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La dissuasion nucléaire de la France : état des lieux et perspectives

Temps de lecture  18 minutes

Face à l'ombre grandissante des armes nucléaires dans les crises géopolitiques actuelles, quel est l'état des lieux des forces nucléaires françaises et quelles sont leurs perspectives ?

La dissuasion nucléaire française porte le poids de l’histoire du pays. Sa doctrine s’est construite en réponse à des circonstances complexes, entre traumatisme des deux guerres mondiales, réponse à la menace soviétique pendant la guerre froide et refus de l’alignement, comme de la dépendance complète, à l’égard de l’allié américain dans un contexte bipolaire.

Les profondes mutations de l’après-guerre froide ont questionné le modèle de dissuasion nucléaire français. La période actuelle tend à un retour des rivalités entre grandes puissances et à une réémergence du facteur nucléaire dans les stratégies de sécurité des différents États dotés de l’arme nucléaire. Dans ce contexte, la force de frappe française présente une grande constance, mais est également confrontée à de nouvelles problématiques.

Une doctrine stable et régulièrement réaffirmée

Cette doctrine repose sur deux piliers : elle est défensive et doit empêcher toute atteinte aux intérêts vitaux du pays.

Une doctrine défensive

La dissuasion nucléaire française est née avec pour vocation d’assurer la survie de la nation dans un contexte de menace liée à un adversaire bien supérieur en termes de moyens militaires classiques (dites souvent conventionnelles). Pour empêcher une agression de la part de l’Union soviétique, les théoriciens français des années 1960, tel le général Lucien Poirier, évoquaient la théorie de la dissuasion du "faible au fort", alors que le général Pierre Marie Gallois parlait du "pouvoir égalisateur de l’atome". En raison des destructions majeures que l’arme nucléaire est susceptible de causer, sa seule détention suffit à dissuader un adversaire aux capacités militaires beaucoup plus puissantes.

De sa genèse, la dissuasion nucléaire française garde la protection ultime des intérêts vitaux de la nation pour principal but, même si elle a évolué à la marge. Ses grands principes sont connus grâce aux discours prononcés à chaque mandat par le président de la République, seul responsable de la "force de frappe". Le président Macron s’est ainsi exprimé en février 2020 sur la dissuasion devant l’École de guerre et a rappelé les grands principes de la doctrine française.

Les "intérêts vitaux" : un concept majeur

Tout d’abord, l’arme nucléaire a une vocation purement défensive et n’est nullement considérée comme pouvant jouer un rôle militaire. Ainsi, le président a rappelé que son emploi "ne serait concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense, droit consacré par la Charte des Nations Unies". Dans la doctrine française, l’emploi de l’arme ne se conçoit que si un adversaire s’en prenait aux "intérêts vitaux du pays". Ce concept est volontairement flou et évolutif, et ne pourrait être défini que par le chef de l’État, mais il intègre vraisemblablement l’intégrité du territoire français, la protection de sa population et la souveraineté du pays. Depuis plusieurs décennies, les présidents successifs ont laissé entendre que les intérêts vitaux pouvaient dépasser le cadre strictement français et notamment s’étendre aux alliés européens alors que Paris a également indiqué, depuis 1972, que sa dissuasion concourait de manière autonome, à la sécurité de l’OTAN.

En cas d’agression visant ses intérêts vitaux, la France indique pouvoir infliger à son adversaire "des dommages absolument inacceptables sur ses centres de pouvoir". L’idée de dommages inacceptables, définis ici comme disproportionnés par rapport aux enjeux de l’attaque initiale, est au centre du concept de dissuasion et doit servir à prévenir l’agression. Alors que jusqu’au début des années 2000, la France prévoyait de frapper de grands centres densément peuplés, et de dissuader en menaçant de tuer des millions de citoyens adverses, la plus grande précision des armes actuelles permet désormais de prendre pour cibles principales les "centres de pouvoir" de l’ennemi.

La capacité de frappe en second

Afin de pouvoir garantir la crédibilité de sa dissuasion, la France, comme tous les autres États dotés, s’est attachée à disposer d’une capacité de frappe en second. Cela signifie qu’en cas d’attaque nucléaire majeure venant d’un ennemi, elle resterait à même d’ordonner et de conduire une riposte, en particulier par l’intermédiaire des armes embarquées à bord de ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Cette exigence guide le principe de permanence : la dissuasion s’exerce de manière continue et sans interruption, y compris en temps de pays. En conséquence, la France s’est donnée comme objectif, tenu depuis 1972, d’avoir toujours au moins un SNLE en patrouille dans les océans.

En revanche, le choix n’a pas été fait, contrairement à l’Inde ou à la Chine, d’adopter une "posture de non-emploi en premier". En pratique, la France s’autoriserait, dans certaines circonstances, à répondre par une riposte nucléaire à tout type d’attaque – conduite avec d’autres armes de destruction massive ou des armes conventionnelles – s’en prenant à ses intérêts vitaux.

De manière assez originale par rapport aux autres États dotés, Paris prévoit dans sa doctrine la possibilité de délivrer "un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable", visant à faire comprendre à l’adversaire que "le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion". Cet avertissement ne serait pas renouvelé, car il ne s’agit aucunement d’envisager le premier acte d’une guerre nucléaire. D’un point de vue doctrinal, les autorités françaises refusent de considérer les armes nucléaires comme des armes de champ de bataille, ce qui a de facto des implications sur la composition de l’arsenal.

Des capacités adaptées

Stricte suffisance, deux composantes qui maintiennent une capacité de frappe en second : tels sont les éléments centraux de la dissuasion française d’un point de vue capacitaire.

La stricte suffisance

En adéquation avec sa doctrine, et à la suite des évolutions géopolitiques liées à la disparition du pacte de Varsovie, la France a fait évoluer son arsenal autour de la notion de "stricte suffisance". Cette idée sous-tend qu’elle ne développe qu’un volume d’armes minimal, considéré comme crédible pour causer à un adversaire des "dommages inacceptables" de manière assurée. Il ne s’agit donc pas d’adapter l’arsenal aux capacités adverses ou de se lancer dans une forme de course aux armements, qui serait dans tous les cas impossible à maintenir au vu des budgets nationaux consacrés à la défense. Depuis maintenant plusieurs mandats, les présidents français successifs indiquent que l’arsenal se compose de moins de 300 armes, ce qui positionne à ce jour la France au quatrième rang des États nucléaires, derrière la Russie, les États-Unis et la Chine.

Un arsenal à deux composantes

L’arsenal est construit autour de deux composantes. Historiquement, la première est la composante aéroportée (forces aériennes stratégiques, ou FAS). Elle s’appuie désormais sur deux escadrons de Rafale, soit environ quarante avions, déployés sur la base aérienne de Saint-Dizier (Haute-Marne). La portée de ces Rafale est étendue grâce à la mise à disposition de 14 avions ravitailleurs A330–200 "Phénix" MRTT, ce qui permet d’envisager des raids longue distance. Les Rafale peuvent, en outre, emporter un arsenal de 54 missiles de croisière à tête nucléaire, les ASMPA, d’une portée d’environ 500 kilomètres. Une dizaine de Rafale Marine peuvent également embarquer des ASMPA sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, sur ordre présidentiel.

La seconde composante est constituée de la force océanique stratégique (FOST). Celle-ci inclut quatre SNLE, lesquels sont équipés, chacun, de 16 missiles balistiques M51. Ces derniers ont une portée intercontinentale, aux environs de 10 000 km, et emportent chacun six têtes nucléaires indépendantes. La FOST est basée à l’île Longue, dans la rade de Brest (Finistère).

La France revendique le caractère polyvalent de ces deux composantes. La composante aéroportée est potentiellement plus précise et plus flexible puisqu’un rappel du raid demeure envisageable avant la frappe. Elle peut se prêter à des exercices de démonstration en cas de crise, parties intégrantes de la manœuvre dissuasive. Les SNLE, de leur côté, patrouillent en silence au fond des océans et restent indétectables : ils sont conçus pour garantir la capacité de représailles en second, même dans des situations de destructions majeures sur le territoire.

En dehors de ces principaux équipements dédiés à la dissuasion, la mobilisation d’autres capacités est également nécessaire à l’exercice des forces nucléaires. C’est le cas des sous-marins nucléaires d’attaque et frégates qui protègent les SNLE en début et en fin de patrouille, des systèmes de communication et de contrôle nécessaires à la transmission des ordres, des infrastructures du CEA qui fabriquent et gèrent les têtes nucléaires, des équipes de gendarmerie indispensables à la sécurité des armes lors de leur transport et stockage…

Quels défis pour demain ?

La dissuasion peut-elle survivre aux innovations technologiques ? À l’accroissement de ses coûts ? Aux interrogations sur sa légitimité ?

Dissuasion et innovations technologiques

Comme les autres États dotés, la France doit s’interroger quant au rôle potentiel des technologies émergentes sur la crédibilité et la pertinence de sa stratégie de dissuasion. Certains développements, par exemple les cyberattaques ou la généralisation de défenses antimissiles plus performantes, pourraient ainsi, en théorie, affaiblir la résilience et l’efficacité des forces. Ces évolutions conduisent à des réflexions sur l’adaptation des moyens mis en œuvre, y compris à l’utilisation de nouvelles technologies visant à rendre les armes plus performantes. C’est par exemple le cas des missiles dits "hypersoniques", qui seront intégrés aux capacités des forces aériennes stratégiques à l’horizon 2035. 

De manière générale, la France, à l’instar des autres États dotés, est amenée à s’interroger sur "l’intégration" de son arsenal nucléaire à d’autres capacités : le terme d’"épaulement" – plus utilisé outre-Atlantique qu’en France – revient ainsi fréquemment dans les analyses stratégiques françaises et traduit la prégnance de cette problématique. Il s’agit notamment de faire en sorte que les investissements consentis pour le développement d’armes classiques, dans les domaines spatial et cyber, ou dans les systèmes défensifs, concourent à une approche plus globale de la dissuasion.

Si une réflexion s’amorce sur l’impact potentiel de ces technologies ou domaines d’affrontement nouveaux sur la dissuasion, il ne semble pas pour l’heure qu’elle soit susceptible d’amoindrir l’importance stratégique accordée par les autorités françaises à l’arme nucléaire.

Financer la dissuasion

Le coût de la dissuasion nucléaire française est souvent relativisé : ainsi, on peut lire dans les rapports de l’Assemblée nationale qu’il représente moins de sept euros par mois et par habitant. Il est également avancé que non seulement les investissements consentis pour la dissuasion servent l’appareil de défense de manière large, et permettent d’acquérir des matériels de pointe pour les missions classiques. Et que les programmes nucléaires militaires sont également source de développements dans le domaine civil, en particulier en matière spatiale, informatique ou optique.

Le choix de développer l’arme nucléaire a cependant représenté un effort majeur lors de sa création, dans les années 1960. Son entretien et sa modernisation continuent de peser sur les finances publiques. La loi de programmation militaire, adoptée en août 2023, consacre ainsi 54 milliards d’euros à cette mission pour la période 2024-2030, ce qui représente 13 % du budget total de la défense. En 2023, 5,6 milliards d’euros ont été alloués à la dissuasion, un montant qui devrait atteindre 6 milliards en 2024. Si cette somme représente environ 12% du budget de la défense chaque année, elle constitue près d’un tiers du budget lié aux équipements, en raison notamment du lancement d’un grand chantier : le renouvellement des quatre SNLE. Lancé en mars 2024 à Cherbourg, ce programme devrait permettre la mise en service du premier sous-marin de troisième génération d’ici à 2035. 

À ce projet majeur s’ajoute la modernisation des missiles balistiques M51.3 et des missiles de croisière ASN4G, conçus pour l’emport de l’arme atomique. Il faut en outre noter que le budget de la dissuasion, tel qu’annoncé par le ministère des Armées demeure assez restrictif, puisqu’il exclut tous les équipements qui peuvent avoir une fonction duale, c’est-à-dire qui ne sont pas exclusivement consacrés à la dissuasion. C’est le cas des Rafale dont seulement une partie est affectée aux FAS, mais aussi des avions ravitailleurs et de nombreux autres systèmes d’armes et infrastructures.

Il apparaît donc clairement que le budget alloué à la dissuasion reste très important et représente un choix décisif pour la défense française, dans la mesure où il conduit potentiellement à des renoncements dans d’autres secteurs. Ce choix a été, à ce jour, assumé au plus haut niveau politique et jugé conforme aux intérêts de la nation par une grande majorité de la classe politique. Le facteur budgétaire reste néanmoins un élément de pression continue pour l’avenir de la dissuasion, d’autant que les besoins concernant les autres missions des armées devraient, eux aussi, évoluer à la hausse dans les prochaines années.

Légitimité et moralité de la dissuasion

Alors qu’au niveau mondial des débats sur la moralité de la dissuasion et sa compatibilité avec le droit humanitaire alimentent des mouvements de contestation de l’arme nucléaire, force est de constater que la France est probablement l’un des États dotés occidentaux où la question est le moins débattue.

Les questions nucléaires demeurent éloignées des préoccupations des électeurs français. Aux élections présidentielles, la grande majorité des candidats soutiennent la politique actuelle et le renouvellement des deux composantes de la dissuasion. Seuls l’extrême gauche et les Verts affichent des vues divergentes, mais aucun des deux partis n’a appelé à ce jour à un désarmement unilatéral complet, n’a fait de propositions concrètes en ce sens ou n’a placé ce sujet au centre de sa campagne.

Au Parlement, une grande majorité des élus soutient pleinement l’effort de modernisation en cours et demeure prête à voter les crédits nécessaires. Les élus d’extrême gauche prennent occasionnellement la parole pour s’opposer à ces inflexions mais restent très minoritaires.

Quant à la société civile, le ministère des Armées publie régulièrement des sondages d’opinion qui montrent que 60 à 80% de la population approuvent la politique de dissuasion nucléaire. Les groupes antinucléaires commandent cependant le même type de sondages avec des résultats opposés. Ces résultats divergents illustrent le fait que les sondages d’opinion doivent être pris avec prudence lorsque l’on aborde ces sujets. Les questions peuvent être formulées de manière biaisée et le public demeure surtout généralement mal informé et disposant de peu d’éléments pour justifier ses réponses.

La société civile est en outre très peu mobilisée sur la question. Jusqu’en 1996, de nombreuses organisations antinucléaires françaises se fixaient pour objectif immédiat l’arrêt des essais en Polynésie. Le démantèlement du Centre d’expérimentation du Pacifique a ainsi marqué à la fois l’aboutissement d’un travail militant et la fin d’une dynamique. À l’heure actuelle, les organisations françaises travaillant à l’abolition des armes nucléaires et à la signature par la France du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) sont très modestes et mobilisent peu. Les groupes écologistes restent surtout focalisés sur l’utilisation civile de l’atome, les groupes pacifistes ne parviennent pas à renouveler leur base militante, les nouvelles organisations transnationales n’attirent pas un nombre important de militants et leur influence sur les prises de décision s’avère très limitée.

Intégration avec l'OTAN et "européanisation de la dissuasion"

Depuis plusieurs décennies, les présidents français déclarent publiquement que les intérêts vitaux français "ont une dimension européenne". Réitérés régulièrement et récemment par le président Macron, ces propos ont pu être à l’origine de questionnements, et de polémiques, sur l’intégration de la dissuasion française à la sécurité plus globale de l’Europe.

D’une part, la dissuasion française, au même titre que la dissuasion britannique, concourt à la dissuasion globale de l’OTAN. Même si Paris refuse de participer aux mécanismes de dissuasion partagés au sein de l’Alliance, elle admet grâce à cette capacité contribuer à sa sécurité. D’autre part, la France s’est rapprochée du Royaume-Uni depuis les années 1990, avec différents projets concrets de coopération et le partage de certaines installations liées à la réalisation d’expérimentations sur les têtes nucléaires. Les deux pays ont admis qu’"il n’existe pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de la France ou du Royaume-Uni pourraient être menacés sans que ceux de l’autre pays ne le soient également".

Concernant les autres pays du continent il n’existe pas pour l’instant, y compris au sein de l’Union européenne, de projet de coopération avancée ou de "partage" de la dissuasion française. Dans un contexte de réémergence d’une menace russe aux frontières de l’Europe et de doutes sur la solidité des garanties de sécurité américaines, plusieurs éléments doivent néanmoins être mentionnés. Tout d’abord, le président Macron a appelé à plusieurs reprises ses partenaires à un "dialogue stratégique" sur la dissuasion française et à participer, comme observateurs, aux exercices des forces nucléaires. En outre, dans certaines capitales européennes, en particulier à Berlin et à Varsovie, des voix se sont interrogées sur l’opportunité de considérer la dissuasion française comme un complément à la garantie américaine, voire comme une alternative à cette dernière si celle-ci venait à être mise en cause. 

Ces réflexions demeurent néanmoins embryonnaires et de nombreuses barrières existent à un dialogue plus poussé. En effet, la vocation de la dissuasion française reste d’être souveraine et autonome, ce qui exclut toute participation alliée à la mise en œuvre des capacités ou à la prise de décision d’une frappe nucléaire. Plusieurs partenaires européens, dont l’Allemagne, ont également d’ores et déjà souligné les facteurs capacitaires et politiques qui limiteraient la crédibilité d’une garantie nucléaire française continentale.

La doctrine de dissuasion française est au cœur de la stratégie de sécurité du pays depuis les années 1960. En 2020, le président Macron témoignait de sa conviction que "notre stratégie de dissuasion conserve toutes ses vertus stabilisatrices, et demeure un atout particulièrement précieux dans le monde de compétition des puissances, de désinhibition des comportements et d’érosion des normes qui aujourd’hui se dessine sous nos yeux". Cette stratégie devrait donc rester primordiale pour la défense dans un avenir proche. 

La force nucléaire française demeure relativement secondaire au regard des puissances majeures que sont les États-Unis, la Russie et, de manière grandissante, la Chine. Néanmoins, elle fait l’objet d’une attention plus marquée ces derniers temps, dans le cadre des discussions sur l’"autonomie stratégique" européenne et dans un contexte de renouveau des tensions sur le continent.
 

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