Déclaration de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la proposition de résolution européenne de Mme Naïma Moutchou visant à étendre les compétences du parquet européen aux infractions à l'environnement, à l'Assemblée nationale le 10 juin 2025.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Discussion à l'Assemblée natipnale d'une proposition de résolution européenne

Texte intégral

M. le président
L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de résolution européenne de Mme Naïma Moutchou visant à étendre les compétences du parquet européen aux infractions à l'environnement (nos 707, 913).

(…)

La parole est à M. le ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice.

M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice
Permettez-moi d'abord de saluer l'initiative qui nous rassemble aujourd'hui. La proposition de résolution de Naïma Moutchou demandant l'extension des compétences du parquet européen à la criminalité environnementale témoigne d'une prise de conscience forte et d'une volonté politique à la hauteur des enjeux.

En effet, ce texte aborde une question cruciale, à la fois pour notre génération et pour celles qui suivront : celle de la lutte contre les atteintes graves à notre environnement et contre les comportements criminels qui dégradent nos écosystèmes, menacent notre santé, compromettent la survie de nombreuses espèces et sapent les efforts collectifs pour sauver notre planète. Nous le savons tous : la protection de l'environnement est sans doute l'un des défis majeurs de notre siècle, et la Conférence des Nations unies sur l'océan, qui se déroule en ce moment même, le démontre.

Les atteintes qui lui sont portées –? qu'il s'agisse de pollution à grande échelle, de trafic de déchets ou d'atteintes à la biodiversité – ont des conséquences irréversibles, non seulement pour notre planète, mais aussi pour nos sociétés, nos économies, notre santé. Face à ces fléaux, vous avez raison de le dire, madame la rapporteure, nous devons être ambitieux et résolus, et nous doter des outils les plus efficaces pour répondre à cette criminalité transnationale, souvent liée à la criminalité organisée, notamment en ce qui concerne les déchets.

Les rapports alarmants du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les analyses des Nations unies et les enquêtes journalistiques convergent : la criminalité environnementale explose. Elle est aujourd'hui considérée comme le quatrième marché criminel mondial, derrière le trafic de stupéfiants, la traite des êtres humains et la contrefaçon, avec un chiffre d'affaires estimé entre 110 et 280 milliards d'euros par an.

Qu'il s'agisse de déforestation illégale, de trafic d'espèces protégées, de pêche illégale, de commerce illicite de déchets dangereux ou de crimes industriels liés à la pollution, ces activités dépassent largement les frontières nationales et génèrent des profits colossaux. Ces actes sont souvent le fait de réseaux criminels organisés, structurés, parfois transnationaux, qui exploitent les failles de nos systèmes juridiques et les différences de législation entre États. Face à cela, l'arsenal juridique et institutionnel des États apparaît souvent fragmenté, hétérogène, voire inadapté et même naïf. La proposition de résolution part donc d'un constat juste : nous devons lutter fermement contre ces atteintes ; une réponse européenne est nécessaire pour traiter des atteintes environnementales majeures qui, par nature, ignorent les frontières.

De nombreuses infractions environnementales possèdent, je l'indiquais, une dimension transfrontalière. Les exemples sont légion, j'en prendrai quelques-uns. Le trafic de bois tropical, souvent prélevé illégalement en Afrique ou en Asie, transite par plusieurs pays européens avant d'atterrir sur nos marchés. Les exportations illégales de déchets électroniques vers l'Afrique de l'Ouest passent parfois par plusieurs ports européens avant de polluer ce continent. La fraude au marché carbone est liée à la criminalité organisée et implique des montages financiers complexes à l'échelle de plusieurs États membres –? une série télévisée s'en est fait l'écho. Les grandes marées noires, comme celles causées par l' Erika ou le Prestige, ont eu des conséquences dramatiques sur plusieurs rivages européens, nécessitant une coopération judiciaire internationale. Ces phénomènes ne peuvent être combattus efficacement qu'à travers une coordination renforcée des autorités judiciaires, policières et administratives.

Dans cette perspective, cette résolution nous invite à harmoniser les sanctions à l'échelle européenne, à renforcer les capacités des deux magnifiques institutions que sont Europol et Eurojust, à améliorer l'échange d'informations et à envisager un cadre juridique plus intégré pour combattre les crimes environnementaux. Le parquet européen, indépendant, doté de la personnalité juridique et de pouvoirs d'enquête et de poursuite propres, pourrait incarner cet acteur central, capable de dépasser les cloisonnements nationaux, de mutualiser les moyens et d'assurer une réponse pénale homogène.

Attention, toutefois, aux obstacles juridiques mais aussi pratiques. Sur le principe, la Chancellerie et le gouvernement soutiennent évidemment ces objectifs. Mais harmoniser ne veut pas dire uniformiser à marche forcée. Il faut respecter les équilibres nationaux, ne pas affaiblir les systèmes déjà performants, et surtout ne pas créer de doublons institutionnels –? ce n'est jamais bon, mais se révèle particulièrement mauvais dans le domaine judiciaire.

La France soutient de longue date le parquet européen. Elle a été moteur dans sa création, qui a été le fruit d'un travail franco-allemand remarquable. C'est aujourd'hui une réussite, puisque la quasi-totalité des États membres ont rejoint la coopération renforcée qui l'a instauré.

Plus récemment, la France et l'Allemagne –? encore elles –, soutenues par huit autres États membres –? la Belgique, la Bulgarie, l'Estonie, la Lituanie, le Luxembourg, la Lettonie, la Roumanie et la Slovaquie –, ont défendu devant la Commission une importante initiative commune visant à étendre la compétence du parquet européen aux violations des mesures restrictives de l'Union européenne. Il s'agit là d'infractions susceptibles de relever véritablement du champ de compétence de l'Union, si bien que leur transfert au parquet européen paraîtrait juridiquement admissible et politiquement cohérent. Néanmoins, cette proposition doit encore surmonter les réticences de plusieurs partenaires européens –? et non des moindres – et attendre l'évaluation du parquet européen en cours, dont les conclusions sont attendues en 2026.

Dans ce contexte, peut-on aller encore plus loin en étendant les compétences du parquet européen à la criminalité environnementale ? Sans doute faut-il faire preuve d'un peu de prudence. Avant d'élargir ainsi les compétences du parquet européen, une réflexion approfondie et concertée avec nos partenaires européens est nécessaire –? en un mot, si cela ne tenait qu'à la France, cette idée aurait été adoptée depuis longtemps.

Du point de vue juridique, l'article 86 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne rend possible l'extension des compétences du parquet européen à d'autres formes graves de criminalité transfrontière, donc à la criminalité environnementale. Mais trois conditions doivent pour cela être réunies : l'unanimité, au sein du Conseil européen, des chefs d'État et de gouvernement, et l'approbation du Parlement européen puis, dans un second temps, une modification du règlement constitutif du parquet européen.

La proposition de résolution vise le champ de la criminalité environnementale. Mais celle-ci n'est pas précisément définie et recouvre énormément de comportements qui ne répondent pas nécessairement aux critères de gravité transfrontalière prévue à l'article 86 du TFUE. D'ailleurs, son harmonisation plus poussée, au niveau européen, est très récente : la directive du 11 avril 2024 relative à la protection de l'environnement par le droit pénal n'a malheureusement pas encore été transposée par les États membres, qui ont jusqu'au 21 mai 2026 pour le faire.

Nous devons aussi nous rappeler un principe fondamental de l'Union européenne : la subsidiarité. L'Union n'intervient que si les objectifs visés ne peuvent être atteints de manière suffisante par les États membres et pourraient l'être mieux au niveau européen.

Or, en France, il faut le rappeler, nous n'avons pas attendu pour agir –? vous l'avez dit, madame la rapporteure. Les pôles régionaux spécialisés en matière d'atteintes à l'environnement, créés en 2020, regroupent des magistrats spécialisés, des greffiers, des enquêteurs et des experts techniques. Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) traitent les affaires les plus graves, liées au trafic de stupéfiants mais surtout à la criminalité organisée, dont la criminalité environnementale. Un Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp) a été créé et des outils récents, comme les conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP) environnementales, ont été élaborés. Le parquet national financier (PNF) –? et bientôt, nous l'espérons, le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), créé par la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic – peuvent et pourront également intervenir en matière environnementale, en lien avec les fraudes financières.

La proposition de résolution évoque à juste titre l'importance de se prémunir contre les atteintes à la mise en œuvre du pacte vert pour l'Europe, qui représente un tiers du budget européen. Fort heureusement, parce qu'il constitue une atteinte aux intérêts financiers de l'Union, le détournement des fonds européens, y compris dans le domaine de l'environnement, relève déjà de la compétence du parquet européen. Encourageons celui-ci à se saisir davantage !

Avant de vouloir transférer de nouvelles compétences à un parquet européen encore jeune, utilisons pleinement l'efficacité des dispositifs nationaux et consolidons-les. Développons surtout la coopération entre États membres, grâce à Eurojust, à Europol et au Réseau européen des procureurs pour l'environnement (ENPE), en vue de donner demain une compétence au parquet européen, comme la proposition de résolution nous y invite –? encore faudrait-il que tous les États de l'Union en soient d'accord.

Le parquet européen, opérationnel depuis 2021, est une institution qui monte en puissance progressivement. Mieux vaut éviter de le fragiliser immédiatement en étendant prématurément ses compétences à un contentieux dont les contours seraient insuffisamment maîtrisés. Nous continuerons en revanche à soutenir l'extension de ses compétences à la violation des mesures restrictives, qui nous paraît tout à fait opportune. Défendons diplomatiquement l'idée que chaque pays européen puis le Parlement européen adoptent une résolution de principe en ce sens.

Je salue l'esprit de la proposition de résolution ainsi que la force et la motivation de Naïma Moutchou et de ses collègues. Ce texte soulève un enjeu majeur, ouvre un débat nécessaire, affirme notre volonté collective de ne plus tolérer l'impunité des crimes environnementaux et force notre diplomatie à se convertir à un travail européen sur des sujets transnationaux.

Je veux aussi, en toute franchise, rappeler que ce combat n'est pas facile. Pour le mener efficacement, nous devons respecter les étapes nécessaires : consolider les dispositifs existants, évaluer les moyens du parquet européen, convaincre les États qui nous entourent et agir en cohérence avec le principe de subsidiarité. J'en appelle, en conséquence, à la sagesse de votre assemblée. Pour étendre les compétences du parquet, nous devons agir en Européens, en convainquant nos amis de l'Union. (Applaudissements sur plusieurs bancs des groupes EPR, Dem et HOR.)


source https://www.assemblee-nationale.fr, le 12 juin 2025