Déclaration de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice, sur les orientations du ministère en matière de justice pénale, de justice civile et d'organisation pénitentiaire, au Sénat le 28 mai 2025.

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Circonstance : Audition devant la Commission des lois du Sénat

Texte intégral

Mme Muriel Jourda, présidente. - Monsieur le garde des sceaux, nous vous accueillons aujourd'hui pour un point d'étape sur l'action du ministère de la justice.

Depuis l'examen de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, sur laquelle le Conseil constitutionnel devrait statuer dans les prochaines semaines, l'activité législative de votre ministère ne nous a pas donné l'occasion d'échanger avec vous.

Cet échange prévu de longue date paraît d'autant plus pertinent que vous avez fait très récemment, dans les médias ou par le biais de communications adressées aux professionnels de la justice et relayées dans la presse - je fais référence notamment à votre courrier aux magistrats du 11 mai dernier -, un certain nombre d'annonces qui méritent sinon des explications, du moins des précisions.

Avant de vous laisser la parole, je souhaite d'ores et déjà souligner deux points.

D'une part, la loi du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 a habilité le Gouvernement, pendant deux ans, à procéder par voie d'ordonnance à la recodification à droit constant de la partie législative du code de procédure pénale. Le rapport annexé à cette loi prévoyait l'association des parlementaires via des réunions périodiques destinées à tenir le Parlement informé de l'avancement et de la nature des travaux menés. Je regrette que cette association ne soit pas effective et ne peux donc que réitérer ma demande, déjà formulée par écrit, qu'elle soit mise en place. Puisque vous êtes parmi nous aujourd'hui, sans doute pourrez-vous nous dire un mot du chantier en cours et nous confirmer l'association du Parlement à ce travail, comme prévu.

D'autre part, tous nos travaux d'information - et, encore récemment, ceux que nous avons menés avec la délégation aux droits des femmes en matière de lutte contre la récidive des viols et des agressions sexuelles - montrent la déficience, pour ne pas dire l'indigence, de l'outil statistique au sein du ministère de la justice, et plus particulièrement des services judiciaires ou pénitentiaires. Or, des statistiques précises, en matière pénale notamment, sur la nature des peines effectivement prononcées, le profil des détenus, etc., sont indispensables pour pouvoir poser un constat fiable permettant lui-même de formuler des propositions d'évolution pertinentes. Souvent, les réformes en matière de justice, qu'il s'agisse d'organisation judiciaire ou de procédure civile ou pénale, ont été menées en l'absence d'une capacité suffisante de projection tirée d'un constat de situation avéré. Il me semble donc urgent d'agir en ce domaine - et j'associe à ce propos mes collègues qui travaillent habituellement sur ces sujets.

Vous avez donc désormais la parole pour une quinzaine de minutes, monsieur le garde des sceaux, après quoi nos collègues auront certainement des questions à vous adresser, notamment les rapporteurs plus spécialement chargés du suivi des crédits de votre ministère, ainsi que les rapporteures de notre mission d'information en cours sur l'exécution des peines.

Je rappelle que notre réunion, ouverte à la presse, fait l'objet d'une captation et d'une retransmission en direct sur le site du Sénat.

M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux d'être de nouveau reçu par la commission des lois du Sénat, que j'ai assidûment fréquentée lorsque j'étais ministre de l'intérieur. L'idée, aujourd'hui, est de préciser en quatre points ce que je souhaite faire au ministère de la justice, avant d'échanger avec vous.

Arrivant au ministère de la justice dans un contexte où l'Assemblée nationale manque d'une majorité sûre pour voter des textes, où par ailleurs l'argent public se fait rare et où le temps nous est compté, pour les raisons politiques que vous connaissez, j'ai essayé de concentrer mon travail sur ce que je pouvais changer rapidement et, sur certains points, radicalement. Je pense en particulier à l'administration pénitentiaire, qui est la première des priorités que je me suis assignées à mon arrivée place Vendôme, comme je l'ai dit dans mon discours de passation de pouvoirs avec Didier Migaud le 24 décembre dernier.

Le constat fondamental, à cet égard, est celui d'une surpopulation carcérale qui gêne énormément la réinsertion des détenus. Je rappelle que notre système enregistre à peu près 70% de récidive - et on peut présumer que le taux de réitération est plus élevé encore. Dans ce système, le métier d'agent pénitentiaire est très difficile, pour ne pas dire très dangereux, pour plusieurs raisons : menaces, tentatives de corruption, attaques personnelles, difficultés liées à la dignité des conditions de détention.

Nous constatons tous ensemble que l'administration pénitentiaire, cette belle administration de 45 000 agents qui a connu des augmentations statutaires et de rémunération grâce notamment au travail effectué par Éric Dupond-Moretti, manque de personnel, non pas pour des raisons simplement budgétaires, mais parce qu'elle a eu du mal, ces dernières années, à recruter - c'est beaucoup moins le cas depuis cette année. Par ailleurs, le calcul du temps de travail y repose sur des modalités antérieures à la réforme des 35 heures - ce régime dérogatoire est quasiment unique dans l'administration -, ce qui entraîne des difficultés extrêmement importantes. Surtout, les détenus sont catégorisés non pas selon leur dangerosité, mais selon leur statut devant la justice : pour le dire rapidement, la détention provisoire vous envoie en maison d'arrêt, la condamnation définitive en prison pour peine. En voici les résultats : une suroccupation des maisons d'arrêt, une sous-occupation des prisons pour peine, un régime de semi-liberté peu utilisé par les magistrats et par l'administration pénitentiaire - 60 % seulement des 1 500 places de semi-liberté sont occupées, l'Île-de-France faisant néanmoins exception à cet égard.

Une exécution des peines sujette à caution conjuguée à cette catégorisation des détenus selon leur statut et non selon leur dangerosité, voilà réunies les conditions de l'affaire Amra. Nous n'avons pas su qui était M. Amra, quels étaient ses réseaux ; tel est évidemment le travail que doivent faire la police judiciaire et le nouveau parquet national anticriminalité organisée que nous mettons en place avec vous. Mais, surtout, nous n'avons pas su adapter notre régime carcéral à un narcotrafiquant extrêmement dangereux qui a pu s'évader et - je le dis au conditionnel, car il n'a pas été condamné - qui aurait fait assassiner deux agents pénitentiaires à la kalachnikov en pleine journée à un péage de l'Eure. Et il y a sans doute plusieurs dizaines de M. Amra que nous ne connaissons pas encore dans les maisons d'arrêt françaises.

Il me semblait naturel, en tout état de cause, de ne plus classer les détenus selon leur statut devant la justice, mais, comme le font certains de nos voisins, la Grande-Bretagne et l'Allemagne par exemple, de les classer selon leur dangerosité vis-à-vis de l'extérieur et d'adapter en conséquence nos moyens technologiques et techniques ainsi que notre modèle carcéral lui-même : l'idée est de concevoir un régime carcéral de haute sécurité pour les personnes les plus dangereuses et, à l'inverse, pour les personnes les moins dangereuses, d'aménager notre système.

Par ailleurs, sur les 15 000 places de prison évoquées par le Président de la République, 5 000 sont construites et 5 000 sont en attente de construction - les chantiers sont lancés ou en passe de l'être -, la création des 5 000 restantes n'étant pas même programmée à ce jour. Mon ambition est donc d'essayer de tenir ce plan " 15 000 " en changeant radicalement la façon de concevoir la construction de places de prison, et en lançant notamment l'idée de prisons à taille humaine, modulaires. Les deux premières prisons de haute sécurité seront ainsi bientôt opérationnelles, l'une à Vendin-le-Vieil à partir du 31 juillet, l'autre à Condé-sur-Sarthe à partir du 15 octobre, et des quartiers de haute sécurité seront par ailleurs installés dans quelques prisons françaises - je pense à la future prison de Saint-Laurent-du-Maroni -, en application de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, une fois celle-ci promulguée.

Des prisons d'un nouveau type vont de surcroît être construites rapidement, trois fois plus vite que la normale, en dix-huit à vingt-deux mois. La première structure conçue sur ce modèle sera ouverte dans l'Aube, à Troyes. La place de prison y coûte deux fois moins cher : 200 000 euros la place contre 400 000 aujourd'hui - le premier appel d'offres a été lancé.

Il s'agit donc de contenir la surpopulation carcérale par la construction de places de prison et non par la régulation carcérale.

Ce travail sera complété le 24 juin prochain par le lancement des états généraux de la politique d'insertion et de probation, auxquels le Parlement sera associé. Vous allez recevoir une invitation à y participer, comme les membres de la commission des lois de l'Assemblée nationale, pour un exercice similaire à celui auquel nous nous sommes prêtés lors du Beauvau de la sécurité, et qui nous conduira jusqu'en octobre ou novembre.

J'en viens à un autre sujet : la lettre que j'ai adressée aux magistrats et rendue publique. L'idée n'est pas de refaire les états généraux de la justice, car, en la matière, le constat est bien connu, autour de deux grands maux : la justice est trop lente et les peines qu'elle prononce ne sont pas toujours exécutées. Si nous parvenons à régler ce double problème de lenteur de la justice et d'exécution des peines dans les prochains mois, ou dans les toutes prochaines années, nous aurons déjà fait oeuvre utile. Tel était l'objet de mon courrier aux magistrats : envisager la résolution de ces problèmes par des mesures pragmatiques.

Mon prédécesseur immédiat, Didier Migaud, avait commandé trois rapports différents, l'un sur l'audiencement criminel, l'autre sur la déjudiciarisation, le dernier sur l'exécution des peines, ce travail mêlant magistrats du siège et du parquet, conseillers d'État, membres de la Cour des comptes, avocats et spécialistes des questions juridiques. J'ai rendu publics ces trois rapports - vous en avez tous été destinataires - après avoir reçu l'ensemble de leurs auteurs. Je n'en reprendrai pas tous les éléments, mais j'ai entendu les verser au débat public.

J'en ai tiré un certain nombre de propositions à propos desquelles je lancerai des concertations à la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet. Celles-ci se feront dans une perspective très pragmatique, s'agissant de voir comment on peut accélérer tel ou tel processus, quitte à bousculer nos habitudes.

Je pense, premièrement, à la déjudiciarisation, à propos de laquelle j'ai évoqué plusieurs pistes : l'obligation, en tout cas la très forte incitation, du recours à l'amiable en matière civile ; l'idée de confier certains sujets à des professionnels du droit - avocats, notaires -, afin qu'il devienne possible de se mettre d'accord sans passer par le prétoire. Nous avons réservé au juge beaucoup trop d'affaires qui, dans d'autres pays européens, soit sont réglées par les parties elles-mêmes, soit font l'objet, au terme d'une procédure entre personnes privées qui s'entendent entre elles, d'un accord homologué.

L'amiable se développe beaucoup dans notre pays ; encore faut-il y inciter fortement les avocats, partenaires essentiels en ce domaine. Je pense aussi à des contentieux qui peuvent paraître picrocholins, mais qui prennent beaucoup de temps aux juridictions : le contentieux relatif aux retards aériens, par exemple, passe aujourd'hui par une procédure classique de plainte avec un tribunal, un procureur de la République, puis un jugement. Dans tous les pays voisins, ce genre de contentieux se résout par la médiation ou par la contravention.

L'idée est en tout cas de nouer un autre rapport avec la nécessaire réclamation du consommateur : ce n'est pas au fonctionnement classique d'un tribunal d'y faire droit. Ainsi pourra-t-on interrompre la multiplication de ce genre de petits contentieux qui représentent une grande masse d'affaires et prennent beaucoup de temps aux magistrats et aux greffiers sans grande efficacité pour le consommateur.

J'évoque donc, dans ma lettre, la déjudiciarisation dans ses différentes déclinaisons, notamment en matière civile, domaine dans lequel ce processus est d'autant plus facile à concrétiser que les mesures à prendre relèvent souvent du niveau réglementaire.

Le deuxième enjeu concerne l'audiencement criminel.

L'autoroute de l'audiencement criminel est complètement bouchée, pour plusieurs raisons : l'augmentation des affaires et de la délinquance, la présence du narcotrafic, bien sûr, mais aussi et surtout les violences sexuelles et les violences conjugales. En 2017, 7 % des hommes emprisonnés en France l'étaient pour violences sexuelles ou violences conjugales aggravées, contre 18 % aujourd'hui pour ces mêmes motifs. Autrement dit, cette proportion a plus que doublé, même s'il reste énormément de travail à faire, bien sûr, pour protéger les femmes et les enfants victimes de violences. On le doit notamment à la sensibilisation générale à ce problème de toutes les politiques publiques au sens très large du terme, mais aussi à la création des cours criminelles par la loi dite " Belloubet ", la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

Ces cours criminelles marquent la fin de la correctionnalisation du viol et la consécration de sa criminalisation, ce qui est tout à fait légitime. Elles sont composées de cinq magistrats, ce qui est plus lourd que l'organisation antérieure - seuls trois magistrats sont requis en matière correctionnelle. En outre, les délais de comparution y sont de six mois renouvelables une fois. La cour criminelle, invention qui montre toute son efficacité dans la lutte contre les violences sexuelles, a néanmoins un défaut : elle « consomme » beaucoup de magistrats et repousse les autres procès, notamment les procès d'assises - je pense en particulier à ceux qui touchent à la criminalité organisée, objet du texte adopté par le Parlement et issu du rapport de Jérôme Durain et Étienne Blanc.

Je le dis dans mon courrier, il ne s'agit pas pour moi de revenir sur la création de la cour criminelle. Cette juridiction a d'ailleurs un point commun avec le code de la justice pénale des mineurs (CJPM) : personne n'en voulait au départ et désormais personne ne veut qu'on y touche - mais sans doute y a-t-il là, actif à chaque réforme, le principe même du conservatisme.

Il me paraît néanmoins envisageable, en la matière, de revoir certaines choses. Je laisserai le Parlement faire des propositions ; Stéphane Mazars, qui fut rapporteur à l'Assemblée nationale de la loi organique du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, conduit en ce moment même une mission à ce sujet au nom de la commission des lois de la chambre basse, et je regarderai très attentivement les recommandations qu'il fera en vue de simplifier la vie des cours criminelles.

Cela étant, il est clair que l'on ne peut pas continuer d'attendre dix ou quinze ans, voire dix-sept ans comme c'est le cas à Paris, pour juger des narcotrafiquants ou des trafiquants d'êtres humains : un tel délai n'a aucun sens du point de vue ni de la société, ni des victimes, ni des auteurs.

Il faut donc que nous résolvions la question de cette autoroute bouchée. Or, même si nous multipliions par trois ou par quatre le nombre de magistrats et par trois ou par quatre le nombre de salles d'audience, nous n'arriverions pas à résoudre ce problème structurel.

Cette difficulté nourrit la détention provisoire, puisque les personnes détenues ne peuvent pas passer devant le tribunal ; et ces prisonniers finissent par être libérés, une fois échue la durée maximale de la détention provisoire. Or, la justice s'intéresse davantage à ceux qui sont sous sa main qu'à ceux qui sont sortis du système carcéral, ce qui n'est sain à aucun égard. La proposition qui m'est faite par l'un des groupes de travail consiste à mettre en place une forme de plaider-coupable en matière criminelle - je dis bien "une forme ", puisque le terme " plaider-coupable " n'est pas tout à fait le bon.

L'autoroute de l'audiencement criminel étant bouchée, la mission placée auprès de moi propose de créer deux " sorties d'autoroute " avant le péage du tribunal et des cours d'assises classiques. Sachant qu'une grande partie des inculpés - entre 40% et 60%, les chiffres ne sont pas très clairs - reconnaissent leur culpabilité dans les matières criminelles, on peut se demander pourquoi le procès fonctionnerait pour eux de la même manière que pour ceux dont il faut prouver la culpabilité. Dans l'hypothèse où tout le monde serait d'accord - la victime, les avocats, l'auteur potentiel, évidemment, le juge et le procureur de la République au nom de la société -, nous pourrions concentrer le procès sur autre chose que sur la simple question de la culpabilité : sur la peine, sur les explications du crime, voire sur la négociation consensuelle.

Si la victime s'y opposait, évidemment, le procès classique aurait lieu : il n'est pas dans l'idée de la Chancellerie de proposer de forcer le passage si la victime n'était pas d'accord. Il serait également toujours possible de revenir sur cette décision, qui pourrait être prise rapidement. C'est pourquoi les deux bretelles d'autoroute sont intéressantes ! Elles laissent le temps, y compris à la victime, de réfléchir à tout cela. Mais certaines victimes vivent le procès comme quelque chose de traumatique et veulent que les choses aillent plus vite. D'ailleurs, ces enjeux ne doivent pas être appréciés à la seule aune des grands procès : quand bien même tout le monde serait d'accord pour procéder par plaider-coupable, il est évident - tel serait le sens des consignes que je donnerais au parquet -, dans des dossiers comme l'affaire Le Scouarnec ou l'affaire Pelicot, que la société a besoin d'un procès.

Il ne s'agit donc pas de généraliser cette procédure pour gagner du temps, au motif que les grands procès, aussi importants soient-ils, prendraient du temps d'audience et du temps de magistrats. Il s'agit de mesurer quelle part des audiences criminelles - 10%, 15 %, 20% peut-être - pourrait être traitée autrement.

D'autres propositions de simplification sont sur la table ; j'aurai peut-être l'occasion d'y revenir.

Le troisième sujet, très important, a trait au fonctionnement du ministère de la justice.

Ce petit ministère - petit budget, peu de directions, peu de personnel - est néanmoins très important dans le fonctionnement institutionnel ; je rappelle que le général de Gaulle et Michel Debré ont souhaité qu'un seul ministre soit cité dans la Constitution : le garde des sceaux. Ainsi peut-on former un gouvernement avec le Premier ministre accompagné du seul garde des sceaux : ce n'est pas une invitation au voyage, c'est un constat constitutionnel...

Or ce ministère a connu une paupérisation incontestable ; les comparaisons européennes sur le nombre de magistrats et de greffiers par habitant en France sont édifiantes. Nous continuerons, à l'ETP (équivalent temps plein) près, de tenir les promesses faites en 2017. Je constate que je suis le seul ministre à n'avoir connu aucune baisse de crédits. J'ai même obtenu 100 millions d'euros de crédits supplémentaires par rapport à l'augmentation de 200 millions que Didier Migaud avait déjà négociée ; je remercie le Parlement de les avoir votés. Par ailleurs, contrairement à ce que j'ai lu, les seuls crédits annulés de mon ministère correspondent au surplus des crédits alloués à l'aide juridictionnelle.

Ainsi, aucun poste de magistrat n'est supprimé. L'arrêté fixant le nombre de places offertes dans les " mégapromotions " 2025 de l'École nationale de la magistrature (ENM) a été publié hier au Journal officiel, dans la droite ligne de l'augmentation annoncée par Éric Dupond-Moretti à Annecy en mars 2024 ; toutes les promesses faites en matière de répartition des nouveaux effectifs seront tenues, pour les magistrats, les greffiers et l'administration pénitentiaire.

Pour ce qui est des projets immobiliers de l'administration pénitentiaire et des juridictions - il y a beaucoup de palais de justice et beaucoup de prisons à refaire - et de leurs projets numériques - mon ministère est extrêmement paupérisé de ce point de vue -, le Gouvernement n'a annulé en cours d'année aucun crédit, pour la première fois depuis plus de quinze ans. Chaque année on annulait des crédits inscrits en loi de finances, les directeurs de programmes ne pouvaient mener à bien leurs projets numériques - je pense à Portalis -, et tant pis pour les greffiers et les magistrats... Je vois d'ici le sourire ironique des magistrats : l'intelligence artificielle, c'est très bien, mais ils aimeraient d'abord que l'imprimante fonctionne !

C'est un travail de moine bénédictin auquel je m'attelle, comme je l'ai fait dans mes fonctions précédentes : j'ai à mon actif d'avoir déjà mené quelques projets numériques, à commencer par la retenue à la source au ministère des comptes publics - je sais que vous remplissez en ce moment même vos déclarations de revenus, et je vous remercie de penser à moi dans ce moment si important pour la Nation ! Au ministère de l'intérieur, j'avais sous mon autorité à peu près 500 000 agents utilisant une cinquantaine d'applications métier ; au ministère de la justice, il y a à peu près 250 applications métier pour 45 000 agents, hors pénitentiaire : la disproportion saute aux yeux.

Ce dossier paraît très technique, mais le ministère de la justice souffre précisément d'un manque d'intérêt pour ce qui se passe « sous le capot de la voiture », c'est-à-dire pour le fonctionnement très concret des services - outils informatiques, immobilier, ressources humaines.

J'en arrive au quatrième point, lui aussi très important : la protection de l'enfance, compétence que je partage avec d'autres ministères - malheureusement, allais-je dire -, ce qui nuit beaucoup à cette politique publique. La députée Isabelle Santiago vient de remettre sur ce sujet un rapport extrêmement intéressant. Un travail est en cours avec les départements et avec les ministères sociaux, notre protection de l'enfance étant très défaillante, malgré le travail considérable des professionnels.

Plus de 3 000 enfants font aujourd'hui l'objet d'une décision de placement non exécutée : le juge a ordonné leur placement, ce qui veut dire qu'ils sont en danger, mais nous échouons à les placer, pour plusieurs raisons très diverses : manque de famille d'accueil, lenteur de la justice, difficulté pour les acteurs impliqués à travailler collectivement, forte concentration des problèmes dans certaines poches de pauvreté. C'est un scandale général !

Par ailleurs, il y a tous ces enfants ou mineurs qui connaissent des difficultés et n'ont toujours pas eu accès au juge. En tout état de cause, et pour de nombreuses raisons, cette politique est défaillante ; il importe que nous en tirions très rapidement les conclusions. Madame le haut-commissaire à l'enfance, fonction nouvellement créée, nous y aidera très certainement. Je découvre par exemple que nous n'appliquons toujours pas concrètement la disposition de la loi dite " Taquet " du 7 février 2022 relative à la protection de l'enfance qui interdit l'hébergement des jeunes de l'aide sociale à l'enfance (ASE) dans des hôtels, où sévit la prostitution des mineurs. J'entends, ici ou là, des demandes de changements législatifs ou de modification de la répartition des compétences, les départements ayant leurs propres problèmes ; mais peut-être serait-il bon, avant de lancer l'élaboration d'une nouvelle loi, de faire appliquer les textes en vigueur. Voyez comme il est difficile, par exemple, d'appliquer les dispositions que vous avez inscrites dans le code de l'action sociale et des familles pour privilégier le placement de l'enfant dans sa cellule familiale proche : cela suppose de modifier les pratiques.

Avec la protection de l'enfance va bien sûr le soutien aux agents de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), puisqu'une partie des enfants auteurs de violences sont souvent eux-mêmes victimes de violences. Même s'il n'est pas automatique, ce lien, conjugué à la déstructuration de la famille, aux difficultés d'intégration, aux difficultés sociales, aux difficultés éducatives et aux difficultés psychiatriques, nous conduit à la situation dramatique dans laquelle nous sommes collectivement.

Madame la présidente, j'en viens à vos deux questions.

Concernant la refonte à droit constant du code de procédure pénale, mesure que le ministre Éric Dupond-Moretti avait fait voter, je plaide coupable bien volontiers devant vous : le Parlement doit par nature y être associé. En vérité, l'Assemblée nationale n'a jamais désigné les membres qu'elle devait nommer pour participer à ce travail. Peut-être eût-il fallu ne pas attendre les " mauvais élèves " et travailler avec les parlementaires qui avaient été désignés à cet effet par le Sénat ; mais la dissolution n'a certes pas aidé au bon fonctionnement des désignations.

Sitôt nommé garde des sceaux, j'ai écrit à la présidente de l'Assemblée nationale pour lui demander qu'il soit procédé à cette désignation. Le 26 juin prochain, madame la présidente, vous recevrez une invitation de la direction des affaires criminelles et des grâces pour participer à ce travail. Nous avons encore un peu de temps : cette réécriture à droit constant du code de procédure pénale s'achève à peine avec les juristes et les spécialistes de la police et de la gendarmerie nationales, et nous saisirons le Conseil d'État pour avis à la fin de l'été. Y compris si un léger décalage est requis - nous aurons l'occasion notamment d'évoquer certaines difficultés d'habilitation -, je laisserai évidemment au Parlement comme aux syndicats le temps de la concertation.

Pour ce qui est des outils statistiques, le ministère de la justice, à mon grand étonnement, évalue peu, voire n'évalue pas du tout, et évalue mal. Je vous ai dit, par exemple, ne pas connaître exactement le nombre d'inculpés qui reconnaissent spontanément leur culpabilité. J'en suis gêné, croyez-moi, mais c'est au " pifomètre ", à force de faire le tour des cours d'appel, que je parviens à une estimation : rien n'est scientifique dans mon évaluation. Et, de manière générale, les statistiques manquent énormément. C'est vrai pour l'autorité judiciaire ; c'est vrai aussi pour la protection de l'enfance, ainsi que pour la pénitentiaire.

Oui, nous avons un problème d'évaluation : le ministère ne dispose pas d'outil statistique consolidé, même si le fichier Cassiopée et les casiers judiciaires permettent d'arriver à quelque chose en matière pénale, comme le fichier Genesis pour la direction de l'administration pénitentiaire (DAP). Quoi qu'il en soit, en la matière, nous sommes très en retard. Le ministère de la justice doit donc à son tour, comme l'a fait le ministère de l'intérieur, déployer un outil statistique efficace et indépendant et installer en son sein un comité d'évaluation scientifique susceptible de partager les données que vous demandez ou que le ministre demande légitimement. Il est certain, par exemple, qu'en matière de suivi post-sentenciel nous avons beaucoup d'efforts à faire.

M. Jérôme Durain. - Ma première question concerne le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), dont la mise en place est prévue au 1er janvier 2026. Nous avons joint nos voix, droite et gauche confondues, pour adopter la proposition de loi que j'avais déposée avec Étienne Blanc afin de permettre aux magistrats et aux forces de l'ordre de disposer des moyens nécessaires dans leur combat indispensable contre le narcotrafic. L'état-major interministériel de lutte contre la criminalité organisée a été installé le 14 mai, jour anniversaire de l'attaque du péage d'Incarville. Envisagez-vous que les choses se passent avec la même célérité pour le Pnaco ? Le train est sur les rails...

Vous avez évoqué la refonte à droit constant du code de procédure pénale ; en attendez-vous un bénéfice quant à la résorption du stock d'affaires, dont nous constatons avec Nadine Bellurot, dans le cadre de notre évaluation de la création des directions départementales de la police nationale sur la filière investigation, qu'il reste en constante augmentation ?

Mme Nadine Bellurot. - Je souhaite vous interroger sur la délinquance des mineurs : les derniers mois ont été émaillés par une série d'homicides et d'agressions extrêmement violentes impliquant des mineurs, et des mineurs de plus en plus jeunes, à la fois auteurs et victimes.

Ces mineurs qui commettent des infractions d'une extrême gravité sont très souvent âgés de moins de 16 ans. Le procureur de la République de Marseille s'en est alarmé, parlant d'un " ultrarajeunissement des auteurs ". En ce dernier jour de procès, j'ai une pensée pour le petit Matisse, jeune garçon de 15 ans tué à Châteauroux par un autre jeune de 15 ans.

Tout ne relève pas du code de la justice pénale des mineurs ou du code de procédure pénale, certes, mais la question de la responsabilité pénale des mineurs et de l'application de l'excuse de minorité se pose bel et bien. J'ai d'ailleurs déposé une proposition de loi visant à étendre l'exception permettant d'écarter le principe de l'atténuation des peines pour les mineurs âgés de plus de 15 ans : j'y propose que le seuil applicable à l'excuse de minorité soit porté de 16 ans à 15 ans.

Monsieur le garde des sceaux, quelles évolutions préconisez-vous pour répondre à cet effrayant rajeunissement des délinquants ?

De cette première question se déduit une seconde, qui a trait aux infrastructures pénitentiaires destinées aux mineurs. Il existe, à côté des centres éducatifs fermés (CEF), des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), qui ont été conçus comme des alternatives à la liberté surveillée et à l'emprisonnement ; le travail éducatif s'y conjugue à la contrainte, s'agissant de publics difficiles condamnés pour des faits graves.

Les EPM sont peu nombreux. Affichent-ils complet ? Le coût par journée de détention y est élevé, mais ces infrastructures apportent aux jeunes concernés, je l'ai dit, une réponse éducative. Vous avez fait état de votre volonté, que je salue, de construire davantage et plus vite. Quelle pourrait être la place des EPM dans ce contexte ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Monsieur Durain, la loi prévoit une date pour l'installation du parquet national anti-criminalité organisée : le 5 janvier 2026 - septembre eût été un peu tôt, et je vous remercie d'avoir accédé à mes requêtes durant l'examen du texte. D'ici là, il faudra désigner un procureur national et dimensionner les ressources humaines aux besoins, c'est-à-dire au nombre d'affaires. La mission de préfiguration relative à l'installation concrète de ce parquet national, que j'avais confiée au procureur de la République de Fontainebleau, continue ; quand son rapport sera rendu, je le communiquerai aux deux commissions des lois.

J'attends la décision définitive du Conseil constitutionnel sur la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic ; lorsqu'elle sera connue, j'inviterai les présidents des deux commissions des lois à désigner qui ils souhaitent pour participer au comité de pilotage que je me suis engagé à réunir.

Il faut bien comprendre que le Pnaco n'est pas qu'un parquet.

La première réunion du comité de pilotage devrait avoir lieu début juin, et je prendrai une circulaire de politique pénale spécifique où seront notamment définies les conditions de la cosaisine possible avec les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et du travail que le Pnaco pourra faire avec les autres parquets nationaux comme le parquet national financier (PNF). Je rencontrerai dans une dizaine de jours les magistrats de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui ont vocation, pour une partie d'entre eux, à rejoindre ce parquet national.

Concernant la refonte du code de procédure pénale, comme elle se fait à droit constant, elle aura peu, voire n'aura pas d'effet sur les stocks. Il y a plusieurs raisons à l'existence de ces stocks : le manque d'officiers de police judiciaire (OPJ), mais aussi des infractions que l'on n'ose pas classer rapidement. Il y a des parquets qui classent et il y a des parquets qui ne classent pas, parfois par manque de parquetiers, parfois par volonté de ne pas accepter qu'une affaire, faute d'auteur, soit classée.

Ce stock de 3 millions d'affaires, il faut le résorber ; nous ne serons jamais à zéro, évidemment, mais on ne saurait le laisser croître éternellement, surtout pour ce qui est des violences aux personnes - c'est la priorité.

Je ne vais pas remettre ma casquette de ministre de l'intérieur, mais il n'y a pas assez d'OPJ, et ce d'abord parce que l'organisation horaire d'un officier de police judiciaire n'est pas la même que celle d'un policier en tenue sur la voie publique. D'ailleurs, quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, la demande principale des parlementaires et des élus était liée au fait qu'il n'y avait pas assez de policiers sur la voie publique, pas assez de patrouilles dans la rue. Nous avons réformé les régimes horaires de la police nationale et les agents en tenue sur la voie publique bénéficient désormais d'un week-end de repos sur deux, contre trois, voire quatre auparavant. Augmentation des rémunérations, matériel neuf, réforme des régimes horaires : la voie publique est désormais prisée, ce qui n'était pas le cas il y a quatre ans.

Beaucoup d'autres facteurs se cumulent pour expliquer cette désaffection pour la PJ : une partie de ses enquêteurs la quittent pour la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; certains non-OPJ touchaient la prime OPJ sans faire d'enquêtes, situation à laquelle j'ai mis fin lorsque j'étais ministre de l'intérieur ; beaucoup de policiers passent le concours d'OPJ sans le réussir. Concernant ce dernier point, peut-être le concours, qui est conçu et présidé par des magistrats, n'est-il pas très adapté. J'ai demandé qu'une réflexion soit engagée sur la création d'un nouveau concours d'OPJ correspondant davantage à la réalité du terrain.

Enfin, les policiers nationaux et les gendarmes doivent-ils être les seuls OPJ ? Bien sûr, les policiers municipaux pourraient le devenir, sous l'autorité du procureur de la République - nous avons une longue discussion à ce sujet. Quand j'ai créé la police fiscale à Bercy, cela a créé des remous, mais celle-ci est aujourd'hui très saisie par les procureurs de la République, comme le sont les services douaniers ou les agents de l'Office français de la biodiversité (OFB). La question qui nous est posée n'est pas seulement de savoir comment des policiers peuvent se voir attribuer le titre d'OPJ, elle est de savoir qui d'autre, dans la sphère publique, pourrait recevoir cette qualification pour mener des enquêtes spécialisées sur les cryptomonnaies, les violences conjugales, etc.

J'appelle donc chacun à être un peu imaginatif s'agissant d'augmenter le nombre d'OPJ et de résorber ainsi une partie des stocks.

Madame Bellurot, sur les mineurs, vous venez de voter un texte ; nous allons essayer de l'appliquer : ce serait une bonne chose. Les statistiques sont par essence contestées. Cela dit, il semble que la délinquance des mineurs n'augmente pas énormément ; mais elle est de plus en plus violente et elle est le fait d'individus de plus en plus jeunes. Autrement dit, les mineurs d'aujourd'hui ne sont pas tout à fait les mineurs de 1945 : nous l'avons à peu près tous constaté. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faut leur appliquer la loi des adultes.

Je constate trois grandes défaillances : d'abord, le manque de magistrats spécialisés pour mineurs.

Un juge des enfants a en moyenne 400 dossiers à traiter : c'est beaucoup, d'autant qu'en cette matière perdre un an, et même six mois, c'est souvent laisser un mineur délinquant rivé à son milieu difficile, avec un fort risque que les choses s'aggravent - si entretemps il devient majeur, cette façon de fonctionner devient même parfaitement ridicule... Quand j'ai pris mes fonctions au ministère de la justice, il me restait à faire un dernier arbitrage budgétaire consistant à répartir 150 postes de magistrats supplémentaires. Plutôt que de les saupoudrer dans les tribunaux, comme on me l'avait demandé, j'en ai affecté 100 à la lutte contre le narcotrafic et 50 à la justice des enfants. Au tribunal de Cambrai, l'un des plus pauvres de France, on attendait un juge des enfants pour 2028 ; grâce à ma décision, il va arriver en septembre prochain - voilà qui va changer beaucoup de choses pour le fonctionnement de ce petit tribunal très courageux. De manière générale, ce choix fait baisser le stock de dossiers par juge.

Deuxième sujet, les mesures d'assistance éducative qui sont prononcées - et je continue à penser que l'éducatif doit primer le répressif - doivent être suivies d'effets. Dans l'affaire Élias, ce qui est très ennuyeux, indépendamment du drame absolu que vit cette famille, c'est que la PJJ avait fait remonter une défaillance dans l'application de la mesure d'assistance éducative qui avait été prononcée, à savoir l'interdiction pour ces deux enfants délinquants connus de la justice pour faits de vols et d'extorsion - douze faits pour l'un, six faits pour l'autre - de se rencontrer. La mise en oeuvre de cette mesure ne faisait l'objet d'aucune vérification. Et, quand bien même sa violation eût été constatée, aucune sanction n'avait été prévue en pareil cas. Ceux qui ont des enfants savent bien ce qu'est une mesure d'éducation ou d'autorité dont le non-respect reste sans conséquence : les bêtises peuvent continuer...

Il faut donc qu'il y ait une sanction si la mesure éducative n'est pas respectée : voilà une mesure toute bête qui n'existait pas auparavant. Nous avons oeuvré en ce sens en permettant aux communes, sur le modèle de l'Espagne, d'instaurer un couvre-feu pour les mineurs délinquants.

Il faut régler non seulement le défaut de recrutement de juges des enfants, mais aussi celui qui affecte la protection judiciaire de la jeunesse, très belle administration qui connaît des difficultés très fortes et doit recourir de plus en plus à des contractuels. Un travail reste à mener sur la professionnalisation et l'attractivité de la PJJ.

Troisième sujet : les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs. Il y avait 856 mineurs détenus au 1er mai 2025, contre 643 il y a deux ans : 200 de plus, c'est beaucoup. Si la détention restait l'exception, en 2023, dernier chiffre dont je dispose, il y avait 122 000 mineurs impliqués dans des affaires poursuivables. Il y a donc un abîme entre la détention, quelle qu'elle soit, et la délinquance, ou en tout cas les difficultés que posent un certain nombre de mineurs.

J'essaie de comprendre comment fonctionnent exactement les centres éducatifs fermés ; j'ai donc commandé un rapport sur le sujet à l'inspection générale de la justice. Ce rapport a été rendu et je le tiens à la disposition de la commission.

Le bilan est le suivant : les CEF coûtent extrêmement cher et les résultats sont variables selon les centres - certains fonctionnent très bien, d'autres non. Par ailleurs, les centres gérés par une association en délégation de service public fonctionnent mieux que ceux dont l'État s'occupe directement.

On lit également, dans ce rapport, que les CEF mélangent des publics différents qui ne bénéficient pas du rattrapage éducatif dont ils auraient besoin car, par exemple, il n'existe pas de statut de professeur spécifique à ces centres. Autrement dit, vous enfermez un mineur au mois de mai, il ne verra aucun professeur avant le mois de septembre ! Reconnaissons que c'est un peu absurde... En outre, un mineur détenu dans un centre éducatif fermé n'a que dix heures de cours par semaine, soit trois fois moins que s'il était resté dans le giron de l'éducation nationale. Il y a donc un dysfonctionnement incontestable, que nous devons résoudre, entre la justice et l'éducation nationale - et cela ne relève pas de la loi.

Le CEF peut être un outil intéressant, s'agissant d'accueillir des publics extrêmement difficiles. Mais il est plus intéressant, selon moi, de travailler sur un placement à l'extérieur en rupture du milieu social. Nous en avons discuté avec la ministre de l'éducation nationale : des milliers de places d'internat sont libres, dans un monde éducatif qui n'est pas carcéral, qui relève de l'autorité et de l'éducation. Or, à l'heure actuelle, nous n'avons pas la possibilité d'extraire le jeune en rupture de son milieu social avant qu'il ne commette des actes criminels. Je prends l'exemple d'un grand lycée public de Tourcoing : les places d'internat y sont pour partie vides, c'est dommage... On pourrait envisager d'y loger des gamins venus d'ailleurs afin de les éloigner du point de deal, des mauvaises fréquentations, des parents, etc.

Mon souhait n'est pas de continuer à augmenter le nombre de places en centre éducatif fermé : il est plutôt de bien faire fonctionner les CEF existants. La construction d'une quinzaine de ces établissements avait été programmée par mes prédécesseurs ; j'en ai inauguré un en Guyane, un autre vient d'ouvrir à Rochefort. Ceux qui étaient prévus ouvriront, mais, vu le coût et les difficultés que j'ai évoquées - 699 euros par jour de fonctionnement, contre 118 euros par jour pour la détention classique d'un mineur, et un taux d'occupation qui s'établit à 89% -, nous allons peut-être nous arrêter là.

M. Louis Vogel. - La surpopulation carcérale soulève d'énormes problèmes pour le respect de la dignité humaine, l'attractivité des professions de l'administration pénitentiaire ou encore l'efficacité de la réponse pénale - au vu du taux de récidive de 70 %, notamment. Vous avez pris des mesures sur l'exécution des peines et infléchi la politique de construction de prisons. Vous avez également rejeté la régulation carcérale, qui est une subordination de la politique aux conditions matérielles, soit l'absence même de politique.

Si la construction de prisons est une nécessité du fait de la vétusté des établissements existants, la politique bâtimentaire ne sera pour autant jamais une solution. Il faudrait construire une prison par mois pour aligner le nombre de places de prison sur le nombre de détenus ! La solution se trouve dans la politique pénale.

Nos juges sont de plus en plus sévères et prononcent de plus en plus de peines de prison ferme. Ne faudrait-il pas une meilleure mise en cohérence entre la politique pénale et la politique carcérale, pour que les parquets, les sièges et l'administration pénitentiaire travaillent dans la même direction ?

Mme Dominique Vérien. - Je me suis rendue aux Pays-Bas avec la présidente Muriel Jourda et Laurence Harribey, et nous y nous avons rencontré plusieurs représentants du ministère de la justice et de la sécurité. Les Pays-Bas semblent désormais revenir sur les peines de très courte durée, qui ne paraissent guère plus efficaces que les travaux d'intérêt général (Tig) pour réduire le taux de récidive. Elles pourraient même se montrer contre-productives en l'absence d'un lieu dédié. Quelle est votre position sur cette question ?

La commission des lois et la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes viennent de publier un rapport sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles. La direction territoriale de la protection judiciaire de la jeunesse Yonne Nièvre (DTPJJ) a fondé un service d'accompagnement pour les mineurs auteurs de violences sexuelles. Ces derniers sont majoritairement d'anciennes victimes de telles violences. Leur prise en charge permet d'éviter la récidive. Les garçons victimes sont nombreux à devenir ensuite auteurs de violences et, sans accompagnement, une victime mineure devient facilement un auteur majeur. Comment améliorer cette prise en charge ?

Par ailleurs, nous examinerons prochainement la proposition de loi visant à intégrer l'absence de consentement de la victime dans la définition du viol. Quel est votre point de vue sur cette modification ?

Enfin, compte tenu des drames de Cassiopée et de WinCi et des attentes relatives au projet Portalis, comment rendre le budget informatique du ministère de la justice réellement efficient ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - La surpopulation carcérale est due à plusieurs facteurs. Les mesures de régulation défendues par plusieurs gardes des sceaux, de diverses majorités - Rachida Dati sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Christiane Taubira sous la présidence de François Hollande, Nicole Belloubet ou Éric Dupond-Moretti sous la présidence d'Emmanuel Macron - prévoyant l'absence d'emprisonnement pour les peines de moins d'un an de prison ont produit l'effet inverse que celui qui était recherché. En effet, qu'ont fait les magistrats qui voyaient revenir pour la huitième ou dixième fois les mêmes personnes dans leur tribunal ? Ils les ont condamnées à un an et demi de prison, pour être sûrs qu'elles soient incarcérées. Toutes ces mesures ont donc fini en réalité par augmenter le quantum des peines prononcées par les juges.

Je vous présenterai un texte visant à revenir sur ce point.

Concernant les très courtes peines, de plusieurs jours ou plusieurs semaines, j'ai émis courageusement un avis de sagesse à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi de M. Loïc Kervran visant à faire exécuter les peines d'emprisonnement ferme. Sans avoir d'a priori négatif ou positif sur ce point, je constate comme vous que les administrations néerlandaise et anglaise reviennent sur ces très courtes peines après les avoir instaurées. Ces peines requièrent en effet des établissements spécialisés, que nous n'avons pas. De plus, elles ne semblent pas diminuer le taux de récidive. Si, spontanément, j'y serais plutôt favorable, elles ne sont donc pas si simples à mettre en oeuvre.

En réalité, l'enjeu est moins de savoir quelle peine de prison il faut prononcer que de prononcer une peine dès le premier fait. Le problème est que les fortes peines sont aujourd'hui prononcées seulement au stade de la récidive. Or, les auteurs sont déjà dans un parcours de délinquance. Les cinq ou dix ans de prison qu'ils feront ne favoriseront guère leur insertion dans la société. À leur sortie, ils feront ce qu'ils ont appris à faire : ils récidiveront. La question qui se pose est donc moins celle de la définition de la peine que celle de la rapidité de son prononcé, dès le premier fait. C'est d'ailleurs pourquoi je m'interroge également sur la légitimité du maintien du sursis dans le code pénal, comme je le souligne dans ma lettre du 11 mai dernier adressée aux magistrats et agents du service public de la justice. Dans certains cas, lorsque l'on cumule les sursis, c'est comme s'il ne se passait rien.

De manière générale, il faut réduire le nombre des peines. En France, les magistrats peuvent prononcer 235 peines en matière pénale. En Allemagne, ces peines sont seulement au nombre de trois. Il existe tout d'abord des jours-amendes, pouvant aller de 1 euro à 300 000 euros par jour, jusqu'à 365 jours, un défaut de paiement au bout du deuxième jour pouvant entraîner une peine de prison. Il existe ensuite une peine de probation, qui n'est pas fondée sur la volonté des personnes condamnées. Celles-ci sont condamnées à effectuer des Tig ou à porter un bracelet électronique, ce qui implique de mener un travail d'insertion et de probation presque dès la garde à vue. Enfin, la troisième peine est la prison.

Il faut donc simplifier drastiquement l'échelle des peines. J'entends certains candidats potentiels à l'élection présidentielle évoquer la suppression du juge de l'application des peines. Mais il y aura toujours un juge de la peine, chargé de traiter les contentieux. Dans ce cas, il faut aller jusqu'au bout, et simplifier le code pénal, le code de procédure pénale et l'échelle des peines, et mener un important travail en amont de la condamnation.

L'instauration d'une peine plancher pour les récidivistes va par ailleurs à l'encontre de ce que je voudrais faire, à savoir l'introduction d'une peine minimale dans le code pénal. Prévoir un stage de citoyenneté en réponse à des agressions contre des policiers ou des gendarmes me semble particulièrement choquant et ne me paraît pas à la hauteur des attentes de la société. Si la culpabilité est avérée, il faudrait définir une peine minimale en cas d'agression d'un policier ou d'un gendarme, par exemple, qui laisserait une certaine liberté aux juges et garantirait une efficacité de la réponse pénale dès le premier fait commis.

Il faudrait donc supprimer la régulation par le bas, pour éviter une inflation du quantum moyen de peines.

Par ailleurs, les prisons abritent 25% d'étrangers et 25% de personnes atteintes de troubles psychiatriques. Les étrangers condamnés définitivement n'ont pas vocation à être réinsérés dans la société, mais à retourner dans leur pays. La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration prévoit ainsi que tout étranger ayant fait l'objet d'une condamnation pour des crimes ou délits passibles d'au moins trois ans de prison ne peut obtenir de titre de séjour. Je rappelle en outre que les étrangers restent souvent plus longtemps en prison que les Français, pour les mêmes faits, faute de disposer de garanties de réinsertion et d'adaptation suffisantes.

Concernant les troubles psychiatriques, nous enfermons les fous, et c'est une indignité pour tout le monde : pour les personnes concernées - l'enfermement dans une cellule de 9 mètres carrés n'étant pas susceptible d'apaiser leurs troubles psychiatriques -, pour les agents pénitentiaires, qui subissent d'importantes difficultés, et pour la société.

Pas moins de 50 % des personnes emprisonnées en France sont détenues pour des violences aux personnes. Dans ma circulaire de politique pénale générale, j'ai donné trois priorités aux procureurs de la République. Je leur ai demandé de requérir la prison ferme pour les narcotrafiquants, les personnes qui s'en prennent aux femmes et aux enfants, et celles qui commettent des actes antisémites, homophobes ou antireligieux. Je leur demandais donc, a contrario, de ne pas requérir de prison ferme pour les autres.

Il a été dit qu'il revenait au garde des sceaux de définir la politique pénale, mais celui-ci s'est vu retirer les moyens de cette politique. J'ai rédigé une circulaire, en comptant sur la volonté de tous de la faire appliquer. Or, au bout de trois ou quatre mois, j'ai demandé à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) où en était cette application, car des réquisitions de prison ferme continuaient à être prononcées pour des faits n'entrant pas dans le périmètre de cette circulaire. En réalité, il revient aux procureurs généraux de faire appliquer par les procureurs de la République la politique pénale définie par le garde des sceaux. Cela prend du temps.

Nous relevons en ce mois de mai un léger infléchissement du nombre de détenus, après une longue période d'augmentation. Ce qui m'intéresse, c'est la sociologie de ces détenus. Pourquoi sont-ils en prison ? La difficulté est que la surpopulation carcérale touche principalement les maisons d'arrêt.

Dans la prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil, nous mettrons un terme à ce phénomène. Pas moins de 70 % des détenus sont en détention provisoire et 30 % sont condamnés définitivement. Nous devons incarcérer dans les prisons de haute sécurité les détenus en détention provisoire dangereux, à l'image de Mohamed Amra.

Les magistrats ne croient guère aux alternatives à la prison que préparent l'administration pénitentiaire ou les services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip), sans quoi les 1 500 places de semi-liberté seraient constamment pleines, ce qui n'est pas toujours le cas. L'offre ne rencontre pas toujours la demande. De plus, de manière générale, la semi-liberté est mal gérée : on demande aux détenus de rentrer à 18 heures ou 19 heures, alors que cela est impossible pour ceux d'entre eux qui travaillent, par exemple, dans la restauration.

Nous devons donc revoir le régime de semi-liberté et construire des projets incluant cette possibilité. Actuellement, le détenu est soit en semi-liberté, soit soumis au port d'un bracelet électronique, soit tenu de réaliser des Tig. Il faudrait que la semi-liberté puisse s'accompagner d'un Tig ou d'une formation, pour garantir la bonne exécution de ceux-ci.

L'administration pénitentiaire et les Spip doivent mieux travailler avec les magistrats. Il faut donc faire revenir les Spip dans les tribunaux, pour que tous construisent ensemble la peine qui sera prononcée et la fassent ainsi gagner en efficacité. Les magistrats condamnent aujourd'hui les personnes jugées à des peines de prison, car ils doutent que les autres peines soient réellement suivies d'effet.

Mme Muriel Jourda, présidente. - La plume est serve, mais la parole est libre. Les parquetiers requièrent ce qu'ils veulent.

Mme Audrey Linkenheld. - Je m'associe aux commentaires de mes collègues Muriel Jourda et Dominique Vérien sur la mission conjointe relative à la prévention de la récidive du viol.

Avant l'évaluation, la vraie question est de savoir comment faire remonter les données. Nous attendons des réponses concrètes sur ce point.

Sur les mineurs auteurs et victimes de violences sexuelles, j'ai entendu avec une certaine satisfaction vos propos sur la protection judiciaire de la jeunesse et l'équilibre entre les volets éducatif et répressif. Ce n'est pas ainsi que j'avais interprété la dernière proposition de loi de Gabriel Attal sur ce sujet, mais je note qu'aux yeux du garde des sceaux l'éducatif prime le répressif. Ce sujet est particulièrement important s'agissant des infractions à caractère sexuel. Nous avons fait plusieurs propositions à cet égard, dont j'espère que vous les regarderez de près.

En revanche, Laurence Rossignol et moi-même sommes assez réservées sur la reconnaissance préalable de culpabilité, pour des raisons que vous avez d'ailleurs vous-même évoquées et qui tiennent notamment à la façon dont ce que l'on appelle improprement le plaider-coupable pourrait être mis en oeuvre.

Je me suis rendue en Guyane avec plusieurs autres sénateurs socialistes, un peu avant vous, et nous avons rencontré plusieurs élus, qui réagissaient plutôt mal à vos premières annonces relatives à la prison de Saint-Laurent-du-Maroni. Pourriez-vous réexpliquer vos intentions à cet égard ?

À l'ouest de la Guyane, on ne trouve plus un seul avocat. Pour avoir un avocat, il faut aller jusqu'à Cayenne. Que pouvons-nous faire face à cette situation ?

Par ailleurs, vous avez dit qu'aucun crédit ne serait annulé pour l'immobilier de la justice. Toutefois, cela ne sera peut-être pas suffisant. Le nouveau palais de justice de Lille est bientôt terminé, mais s'avère déjà trop exigu. Il faudra probablement des crédits supplémentaires. Or, vos propos concernant la contribution des collectivités locales à l'immobilier de la justice m'ont inquiétée, compte tenu de l'état de leurs finances. Pourriez-vous préciser vos intentions en la matière ?

M. Pierre-Alain Roiron. - Le nombre de magistrats dans les juridictions pour mineurs est effectivement une question importante, même si leur déploiement se fait malheureusement souvent au détriment des juridictions civiles.

De grandes inquiétudes s'expriment par ailleurs en Indre-et-Loire concernant les directions de la PJJ, sous-dotées et en difficulté.

Malgré l'augmentation de 30% du budget de la justice depuis 2017, de nombreux problèmes demeurent : remplacements des départs à la retraite, nouveaux recrutements, manque de greffiers, etc. La formation initiale des magistrats et des greffiers demeure en outre souvent trop théorique et insuffisamment professionnalisée. Comment comptez-vous y remédier ?

Enfin, en matière d'aménagement du territoire, des questions se posent sur la justice de proximité, notamment dans les milieux ruraux. Vous souhaitez une justice numérisée, mais non déshumanisée. Comment comptez-vous agir sur ce point ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - La construction d'un établissement pénitentiaire en Guyane avait été annoncée fin 2016 par François Hollande. Les choses n'ont guère avancé ensuite, car le projet n'avait pas été budgétisé. Je suis donc heureux de tenir cette promesse. Près de 450 millions d'euros ont été prévus. Cette construction permettra notamment, dans le cadre de l'opération d'intérêt national (OIN) de Guyane, de lutter contre l'habitat insalubre. Une cité judiciaire est en effet programmée, où les avocats auront toute leur place. Le projet initial avait été imaginé sans bureaux d'avocats. Or, la bâtonnière et les avocats de Guyane m'ont dit qu'il y avait très peu de permanences d'avocats à Saint-Laurent-du-Maroni et qu'il était difficile de trouver des locaux. Le projet architectural peut être modifié pour prévoir des bureaux réservés aux permanences des avocats. Je rappelle que Saint-Laurent-du-Maroni est la ville la plus criminogène de Guyane.

Ces places de prison avaient donc été décidées, mais le permis de construire n'est pas encore signé et les autorisations de travaux n'ont été signées que le jour de ma venue sur place.

Je note au passage qu'il est assez rare de subir des caricatures après avoir dépensé 400 millions d'euros, mais j'imagine que c'est la vocation des ministres...

En 2017, lorsque cette construction a été décidée, on recensait très peu de Brésiliens et de responsables de factions brésiliennes dans la prison de Cayenne. Aujourd'hui, ils sont 230. De plus, les sept cellules du quartier d'isolement que j'ai visité à la prison de Cayenne abritent un Franco-Brésilien et six Brésiliens. Les factions de l'État de l'Amapá, qui organisent les trafics d'orpaillage et de drogue, étaient pourtant auparavant très peu nombreuses dans ce territoire qui affiche le premier taux d'homicides et de tentatives d'homicide de France - ce taux restant toutefois le plus bas d'Amérique latine.

Si j'en crois les services de renseignement pénitentiaire, en Guyane et aux Antilles, 58 personnes qualifiées de « très dangereuses » pourraient être éligibles à la prison de haute sécurité que nous mettons en place à Vendin-le-Vieil : 58 personnes, sur les 700 personnes pouvant y être éligibles au total en France.

Saint-Laurent-du-Maroni a d'autant plus besoin d'une prison que les délinquants originaires de cette ville, incarcérés à Cayenne, ne peuvent recevoir la visite de leurs familles. Dans ce contexte, il ne paraît pas anormal que, comme dans l'Orne, un régime carcéral spécifique soit imaginé pour les narcotrafiquants très dangereux de Guyane et des Antilles. La comparaison qui a été faite à ce sujet avec le bagne de Cayenne était insultante pour la République comme pour l'administration pénitentiaire.

Les criminels locaux rempliront largement ces places de détention spécifique... Et il n'y a pas de raison que la loi de la République ne s'applique pas en Guyane.

Mme Audrey Linkenheld. - Nous n'avions pas compris qu'il était question de narcotrafiquants locaux ou à tout le moins arrêtés sur place. Je comprends mieux vos propos désormais.

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - J'ai fait trois points presse en Guyane et j'ai rendu publique une lettre pour préciser ce point.

Les deux députés de Guyane ont combattu la loi.

Mme Audrey Linkenheld. - Vous parlez de Saint-Laurent-du-Maroni !

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Les deux députés, dont celui de Saint-Laurent-du-Maroni, ont combattu la loi. Il ne me paraît pas anormal qu'ils s'opposent au régime carcéral. Mais mon travail de ministre de la justice n'est pas seulement de régionaliser la délinquance. J'ai entendu des élus locaux guyanais me dire qu'ils ne voulaient pas des Antillais dans leurs prisons. Nous ne pouvons pas fonctionner ainsi.

Cette prison pour laquelle la République déploie des moyens considérables comprendra donc 60 places réservées aux narcobandits, dans le régime carcéral que nous avons décidé collectivement.

Il y a quelques années, j'avais dit à Martine Aubry qu'il me paraissait bizarre de construire le tribunal de notre ressort à Lille, compte tenu de la place restreinte qui lui serait réservée dans cette ville et des contraintes que cela représentait. J'avais proposé de le faire plutôt dans la très jolie ville de Tourcoing, où se trouve d'ailleurs déjà le tribunal de commerce. Or, la maire de Lille a insisté pour que le tribunal soit installé à Lille.

Mme Audrey Linkenheld. - Ce ne sont pas les mairies qui décident, c'est l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (Apij) !

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Je me souviens très bien des réunions de l'époque et des pressions exercées sur le ministre de la justice et les préfets. La maire souhaitait absolument cette implantation. Or, vous avez raison de le dire : à peine construit, le tribunal s'avère déjà trop petit. Il faut donc construire un deuxième site dans la métropole lilloise. J'ai écrit à ce sujet au maire de Lille.

Comme vous le voyez, il me faut gérer des projets décidés parfois il y a très longtemps : ainsi de la construction de la cité judiciaire de Cusset, qui avait été annoncée sous Lionel Jospin, et que je finance.

Le ministère de la justice est le seul ministère que je connaisse qui paie intégralement les équipements publics qu'il installe. Les gendarmeries, les commissariats de police, les centres des impôts, trouvent des accords avec les collectivités. Mais pour la justice, il n'en est rien. Il n'est pourtant pas anormal que les collectivités s'investissent, le palais de justice étant fréquenté par les justiciables et les avocats du territoire concerné, et faisant vivre beaucoup de monde.

Je ne sais donc pas comment financer la quarantaine de projets immobiliers en attente, à moins que tout le monde contribue un peu. À titre d'exemple, le maire de la petite commune de Cusset, de 14 000 habitants, a proposé d'offrir le terrain de la cité judiciaire au ministère de la justice. Nous avons fait affaire, dans un arrangement mutuellement bénéfique.

Nous pouvons demander une contribution aux collectivités locales, mais cela devra être discuté. Je proposerai donc aux élus lillois une rencontre, soit dans votre capitale régionale, soit à Paris. Je le ferai également pour les élus marseillais, nancéiens, ou pour ceux de Bobigny, de nombreux projets immobiliers attendant confirmation.

Pour les applications numériques, nous devrons agir par thématique. Pour la procédure pénale numérique, l'intégralité des tribunaux fonctionnera en lien avec le ministère de l'intérieur à la fin de l'année 2025. Ce sera une révolution pour tout le monde, y compris pour les services enquêteurs et les parquets.

Près de 18% des procédures se trouvent par ailleurs sur Portalis, soit un résultat inférieur aux objectifs. Nous travaillons fortement au déploiement de ce projet, avec la secrétaire générale du ministère. Je préside moi-même le comité numérique, ce qui n'était pas le cas précédemment. La généralisation de ce déploiement est prévue pour la fin de l'année 2026, avec une attention spécifique portée à la communication électronique avec les avocats.

Pour signer électroniquement les décisions civiles - ce que l'on appelle le minutier électronique civil -, toutes les juridictions peuvent utiliser l'outil depuis octobre 2024. Cela fonctionne plutôt bien. Au premier trimestre 2025, 19 000 décisions ont ainsi été signées dans le minutier, contre 1 600 au dernier trimestre 2024.

L'irritant majeur est incarné par WordPerfect, un système de traitement de texte datant des années 1980. Nous sommes malheureusement obligés de le subir tant que Portalis n'est pas en place.

Nous avons par ailleurs des difficultés pour le recouvrement des amendes, dans le cadre des applications qui nous lient à la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Application par application, j'essaie donc de suivre personnellement ce sujet numérique.

Monsieur Roiron, je vous rassure : il y aura toujours un lien humain. Mais quelques économies numériques n'en pourraient pas moins être réalisées. À titre d'exemple, le ministère de la justice dépense 65 millions d'euros pour l'envoi de décisions de justice par lettre. Or, la communication par courrier se raréfie. De plus, ces envois sont effectués à l'aide d'un stock d'enveloppes datant du président Giscard d'Estaing, et les courriers manquent parfois de clarté... Nous pourrions gagner en politesse et en rapidité et mieux identifier les expéditeurs de ces messages. De même, certaines lettres recommandées sont dispensables.

En outre, entre 15% et 25% des prévenus ne se rendent pas au tribunal lorsque leur peine est prononcée. Leurs avocats ne sont parfois même pas présents. Nous chargeons alors les greffiers de demander une notification au commissaire de justice, ce qui coûte 80 euros. La notification est ensuite présentée à la personne concernée, qui a dix jours pour faire appel, ce qui arrive une fois sur deux. Nous embolisons donc nous-mêmes le tribunal ! Les notifications coûtent par exemple 3 millions d'euros dans le ressort de la cour d'appel de Douai. Nous comptons mettre fin à ces notifications. Si une personne condamnée par la justice n'est pas capable de se rendre au tribunal ou de s'y faire représenter par son avocat pour entendre sa condamnation, elle n'aura qu'à se renseigner.

Mais si des mesures d'économie, de numérisation et d'efficacité sont nécessaires, il n'en reste pas moins important de conserver un procès physique et des rapports humains.

Comme je l'ai indiqué devant l'Assemblée nationale, je suis favorable à l'intégration de l'absence de consentement de la victime dans la définition du viol, même si je n'ignore pas les difficultés que cela peut susciter. La rédaction de l'Assemblée nationale, établie en lien avec des associations et des juristes, ainsi que le procès Pelicot ont montré que la notion de consentement expressis verbis n'était pas à écarter d'un revers de la main.

Enfin, il est exact que de nombreux mineurs hommes victimes de viols, d'incestes ou d'agressions reproduisent ce dont ils ont été victimes, même si cela n'a rien d'automatique. L'accompagnement psychologique est à cet égard très important. Malheureusement, les psychologues pour enfants sont peu nombreux, singulièrement dans la sphère publique. Il y a là un important travail à mener et des progrès considérables à faire, en lien avec le ministère de la santé. Je sais que Yannick Neuder est très sensible à cette question. Plus nous arriverons à lutter contre les faits et les traumatismes qui touchent les mineurs, moins ils risqueront de reproduire les actes qu'ils ont subis. Je serai en tout cas très attentif à la lecture du rapport portant sur ce sujet.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci de ces précisions et de ces échanges.


Source https://www.senat.fr, le 4 juin 2025