Le luxe et son industrie aujourd’hui
Qu’est-ce que le luxe ? Pour le Britannique Adam Smith, père de l’économie, il y a luxe lorsqu’on s’éloigne de la nécessité. Cependant, la notion même de nécessité est subjective car on s’habitue vite au superflu et on peut en faire une nécessité. Dès la Renaissance, le luxe a constitué le mode de vie exclusif de l’aristocratie, chacun voulant rivaliser dans l’ostentation. Cela a conduit à l’émergence, aux XVIe et XVIIe siècles, d’édits et de règlements appelés "lois somptuaires" qui visaient à contrôler la manifestation de l’enrichissement et commandaient aussi à chacun de se vêtir selon son rang. À l’aristocratie, la classe de loisir et de chasse, étaient réservés les ors, les essences et les épices les plus rares – qui agrémentaient le quotidien –, les carrosses, les livrées et les castels. Depuis l’avènement des sociétés démocratiques, chacun agit selon son désir et ses moyens, la méritocratie règne. Les lois somptuaires n’ayant plus cours, la dynamique sociale d’imitation des élites entretient une frénésie d’acheter toujours plus beau, plus cher, plus confortable pour s’associer au moins symboliquement à ces dernières, voire montrer qu’on les dépasse en capital matériel. Au coeur de la consommation du luxe se trouvent l’hédonisme, le goût du beau, de l’excellence mais aussi le matérialisme, la croyance que le bonheur se construit par l’argent et l’accès aux plaisirs rares qu’il permet, parmi lesquels figure en bonne place l’ostentation. Jean-Jacques Rousseau écrivait ainsi : "On ne jouit du luxe qu’en le montrant" (OEuvres complètes de J.-J. Rousseau. Correspondance, "Lettre à Mlle de Luxembourg" (20 janvier 1763), Lefèvre, 1839).
Le chiffre d'affaires mondial du luxe est évalué à 1 171 milliard d'euros
La méritocratie, la mobilité sociale et la croissance économique des pays émergents ont profondément transformé l’activité des entreprises du luxe, qui doivent répondre à cette nouvelle demande, considérable et solvable. Autrefois, le luxe était une activité artisanale destinée à une clientèle restreinte au service de laquelle se mobilisaient des entreprises familiales dotées d’un savoir-faire rare, nourri de tradition et d’audace. Elles ont fait place aujourd’hui à l’industrie du luxe, portée par des groupes cotés en Bourse ; chacun d’entre eux est à la tête d’un vaste portefeuille de marques savamment dénommées "maisons d’exception" – soixante-dix pour Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH) et quatorze pour Kering – qui exercent leurs activités dans des secteurs très diversifiés.
Selon le cabinet de conseil Bain & Company (Altagamma 2018 Worldwide Luxury Market Monitor, Milan, 2018, p. 3), le chiffre d’affaires mondial du luxe est évalué à 1 171 milliards d’euros. Le marché qui en occupe la plus grande part est l’automobile de luxe, dont la France est quasiment absente (hormis la marque DS Automobiles), à hauteur de 495 milliards d’euros. Il est suivi par le luxe dit "personnel" (260 milliards) puis l’hôtellerie (190 milliards), et enfin par deux marchés liés, les vins fins et spiritueux (71 milliards) et les produits gastronomiques (50 milliards d’euros). La France est très présente mondialement dans le luxe dit "personnel", les vins et spiritueux ainsi que l’alimentation fine.
Fait nouveau, le luxe occupe désormais une place centrale dans les sociétés de consommation, non pas en volume car il reste un petit secteur, mais par sa visibilité et sa puissance symbolique. Il symbolise en effet ces sociétés et en constitue l’expression artistique et culturelle la plus aboutie. En termes de stratégie d’entreprise, les marges qu’il autorise, avec des prix en hausse continue, lui assurent une croissance profitable. L’examen des Résultats annuels 2017 de LVMH, premier groupe mondial du luxe, montre que la marge brute moyenne de ses soixante-dix marques s’élève à 65% des ventes, et le résultat opérationnel courant à 19,5% de celles-ci ; certaines marques ayant une performance moindre, on en déduit que les marques de luxe leaders très connues ont une rentabilité bien supérieure à cette moyenne de 19,5%. L’industrie du luxe a su capter une telle valeur en identifiant la motivation centrale des sociétés à forte mobilité sociale : la mise en scène du moi et de son propre succès via des marques de reconnaissance, voire d’admiration et d’affiliation. Le prix des produits de luxe s’est déconnecté de leur prix de revient, il mesure et crée la valeur de la marque. Pour les marques dites de luxe, rien n’est trop beau, trop fastueux, trop excessif ; autant de qualificatifs qui doivent interroger sur la soutenabilité du luxe, c’est-à-dire sur sa capacité à perpétuer ce développement dans la durée.
Luxe et développement durable : deux univers contradictoires ?
L’analyse lexicale du discours du luxe et de celui du développement durable, très révélatrice, dessine deux univers presque antagonistes :
- le luxe, comme le rappelle l’étymologie du mot, correspond à un déboîtement (luxatio), un écart par rapport à la normalité. Le vocabulaire du luxe appartient au registre de l’excès, du rêve, de l’extraordinaire, au bénéfice d’une minorité privilégiée ;
- au contraire, le développement durable est lié à des termes comme "réutiliser", "se restreindre", "faire attention", "partager", "échanger", "trier", au profit de la communauté élargie.
Il n’est donc guère étonnant de constater que, d’après nos recherches, plus de 56,7% des Français acheteurs du luxe estiment que luxe et développement durable sont contradictoires (Jean-Noël Kapferer et Anne Michaut, "Luxury and sustainability : a common future ? The match depends on how consumers define luxury", Luxury Research Journal, vol. 1, no 1, 2015, p. 3-17). Cette contradiction est perçue différemment selon la façon dont les personnes définissent le luxe. Ainsi, elle est ressentie par 70,2% de ceux pour qui le luxe désigne ce qui est cher et par 68,4% des personnes qui le définissent comme ce qui est rare. En revanche, ce sont ceux qui voient dans le luxe un niveau de qualité exceptionnel qui perçoivent le moins cette contradiction (48,2%). Les valeurs du développement durable se retrouvent au niveau du produit lui-même. En effet, le véritable article de luxe présente les caractéristiques suivantes :
- il est fabriqué en petites quantités donc n’épuise pas les réserves de matières premières naturelles rares, dont la préservation assure la pérennité du métier ;
- il est réalisé en partie à la main, sauvegardant ainsi un artisanat local de qualité ;
- il manifeste un savoir-faire historique et maintient par conséquent une culture locale ;
- il est fait pour durer longtemps donc répond à une exigence de durabilité, à l’inverse de la mode ou de l’obsolescence programmée des objets techniques.
Fait significatif majeur, plus on est jeune, plus on considère que luxe et développement durable sont contradictoires, aussi bien en France qu’en Allemagne, en Chine, au Japon, aux États-Unis ou au Brésil (J.-N. Kapferer A. Michaut, article déjà cité, 2015). Là réside un défi majeur pour les marques françaises et l’industrie du luxe en général.
L’impact du style de vie de luxe et de l’industrie du luxe
Le style de vie de luxe fait rêver. Ce rêve est composé de grandes marques, de services et d’expériences rares, uniques, aux limites toujours repoussées au fur et à mesure que des clients de plus en plus nombreux se pressent aux portes des temples du luxe. Mais on sait aujourd’hui que ce style de vie s’avère incompatible avec les exigences de protection de l’environnement. Ainsi, d’après l’organisation non gouvernementale (ONG) Oxfam International, les 10% d’individus les plus riches du monde sont responsables de près de la moitié des émissions de dioxyde de carbone (CO2) (Inégalités extrêmes et émissions de CO2, Document d’information médias, 2 décembre 2015). Parmi les 1% les plus riches du monde, chaque individu génère 175 fois plus de CO2 qu’une personne appartenant aux 10% les plus pauvres. Cela s’explique par le mode de vie, c’est-à-dire l’espace vital par habitant, le nombre et la dimension des équipements énergivores possédés, la consommation de viande, l’utilisation de voitures (nombre et taille), la fréquence et la distance en transport aérien, etc.
Fast fashion
On appelle fast fashion une partie de l’industrie de la mode qui a instauré un rythme élevé de remplacement des produits et des collections en boutiques et sur internet afin de faire venir encore plus souvent les clients en magasin ou sur les sites de commerce en ligne, et de rendre ainsi obsolètes les produits achetés précédemment.Paradoxalement, la conscience écologique croît avec les revenus, de même que les émissions de CO2. Afin d’atténuer ce paradoxe, les personnes aisées s’engagent dans de nombreuses actions pro-environnementales à forte visibilité mais, en réalité, l’impact de ces dernières reste faible (tri sélectif, moteurs hybrides ou électriques…). Pour réduire fortement leur nuisance, les riches devraient remettre en cause leur style de vie de luxe, en optant par exemple pour des petites voitures (ou en se passant de voiture), des avions collectifs et des appartements de taille réduite.
Le Grenelle de l'environnement
Le Grenelle de l’environnement désigne un ensemble de rencontres qui ont réuni, au cours du second semestre 2007, des représentants de l’État, des collectivités locales, des ONG, des entreprises et des salariés afin de faire émerger en France des actions en faveur de l’écologie, de l’environnement et de la biodiversité. À la suite de ces grandes consultations, deux lois ont été adoptées :
- la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l’environnement, dite "loi Grenelle";
- la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite "loi Grenelle II", qui complète et permet l’application de la précédente.
Cinq années après le Grenelle de l’environnement, un "débat national sur la transition énergétique" a débuté en France ; il a abouti à l’adoption, le 17 août 2015, de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, visant à préparer l’après-pétrole et à instaurer un nouveau modèle énergétique durable
Le diagnostic diffère pour l’industrie du luxe, en raison principalement de sa très petite taille. La France est certes présente sur le marché dit des "luxes personnels" les boutiques des grandes marques françaises devenues des icônes du luxe rayonnent dans les capitales mondiales : Hermès, Chanel, Dior, Saint Laurent, LVMH, Cartier, Boucheron, Van Cleef & Arpels, Bell & Ross… Mais l’industrie du luxe est toute petite. Selon Bain & Company (Altagamma 2018 Worldwide Luxury Market Monitor, cité plus haut), le segment du luxe dit "personnel" représente à lui seul un chiffre d’affaires mondial de 260 milliards d’euros, toutes marques confondues, soit à peine plus que le chiffre d’affaires mondial d’Apple en 2017 (235 milliards, d’après le rapport annuel de la firme). Celui de LVMH s’élève à 42,63 milliards d’euros (Résultats annuels 2017), c’est-à-dire le cinquième de celui d’Apple et la moitié de celui de Carrefour (88,24 milliards selon son Rapport annuel 2017).
Ces chiffres situent les enjeux et recadrent le questionnement du luxe. Ce secteur jouit d’une forte visibilité mais il a des dimensions réduites. L’industrie la plus polluante est celle de la mode, de la fast fashion consommée en masse puis jetée (les tee-shirts en coton et les jeans, en particulier, grèvent lourdement les ressources en eau). La mode est suivie par l’alimentation, l’agriculture, l’industrie chimique (dérivés du pétrole), les transports, l'habitat...
La crise environnementale est devenue une préoccupation majeure de la plupart des dirigeants politiques et économiques, comme en témoignent le Grenelle de l’environnement de 2007 et les lois auxquelles il a abouti. L’industrie du luxe, vu ses dimensions, a un faible impact sur l’environnement. Ainsi, la plus grande partie de l’or circulant dans le monde ou utilisé par la bijouterie a une origine inconnue, il n’est pas traçable. Cependant, chez Cartier ou Boucheron notamment, tout l’or est traçable, luxe oblige. Cela ne signifie pas que l’industrie du luxe ne doive pas faire davantage d’efforts, d’autant plus qu’elle est soucieuse par essence de préserver les ressources naturelles rares qui fondent sa valeur. Toute activité humaine doit désormais se réinventer en fonction des impératifs écologiques.
Le luxe est-il soutenable ?
En France, le développement durable se résume le plus souvent à la défense de l’environnement, à la mise en oeuvre de l’Accord de Paris sur le climat (signé et entré en vigueur en 2016), c’est-à-dire aux préoccupations climatiques, à la préservation des ressources naturelles qui se raréfient peu à peu, de la biodiversité, des forêts, etc.
Mais, les définitions de sustainable development (traduction anglaise de "développement durable") intègrent deux aspects supplémentaires, l’un économique et l’autre social, ce dernier se référant à l’harmonie, autre condition du vivre mieux ensemble. Or, le luxe est le révélateur des inégalités sociales considérables engendrées par la financiarisation de l’économie et de la gestion des entreprises dans une optique purement capitaliste. Il ne génère pas les disparités sociales actuelles mais, par sa dimension nécessairement ostentatoire, il les rend visibles et souvent insupportables.
La notion de soutenabilité du luxe renvoie à sa légitimité durable dans un monde en évolution qui est en train de redéfinir les critères de ce qui est acceptable ou non. Il revient à l’industrie française du luxe de veiller à entretenir l’acceptabilité sociale du concept de luxe. Ce dernier, depuis les philosophes antiques Aristote, Platon et Sénèque, a toujours fait l’objet de critiques morales. Aujourd’hui, la morale n’est plus dictée par les philosophes mais par les ONG, les millennials et les réseaux sociaux, qui sont prompts à s’enflammer et sujets à une forte susceptibilité sur toute la planète. L’industrie du luxe doit donc prendre conscience qu’elle ne peut pas s’intéresser uniquement au marché du luxe et à l’évolution de la demande de ses produits, mais qu’elle doit également préserver son image vis-à-vis de ceux qui sont hors de son marché. Ainsi, en Californie, le foie gras a été interdit sous la pression des défenseurs des animaux, même s’il existe une demande solvable de foie gras chez les consommateurs d’Hollywood et de la Silicon Valley. En ira-t-il de même des diamants dits "naturels" qui font la valeur émotionnelle des bagues de fiançailles et des colliers des stars, dans la mesure où la société est informée des conditions insoutenables de leur extraction ? La clientèle peut choisir d’acheter des diamants de synthèse, appelés non-mined ("non extraits"), qui ressemblent tout à fait aux vrais – du moins les plus petits –, pour un prix beaucoup moins élevé.
Le point de vue très mitigé des consommateurs
Que pensent les consommateurs du luxe des enjeux du luxe durable ? Depuis dix ans, nous avons mené auprès d’eux, en France et à l’étranger, de nombreuses recherches avec notre collègue Anne Michaut. Les principales conclusions sont les suivantes :
- les consommateurs sont passés de l’ignorance totale à une forte attente implicite en matière de développement durable. Auparavant, ils n’y pensaient pas en achetant un produit de luxe : pourquoi troubler la "parenthèse de plaisir" que représente l’achat exceptionnel d’un tel produit, fait de matériaux nobles, émanation d’un savoir-faire historique conjugué à une audace créative et à une aura sociale (la marque) ? Aujourd’hui, l’exigence écologique se répand et nourrit des attentes implicites. Compte tenu des prix affichés par les marques de luxe, on attend d’elles une certaine exemplarité dans ce domaine. Une minorité de clients commencent même à poser des questions lors de l’achat : "Êtes-vous sûr que les rubis de cette bague ne viennent pas de zones de guerre ?" Cette minorité se compose de millennials, riches Chinois, Américains… ;
- les clients du luxe sont incapables de citer une marque de luxe soucieuse de l’environnement, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ces marques sont peu nombreuses ; on en mentionne régulièrement quelques unes, par exemple Stella McCartney. De plus, les nouvelles marques, qui s’efforcent d’être écologiques, altèrent leur image de luxe et ne font plus que du haut de gamme. L’excès leur fait défaut, elles se montrent trop sages et ne jouent pas leur rôle de stratifiant social. Les jeunes clients citent des marques nées sur le Net (Everlane en particulier) qui ont pour principale vertu la transparence sur les prix, les marges et les coûts de revient. Mais est-ce toujours du luxe, ce plaisir transgressif intense que l’on s’offre ou que l’on offre ?
- Les clients du luxe sont devenus très sensibles à certains sujets et peuvent surréagir via les réseaux sociaux. Parmi les sujets les plus délicats figurent la souffrance infligée aux animaux dans le seul but de réaliser des articles de maroquinerie, la destruction d’invendus pour soutenir les prix, ainsi que la fabrication en Chine de produits vendus ensuite au prix fort en Occident. On comprend alors pourquoi de nombreux clients du luxe préfèrent ne pas connaître l’origine des articles qu’ils acquièrent. Quant à la fabrication en Chine, de multiples marques de mode – et pas seulement de luxe – y recourent car la mode doit minimiser ses prix de revient afin d’être rentable. L’industrie française du luxe construit sa valeur sur l’importance irremplaçable du lieu de fabrication : cela concerne les grands crus classés de bordeaux ou les bourgognes et s’étend au made in France en général ;
- les clients du luxe se soucient de leur propre image et des réactions de la société. Beaucoup n’osent plus sortir avec une vraie fourrure, par exemple. Le marché du luxe est obligé de tenir compte de l’image qu’a ce dernier dans la société.
Développement durable : des paroles aux actes
Même si elle produit des quantités minimes, l’industrie du luxe ne peut ignorer les enjeux écologiques. Dès la fin des années 1990, les groupes français du luxe ont appliqué progressivement une série de mesures tout au long de la chaîne de valeur, depuis le sourcing garanti des matières nobles et la fabrication elle-même jusqu’à la logistique, la mise en scène du rêve dans des magasins somptueux, la vente et l’après-vente car leurs produits sont faits pour durer. Cette démarche s’est inscrite initialement dans une préoccupation de gestion du risque : les groupes devaient pouvoir répondre aux questions insistantes des journalistes ou des ONG et autres lanceurs d’alerte. En outre, les fonds d’investissement et les analystes financiers eux-mêmes exerçaient une pression car le risque de voir sa réputation ternie est maximisé pour une marque de luxe : pratiquer des prix très élevés suppose une parfaite réputation. Afin de la sauvegarder, toutes les marques ont audité leur chaîne de valeur et ont défini des zones sensibles et des priorités. Pour prévenir toute crise, certaines ont même préféré prendre les devants en décidant de ne plus vendre de fourrure ni de produits fabriqués avec des peaux exotiques car elles ne pouvaient pas en garantir la source.
En travaillant sur leur chaîne de production, les marques du cuir de luxe ont été les premières à remettre en cause les processus traditionnels de tannage dangereux pour la santé des artisans. Dans la joaillerie, les marques de luxe ont également été les premières à adhérer en 2003 au Système de certification du processus de Kimberley (en Afrique du Sud), qui interdit la vente de diamants non certifiés provenant de zones de guerre. De même, le caviar issu d’élevages très surveillés – en France et en Chine – est maintenant plus prisé que le caviar russe traditionnel, d’origine plus incertaine. Aujourd’hui, l’action des grands groupes du luxe en faveur de l’environnement est motivée par la prise de conscience de la mission sociétale du luxe, surtout à une époque où son expansion semble infinie : l’essence du luxe étant le beau et l’exceptionnel, son industrie se doit d’être à l’avant-garde de la transformation écologique. Elle a pour mission de montrer l’exemple, d’intégrer le futur dans la conception et la fabrication du sublime. Le luxe peut et doit redéfinir le summum de la qualité car il n’a pas de contrainte de prix.
Aujourd’hui, la qualité n’existe que si elle intègre le respect des exigences écologiques. Cela engendre quelques difficultés car le développement durable remet en cause nombre de pratiques : faut il continuer, par exemple, à insérer les bagues dans un écrin placé lui-même dans un autre emballage ? Il est aisé (quoique coûteux au départ) de modifier l’ensemble des éclairages de tous les magasins pour les remplacer par des diodes électroluminescentes (LED). En revanche, on ne peut changer du jour au lendemain des processus de production historiques sans risquer d’altérer la qualité. Ainsi, pour une marque de prêt-à-porter de luxe, le choix du coton organique présente plusieurs risques : pourra-t-elle disposer de quantités suffisantes ? La très haute qualité du luxe est-elle réalisable avec les cotons organiques actuels ? Assurent-ils aux vêtements la grande résistance dans le temps qui est attendue des produits de luxe ? Il est donc plus facile de penser écologie dès la conception des innovations.
Un autre obstacle opérationnel tient au fait que l’impact d’une marque de luxe sur l’environnement échappe en large partie à son contrôle, selon le nombre de ses partenaires extérieurs. L’industrie du luxe prône l’intégration verticale, c’est-à-dire le rachat par les marques de leurs propres fournisseurs, qui leur confère un pouvoir de contrôle absolu ; mais tel n’est pas le cas de toutes les marques. Ainsi, la bijouterie de luxe ne contrôle pas l’extraction de l’or. Pour contourner cet écueil, une marque peut décider d’employer uniquement de l’or recyclé, un peu plus cher que l’or natif, ou de n’acheter que de l’or provenant de petites mines péruviennes ou chiliennes, lui aussi plus cher mais dont les processus d’extraction sont garantis non polluants. Ces différences de prix, négligeables pour les bijoux très onéreux, ne le sont pas sur le segment des bagues de mariage, qui connaît une forte sensibilité au prix et dont les clients ne privilégient pas nécessairement le développement durable comme critère de choix du produit, surtout si celui-ci coûte plus cher. De fait, 46,2% des acheteurs du luxe en France déclarent ne tenir absolument pas compte du développement durable avant l’achat (J.-N. Kapferer et A. Michaut, article cité plus haut).
Aujourd’hui, l’industrie du luxe franchit un pas supplémentaire. Elle transforme la contrainte écologique en opportunité et investit dans deux types de start-up :
- des entreprises de biotechnologie, en particulier celles qui mettent au point un "cuir" à partir de cellules végétales ou biologiques afin d’être prêtes si la méfiance vis-à-vis du cuir venait à s’intensifier et à menacer toute la filière ;
- des start-up qui explorent les nouveaux modes de consommation dématérialisée du luxe (location, échange, souscription, abonnement), susceptibles de s’ancrer durablement chez les millennials, voire la génération Z – née après 2000.
Dans le luxe comme dans toute industrie, l’écologie n’est plus une option. Cantonné hier à quelques marques niches qui promouvaient leur refus d’utiliser du cuir animal au profit de produits de synthèse par exemple, l’impératif environnemental s’impose à toutes les marques de luxe. L’objectif n’est plus de se donner bonne conscience, mais de devenir et de rester les meilleurs, à l’avant-garde de la responsabilité sociale tout en continuant de créer du luxe, c’est-à-dire la forme la plus belle et sophistiquée des savoir-faire, un lien entre l’héritage du passé et l’audace créative préfigurant l’avenir. Kering, le deuxième Groupe mondial de luxe, a même fait du développement durable son axe stratégique d’expansion et d’innovation. Fait significatif, dans son rapport d’activité 2017, qui compte sept chapitres, Kering en consacre un entier à un bilan écologique chiffré et détaillé, dressé par des organismes indépendants (Kering, Document de référence 2017, chapitre 3, "Le développement durable", p. 57-138). Ces derniers ont mesuré, pour chaque marque, les progrès systématiques de son empreinte écologique, de ses actions en matière d’économie circulaire, de réduction de la pollution et en faveur de la biodiversité
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