Texte intégral
NICOLAS DEMORAND
Débat ce matin sur la mort en direct dans la nuit du 17 au 18 août du streamer connu sous le pseudonyme Jean PORMANOVE. Une mort intervenue lors d'un live streaming diffusé sur la plateforme australienne Kick, sous les yeux des internautes. Depuis de longs mois, le streamer apparaissait dans des vidéos où il subissait violences et humiliations. Si son autopsie a écarté l'hypothèse d'une mort liée à ces mauvais traitements, reste une série de questions, de questions massives. Comment peut-on en arriver là ? Qui est responsable de ce drame ? Et comment éviter que de tels agissements se reproduisent ? Pour en parler, Clara CHAPPAZ, bonjour.
CLARA CHAPPAZ
Bonjour Nicolas DEMORAND.
NICOLAS DEMORAND
Vous êtes ministre déléguée chargée de l'Intelligence artificielle et du Numérique. Marie TURCAN, bonjour.
MARIE TURCAN
Bonjour.
NICOLAS DEMORAND
Vous êtes journaliste à Mediapart, co-autrice d'une enquête sur cette fameuse plateforme Kick. Merci à toutes les deux d'être au micro d'Inter. Marie TURCAN, pour commencer, vous aviez documenté ces violences dans votre enquête. Auriez-vous pu penser qu'on en arrive là, à la mort d'un streamer en direct ?
MARIE TURCAN
C'est toujours un peu maladroit parce que moi je ne suis pas de la famille, ni été spectatrice, donc c'est pour me positionner là-dessus. A part dire des banalités du genre « on n'aurait jamais imaginé que », moi je ne peux pas ressentir autre chose qu'une pointe de déception parce que quand j'ai commencé à travailler sur le sujet avec ma collègue Bérénice GABRIEL, c'était il y a plus de huit mois, le temps de regarder toutes ces vidéos, à la base moi je travaille sur les discriminations. Donc ce qui nous a alertés aussi c'était le fait qu'il y avait une personne handicapée qui était maltraitée en direct. On découvre ensuite qu'il est sous curatelle, qu'il n'est pas payé. On découvre que Raphaël GRAVEN est visiblement souvent affaibli, qu'il est souvent moqué. Et aussi une dynamique de pouvoir c'est-à-dire qu'il y a vraiment deux souffre-douleurs et puis deux personnes qui donnent les coups. Et derrière tout ça, on découvre ensuite que cette maltraitance des personnes faibles est encouragée par des fans qui regardent les streams, les live-streams souvent en direct, qui s'organisent ensemble en termes de communauté. Et puis je vous invite à lire notre dernier article qui est sorti hier sur la communauté des personnes qui regardaient Jean PORMANOVE. Ce n'est pas juste des adolescents, il faut le dire dès le départ, ce n'est pas juste des marginaux, c'est aussi il y a des footballeurs connus qui étaient au moins spectateurs occasionnels. C'est un monde à découvrir. On a quand même un élément un peu commun, c'est la masculinité. Il y a assez peu de femmes. Quand on est une femme, on est cyber harcelée. J'en ai fait les frais mais il y a aussi une streameuse qui témoigne de notre article qui a été cyber harcelée il y a quelques mois sur le sujet. Ça, c'est le côté vraiment nébuleux et c'est vrai que quand on a sorti cette enquête en décembre, qui est une longue enquête vidéo ainsi qu'un autre article sur la plateforme Kick pour essayer de faire comprendre ce que c'était, est-ce que c'est un Far West, est-ce que ce n'est pas un Far West, on en discutera, à ce moment-là, pas beaucoup de réactions à part de la part du procureur de la République de Nice qui se saisit trois jours plus tard et ouvre une première enquête sur des chefs liés à la violence donnée, à la violence supposée, alors ce sera le moment de qualifier, ce n'est pas encore arrivé, et aussi sur la diffusion d'actes de violence. Donc ça, c'est la première enquête. Et aujourd'hui la France parle de l'affaire Jean PORMANOVE à travers la deuxième enquête qui a été ouverte très récemment pour déterminer les causes de la mort, vous l'avez dit, qui n'a pas été donnée par un tiers. Alors pour l'instant, on parle surtout des coups. Les coups n'ont pas entraîné la mort mais on attend encore les résultats toxicologiques.
NICOLAS DEMORAND
Votre réaction, Clara CHAPPAZ, en apprenant cette mort en direct ?
CLARA CHAPPAZ
Comme responsable politique et comme citoyenne, j'ai bien sûr été scandalisée de voir que nous avions le décès de Raphaël GRAVEN, aussi connu sous le nom de Jean PORMAN OVE, en direct. Si vous voulez, moi, depuis le premier jour de ma nomination, je travaille sans relâche pour mettre fin à ce Far West numérique, je le qualifie comme ça, je pense que ce sera un sujet du débat, parce que j'ai la conviction que le numérique c'est une chance. Je pense qu'il ne faut pas non plus tomber dans le fait que le numérique, ce n'est que du mal, c'est une chance. C'est le numérique qui a permis de grandes avancées, bien sûr les Printemps arabes, le fait de pouvoir avoir de la transparence totale sur nos institutions.
NICOLAS DEMORAND
Là, on vit moins de ça là.
CLARA CHAPPAZ
Mais il y a un certain nombre de dérives et que je travaille depuis le premier jour pour les encadrer, parce que si on veut que ça reste une chance, il faut qu'on puisse avancer. Et je vous prends un exemple très concret de ce travail que je mène, on a par exemple un monde numérique qui permettait hier à 2 300 000 enfants de se connecter sur des sites pornographiques en cliquant sur un bouton " J'ai plus de 18 ans " et on a mis fin à ça. On l'a imposé à ces sites de dire : " On ne veut pas de ce monde numérique là ". Et aujourd'hui c'est 2 300 000 enfants qui, grâce à l'action que l'on mène pour réguler le numérique, n'ont plus accès à ces contenus et développent un rapport plus sain à la sexualité sur Kick.
NICOLAS DEMORAND
Cette fameuse plateforme.
CLARA CHAPPAZ
Après l'article de Mediapart, dont je salue le travail, après l'article de Mediapart du 13 décembre, le 16 décembre, l'État a lancé des actions. Vous avez rappelé qu'une enquête a été ouverte par la police judiciaire. Pharos, qui est la plateforme de signalements de contenus qui dépend du ministère de l'Intérieur, qui a reçu un certain nombre de signalements, a traité ces signalements. Petite parenthèse, quand on voit le nombre de signalements qui ont été reçus suite à l'article, avant l'article, après l'article, c'est de l'ordre de 80 et quelques signalements alors qu'il y a 200 000 personnes qui s'abonnaient à cette chaîne, qui payaient pour regarder ce contenu, il y a aussi une question de si dans la rue, demain, on voit quelqu'un se faire lyncher, on sera les premiers à réagir.
NICOLAS DEMORAND
Là, c'est un lynchage numérique, c'est ça, selon vous.
CLARA CHAPPAZ
On y reviendra.
NICOLAS DEMORAND
Parce que si on parle de Far West, ça veut dire la loi du plus fort, l'absence de loi à part celle du plus fort. Et dans le Far West, il y avait des shérifs, est-ce qu'il y a là des shérifs pour faire respecter l'ordre ?
CLARA CHAPPAZ
Et donc oui, les services se sont saisis du sujet, l'enquête a été ouverte, d'abord pour, on l'a dit, il y a deux enquêtes en cours, il y a une audition qui a été faite début janvier, des personnes qui étaient sur la plateforme, sur la chaîne pardon, de Jean PORMANOVE pour comprendre qui ont été entendues, qui ont été relâchées après cette garde à vue. L'Arcom, qui est le régulateur du numérique, a débuté un travail. L'Arcom, son rôle c'est de faire respecter les obligations des plateformes. Et aujourd'hui, moi j'en fais mon combat parce que je veux comprendre en tant que ministre du Numérique, responsable et travaillant pour porter ces politiques publiques du numérique, qu'est-ce qui a été fait, qu'est-ce qu'on peut en apprendre et surtout comment on renforce nos moyens d'agir vite et fort.
NICOLAS DEMORAND
On est armé, Marie TURCAN, pas assez armé, on manque d'outils, d'intervention ? Quel est votre point de vue ?
MARIE TURCAN
Justement, dans le terme débat, c'est un peu compliqué parce que moi, en tant que journaliste, je n'ai pas forcément envie d'être dans un antagonisme, ce n'est pas MEDIAPART contre la ministre, je préfère le préciser, mais j'entends. Je suis surprise, vous avez dit 80 signalements à Pharos, c'est vrai que là du coup, ça pose quand même une question, pourquoi il ne s'est rien passé en huit mois s'il y a eu 80 signalements de Pharos ? Parce que, en réalité, le terme de Far West, il est un peu galvaudé, les lois, elles existent, elles sont là, le DSA, le Digital Services Act existe, la loi SREN existe. Ce qu'on a vu, c'est quand même qu'une enquête a été ouverte rapidement, là, il y a sûrement un souci, tout le monde se renvoie un peu la patate chaude, on a l'impression quand même, pourquoi ces huit derniers mois, il n'y a rien eu ? Je vous renvoie aussi peut-être un peu la question, forcément, mais c'est vrai qu'on peut se dire, vous avez fait des tweets récemment, parce que vous étiez en colère et on l'a entendu, mais en fait cette colère-là, elle était où il y a huit mois ? Quand est-ce que vous auriez pu réagir peut-être plus fortement ?
NICOLAS DEMORAND
Claire CHAPPAZ, Madame la Ministre.
CLARA CHAPPAZ
Clara, j'entends deux questions dans ce que vous venez de demander. La première question, c'est comment est-ce qu'aujourd'hui on comprend quels sont les outils qu'on a à notre disposition ? Et c'est pourquoi demain matin, j'organise une réunion avec toutes les parties prenantes, les services du ministère de l'Intérieur avec Pharos, cette question du signalement, cette plateforme, aujourd'hui, sur laquelle on peut signaler des vidéos quand on a le sentiment qu'elles ne sont pas des vidéos, elles sont des vidéos de contenu illicite. Deuxièmement, l'ARCOM, le régulateur du numérique, comprendre les éventuelles difficultés qu'ils ont eues à saisir cette plateforme pour engager un travail avec elle, les services du ministère de la Justice, pour faire le point sur qu'est-ce qui fonctionne, qu'est-ce qu'on peut améliorer ? Moi, je travaille sans relâche pour améliorer la régulation du numérique et sortir de ce far West. Deuxièmement, on va rentrer dans cette question-là d'aujourd'hui, les outils qui sont à notre disposition nous permettent, au service du ministère de l'Intérieur via Pharos et via l'office anti-cybercriminalité, de demander aux plateformes qui ont connaissance de contenu manifestement illicite de les retirer. C'est le cadre qui est le nôtre, aujourd'hui, et c'est une précision importante parce qu'il n'y a pas de bouton rouge qui permettrait à un ministre de dire « Je veux que ce site soit fermé ». Et fortement, on est dans un état de droit.
NICOLAS DEMORAND
Est-ce qu'il y a un monsieur ou un madame Kick en France avec un pas de porte, un bureau, une sonnette ou un interphone ? Ou est-ce que ça n'existe pas ?
CLARA CHAPPAZ
Oui, justement, je pense que c'est très important qu'on comprenne qui on a en face de nous. Kick, c'est une plateforme australienne qui, il y a moins de trois ans, j'ai convoqué les responsables, j'ai échangé avec eux en visio la semaine dernière. C'est ce que je me permets de qualifier de voyous du numérique qui, depuis des années, exploitent un certain nombre de vulnérabilités du numérique et un certain nombre de vulnérabilités humaines, fascination pour la violence, etc., pour créer une plateforme qui s'est construite sur le fait qu'il y a moins de modération que les autres et qu'on va pouvoir voir des choses qu'on ne voit pas ailleurs. Ils se font des milliards en exploitant ce type de vulnérabilité, mais nous avons réussi déjà à fermer un certain nombre de leurs activités. Je pense par exemple, à leur activité de casino en ligne qui est une activité interdite en France. En 2021, on a fermé leur site. Les mêmes responsables avaient un site de casino en ligne, on l'a fait fermer et je peux vous dire que j'en fais mon combat. Si nous avons, au terme des enquêtes, la possibilité de fermer Kick, ce sera fait. Mais vous avez bien raison, on est face à des gens qui étaient en Australie qui, avant le drame, n'avaient même pas de représentants légaux en Europe. L'ARCOM est responsable de faire appliquer les lois, de faire appliquer les obligations des plateformes qui sont basées en France et de travailler avec les autres régulateurs européens quand ils ont leur siège représentant européen qui n'est pas en France. Depuis, ils ont nommé quelqu'un à Malte et l'ARCOM est en lien avec cette personne pour faire avancer les choses.
MARIE TURCAN
Après, ça pose quand même une question, cette question des huit mois, le temps d'indignation. On ne peut pas dire qu'en décembre, quand nous, on contacte vos services, on ne peut pas dire qu'il y ait eu un branle-bas de combat comme il y en a eu un aujourd'hui, là, en août 2025. Là, c'est quand même un autre problème. On touche à quelque chose de savoir reconnaître les signaux faibles, savoir aussi faire confiance au travail qui a été fait pour montrer, pour aller creuser, pour voir qu'il y a vraiment quelque chose à faire. À ce moment-là, je me demande, en décembre, est-ce que vous avez été mise au courant et pourquoi ne pas avoir réagi plus tôt ?
NICOLAS DEMORAND
Alors, rapidement, Clara CHAPPAZ, on arrive au terme de ce débat.
CLARA CHAPPAZ
En tant que ministre du Numérique, ma première priorité, c'est d'être dans l'action et de mettre en place des politiques publiques qui nous permettent de sortir du fait qu'Internet a été construit comme un espace de liberté totale. Et c'était très positif et ça a permis plein de choses dont on a permis, mais ça a aussi créé un monde où, par exemple, on téléchargeait de la musique gratuitement sur Internet et on se disait que c'était super. Donc, on a avancé, mais on part de très loin. Et ça, c'est vraiment ce qui m'occupe depuis le premier jour de ma nomination, mettre en place des règles et s'assurer que ces politiques publiques sont assez solides, sont assez fortes et qu'on a les capacités d'ailleurs pour sortir. Mais c'est ce que j'ai fait, par exemple, quand je suis allée à Dublin pour rencontrer le régulateur irlandais et comprendre les interactions qu'il pouvait avoir avec la plateforme TikTok suite au fait qu'il y avait des millions de contenus qui demandaient aux jeunes filles de s'affamer. Les jeunes filles que j'ai rencontrées à l'hôpital Robert DEBRE, qui sont en situation d'anorexie parce qu'elles ont ce type de vidéos, j'ai obtenu gain de cause, ils ont retiré ces contenus. Concernant Kick, encore une fois, quand MEDIAPART, avec son travail, a permis de mettre le doigt sur ça, les services de l'État ont agi. Mais je veux juste répondre une bonne fois pour toutes à cette question qui m'a été posée plusieurs fois. Quand vous avez contacté mon ministre pour faire paraître votre article, le gouvernement BARNIER venait d'être censuré, j'étais en devoir de réserve. J'étais en devoir de réserve. Vous voyez bien que je suis là aujourd'hui, je n'ai aucun problème à échanger et je continuerai à suivre cette histoire. Mais surtout, je continuerai à suivre tout ce qu'on peut faire pour faire du numérique un espace plus sûr.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 10 septembre 2025