Déclaration de Mme Amélie de Montchalin, ministre, chargée des comptes publics, sur la lutte contre la délinquance financière, au Sénat le 21 mai 2025.

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Circonstance : Audition au Sénat devant la Commission d'enquête délinquance financière

Texte intégral

M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons aujourd'hui Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics.

Madame la ministre, comme vous le savez, notre commission d'enquête s'apprête à conclure ses travaux, après cinquante auditions et déplacements menés au cours des quatre derniers mois.

Parmi ses auditions, les services de Bercy ont figuré en bonne place, qu'il s'agisse des administrations centrales, des services d'enquête liés aux douanes ou des services de renseignement. Nous avons pu apprécier la qualité des fonctionnaires qui oeuvrent au service de l'État contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Mais nous avons également dû constater un décalage entre le foisonnement de normes et d'instances de contrôle, édifice d'ailleurs évalué positivement par le groupe d'action financière (Gafi), et une réalité marquée par les difficultés persistantes à saisir, sur le terrain, les opérations de blanchiment.

La norme est toujours en retard sur les comportements délictuels. Dès lors, les administrations doivent pouvoir faire preuve d'agilité et d'adaptabilité. Or l'éclatement des contrôles et le défaut de coordination apparaissent comme des faiblesses. Pour l'heure, la coordination semble avant tout se manifester par l'échange de bonnes pratiques, notamment via la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf).

Par ailleurs, les services de Bercy sont confrontés à une injonction paradoxale : contrôler et prévenir, mais sans alourdir la charge administrative pesant sur les acteurs économiques. Nous sommes donc bien sur une ligne de crête entre contrôle et simplification. Concrètement, une volonté politique forte et une impulsion sont nécessaires pour que la politique de lutte contre le blanchiment soit menée de manière cohérente et efficace. C'est évidemment votre rôle : vous nous direz comment vous l'exercez.

Il est urgent de mener ce combat aux échelles nationale et internationale. Nous ne saurions nous endormir sur nos lauriers ou nous contenter de compter sur la future agence européenne, qui ne sera pleinement opérationnelle que dans trois ans.

En France, à titre d'exemple, le phénomène des entreprises éphémères n'est toujours pas jugulé. Par ailleurs, les flux d'argent illégal, lorsqu'ils pénètrent l'économie réelle, gangrènent les relations économiques et nourrissent la corruption.

Évidemment, notre pays n'est pas seul face à ces enjeux. Les flux financiers du blanchiment sont d'ampleur internationale, faisant parfois des sauts entre divers États pour aboutir à des investissements dans des pays accueillants. Sur ces différents points, nous attendons vos éclairages. Sans doute nous indiquerez-vous diverses pistes d'amélioration, notamment pour la coordination des services.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie de Montchalin prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède la parole pour un propos liminaire, à la suite duquel Mme le rapporteur vous posera ses questions.

Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics. - Monsieur le président, madame le rapporteur, messieurs les sénateurs, je tiens à vous remercier de votre invitation, qui me donne l'occasion de parler d'une mission assez méconnue, mais absolument essentielle, du ministre chargé des comptes publics : protéger les intérêts fondamentaux de la Nation en matière financière.

Je suis accompagnée des représentants de divers services compétents dans ce domaine, que vous avez déjà longuement auditionnés. Il s'agit : de la direction des douanes ; de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et de Tracfin, services de renseignement du premier cercle ; de la direction générale du Trésor (DGT), qui - j'y reviendrai - assure la coordination internationale dans le cadre plus spécifique du Gafi, lequel relève de l'OCDE, mais dépasse largement le cadre européen et occidental ; et de l'Office national anti-fraude (Onaf), dont le directeur est présent. Je n'oublie pas non plus la direction générale des finances publiques (DGFiP), même si elle n'est pas représentée aujourd'hui. Cette direction joue un rôle essentiel en la matière.

Les enjeux que vous avez pointés, notamment la coordination, la coopération et la définition d'objectifs communs, sont évidemment essentiels. Nous devons travailler en ce sens et mener des actions d'ampleur pour être à la hauteur des défis à relever.

Voilà maintenant quelques mois, nous avons pu saluer, dans ce domaine, une très grande avancée : la lutte contre la fraude et la délinquance financières, dont dépend la préservation des intérêts nationaux, est devenue un objectif explicite et identifié de notre stratégie nationale du renseignement (SNR). Cette stratégie a été rendue publique par la France - il s'agit là d'une première. À cet égard, l'action de la DNRED et de Tracfin a été particulièrement mise en lumière. Le sujet de votre commission d'enquête est désormais un objectif explicite de la communauté du renseignement. Cette nouveauté est le fruit d'un constat commun, dressé notamment par vos soins : nous devons renforcer notre action en la matière.

Nous pouvons évidemment nous améliorer. Mais il convient de noter que la France a été distinguée, en particulier par le Gafi, comme l'un des pays disposant des dispositifs les plus robustes et efficaces pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. L'articulation entre le volet préventif et le volet répressif est particulièrement solide. De plus, la France a été saluée de manière objective par ses partenaires pour ses qualités d'enquête et de coopération entre services, ainsi que pour sa capacité à lancer et à mener des poursuites, à saisir et à coopérer à l'échelle internationale. Ce constat a été dressé en 2022, lors de la dernière évaluation du Gafi. Il s'agit, à mon sens, de l'évaluation la plus complète possible, car elle est menée par des pairs - c'est-à-dire par les services d'autres pays de l'OCDE, et non par un quelconque cabinet de consultants. Conformément à la méthode retenue par l'OCDE, les différents pays se surveillent les uns les autres - il me semble utile d'insister sur ce point.

En outre, Tracfin s'appuie sur divers acteurs de la société civile, notamment des acteurs financiers. Or, en 2024, le nombre de déclarations de soupçon reçues par Tracfin a augmenté de 13% par rapport à 2023, battant ainsi un nouveau record. Le secteur non financier - c'est également une très bonne nouvelle - a transmis 14 500 informations, chiffre en hausse de 26%, grâce à une intensification de la pratique déclarative, le secteur financier suivant pour sa part une logique de déclaration automatique. Ce concours est très précieux.

Enfin, au titre de ce bilan positif, je tiens à insister sur le rôle central de la douane, associée évidemment à l'Onaf, office judiciaire commun à la DGFiP et à la douane. L'Onaf est notamment compétent pour contrôler la circulation d'argent liquide. Il s'agit là d'un élément central de la lutte contre la délinquance financière, domaine dans lequel nous devons toujours progresser.

Au total, 2 709 cas de manquement à l'obligation déclarative d'argent liquide ont été constatés en 2024, chiffre en augmentation de 13% par rapport à 2023. Parallèlement, on a totalisé 469 constatations de blanchiment : ce chiffre a plus que doublé en un an. J'ajoute que les absences de déclaration ou les fausses déclarations ont atteint, en 2024, 71 millions d'euros de capitaux, contre 63 millions d'euros en 2023. Surtout, 332 nouveaux dossiers, pour 600 millions d'euros saisis, ont été confiés à l'Onaf en 2024, chiffre en hausse de 265% en un an.

Le cadre juridique, notamment législatif, et la coordination entre les services représentés ici ont permis d'atteindre un niveau de saisies record. Notre objectif est évidemment de continuer en ce sens. Nous ne saurions nous arrêter en si bon chemin.

Sans verser dans l'autocongratulation - je vous ferai part, dans quelques instants, de mes sujets de préoccupation et des lignes directrices que j'ai fixées au ministère dans ce domaine -, je tenais à rappeler ce constat d'ensemble.

En parallèle, un certain nombre de textes d'initiative parlementaire ont beaucoup aidé et vont beaucoup aider à renforcer notre mécanisme de lutte contre la fraude.

Je pense en particulier à la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et à la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, qui vient d'être votée à l'unanimité et qui nous dotera demain de nouveaux outils face à un certain nombre de phénomènes se trouvant au coeur de vos travaux, parmi lesquels les sociétés éphémères.

La proposition de loi relative au narcotrafic renforce le caractère interministériel de notre action. Elle étend, en ce sens, la coordination de l'action publique, que ce soit avec le pôle compétent du ministère de l'intérieur, avec le pôle judiciaire ou avec divers services de renseignement, parmi lesquels le renseignement pénitentiaire et le renseignement territorial.

La création de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), inauguré la semaine dernière à Nanterre par le Président de la République, va précisément dans ce sens. On observe dès à présent le gain en efficacité et en ciblage que l'on peut obtenir en faisant travailler les services au-delà des frontières ministérielles. Pour chaque dossier pertinent et d'ampleur soumis par les services financiers, on constate un enrichissement mutuel des enquêtes et une accélération des procédures. Il est bon, notamment, de confronter nos pratiques à celles des ministères régaliens : cette méthode est gage d'efficacité.

Sur le plan législatif, il convient à présent de bien désigner les autorités de supervision des nouveaux professionnels assujettis à la réglementation relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Je pense notamment aux loueurs et aux vendeurs de voitures ou de navires de plaisance, ainsi qu'aux promoteurs immobiliers. Nous devons définir clairement les seuils et sanctions applicables en cas de non-respect des obligations déclaratives et mettre en oeuvre toutes les nouvelles compétences prévues.

En parallèle de cette proposition de loi - comme le rappelle souvent Mme le rapporteur, tout n'est pas législatif -, un plan d'action gouvernemental est suivi au plus haut niveau de l'État. Dans ce cadre, nous devons prendre un certain nombre de mesures réglementaires pour mettre en oeuvre le gel administratif des avoirs des narcotrafiquants (Gaban). Grâce à cet outil extrêmement précieux, les avoirs considérés seront figés avant que l'autorité judiciaire ne décide de les saisir. On évitera ainsi qu'ils ne partent à l'étranger, ce qui arrive fréquemment dès lors que leur détenteur constate qu'il est en train d'être approché par l'autorité régalienne.

Un autre élément clef est l'extension des obligations antiblanchiment aux marchands de biens, aux sociétés sportives, aux vendeurs et loueurs de voitures, d'aéronefs et de navires de plaisance.

Je pense également à l'interdiction du paiement en espèces de la location de véhicules terrestres, qui est un instrument très efficace : les sociétés censées louer des voitures sont parfois à l'étranger, mais les véhicules ne sont en fait jamais loués. Cette mécanique permet de blanchir beaucoup d'argent.

L'accès de la douane aux données des logisticiens, prévu par la commission mixte paritaire (CMP), mérite d'être bien évalué, afin, le cas échéant, d'être simplifié. Mais il s'agit également d'un outil essentiel.

S'y ajoute l'adoption d'un plan national de lutte contre la corruption. Sur ce sujet, j'ai sous les yeux un document qui n'a pas encore été rendu public : il s'agit d'un rapport de la Cour des comptes, fruit d'un travail considérable d'évaluation de notre politique de lutte contre la corruption.

Pour l'Agence française anticorruption (AFA), dont Gérald Darmanin, garde des sceaux, et moi-même assurons la tutelle, nous avons une ambition très forte. En effet, la corruption est un frein majeur de notre action contre la criminalité organisée. Je pourrai y revenir.

Le renforcement du rôle de l'Onaf, notamment de sa capacité à judiciariser des affaires, dont nous avons déjà parlé, va dans le même sens.

Un autre élément, qui, de prime abord, peut sembler baroque, a toute son importance. Jusqu'à présent, lorsque la douane soupçonne une opération de blanchiment lors d'un contrôle, elle peut saisir les moyens du trafic, notamment les camions, ainsi que l'argent liquide, mais pas les comptes bancaires. C'était un des éléments clefs de la proposition de loi relative au narcotrafic. Les sommes présentes sur les comptes bancaires doivent elles aussi faire l'objet d'un gel, directement décidé par les services douaniers.

Vous avez insisté sur l'enjeu de coordination. Je suis totalement d'accord avec ce diagnostic. On ne peut pas compter exclusivement sur Bercy pour lutter contre la délinquance financière. Nous avons des moyens importants, mais les liens avec le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), autorité judiciaire spécialisée, seront absolument essentiels, comme avec les différents offices de police judiciaire et les services d'enquête. Ces derniers nous apportent divers renseignements complémentaires, et nous les alimentons nous-mêmes en renseignements.

En résumé, la délinquance financière doit devenir l'affaire de tous. Bercy, seul, ne pourra pas mener les poursuites, emprisonner les coupables ou démanteler des réseaux dont les ramifications dépassent largement le seul domaine financier. On le constate de plus en plus : criminalité organisée et délinquance financière sont aujourd'hui étroitement liées.

Enfin, je tiens à vous faire part de mes quatre points de vigilance, à vous citer les quatre domaines où, selon moi, nous devons collectivement faire plus, faire mieux et faire plus vite.

Mon premier point de vigilance est la circulation des espèces - ce que l'on appelle familièrement le « cash ».

Le narcotrafic et la délinquance financière passent rarement par des virements, comme ceux que nous, honnêtes citoyens, faisons en composant nos codes secrets sur nos applications bancaires. Une grande partie de la délinquance se nourrit d'espèces avant de se convertir en espèces.

Aujourd'hui, le plafond de paiement en espèces est très bas pour les résidents fiscaux français : il est fixé à 1 000 euros par achat. Les paiements en espèces supérieurs à cette somme peuvent être détectés par les systèmes de contrôle de caisse, et l'amende est partagée entre le consommateur et le vendeur. En revanche, le plafond appliqué en France pour les non-résidents fiscaux est l'un des plus hauts, à savoir 15 000 euros. En vertu du règlement européen Cash control du 3 juin 2021, nous devrons l'abaisser à 10 000 euros maximum.

Quel est le niveau pertinent ? Beaucoup de pays ont opté pour un plafond unique de 3 000 euros, applicable aux résidents comme aux non-résidents. Je m'interroge tout particulièrement sur le plafond de 15 000 euros applicable en France pour les non-résidents : on sait que ce plafond extrêmement haut permet d'alimenter toutes sortes de blanchiments dans un certain nombre de secteurs. Les douanes saisissent ensuite des biens acquis par des non-résidents, personnes utilisées par les réseaux pour faire du blanchiment en jouant le rôle d'acheteur.

Les cartes prépayées constituent, dans ce domaine, un autre élément de vigilance. Je parle non pas des cartes prépayées téléphoniques, pour lesquelles la proposition de loi relative au narcotrafic instaure une obligation d'identité, mais des cartes prépayées, dont le contrôle est, à mon sens, largement imparfait. Les transferts internationaux d'argent, qu'il s'agisse de Western Union ou d'autres entités, sont soumis à une obligation de partage d'informations ; j'entends clarifier ce cadre pour les cartes prépayées.

Mon deuxième point de vigilance est le volet préventif. À ce titre - le Gafi le souligne -, il reste beaucoup de travail à faire. Dans ce domaine, la situation de notre pays est comparable à celle que l'on connaît en matière de santé : nous savons bien soigner, mais nous avons beaucoup de mal à traiter les problèmes à la racine.

Les professionnels assujettis font l'objet, par définition, d'une obligation déclarative, mais leurs degrés de mobilisation restent très hétérogènes. Je pense par exemple aux avocats, qui, aujourd'hui, font l'objet de nombreuses discussions à ce titre. Tracfin a reçu, en 2024, quinze déclarations d'avocats, sachant que notre pays en dénombre 75 000.

Je tiens à le préciser : on ne demande pas aux avocats de nous dire ce qu'ont fait les personnes qu'ils défendent dans le cadre d'une procédure pénale. On leur demande de nous déclarer tous leurs soupçons relatifs aux affaires dont ils sont appelés à connaître, affaires qu'ils n'acceptent d'ailleurs généralement pas. Je pense au cas d'une personne se présentant devant un avocat en proposant de payer en liquide des honoraires très élevés : l'avocat en question aura tôt fait de soupçonner un montage frauduleux.

Il ne s'agit en aucun cas de rompre le secret professionnel auquel les avocats sont astreints : l'objectif est de les conduire à faire part de suspicions matérielles - les criminels ne trouvent pas forcément d'avocat tout de suite et se manifestent donc un certain nombre de fois. Nous souhaitons améliorer cet engagement.

De même, les agents sportifs n'ont fait aucune déclaration l'année dernière. Or ce domaine mériterait, à n'en pas douter, un certain nombre de déclarations.

Pour les mêmes raisons, nous souhaitons intensifier la pratique déclarative des notaires, des prestataires de jeux en ligne, des greffes des tribunaux de commerce ou encore des opérateurs de ventes volontaires (OVV). Ce sont là autant de professionnels assujettis pour lesquels les remontées d'informations prévues au titre de ce volet de prévention restent très faibles.

En outre, une partie des professionnels assujettis relèvent d'une autorégulation, parfois assurée à l'échelon local. C'est notamment le cas des avocats. À la demande du Gafi, un travail est engagé, notamment pour ériger le Conseil national des barreaux (CNB) en autorité de contrôle des pratiques de remontées d'informations. Il serait bon d'obtenir une harmonisation des pratiques sur le territoire national, faute de quoi les criminels sauront très bien dans quel département ou dans quel ressort il est plus facile de sévir.

Il faudrait aussi renforcer le pouvoir d'injonction de certains superviseurs, parmi lesquels l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ainsi que les douanes. Ces superviseurs doivent pouvoir plus facilement assortir leurs mises en demeure d'astreintes.

Nous voulons étendre les exigences d'honorabilité des professions supervisées par l'ACPR et l'Autorité des marchés financiers (AMF). Aujourd'hui, les dirigeants du secteur financier ne sont pas couverts de manière homogène par les demandes d'honorabilité. Le Gafi demande que cette marge de progression soit identifiée.

Nous souhaitons également donner au procureur de la République la possibilité de communiquer aux autorités de sanction et de contrôle compétentes des informations pertinentes. Je pourrai vous en donner des détails par écrit. Les échanges entre les autorités judiciaires et les autorités de sanction et de contrôle présentent un certain nombre de points complexes, pour ne pas dire étranges. Ces points pourraient être améliorés.

Nous voudrions passer à un contrôle ciblé des conseils en investissement financier supervisés par l'AMF. Dans son rapport, le Gafi estime qu'il faut faire contribuer les assujettis, sans pour autant les pointer du doigt. Il ne s'agit pas de dire qu'ils sont coupables, qu'ils sont de mèche avec les fraudeurs, mais qu'ils savent des choses utiles : nous entendons, au fond, créer une pratique vertueuse de prévention afin d'améliorer l'action de Tracfin comme de l'AMF.

Mon troisième point de vigilance est la coopération avec les pays tiers.

Pour des raisons évidentes, je ne peux vous donner la liste des pays avec lesquels nous avons des difficultés : il y va des intérêts supérieurs de la Nation. Vous fournir publiquement de telles informations reviendrait à donner à la criminalité organisée un véritable mode d'emploi. Nous ne saurions en aucun cas indiquer vers quel pays non coopératif se diriger.

Quand un ressortissant français arrive dans tel ou tel pays étranger, nous avons des difficultés à savoir les sommes qu'il y a investies. Nous peinons également à obtenir des informations pour l'identification des utilisateurs de cryptomonnaies. Or, en France, en Europe et dans un très grand nombre d'États à travers le monde, les prestataires d'actifs numériques sont tenus de communiquer les identifiants des personnes qui, in fine, doivent être identifiées.

Nos difficultés tiennent aussi aux moyens parfois insuffisants que certains pays consacrent à ces missions. Tracfin peut compter sur des centaines d'agents très qualifiés, mais certains États, dont je ne peux pas citer le nom, ne disposent, pour leur part, que d'une dizaine d'agents.

De même, certains pays n'ont pas de fichier unique des comptes bancaires. Ils ne peuvent donc que très difficilement communiquer la liste des comptes détenus par une personne : pour obtenir ce document, il faut formuler une requête par individu et par banque. Vous mesurez la difficulté de telles opérations. Cela étant, nous disposons de divers canaux intéressants, parmi lesquels les nombreux canaux européens - je pense à Eurojust, Europol et Eurofisc. Je ne peux pas vous en donner le mode d'emploi ici, mais vous avez bien compris ce dont il s'agit.

Mon quatrième et dernier point de vigilance a trait aux moyens numériques, qui, dans le monde d'aujourd'hui, sont les mieux à même d'assurer une bonne coordination. À cet égard, on distingue trois enjeux principaux.

Tout d'abord, les mécanismes automatiques que sont les API (application programming interfaces) permettent des remontées de données en temps réel : ils croisent les bases de données sans contrevenir à la protection des données personnelles que garantit la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en imposant des bases de données uniques - je vous renvoie à la loi relative à la protection des données personnelles. Les API doivent garantir un plus grand nombre de connecteurs automatiques entre bases de données des différents services. Quand on dispose d'un nom, d'une adresse ou d'un courriel, on saura dès lors si ce nom, cette adresse ou ce courriel sont connus d'un autre service. Ces outils, assez peu coûteux à développer, sont en train d'être mis en place. À mon sens, ils aideront beaucoup nos services à coopérer.

Ensuite, la fragmentation des données est souvent présentée comme une conséquence du règlement général sur la protection des données (RGPD). Mais ce document ne s'oppose en aucun cas à la protection des intérêts supérieurs de la Nation. Le RGPD est souvent mal compris et mal interprété : manifestement, un grand travail de doctrine doit être mené à l'égard des administrations et de beaucoup d'autres acteurs. Il faut le dire et le répéter, le RGPD ne s'applique pas à l'État, qui peut invoquer des raisons supérieures pour agir. Il ne saurait entraver la protection des intérêts nationaux.

Enfin - ce sujet a fait couler beaucoup d'encre -, nos services d'enquête doivent être en mesure de savoir ce qui s'écrit sur les messageries cryptées. Je ne dis pas qu'ils doivent avoir accès à tout, que la vie privée doit être systématiquement divulguée, que les messages envoyés sur nos téléphones doivent, sans exception, être mis sur la place publique. Mais, dans certaines enquêtes, notamment celles au cours desquelles des biens ont été saisis, les services compétents doivent pouvoir accéder à ces échanges pour savoir comment sont organisés les réseaux. Dans ces cas précis, l'absence de système souverain permettant d'accéder aux applications chiffrées constitue une véritable limite, dont je tenais à vous faire part.

Je souhaitais dresser devant vous ce bilan, à mon sens positif, tracer ces perspectives à court terme, notamment ouvertes par les nouveaux outils juridiques mis à notre disposition, et mentionner ces points de vigilance, avec la plus grande sincérité.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nos travaux s'inscrivent dans le droit fil de la commission d'enquête relative au narcotrafic, dont chacun a pu mesurer le succès - elle a d'ailleurs débouché sur une importante proposition de loi, dotant la puissance publique de moyens nouveaux.

Cela étant, notre champ d'investigation est plus large : notre commission d'enquête se penche non seulement sur le trafic de drogue, mais aussi sur la fraude aux aides publiques, la corruption, le trafic de migrants et la contrefaçon. Nous avons l'ambition de proposer une vision panoramique de cette criminalité par nature polymorphe, qui fait fi des sanctions internationales.

Nous souhaitons, à cet égard, mettre l'accent sur les pratiques de blanchiment. Quel que soit le trafic dont il procède, l'argent sale doit être blanchi d'une manière ou d'une autre.

Je tiens à insister sur la très grande qualité des auditions que nous avons pu mener avec les représentants des services de Bercy, dont nous mesurons à la fois l'implication et la compétence. Nos interlocuteurs ont eu à coeur de contribuer à nos travaux. Ils nous ont confortés dans un certain nombre de pistes tout en nous faisant part de leurs propositions, et je tiens à les remercier de leur contribution très riche. Nous avons travaillé avec vos services dans des conditions extrêmement favorables.

Notre commission d'enquête n'a évidemment rien d'inquisitorial : nous travaillons dans un esprit de coopération, face à un problème tout à fait considérable.

La fraude est non seulement un crime économique et social, mais aussi un crime démocratique. Vous avez évoqué la corruption : à mon sens, il n'y a pas de plus grand crime démocratique. La corruption porte atteinte à la crédibilité de la parole publique, que nous avons plus que jamais besoin de recouvrer.

La lutte contre le blanchiment est aussi une lutte contre le financement du terrorisme. Dès lors, un certain nombre d'outils et de dispositifs devront être examinés, même s'ils ne concernent pas directement la délinquance financière. Les deux sujets vont réellement de pair. En ce sens, ma première question porte sur les dispositifs que vous avez annoncés le 7 février dernier pour lutter contre les filières d'immigration clandestine.

Le Sénat a voté, la semaine dernière, une proposition de loi réorganisant l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii). M. le ministre de l'intérieur et vous-même entendez, quant à vous, frapper au portefeuille les réseaux qui organisent les filières illégales d'immigration, en mobilisant à la fois Tracfin et la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF). Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Le trafic d'êtres humains entre, en effet, dans le champ de notre commission d'enquête.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Aujourd'hui, l'industrie de la criminalité organisée est à la fois massive, sophistiquée et agressive - je pèse mes mots.

Elle est massive par ses montants : les enjeux dont nous parlons se chiffrent en milliards d'euros.

Elle est sophistiquée, au sens où - vous l'avez très bien dit - les mécanismes qu'elle emprunte n'ont à première vue rien à voir les uns avec les autres. On parle de stupéfiants, de clubs sportifs, de location de voitures, de commerces dont on ne comprend pas très bien le fonctionnement, ou encore de triades internationales qui collectent de l'argent pour l'envoyer à l'autre bout du monde.

De prime abord, ce tableau est extrêmement éclaté. Mais, en particulier grâce à Tracfin, service de renseignement réellement très puissant, les ramifications développées par les réseaux sont mises au jour, au point de paraître évidentes. À cet égard, le travail des différents services de renseignement, notamment des renseignements douaniers, a toute son importance. En définitive, on parle toujours de flux, qu'il s'agisse de tabac ou de médicaments contrefaits.

L'industrie de la criminalité est également agressive, car, derrière tout cela, il y a des règlements de comptes. Il y a des morts.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bien sûr.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Certains agents font l'objet d'un déploiement massif de moyens de renseignement, de la part de quasi-États. La presse, parfois, s'en fait l'écho. Pour ma part, je le constate par les informations que me communiquent les services : si l'agressivité de ces réseaux est considérable, c'est parce que leur surface financière est telle qu'ils ont tout loisir de s'équiper en armes, en submersibles et en outils technologiques de très haute qualité. Ce préambule me semble nécessaire pour que chacun comprenne ce dont on parle.

Le trafic de migrants, autrement dit la traite humaine, est l'un des leviers de sophistication de ces réseaux criminels. À cet égard, l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), qui relève, sauf erreur, de la police judiciaire et dont Bruno Retailleau et moi-même avons visité les locaux, a un rôle considérable à jouer.

Nous avons créé une coopération renforcée entre la police aux frontières, Tracfin et cet office de coordination. En effet, il nous faut connaître les réseaux de financement des passeurs et la manière dont cet argent est réutilisé, sachant qu'il existe de nombreux croisements entre trafics de stupéfiants et trafics de migrants.

Certains flux de stupéfiants sont parfois oubliés, notamment ceux qui vont vers les pays du nord de l'Afrique, en provenance, parfois, des pays du nord de l'Europe. En sens inverse, les mêmes réseaux organisent des flux de migrants : ils ont mis en place cette logistique pour ne pas repartir à vide, comme Tracfin a pu le mettre au jour récemment. Or, en s'en tenant au seul prisme financier ou au seul prisme des stupéfiants, on passe à côté de ces sujets.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est tout le sens de notre travail.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En parallèle, les réseaux de passeurs prennent en otages un certain nombre de personnes qui les ont payés, notamment dans la région des Balkans. Ils déclarent aux familles des intéressés qu'il s'est passé quelque chose de très grave et que, pour obtenir leur libération, il faut payer encore plus. Certains États faillis, dont les forces spéciales et les services de renseignement sont devenus de quasi-armées, encadrent aujourd'hui tel ou tel mouvement et créent eux-mêmes des difficultés pour que les migrants et leurs familles paient plusieurs fois.

Nous sommes au coeur des mécaniques que vous détaillez : des flux financiers qui vont de pair avec des trafics, en particulier des trafics d'êtres humains qui, malheureusement, sont une réalité. Si nous avons mis en place cette coopération, c'est parce que, dans ce cas plus encore que dans d'autres, peut-être, des vies humaines sont en danger.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons spécifiquement abordé ce sujet lors de notre déplacement au siège d'Interpol. Je souligne que le trafic de migrants représente 5 à 7 milliards d'euros de blanchiment par an.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - À l'échelle européenne.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous parlons à la fois de drames humains et d'enjeux financiers absolument considérables. Une de ces filières a été démantelée il y a quelques mois en Pologne : il est apparu qu'une trentaine de millions d'euros appartenaient au Hezbollah et qu'une vingtaine de millions d'euros revenaient au Jihad islamique. Le renforcement de ces services est, à l'évidence, tout à fait bienvenu.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous avons évoqué le renforcement de la coordination interservices et interministérielle. Cela étant, notre système repose essentiellement sur la déclaration de soupçon par les professions assujetties : n'est-ce pas là une faiblesse intrinsèque ? Ne naviguons-nous pas entre deux écueils, à savoir une mobilisation insuffisante, constatée pour les avocats comme pour les agents sportifs, et un trop-plein de déclarations susceptible de noyer les services ? Ne faudrait-il pas faire évoluer tel ou tel aspect du dispositif ?

De plus, vous vous fixez pour priorité de rendre plus actives un certain nombre de professions assujetties : comment comptez-vous vous y prendre ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Vos questions soulèvent beaucoup d'enjeux ; je laisserai le représentant de Tracfin compléter ma réponse par des éléments relevant du quotidien des services de renseignement.

Notre système dispose de plusieurs portes d'entrée. Il est essentiel que les acteurs financiers fassent remonter leurs observations relatives à un certain nombre de mécanismes, relevant de telle ou telle activité commerciale. Ils ont pour obligation de signaler ces observations à la puissance publique dans la perspective d'une enquête et, éventuellement, d'un gel et d'une saisie des avoirs.

Ce système fonctionne bien. Ce que nous nous efforçons de dire aux professions financières, c'est qu'il faut trier ou qualifier un tant soit peu ces dizaines de milliers, voire ces centaines de milliers d'observations : faute de quoi, elles serviront avant tout à couvrir tel ou tel et ne seront pas forcément très utiles.

Désormais, tout le monde l'a bien compris, notamment dans le secteur financier : une très grande réactivité, y compris téléphonique, est indispensable dans les plus gros cas.

Un progrès particulier nous montre que le système a beaucoup évolué depuis sa création : il s'agit de l'enjeu que représentent les départs, pour des pays comme la Syrie, de personnes présentant des profils terroristes. À ce titre, notre réactivité est de l'ordre de cinq à dix minutes. Grâce aux systèmes internes de contrôle, Tracfin est informé de manière presque immédiate et peut se mettre aussitôt au travail. Il faut encore mieux qualifier ce système, mais il n'en est pas moins essentiel.

En parallèle, bon nombre de personnes, sans être versées dans la mécanique des comptes bancaires, voient et savent beaucoup de choses. Elles détectent en particulier les fameux signaux faibles.

La liste des professions assujetties, telle qu'elle existe aujourd'hui, peut nous offrir une excellente couverture. Tout dépend de la volonté de chacun de participer à la protection de la Nation ; et chacun doit avoir conscience de la sanction encourue, de la part de l'autorité compétente, en cas de manquement à telle ou telle obligation.

Pour un certain nombre de professions, l'autorégulation n'est pas un problème en soi. Elle peut même constituer une bonne pratique. Mais elle doit être à la fois homogène, crédible et, si j'ose dire, « mordante ». C'est précisément pourquoi, dans le cas des avocats, nous travaillons à une homogénéisation à l'échelle nationale.

L'étape suivante, c'est la régulation par un acteur public, logique assez différente. Le Gafi ne nous demande pas de faire ce choix, mais il nous invite à activer des mécanismes de responsabilité et de contrôle, via des opérations effectives.

S'y ajoute une grande nouveauté : Tracfin et la DNRED ont été placés au coeur d'un écosystème beaucoup plus interministériel.

Aujourd'hui, le renseignement informe une multitude d'acteurs potentiels, puis attend que ces derniers mènent les enquêtes ou les poursuites. C'est alors que les enquêteurs et les autorités judiciaires demandent aux services de les aider à qualifier les faits, pour qu'ils disposent de preuves. Nous sommes réellement dans une logique d'aller-retour.

L'Emco va dans le sens d'une meilleure coordination. Il aidera les services à prioriser leur action ; il leur évitera de se poser cinquante fois la même question, grâce à un partage des données. Il s'agit là d'un sujet clef.

Cette entité a été installée la semaine dernière par le Président de la République, et le constat dressé sur la base des premiers cas partagés est sans appel. Tracfin garde son rôle décisif dans les schémas de partage, et les gains opérationnels sont manifestes. La rapidité et l'efficacité du travail sont accrues. Surtout, la spécialisation de l'autorité judiciaire est nette.

Les membres de la criminalité organisée ont bien compris le fonctionnement des différents pouvoirs publics. Ils savent quel parquet a moins de temps ou de moyens à consacrer à ce travail. Ils multiplient les manoeuvres dilatoires et tirent parti du fait que la culture financière des services n'est pas homogène sur l'ensemble du territoire français. Une affaire n'est pas traitée de la même manière à Paris ou ailleurs.

C'est précisément pourquoi le Pnaco est essentiel. Il sera gage de spécialisation et donnera à nos services la capacité de faire remonter les plus grosses affaires.

Je vous donne un exemple que M. le directeur général des douanes pourra détailler : celui des livraisons suivies. Les douaniers ont un doute au sujet de tel camion, mais décident de ne pas l'arrêter : ils préfèrent le suivre pour savoir à qui la cargaison doit être livrée. Aujourd'hui, pour mener à bien une telle opération, ils doivent contacter les parquets de tous les ressorts traversés par le véhicule. Or on ne sait pas a priori où celui-ci va aller ! La multiplication des appels entraîne un risque de fuite élevé. En outre, l'efficacité de l'opération s'en trouve souvent réduite, qui plus est si celle-ci a lieu la nuit. On mesure, en ce sens, tout l'intérêt d'un parquet spécialisé.

Selon moi, deux mesures peuvent nous offrir de très grands gains d'efficacité. Premièrement, l'autorégulation des professions assujetties doit permettre d'augmenter le nombre de déclarations. Deuxièmement, le triangle formé par le renseignement, l'Emco - les enquêtes, notamment judiciaires, doivent pleinement s'inscrire dans le travail collectif - et le parquet expert doit fonctionner au mieux.

Nous ne remettons nullement en cause le travail des diverses juridictions compétentes, notamment la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Mais ces dernières ne disposent pas toujours de moyens suffisants face à des réseaux massifs, sophistiqués et agressifs, en perpétuelle évolution.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite, monsieur Genais, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : " Je le jure. "

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alban Genais prête serment.

M. Alban Genais, directeur adjoint de Tracfin. - Sous le contrôle de Mme la ministre, je répondrai sur la relation avec les déclarants et sur les modalités permettant de couvrir ces 200 000 professionnels déclarants, répartis entre les secteurs financier et non financier.

Le point de départ de la relation avec les déclarants et la philosophie qui l'anime au quotidien est la construction d'un partenariat public-privé. Telle est l'originalité de cette politique publique, ainsi conçue et déclinée. Nous arrivons, en lien avec les autorités de supervision et les administrations partenaires, à toucher toutes les professions de manière très différente, avec des instruments classiques - des lignes directrices, du droit mou - ou avec des réunions très opérationnelles sur des thématiques prioritaires. Un comité de lutte contre le financement du terrorisme se réunit tous les trois mois sur des thématiques opérationnelles : les extrémismes violents, la préparation des jeux Olympiques (JO)...

Le jour de la cérémonie d'ouverture des JO, nous avons localisé en moins d'une heure la voiture d'une cible, garée dans un parking parisien : le conducteur avait payé son ticket de parking avec sa carte bleue. Nous avons eu par téléphone une réponse d'un transmetteur de fonds, dont je tairai l'identité. Ce système est très réactif et fonctionne très bien grâce à cette relation de confiance.

Nous organisons des ateliers sur les cryptoactifs : nous avons embarqué les prestataires de cession d'actifs numériques dans cette relation déclarants, alors qu'ils étaient auparavant en périphérie du dispositif. Nous arrivons à les toucher au travers de déplacements en région. Nous ferons des bilans déclarants. Chaque année, chaque déclarant a droit à un bilan de son activité déclarative - volume de son activité déclarative et la qualité de ses déclarations - , en pointant ce qui fonctionne ou non. C'est une relation exigeante sur le fond et sur la forme, que ce soit sur des sujets financiers ou non. Cet ensemble hétérogène répond au même objectif de politique publique.

Toujours sous le contrôle de la ministre, je m'inscris en faux contre cette idée que Tracfin serait noyé sous le flux déclaratif. C'est moins une question de volume que d'orientation des capteurs. C'est parce que la relation des déclarants avec Tracfin est une relation exigeante et de confiance que nous arrivons à orienter les capteurs. Nous bénéficions aussi, grâce à la ministre, de moyens supplémentaires pour investir dans des technologies afin d'exploiter plus massivement certains types de fraudes, récurrentes, simples. Nous avons industrialisé la détection à l'entrée du flux et externalisé plus massivement, de manière industrialisée, au niveau de nos partenaires. Nous réussissons ainsi à améliorer notre taux de transformation.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Après vous avoir écouté, je souhaite faire amende honorable. Lors du débat sur la proposition de loi relative au narcotrafic et sur l'extension de déclaration, j'avais à l'esprit des auditions très anciennes : je suis Tracfin depuis près de vingt ans, à l'époque où M. Carpentier en était le directeur. Il disait qu'il valait mieux des déclarations de bonne qualité plutôt que de nombreuses déclarations, moins utiles. Mais entretemps, les moyens techniques ont aussi évolué. C'est pourquoi, lors des débats, j'étais réticente à un afflux de déclarations. Les auditions et notre travail montrent que les méthodes ont également changé. J'ai eu tort d'avoir douté et d'avoir eu un réflexe ancien sur des technologies qui se sont améliorées. Le petit slogan des avocats qui ne veulent pas être des informateurs de Tracfin ne me semble pas être une bonne nouvelle pour cette profession et pour le travail que nous faisons ensemble. Je souhaitais donc rectifier la position que j'avais eue en séance.

M. Grégory Blanc. - Nous arrivons dans la dernière ligne droite de nos investigations. De nombreuses choses sont apparues lors des auditions.

Un certain nombre de professionnels réclament un feed back sur les déclarations de soupçon. Certaines professions font des déclarations, mais le font-elles correctement ? Si l'on veut développer une culture, on a besoin d'avoir ces échanges. Pour mieux identifier les problèmes et renforcer le lien entre le public et le privé, il faut boucler la boucle en fonction des intérêts de l'enquête.

Nous avons évoqué la corruption. Quelle est votre vision de ce qui relève de la corruption privée ? Nous avons débattu, ici même, d'un texte et d'un amendement qui corrigeait un point. Malgré des avancées, il y a une zone grise : il faut être collectivement plus précis.

Je me suis intéressé au blanchiment de faible intensité. Les greffes ont beaucoup évoqué les associations, qui sont moins contrôlées. Comment appréhendez-vous ce phénomène ?

Le travail dissimulé et illégal est un vecteur essentiel du blanchiment. Comment appréhendez-vous le fait que les inspecteurs du travail soient confrontés à des injonctions paradoxales ? Ils doivent protéger les salariés qui sont en situation irrégulière, totale ou partielle. Mais, s'ils dénoncent ces entreprises frauduleuses, les conséquences personnelles sur ces salariés sont redoutables. Il y a une zone grise insuffisamment appréhendée, et des enjeux fiscaux importants. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - L'animation des professions assujetties prend plusieurs formes. C'est un peu comme un maire qui, après avoir signalé un individu pour radicalisation ou autre, affirme qu'il ne sait pas ce qui se passe ensuite... Si c'est du renseignement « chaud », mieux vaut que personne ne sache que l'on enquête, car, sinon, soupçon vaut arrêt. Si des poursuites judiciaires s'ensuivent, tout le monde avance, et l'on oublie parfois de remercier la personne à l'origine de l'affaire pour son travail utile.

Le Gafi a estimé, en 2022, que chaque profession devait être tenue au courant de ce qui est utile dans les remontées, les tendances, les points de vigilance et les nouvelles " modes " de la délinquance, pour que chacun soit vigilant sur ces nouveautés. Par exemple, depuis peu, les douaniers ont remarqué que, chaque fois qu'il y a de la drogue dans les valises, dans les aéroports, il y a des cartes prépayées, parfois en très grand nombre. Ces cartes ont des codes, et nous n'avons pas vraiment de réglementation pour limiter le nombre de cartes détenues ou pour savoir quel montant figure dessus - les codes ne sont pas forcément divulgués. Nous allons discuter de ce nouveau sujet avec les bonnes personnes : les vendeurs, les distributeurs... Tracfin organise des réunions trimestrielles pour dresser un bilan de ce qui est remonté, de ce qui est utile et recherché. C'est la même chose pour les douanes quand elles doivent réguler les viticulteurs : elles leur indiquent ce qu'elles cherchent. Ce n'est pas une vision purement répétitive : les techniques évoluent, nous devons être à jour. Désormais, tout le monde parle de cryptomonnaies, mais ce n'était pas le cas il y a deux ans. Nous devons poursuivre cette animation.

Un petit logiciel sera mis en place par le ministère de la justice concernant la procédure relative à l'article 40 du code de procédure pénale, notamment à destination des élus, pour qu'ils sachent où en est la procédure, comme on suivrait un colis à la poste - " pour votre information, il y a eu un signalement, une condamnation... " Ce logiciel sera mis en place rapidement et pourra être copié et utilisé par Tracfin.

Que voulez-vous savoir sur la corruption privée : les tendances de corruption, les doutes ?

M. Grégory Blanc. - Il y a plusieurs angles. Je voulais notamment avoir votre avis sur l'alignement judiciaire et les sanctions.

Il y a également un sujet sur la couverture ou la protection de certaines professions - sans pour autant que ce soit systémique, mais avec un risque de bascule. Au sein de certaines entreprises, des circuits peuvent s'installer avec des phénomènes de couverture par capillarité.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Selon moi, la corruption est la prochaine étape après la proposition de loi sur le narcotrafic. La criminalité organisée a besoin de relais administratifs, logistiques, de tous types, parfois dans les entreprises et les banques. Si l'on veut faire une opération jamais signalée à Tracfin, on peut être en pacte de corruption avec la personne qui, au guichet ou derrière son ordinateur, va couvrir cette corruption.

Avec le garde des sceaux, nous partageons la tutelle de l'AFA. Un important travail a été récemment réalisé sur les ports. Les aéroports avaient fait l'objet de nombreux travaux avec les plateformes, les employeurs et un très grand nombre d'entreprises travaillant dans les aéroports. Après le 11 septembre, on insistait sur la protection des avions. Puis c'est devenu la protection de ce qui était transporté dans les avions. Désormais, nous avons d'importants signalements sur les ports. L'AFA présentera, dans les prochaines semaines, son diagnostic de la situation dans les ports : il n'évoquera pas seulement les dockers, mais aussi les plateformes logistiques. Aux Pays-Bas et en Belgique, c'est par les ports que sont arrivées les plus grandes difficultés.

Le rapport de la Cour des comptes qui sera prochainement publié contient des éléments intéressants sur l'administration publique elle-même. Les services n'ont pas forcément une vision claire de qui consulte quelle base de données. Or, selon sa fonction, on est amené à devoir consulter telle ou telle base de données. Actuellement, la donnée étant devenue une valeur, certains agents ont parfois une consultation qui sort de l'ordinaire. Il est utile que des administrations le sachent pour surveiller des signaux faibles d'une potentielle corruption.

Un criblage est réalisé pour des candidats à des concours du service public pour des professions exposées. En revanche, il y a beaucoup moins de suivi au cours de la carrière. Le fonctionnaire a un cadre d'emploi et doit respecter les principes et le statut de la fonction publique. Il faudrait regarder ce que font les personnes durant leur carrière, afin notamment de protéger les agents - je rappelle que j'ai été ministre de la fonction publique. On peut se dire que des agents exposés nous mettent en danger, mais le problème est surtout que des agents sont potentiellement très exposés à des personnes avec une très grande surface financière, sans limites, avec des mécanismes d'emprise, d'approche, comme le font des espions étrangers. Nous devrions importer un certain nombre de méthodes du contre-espionnage pour réaliser de la contre-criminalité organisée : comment protéger nos agents pénitentiaires, nos douaniers, nos agents du renseignement ? Nous ne devons pas pointer du doigt telle ou telle profession, mais rappeler que la première chose à faire est de protéger les agents des emprises et des chantages.

Enfin, il y a des enjeux de coopération internationale, des questions d'ingérence et d'influence, des sujets diplomatiques. La France est en pointe dans la Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, largement fragilisée en raison de la décision des États-Unis de mettre en pause son application pendant 180 jours. Ce dossier, important, est suivi par l'OCDE.

Nous devons travailler, voir ce que nous devons changer dans notre doctrine et dans nos procédures de contrôle interne et de ressources humaines pour protéger nos agents. Le but est de protéger les agents confrontés à des personnes très dangereuses. C'est l'un des éléments que les douaniers identifient eux-mêmes comme étant des risques.

J'ai découvert qu'une part importante du travail dissimulé n'était pas du travail : ce sont de faux versements de salaire. Nous avons l'impression que le travail dissimulé est un travail réel, réalisé par des personnes qui n'ont pas de papiers d'identité ou le droit de travailler. Tracfin indique que, sur la somme de 1,6 milliard d'euros de travail dissimulé, une partie concerne des pseudo-entreprises. Par exemple, l'une d'entre elles réalise 180 virements à 180 personnes qui n'ont jamais travaillé, comme si elle était réellement une entreprise, mais sans aucun contrat de travail ni de travail réel. Ce n'est pas du travail dissimulé au regard du code du travail. On pense qu'il y a des charges sociales qui auraient dû être payées, car on assimile cela à un salaire, mais en réalité, c'est du blanchiment ou de la corruption, pas du travail.

Comme je l'ai dit lors des questions au Gouvernement cet après-midi, aujourd'hui, nos systèmes de gel et de saisie pour cette fraude sociale qui remonte des Urssaf et de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) sont beaucoup moins outillés que ce que l'on fait pour la partie fiscale. Je laisserai le directeur de l'Onaf intervenir sur ce sujet. Nous travaillons actuellement à voir comment ce que fait l'Onaf, qui couvre toutes les aides publiques, mais pas les aides sociales, pourrait être utilisé. Un office de gendarmerie, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), joue le même rôle que l'Onaf, contre le travail illégal. Notre cadre juridique n'est pas équilibré entre le fiscal et le social. C'est un sujet prioritaire pour Catherine Vautrin et pour moi-même. Quand on arrête un trafiquant de drogue, on peut en présumer des revenus et les fiscaliser, mais on ne peut faire la même chose sur les enjeux sociaux.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Perruaux, comme vous avez déjà prêté serment devant notre commission d'enquête lors d'une précédente audition, ce serment tient toujours.

M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude. - Dans les affaires que nous connaissons, notamment de blanchiment ou d'escroquerie aux finances publiques, nous voyons en permanence des infractions au travail dissimulé en quantité, dans les termes décrits, mais aussi par des sociétés qui paient leurs salariés ou une partie de leur salaire uniquement avec de l'argent provenant du trafic de stupéfiants. Cette connexion est permanente.

Cela ne rentre pas dans le périmètre des actions prioritaires de l'Onaf. Nous faisons remonter ces informations aux parquets ou aux juges d'instruction. Ensuite, l'OCLTI prend le relais. Nous nous sommes rapprochés, à la demande de la ministre, des Urssaf et de la Cnam, qui sont moins outillées pour lutter contre les fraudes de ce type. Nous réfléchissons à une collaboration beaucoup plus active, à savoir à la présence d'agents de l'Urssaf au sein de l'Onaf pour favoriser ce lien.

Avec la Cnam, nous avons découvert récemment, à Lille, une fraude de somme colossale : des sociétés, intervenant dans le domaine de la santé sans avoir aucune activité, délivraient des ordonnances remboursées par la sécurité sociale. L'Onaf a très bien travaillé. Nous allons nous servir de cette expérience pour nous rapprocher de la Cnam afin de voir comment, tout en respectant en l'état les partenariats et les périmètres d'intervention respectifs de l'OCLTI et de l'Onaf, nous pourrions évoluer et travailler davantage avec ces organismes sociaux, qui connaissent de grandes difficultés.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Sur ces sujets, la réactivité est un enjeu majeur. Les services de Tracfin ont dix jours, quand ils présument un blanchiment ou un fait illicite avéré, pour bloquer la situation et appeler l'autorité judiciaire afin qu'elle donne mandat et que ce gel temporaire devienne une saisie. Ainsi, l'argent est bloqué. Si ce sont d'honnêtes gens, il leur sera rendu.

Sur le volet social, comme on n'a pas la possibilité de geler aussi rapidement l'argent, celui-ci a le temps de s'évaporer sur de multiples comptes et de disparaître, ce qui explique la différence entre les montants détectés et les montants recouvrés. C'est de moins en moins le cas dans les domaines douanier et, surtout, fiscal. Sans avoir fini le travail, nous avons déjà bien musclé notre dispositif.

M. André Reichardt. -Comment cela fonctionne-t-il à l'échelle internationale, et quel est votre degré de frustration par rapport à ce qui se passe au niveau européen, notamment à l'Amla (Authority for Anti-Money Laundering and Countering the Financing of Terrorism), l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment ? Cela va-t-il assez vite ?

Il ne faut pas se limiter au niveau européen pour la criminalité organisée, le blanchiment et le contournement des sanctions internationales. Il faut aller au-delà et viser des pays tiers, proches ou plus lointains. Êtes-vous satisfaite de la situation ? Quelles sont vos attentes ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - La coopération européenne est clef. Nous sommes sur la même plaque continentale, donc les flux physiques passent d'un pays à l'autre. Toutefois, nous sommes aussi dans un monde numérique : les applications financières et les cryptomonnaies n'ont pas de frontières. L'argent circule, en quelques millisecondes, du fin fond de l'Asie à l'Amérique latine. Le bon schéma n'est pas géographique : il est par type d'acteur, par filière, par réseau.

Il est primordial de préserver et de renforcer le Gafi, instance de coordination créée initialement pour lutter contre le financement du terrorisme et qui a largement étendu son mandat. Ancienne ambassadrice de la France à l'OCDE, j'ai eu la chance de bien connaître ses travaux durant deux ans. Cette configuration est opérante, car, actuellement, tous les pays du G20 sont membres du Gafi, assurant une couverture large. Certains pays sont membres à part entière, de même que plusieurs organisations régionales. Le Gafi couvre donc l'ensemble des juridictions et des systèmes, ce qui est bénéfique : il suffit, sinon, d'un petit endroit où créer des comptes en nombre et non surveillés pour qu'un système s'organise.

Cette revue par les pairs incite les pays à être sérieux, car ce sont leurs partenaires commerciaux, stratégiques et géopolitiques qui les regardent. Il y a une émulation dans cette surveillance collective. Les pays qui ne coopèrent pas ou choisissent les informations à transmettre se remarquent rapidement. Le mécanisme de liste est assez performant.

Tout cela ne marche que si certains principes sont respectés : il faut prioriser, puis faire de la prospective. Par exemple, nous estimons qu'il faut fixer comme priorité à l'Amla de s'occuper des lessiveuses.

En matière de prospective, le Gafi et l'Amla doivent faire de la recherche, mettre en commun leurs renseignements, afin de pouvoir détecter rapidement les nouveaux mécanismes. C'est à cet égard que l'aspect international est intéressant : si un pays vous informe de nouvelles méthodes de blanchiment, vous êtes moins faible.

En tant que ministre, j'ai fait mon premier déplacement le 31 décembre au soir, avec des douaniers, à Montmélian, à côté de Chambéry, sur un poste non spécialisé dans de la grande délinquance financière. Un douanier, à qui je demandais s'il n'était pas frustré d'être face à des gens ayant parfois un train de technologies d'avance, me répondait : " Non, c'est notre éthique. Cela fait deux cents ans qu'à la fin, on arrive à être plus forts qu'eux. " C'est une éthique humaine, de bon sens : comment nos systèmes, y compris internationaux, s'organisent pour que nous n'ayons pas de retard ? La vitesse, la prospective, la compréhension, le partage sont des points clefs.

Le directeur de Tracfin a passé sa semaine à l'Amla pour partager nos priorités et nos besoins, et définir un agenda de travail. Notre but n'est pas de créer de la norme et encore de la norme, mais de faire remonter ceux qui ne sont pas au bon niveau. On peut se noyer dans la norme : si elle n'est pas appliquée, cela ne sert à rien. Nous allons appliquer la norme, étant de bons élèves. Mais il faut aussi faire remonter nos voisins.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans des points de deal, 32 distributeurs de bitcoins ou de cryptomonnaies ont collecté 20 millions de dollars en un an, soit 56 000 dollars par jour. Faut-il les interdire ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Ils sont déjà interdits.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il en existe encore en Europe.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En France, ils sont interdits : il n'y en a pas. D'autres pays aussi les interdisent, car ce sont des endroits non régulés, non identifiés. C'est le début de l'anonymisation, avant même qu'il y ait des mixeurs. Nous devons établir des cadres de régulation, de contrôle et de surveillance mutuelle, pour que cela n'existe plus dans les endroits où l'on en trouve encore actuellement.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est un sujet important.

La commission des affaires européennes a voulu créer un Ficoba (fichier national des comptes bancaires et assimilés) européen, mais nous n'avons pas eu satisfaction, à, malgré les efforts du rapporteur André Reichardt. On nous a expliqué qu'il y aurait, peut-être en 2029, des points de contact - et plus si affinités. Serait-ce une bonne idée que la France prenne le sujet à bras-le-corps ? Que peut-on faire pour accélérer ce besoin de Ficoba européen ou de points de contact dans les pays où il n'y en a aucun ? Nous ne sommes pas très bons sur ce sujet.

Les moyens de contrôle des aéroports et de l'aviation privés sont-ils à la hauteur des enjeux ?

Pourra-t-on enfin terminer l'examen de la proposition de loi sur les cabinets de conseil, toujours en cours de navette parlementaire ? Vous aviez été auditionnée par mon excellente collègue Éliane Assassi. Au sein de la corruption se pose aussi le problème des cabinets de conseil et son corollaire, le pantouflage.

Je vous suggérerai un excellent livre qui comporte un certain nombre de chapitres sur le sujet des cartes prépayées...

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Dans un monde idéal, un Ficoba européen serait formidable. Mais, avant le monde idéal, il y a le monde nécessaire, dans lequel chaque pays aurait un fichier unique. Je rencontrerai bientôt la présidente et la directrice exécutive du Gafi, et leur demanderai de faire de ce sujet un préalable ou une nouvelle obligation. Il n'est pas normal que l'on soit obligé de demander à l'autorité si M. Dupont, sur lequel on a un soupçon, a bien un compte dans une banque A, B ou C. A-t-il un compte chez vous, combien a-t-il de comptes, et de quel montant ? Voilà ce que permet le Ficoba.

Je tiens à rassurer, il ne s'agit pas de réaliser une surveillance de masse des honnêtes gens, mais il est utile, pour la protection des intérêts vitaux de la nation, de vérifier que nous connaissons la nature de cet argent, sa provenance et que, le cas échéant, il soit traqué. Il faut donc d'abord avoir l'équivalent de Ficoba nationaux. Une fois qu'ils existeront, il sera facile de faire un Ficoba européen.

Sur le contrôle des aéroports privés, je laisserai le directeur des douanes répondre.

Le pantouflage dans les cabinets de conseil est très éloigné du sujet de cette audition. Délinquance financière et cabinets de conseil ne sont pas au coeur de ce que vous avez pu voir ces derniers mois. Je ne parlerai pas à la place du ministre des relations avec le Parlement.

Une action importante a été réalisée sur le pantouflage dans le cadre de l'extension du périmètre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) sur le contrôle des ingérences étrangères. Dans les mécanismes complexes de montage figurent de grandes nébuleuses qui font des opérations et viennent vous voir pour expliquer leur activité. Il est important de savoir quelles sont les ramifications des acteurs étrangers qui vous approchent sous couvert d'entreprises ou d'entités de très bonne façade. L'extension du mandat de la HATVP à la lutte contre les ingérences étrangères, notamment auprès des autorités publiques et des administrations, est intéressante. C'est un mandat récent, mais j'y vois un très grand champ pour nos futures enquêtes et nos renseignements.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis d'accord.

M. Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects. - J'avais également prêté serment lors d'une précédente audition.

M. Raphaël Daubet, président. - Exactement.

M. Florian Colas. - Il y a deux cas de figure différents pour le contrôle des aéroports privés.

Les grands aéroports accueillent des équipes de douane à demeure qui investissent méticuleusement le segment de l'aviation privée pour réaliser des contrôles. Par exemple, une partie importante du contentieux financier de la douane, à savoir les sommes d'argent saisies lors des contrôles douaniers, est réalisée dans les aéroports, notamment sur l'aviation privée, par exemple aux aéroports du Bourget et de Nice.

Il existe aussi de petits aérodromes sur le reste du territoire. La France est très fortement dotée en points de passage aux frontières (PPF) - les points d'entrée aéroportuaires sur le territoire de Schengen. La douane opère sur 76 points de passage aux frontières sur 123 points français, qui représentent 50 % des PPF européens. Nous sommes surdotés en petits aéroports ouverts au trafic international par rapport à d'autres pays européens. C'est un défi opérationnel : souvent, nous n'avons pas d'équipes à demeure dans ces aéroports. C'est l'équipe de douane la plus proche, mais parfois à plusieurs heures de route de l'aéroport, qui se déploie ponctuellement pour réaliser des contrôles.

Les choses sont plutôt bien organisées : il y a un contrôle obligatoire et une vérification de documents en cas de vols extraeuropéens arrivant sur le territoire. Cette mission est prioritaire et prend le pas sur toute autre mission en cours. Nos équipes sont organisées pour se projeter sur ces aéroports dans des délais de préavis variables. Pour améliorer les choses, on peut mieux cadrer les délais de préavis et être raisonnables dans notre maillage des PPF, plutôt que chercher à en ouvrir partout sur le territoire : il faut pouvoir les gérer. Les vols extraeuropéens sont toujours contrôlés. Bien sûr, quand le préavis localement défini est de 48 heures, le contrôle est plus facile que lorsqu'il est de 2 heures... L'encadrement de ces préavis est variable d'un territoire et d'un PPF à l'autre. Il existe une marge d'amélioration.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Pour reprendre l'image du rapporteur, nous aimerions tout contrôler, mais sans tout compliquer. Nous marchons sur une ligne de crête. Nous voulons développer les territoires, notamment faire venir des avions touristiques du monde entier pendant la haute saison. Le tourisme représente 8% du PIB. Mais, derrière, c'est aussi la porte ouverte à de nombreuses personnes qui, sous couvert de tourisme en tongs ou en chaussures de ski, peuvent faire rentrer de nombreuses marchandises qui n'ont rien à faire dans notre pays.

Les réseaux criminels utilisent parfois la technique de la submersion. Lors du contrôle d'un avion, les douaniers estiment que quand cinq ou six personnes sont contrôlées positivement, il y en a, en réalité, cinquante dans l'avion. La meilleure manière de s'assurer des contrôles, c'est de prendre le risque que cinq personnes soient arrêtées pour que 45 personnes passent. Lorsqu'un flux massif de touristes arrive tout d'un coup dans un endroit, il rencontre une équipe de douaniers qui n'est pas forcément pléthorique, car elle peut avoir été appelée moins de douze heures auparavant : ce sont des conditions particulièrement propices au blanchiment, au trafic de stupéfiants ou autre. Le directeur des douanes m'a écrit une note très complète sur ce sujet. La représentation nationale pourrait en être informée. Ce sont, certes, des sujets administratifs, mais, derrière, se trouve une question intéressante pour vous, élus des territoires : comment gérer cette tension entre l'attractivité d'un territoire que l'on veut ouvrir aux charters étrangers et la protection de l'intérêt national, nos forces de sécurité intérieure et nos douaniers ne pouvant se déployer partout à chaque instant ? Je me fais le plaidoyer de la douane face à cette espèce de triangle des impossibles... On ne sait pas forcément comment faire à l'avenir.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons été très impressionnés par les méthodes de contrôle des gares. Il y a des saisies importantes, notamment de cash.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Il y en a toutes les semaines !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre audition est retransmise : les citoyens doivent savoir que cela fonctionne de manière très impressionnante. Nous remercions l'ensemble de vos services pour leur protection et leur action très efficace, malgré, parfois, des trous dans le dispositif.

M. Raphaël Daubet, président. - Vous avez évoqué un niveau record de saisies. Avez-vous un avis sur la transformation des saisies en confiscations, même si cela relève plutôt de l'autorité judiciaire ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Je laisserai celui qui connaît le mieux ce que deviennent les saisies en parler.

Nos services réalisent des saisies, et sont en relation avec l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) : il y a la saisie, la confiscation, mais il faut voir ensuite comment on rend cet argent utile pour les deniers publics.

Le garde des sceaux a envoyé aux magistrats une circulaire sur les enjeux budgétaires, rappelant que la saisie de biens que l'on ne vend pas coûtait une fortune. Mieux vaut saisir, vendre, et garder l'argent de côté. L'Agrasc le fait pour les ministères économiques et financiers. Si les personnes sont innocentées, on leur rend non pas leur bien, mais l'argent correspondant. Cela coûte beaucoup moins cher d'avoir un compte en banque que des garages sécurisés, au cas où il faudrait rendre les biens.

Nous avons évoqué les moyens à déployer ; ils doivent être efficaces. Les honnêtes gens n'ont pas à payer les coûts afférents à la bonne application de la loi pour des personnes qui sont manifestement des criminels ou de grands délinquants. Nous devons transformer plus rapidement les saisies en argent pour éviter les coûts de gardiennage.

M. Christophe Perruaux. - La ministre a presque tout dit. L'Onaf a vendu des objets de luxe, comme des montres et des bijoux. Il est désormais dans la culture des services de police judiciaire de demander à l'Agrasc de vendre. Le fossé existant entre les saisies et les confiscations est constaté depuis la création de l'Agrasc, car beaucoup d'argent est rendu aux victimes, et non confisqué.

Reste à convaincre les magistrats de la nécessité absolue de confisquer ce qui a été saisi- je le regrette, étant moi-même magistrat. Entre le moment où le bien est saisi et le jugement, il peut se passer des années. Recouper les fichiers est alors difficile pour le ministère de la justice, qui a du mal à savoir exactement ce que sont devenues les saisies. Les efforts auprès des magistrats doivent être poursuivis, mais nous progressons énormément.

Enfin, tout ne s'explique pas par une déperdition entre la saisie et la confiscation : le ministère du budget peut aussi recouvrer des amendes dans les saisies réalisées par les services judiciaires avant de restituer l'argent.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Avec les plus hautes autorités de l'État, il nous semble que les enjeux de formation sont essentiels pour les magistrats, les policiers et les gendarmes.

J'ai bénéficié d'une formation accélérée lors de ma prise de fonction il y a quatre mois. J'ai aussi beaucoup échangé sur le terrain pour comprendre ce qui semble très complexe ou incompréhensible. Au départ, je n'en croyais pas mes oreilles, entendant que l'on brassait des millions d'euros. On en parlait moins auparavant.

Il faut des formations. La culture de l'enjeu financier doit imprégner toute la chaîne régalienne, des commissariats où l'on dépose plainte jusqu'aux autorités judiciaires, aux parlementaires, aux médias et à toute la société française. Sinon, on reste naïf et on ne comprend pas bien le sujet : les dispositions ne sont pas comprises dans leur globalité et sont vues comme une entrave à la vie quotidienne.

J'insiste sur le paiement en espèces, même si je n'ai pas l'intention de baisser le seuil de 1 000 euros, qui est déjà assez bas. Nous devrons par contre nous pencher sur le seuil des non-résidents. Je parie qu'un certain nombre de secteurs diront que c'est injuste, que cela limite leur activité... Nous devrons toujours trouver le bon équilibre. Tant que la société ne comprend pas comment cela fonctionne, ne voit pas les enjeux qui sont derrière - le vol de la puissance publique, l'appauvrissement potentiel des services publics, les moyens que l'on déploie avec l'argent des honnêtes gens pour lutter contre le phénomène -, on se rend nous-mêmes plus impuissants.

Votre travail me semble particulièrement utile en ce sens. D'abord, vous êtes plus que légitimes à contrôler, évaluer et recommander des actions au Gouvernement.

Ensuite, et nous l'avons vu dans le cadre de la proposition de loi sur le narcotrafic, ce travail de divulgation, de dissémination et d'appropriation d'un sujet et votre capacité à en être les " expliciteurs " pour l'opinion publique sont clefs, parce que vous n'êtes pas le Gouvernement : les citoyens voient que c'est le fruit d'un travail transpartisan, ouvert et partagé. C'est essentiel, et je vous en remercie.

Je vous remercie de vos encouragements et des félicitations que vous avez adressées à nos équipes, qui font preuve d'engagement, de persévérance, de sacrifices - les criminels n'ont pas d'horaires - et d'un très grand professionnalisme. Elles ne connaissent pas la désespérance, malgré les gens très puissants qu'il peut y avoir en face. C'est pour elle que j'ai essayé de faire de mon mieux pour vous restituer leur action.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci d'avoir rappelé l'ambition et l'utilité de cette commission d'enquête.

Je vous remercie ainsi que les fonctionnaires qui vous accompagnent pour la clarté et la générosité de vos réponses.

Source https://www.senat.fr, le 18 juin 2025