La naissance du multilatéralisme (1/3)
L'Actualité de la vie publique - Podcast - N° 61
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À quelle époque l'idée d'une coopération entre États, condition d'une paix durable, émerge-t-elle ? Quel était le plan du Président américain Wilson pour reconstruire le monde après le premier conflit mondial ? Pourquoi la SDN a-t-elle échoué ?
Quels sont les grands principes qui fondent le nouvel ordre international après 1945 ?
La naissance du multilatéralisme (1/3)
Patrice : Bonjour à toutes et à tous,
Bonjour « Léa »
Léa : Bonjour « Patrice »
Patrice : Depuis l’émergence d’un multilatéralisme institutionnel, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les relations entre États ont connu de nombreux
bouleversements, et on parle aujourd’hui d’une « crise du multilatéralisme ». 80 ans après la création d’organisations internationales majeures telles que l’Organisation des Nations Unies, voici une nouvelle série de « L’Actualité de la vie publique » consacrée au multilatéralisme.
Au sommaire de ce premier épisode :
« Aux origines du multilatéralisme ? »
Patrice : Première question indispensable Léa, comment définit-on le
multilatéralisme ?
Léa : Quand on parle de « multilatéralisme », on désigne la coopération de plusieurs acteurs de la scène internationale, les principaux étant les États. On oppose ce concept à deux autres notions. La première :
« l’unilatéralisme », qui désigne la politique d’un État qui fait primer sa souveraineté et ses intérêts propres à toute collaboration avec les autres États.
La seconde : « l’isolationnisme », doctrine qui prône la non-intervention dans les
affaires extérieures et le protectionnisme.
Patrice : À quel moment l’idée d’une coopération interétatique émerge-t-elle ?
Léa : Des juristes, des philosophes et des écrivains tels que Jean-Jacques Rousseau, Hugo Grotius, Thomas Hobbes ou encore Emmanuel Kant réfléchissent déjà à leur époque à ce qu’ils appellent « la société des États ». Grotius encourage dès 1625 à
encadrer les relations entre souverains, dans son ouvrage De jure belli ac pacis. Kant, lui, élabore son Projet de paix perpétuelle en 1675. Dans un essai philosophique, il
réfléchit à l’instauration des conditions d’une paix mondiale durable, qui passe selon lui par une liberté de commerce transfrontalière. L’objectif derrière cette approche économique est de rapprocher les Nations et de maintenir une situation de paix.
Patrice : Léa, on fait généralement remonter l’émergence du multilatéralisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. Mais y a-t-il eu des formes de
multilatéralisme auparavant ?
Léa : Eh oui Patrice, plusieurs tentatives de régulation des relations entre États ont vu le jour avant la Seconde Guerre mondiale. Les grands traités internationaux qui vont fonder les ordres européens successifs, de la paix de Westphalie – en 1648 - au Congrès de Vienne – en 1814) - relèvent déjà d’une approche multilatérale. Ces textes entendent mettre fin aux guerres qui ont touché le continent européen et
instaurer un ordre stable et une paix durable. Ce système international, dit « Concert européen », est néanmoins informel : il se caractérise par des règles de conduite
instaurées entre grandes puissances. Accusé d’avoir favorisé l’impérialisme de ces
puissances et de ne pas avoir pris en considération les aspirations nationales, le concert européen n’a su empêcher la Première Guerre mondiale.
Patrice : Mais quelques organisations internationales ont tout de même été créées avant le XXe siècle, n’est-ce pas ?
Léa : Tout à fait Patrice ! Dès la fin du XIXe siècle, quelques institutions multilatérales sont créées, comme l’Union du Télégraphe international en 1865 et l’Union postale universelle en 1874, dans un contexte d’intensification des relations commerciales et d’interdépendance croissante entre les États. En 1899, une Cour permanente
d’arbitrage voit le jour et débute ses travaux en 1902, à La Haye. Toutes ces institutions fonctionnent encore aujourd’hui.
Patrice : À la fin de la Première Guerre mondiale, les contemporains espéraient qu’elle serait la dernière des guerres, on parlait de la « Der des der », y a-t-il eu des tentatives de coopération entre États afin d’éviter de nouveaux conflits ?
Léa : A l’issue de la Première guerre mondiale, les États souhaitent en effet éviter de nouveaux conflits mondiaux. Dès le début du XXe siècle, les États-Unis occupent une place prépondérante sur la scène internationale. En 1914, le président des États-Unis, Woodrow Wilson, profite de cette posture pour présenter au Congrès un plan en « Quatorze Points ». Il y présente des lignes directrices pour reconstruire le monde d’après-guerre et propose des pistes en matière de libre-échange, de politique
étrangère et de diminution des armements. Surtout, Wilson appelle – je cite – à « une association générale des nations […] dans le but de fournir des garanties mutuelles
d’indépendance politique et d’intégrité territoriale aux grands comme aux petits États ». Cette association va prendre la forme de la Société des Nations (la SDN), créée dès 1919. Fait important : les États-Unis n’y participent pas, bien que l’institution soit
inspirée de la vision wilsonienne, car le Sénat s’y oppose. La mission de la SDN est de préserver la paix et la sécurité internationales. Elle échoue néanmoins à cet objectif, face à la montée des fascismes, et la Seconde Guerre mondiale finit par éclater. On
attribue généralement l’échec de la SDN à la faiblesse de son système de sanctions.
Patrice : Qu’en est-il au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Et comme les États
réagissent à ce nouveau traumatisme collectif ?
Léa : Cette fois-ci Patrice, les États s’engagent résolument à coopérer pour qu’un conflit d’une telle ampleur ne puisse arriver à nouveau. La place centrale des États-Unis sur la scène internationale se confirme : ils sont enrichis par la guerre, ils ont l’arme
nucléaire… et, surtout, ils trouvent un intérêt dans la conception d’un système
coopératif pour servir leur politique étrangère. De l’autre côté de l’Atlantique, les
démocraties d’Europe de l’Ouest souhaitent se reconstruire par le droit.
Elles entendent refonder les systèmes politiques et les relations entre États sur la base du respect des droits humains fondamentaux, dont la négation a conduit l’Europe à la catastrophe.
Patrice : Et comment se traduisent ses volontés étatiques ?
Léa : Une institution multilatérale majeure est instaurée le 24 octobre 1945 : l’Organisation des Nations unies (l’ONU). L’une des principales missions de ce nouvel organisme et de maintenir la paix et la sécurité internationales. Au moment de sa
création, seuls 50 pays signent la Charte des Nations unies : un grand nombre sont
issus des continents européen et américain, tandis que, les États d’Océanie et d’Asie sont très peu représentés et ceux d’Afrique, toujours colonisés à cette époque,
complètement absents.
Patrice : Cette mission de l’ONU fait écho à celle que s’était donnée la SDN… En quoi ces institutions différent-elles ?
Si on la définit souvent comme le successeur de la SDN, l’ONU a néanmoins une
philosophie différente. Un organe, le Conseil de sécurité, dote certains États membres permanents de pouvoirs dont les autres ne disposent pas. Il s’agit des puissances
sorties victorieuses de la Deuxième Guerre mondiale : la Chine, les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni. Ces États sont tous dotés d’un droit de veto, qui leur
permet de faire échec à l’adoption d’une résolution. En ce sens, l’ONU n’est pas un
système conçu pour instaurer l’égalité, ni d’ailleurs pour réduire les inégalités entre États.
Autre différence : l’ONU est dotée de multiples institutions spécialisées. Juridiquement indépendantes, leur activité est liée à celle de l’ONU. On peut citer parmi elles la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (le FMI), l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS), ou encore Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (l’Unesco)...
Enfin, l’ONU est dotée d’un organe judiciaire : la Cour internationale de justice (CIJ). Contrairement à la SDN, donc, une institution est expressément chargée de régler les litiges entre États. Surtout, les arrêts rendus par la CIJ ont une valeur obligatoire.
Patrice : Et en dehors de l’ONU, quelles sont les autres organisations internationales qui voient le jour à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale ?
Léa : En matière de défense, le traité de Washington, signé le 4 avril 1949, créé l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Dans le contexte de la Guerre Froide, ce système d’alliance politique et militaire s’organise contre les ennemis
extérieurs – à savoir, à l’époque, l’URSS. Le principe de défense collective est au cœur du traité. Une clause de défense, régie par son article 5, prévoit qu’en cas d’attaque, chaque membre de l’OTAN doit riposter, tout en ayant le pouvoir de décider des moyens qu’il utilise, y compris militaires.
Patrice : Mais les États – Léa - ne s’organisent pas uniquement pour assurer la sécurité collective. Ils le font également dans le domaine des relations économiques
internationales, n’est-ce pas ?
Léa : Oui Patrice ! Dans ce domaine également, les États souhaitent coopérer. Le
système dit de « Bretton Woods », du nom la ville où plusieurs accords sont signés, est mis en place en 1944. Il consiste en la définition d’une nouvelle architecture financière internationale, capable d’assurer la reconstruction d’après-guerre. Son objectif est d’assurer la stabilité du nouveau système monétaire international, qui acte la
domination du dollar américain et des États-Unis sur les institutions financières mises en place. Il s’agit du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement - qui fait aujourd’hui partie du groupe de la Banque Mondiale.
En matière commerciale, le General Agreement on Tariffs and Trade, le GATT (en
français : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) est conclu en 1947. Il complète les accords de Bretton Woods sur le plan commercial, en incitant aux échanges commerciaux transfrontaliers. L’idée est d’empêcher un retour au
protectionnisme, considéré responsable de l’aggravation de la crise économique des années 1930. Les entraves aux échanges, notamment les droits de douane, sont
réduites.
Patrice : Mais alors, le multilatéralisme est-il finalement un outil diplomatique ou
plutôt un projet politique ?
Léa : Eh bien Patrice, le multilatéralisme, de simple technique institutionnelle visant à instaurer une régulation entre États, est devenu un projet politique dont le but est d’encourager la coopération et d’accroître l’interdépendance entre les États. Ainsi, le multilatéralisme se traduit en une association de plusieurs États qui se lient par des obligations communes et mutuelles. Mais le multilatéralisme, bien que conçu comme universel, est lié à des desseins géopolitiques spécifiques notamment en ce qui concerne la sécurité des grandes puissances. On le voit notamment avec la persistance des relations de puissance au sein du Conseil de sécurité des Nations unies.
Patrice : Malgré les différences de poids entre États, le multilatéralisme en tant que projet politique comporte des principes présentés comme universels et applicables à l’ensemble des acteurs de la scène internationale. Quels sont-ils ?
Léa : Le multilatéralisme, tel qu’instauré à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, prône plusieurs principes fondamentaux :
La résolution collective des problèmes, par une voie pacifique, et une responsabilité partagée ;
L’égalité et l’inclusion, c’est-à-dire la participation de toutes les nations,
indépendamment de leur taille ou de leur puissance, aux décisions internationales,Et enfin un ordre international fondé sur des règles que les États s’engagent à
respecter. On parle dès lors de multilatéralisme « normatif ».
Patrice : C’est donc à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que le multilatéralisme formel, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est mis en place, via des institutions et des normes qui régissent les relations entre États.
Merci beaucoup « Léa ».
C’est la fin de cet épisode !
Dans le deuxième épisode, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la mise en pratique du multilatéralisme, en nous penchant sur les organisations en place et les traités en vigueur. Il sera donc question du multilatéralisme en action.
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On se retrouve très bientôt ! Au revoir « Léa », au revoir à toutes et à tous !
Léa : Au revoir !
· Badie B. et Devin G., sous la dir., (2007), Le multilatéralisme. Nouvelles formes de l’action
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· Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, Sorbonne Université, www.ehne.fr/fr
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