nos propres outils et nos propres plateformes, structures fondées sur des règles éthiques, respectant nos valeurs et soutenues par l'investissement public.

M. Pierre Ouzoulias. Beau programme !

Mme Florence Blatrix Contat. C'est l'une des préconisations fortes exprimées dans notre proposition de résolution européenne.

Là est, en effet, le nerf de la guerre. Face aux géants extra-européens, il ne suffit pas de poser des garde-fous. Il faut être capable d'innover et de produire, ce qui suppose de maîtriser les technologies stratégiques.

L'Europe regorge d'entreprises talentueuses. Comme le rappelle Bernard Benhamou, nous devons les soutenir sans hésitation pour éviter la " trappe à médiocrité technologique " qui nous menace si nous restons dépendants de solutions venues d'ailleurs. Cet effort doit se traduire par un investissement massif dans les infrastructures numériques clés : le quantique, l'open source, les semi-conducteurs, l'informatique en nuage ou encore les supercalculateurs.

Un tel travail suppose aussi un changement d'échelle. Le numérique doit devenir une authentique priorité budgétaire, notamment dans le prochain cadre financier pluriannuel européen.

Enfin, les règles de la commande publique doivent être réformées. Nous devons faire de cette dernière un véritable levier stratégique au service des acteurs européens du numérique.

La révision de la directive sur les marchés publics, prévue pour 2026, doit pleinement traduire cette ambition et inclure la règle de la préférence européenne dans nos achats publics.

Dans cette perspective, madame la ministre, faites-vous vôtre l'ambition d'une stratégie industrielle et numérique européenne, fondée sur l'investissement public, la maîtrise des technologies et la préférence européenne ? Estimez-vous que la France et l'Europe doivent se fixer pour objectif d'accompagner l'émergence de véritables plateformes numériques européennes ? Dans l'affirmative, quelles initiatives concrètes entendez-vous défendre, en France comme en Europe ?

Je le rappelais en préambule : à l'origine, le numérique portait en lui la promesse d'une ère nouvelle pour la démocratie et le débat public, promesse qui se trouve aujourd'hui menacée.

Face à cette dérive, notre devoir est clair. Il faut réaffirmer la primauté de l'intérêt général sur les logiques mercantiles, construire une régulation ambitieuse qui protège nos fondements démocratiques et investir dans les infrastructures numériques souveraines. (MM. Thomas Dossus et Pierre Ouzoulias applaudissent.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Je vous remercie de toutes vos questions et des points d'attention que vous avez indiqués, madame la sénatrice.

Soyez-en assurée, non, l'Europe ne s'autocensurera pas quant à l'application des textes que vous évoquez. Telle est la position que la France tient fermement, de même qu'un très grand nombre de nos partenaires – je tiens à vous rassurer sur ce point –, avec lesquels j'échange beaucoup en ce moment. Nous ne fléchirons pas et veillerons au contraire au respect de la réglementation ambitieuse dont l'Europe s'est dotée.

J'estime qu'il nous faut aujourd'hui nous atteler à la question de la souveraineté numérique, qu'évoquait également Mme Morin-Desailly. Vous avez avancé plusieurs pistes, madame la sénatrice Blatrix Contat. Dans le temps qui m'est accordé, je m'arrêterai sur la commande publique, qui constitue en effet un levier.

En ce début d'année, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a parlé de " préférence européenne ", des termes importants dans le contexte actuel, car si nous nous sommes créé des dépendances au cours des trente dernières années, il nous faut aujourd'hui nous en défaire au plus vite.

Dans le cadre des différentes directives qui sont aujourd'hui explorées, je veillerai, avec l'administration de Bercy, à considérer tous les aspects que la préférence européenne revêt s'agissant des services numériques.

J'en viens à mon propos conclusif.

Je vous remercie sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, de la richesse de nos échanges sur ce sujet fondamental qu'est le numérique, qui a désormais une place considérable dans la vie de nos concitoyens.

Nos échanges attestent la lucidité avec laquelle nous abordons l'un des défis les plus importants de notre époque, celui de la sincérité du débat public dans un espace numérique devenu très souvent, trop souvent, et pour beaucoup de nos concitoyens, le premier lieu d'information et parfois de désinformation, de manipulation, voire d'addiction.

Dans un monde qui se construit désormais avec les technologies numériques, ce bien commun que constitue notre démocratie est mis à l'épreuve au sein de ce que l'on peut qualifier d'agoras numériques. Je ne puis donc que partager pleinement votre conviction qu'il nous faut tout faire pour défendre la démocratie. Nous le faisons déjà en Européens, fidèles à nos valeurs.

Je sais les formidables chances que représente le numérique dans de nombreux domaines : les avancées scientifiques, l'émancipation et tous les nouveaux usages que le numérique a pu nous apporter au cours des dernières décennies.

Toutefois, si je suis non pas ambassadrice, mais ministre du numérique et de l'intelligence artificielle, c'est parce que, derrière toutes ces formidables chances, il y a un certain nombre de défis qu'il est de notre responsabilité collective de regarder en face. Pour que le numérique reste un outil de progrès et d'émancipation, il nous faut en effet apporter des réponses à ces difficultés.

Je regarde donc la réalité en face. La question des plateformes numériques est partie prenante de cette réalité. Elle façonne de plus en plus l'opinion publique et fait la part belle à des contenus parfois trompeurs, que certaines puissances étrangères instrumentalisent pour influencer nos débats ou nos choix, voire – cela a été rappelé –, dans certains pays de l'Union européenne, nos élections.

Les algorithmes jouent un rôle clé dans ces entreprises de désinformation et de manipulation. La santé de notre démocratie ne doit pas dépendre des systèmes de recommandation, qui favorisent les contenus polarisants, outranciers et qui cherchent à capter notre attention en faisant appel à nos émotions les plus négatives.

En somme, la recherche de viralité a trop souvent remplacé la quête de véracité, et j'y suis d'autant plus vigilante que l'irruption fracassante de l'intelligence artificielle générative est un facteur d'accentuation de ce phénomène.

Je me félicite de la prise de conscience, que je crois collective, des mécanismes de l'attention souterrains et des algorithmes qui ébranlent parfois les piliers de notre société.

La France et l'Union européenne n'ont pas attendu pour agir afin de préserver le cadre et les valeurs auxquels nous sommes attachés. Contrairement à ce que l'on entend parfois, il s'agit non pas d'entraver, mais bien de défendre notre liberté d'expression des armes commerciales conçues pour la saper.

Je pense à la création de Viginum, cité par plusieurs orateurs, qui détecte les ingérences informationnelles étrangères. De nombreux pays nous envient ce service. Je pense également à la loi Sren, adoptée en 2024, qui confère à l'Arcom de nouveaux pouvoirs d'injonction pour lutter, par exemple, contre les contenus diffusés par des médias qui seraient visés par des sanctions internationales.

Je pense enfin au développement de l'éducation aux médias et à l'information, qui constitue un pilier de notre politique éducative. Il nous faut toutefois aller plus loin, et j'entends la proposition de Mme la sénatrice Catherine Morin-Desailly en la matière, car la question des compétences numériques est en effet cruciale au regard des enjeux que nous avons évoqués au cours de ce débat.

Sur le plan européen, les avancées ont été déterminantes, ambitieuses, mais aussi déterminées. Nous serons très vigilants quant à leur application.

Nous avons souvent évoqué dans le cadre du débat le DSA et le DMA, deux règlements européens qui confèrent aux plateformes une responsabilité quant aux contenus dont elles permettent la diffusion, de manière à détecter et à limiter les risques systémiques que leur modèle fait peser sur les droits fondamentaux et la qualité de l'information.

En Européens, nous nous sommes dotés d'un très ambitieux arsenal de lutte contre la désinformation. Avec mes homologues européens, je veillerai à faire respecter ces dispositions.

La réglementation européenne sur l'intelligence artificielle est souvent présentée comme une entrave à l'innovation. On entend en effet souvent que l'Europe régule, tandis que d'autres nations innovent.

Cette réglementation prévoit pourtant simplement qu'il y a certains usages que nous ne souhaitons pas en Europe. Nous ne voulons pas, par exemple, d'une intelligence artificielle qui déterminerait l'orientation sexuelle ou la notation sociale des individus. Nous ne voulons pas de ce type d'intelligence artificielle en Europe, et c'est une bonne chose.

Il nous faut par ailleurs innover, pour être en mesure de construire des technologies en ligne avec nos valeurs.

Mme la présidente. Veuillez conclure, madame la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. L'expérience montre que les menaces évoluent vite.

Je terminerai en disant quelques mots de la menace qui me paraît la plus fondamentale, celle qui pèse sur les publics les plus vulnérables. Je veux faire de la protection des mineurs en ligne une priorité. Il nous faut en effet protéger nos jeunes de certains contenus et lutter fermement contre les mécanismes addictifs des algorithmes. En la matière, j'estime qu'il ne faut pas nous interdire d'interdire aux mineurs de moins de 15 ans l'accès aux réseaux sociaux. J'en ferai une priorité.


Source https://www.senat.fr, le 22 avril 2025