Texte intégral
Mme la présidente
L'ordre du jour appelle la discussion, sur le rapport de la commission mixte paritaire, de la proposition de loi modifiant la définition pénale du viol et des agressions sexuelles (n° 1982).
(…)
La parole est à Mme la ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations.
Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations
Il est des combats qui traversent les décennies, des voix qui ne s'éteignent jamais et des femmes dont l'engagement continue d'éclairer notre route. Alors que vous vous apprêtez à vous prononcer sur cette proposition de loi, je veux rendre hommage à Monique Pelletier, décédée le 19 octobre 2025 à l'âge de 99 ans. Avocate, ministre de la condition féminine, membre du Conseil constitutionnel, elle a fait de sa vie un combat pour la justice et la dignité ; une vie consacrée à briser le silence, à faire bouger les lignes et à transformer le droit en un puissant instrument d'émancipation. Dans une France encore corsetée par le silence, la honte et l'indifférence, Monique Pelletier s'est battue pour les droits des femmes et pour la reconnaissance des violences faites aux femmes. C'est notamment à elle que nous devons, en 1980, la criminalisation du viol et ce qui est devenu l'article 222-23 du code pénal – une conquête déterminante, grâce à la force d'un mouvement de femmes déterminées, dans le sillage du combat historique de Gisèle Halimi. Et c'est en pensant à elles, à leur courage et à leur clairvoyance, que nous poursuivons aujourd'hui ce combat pour nommer, reconnaître, condamner et éradiquer toutes les formes de violences sexuelles.
Le consentement est au cœur de notre combat contre les violences sexuelles. L'obligation du consentement est une évidence qui aurait dû s'imposer depuis longtemps. Pourtant ce concept demeure volontairement déformé, caricaturé, parce qu'il heurte des habitudes et des croyances, et qu'à ce titre, il dérange, étant intrinsèquement lié à une réalité que l'on préférait mettre à distance, une réalité occultée par les clichés : dans neuf cas sur dix, la victime connaît son agresseur, celui qui abuse et qui viole. Ce n'est pas un inconnu tapi dans l'ombre : c'est un mari, un ex-conjoint, un parent, un ami, un collègue, un supérieur hiérarchique ou une autre figure d'autorité, en tout cas quelqu'un à qui on fait confiance, quelqu'un à qui on dit "tu". Et c'est précisément cette proximité qui brouille tout. Elle rend les frontières floues, les repères incertains ; elle installe le doute, insidieux et corrosif. Le doute pour la victime d'abord : est-ce vraiment arrivé ? ai-je mal compris ? est-ce ma faute ? Et le doute pour les autres : pourquoi n'a-t-elle pas crié ? ne s'est-elle pas débattue ? n'a-t-elle rien dit plus tôt ? Or le viol ne se résume pas à la brutalité physique : la peur, la sidération, la honte, le contrôle coercitif, les violences psychologiques, les abus d'autorité ou de pouvoir sont autant de chaînes invisibles qui paralysent, et parfois pour longtemps. L'absence de cris, de lutte ou de résistance n'a jamais établi un consentement. Le silence d'une victime n'est jamais un consentement ; ne pas dire non ne signifie pas dire oui.
Nous n'avons plus le droit de détourner le regard, plus le droit de prétendre ne pas savoir, plus le droit de nous réfugier derrière l'excuse du silence ou de la gêne. Regarder ailleurs, c'est laisser faire, c'est prolonger la violence. Nous devons avoir le courage de regarder notre société telle qu'elle est, avec ses violences, ses silences, ses complicités mais aussi ses réflexes de défense qui protègent le confort plutôt qu'ils ne font éclater la vérité. Nous devons ce regard lucide aux victimes ; nous leur devons aussi le respect, la reconnaissance et la justice. Il s'agit de se hisser au niveau du courage de toutes celles et ceux qui ont eu la force de parler, de porter plainte, de revivre l'indicible pour que d'autres n'aient pas à le subir – toutes sans exception car il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes : il y a des victimes, et toutes ont droit à notre respect. Nous devons penser également à celles qui hésitent, à celles qui se taisent ou qui renoncent parce qu'elles savent le chemin judiciaire trop long, trop douloureux, trop épuisant ; à celles qui n'attendent pas de notre part de la compassion mais une société qui les protège et qui agit.
Si nous avons progressé, protégeant mieux les victimes et condamnant plus fermement les bourreaux, si nous avons renforcé les dispositifs de prévention et d'accompagnement au sein de notre arsenal juridique et commencé à graver l'absence de consentement dans la loi, le combat n'est pas terminé. En inscrivant dans notre code pénal, en 2021, le seuil de 15 ans en deçà duquel il ne peut y avoir de consentement, nous avons clarifié le travail de la justice : avant 15 ans, un enfant est un enfant, il ne peut pas comprendre ce qu'on lui suggère ou ce qu'on lui impose (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe EcoS. – M. Jimmy Pahun applaudit également) ; avant quinze ans, un enfant ne peut pas consentir : c'est non, c'est toujours non, c'est un interdit absolu et il ne peut en être autrement.
Aujourd'hui, nous pouvons changer de dimension en réaffirmant une vérité simple, incontestable et inaltérable : consentir n'est pas synonyme de ne pas dire non. Car consentir, c'est dire oui : un oui explicite, libre, sans contrainte ni ambiguïté. Il ne s'agit pas de caricaturer cette exigence en y voyant une bureaucratisation du désir ou en évoquant ironiquement un contrat signé avant chaque relation sexuelle, mais de protéger, de reconnaître et de rendre justice. Car le viol n'est ni une fatalité ni un malheureux malentendu ; le viol est un crime – un crime qui brise, qui mutile, qui anéantit. Nous avons donc une responsabilité historique.
Cette avancée législative majeure s'inscrit dans notre engagement, celui qu'a pris formellement le président de la République, et je me réjouis de la mobilisation des parlementaires de toutes les sensibilités qui soutiennent cette initiative avec force et conviction, à l'Assemblée nationale comme au Sénat. À cet égard, je tiens à rendre un hommage appuyé au travail remarquable des députées Véronique Riotton et Marie-Charlotte Garin, dont le rapport d'information a été décisif. Sans vous, mesdames, nous ne serions pas ici ce matin. Les travaux parlementaires, conjugués à l'avis éclairé et rapidement remis par le Conseil d'État auquel je veux aussi rendre hommage, ont permis d'aboutir à une écriture qui rassure, encadre et sécurise. Un tel travail collectif honore notre démocratie.
En adoptant cette proposition de loi, vous pouvez inscrire au cœur des lois de notre République le principe fondamental suivant, principe de justice et de dignité : "Le consentement doit être libre, éclairé, spécifique, préalable et révocable." Libre, parce qu'aucune contrainte, aucune pression ni aucune peur ne doivent en fausser la nature : une femme qui craint de perdre son emploi, une jeune fille face à son entraîneur ou encore une femme sous l'emprise d'un conjoint violent peuvent-elles réellement dire non ? Éclairé, car comment consentir si l'on est droguée, ivre ou en quelque autre situation de vulnérabilité, y compris sous rapport d'autorité ? Spécifique, pour que nul ne puisse détourner le sens du mot consentement : consentir à un acte n'est pas consentir à tous les actes, et le droit des contrats ne saurait justifier celui de disposer du corps d'autrui. Préalable et révocable, enfin, car personne ne doit être enchaîné par un consentement délivré une fois : dire oui ne signifie pas dire oui pour toujours, la faculté de dire non à tout moment doit être respectée.
Au-delà des textes de loi, c'est un changement de culture que nous devons opérer, collectivement. La culture du viol, ce poison insidieux qui imprègne nos sociétés, doit être combattue par chacune et chacun d'entre nous, tout le temps et à tous les niveaux. Elle transparaît chaque fois qu'une victime est réduite au silence, chaque fois qu'un agresseur est excusé, chaque fois qu'un non est interprété comme un peut-être, chaque fois qu'on enseigne aux filles à avoir peur et à se méfier plutôt qu'aux garçons à les respecter, chaque fois qu'on insinue que la jupe était trop courte, l'attitude trop provocante ou l'heure trop tardive, et que l'on cherche à justifier l'injustifiable – "Après tout, elle l'a bien cherché !" Mettre fin à cette culture, c'est éradiquer ces mécanismes de domination. C'est refuser la complaisance, le déni, la banalisation. C'est éduquer autrement, enseigner le respect, valoriser l'écoute, la liberté et la responsabilité. C'est dire clairement et définitivement que la honte n'est pas du côté des victimes mais du côté de ceux qui violent, minimisent, détournent le regard ou laissent faire.
Aujourd'hui, nous pouvons faire un pas décisif vers une véritable culture du consentement. Ce texte ne changera pas tout mais nous continuerons à lutter contre toutes les formes de violence. Je réaffirme devant vous mon engagement en faveur d'une loi-cadre de lutte contre les violences sexuelles et intrafamiliales. Tous les groupes politiques de l'Assemblée nationale et du Sénat sont autour de la table. Le consensus sur ce sujet est souhaitable et possible.
Dès aujourd'hui, il nous revient de réaffirmer haut et fort, au nom de la République, que le corps des femmes leur appartient, à elles seules, et que nul ne peut prétendre le posséder ou le forcer ; que la liberté, la dignité et le respect ne sont pas négociables ; que ce qui compte est ce que la victime veut et non ce que l'agresseur croit. Ce renversement du regard, cette reconnaissance, cette exigence forment déjà une révolution. (Applaudissements sur les bancs des groupes EPR, SOC, DR, EcoS, Dem et HOR.)
Source https://www.assemblee-nationale.fr, le 24 octobre 2025