Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à LCP le 13 avril 2000, sur les relations bilatérales entre la France et la Russie, le conflit en Tchétchénie et l'intervention française au Kosovo.

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Texte intégral

Q - Y a-t-il cette tentation ? Au fond, les gouvernements qui dialoguent avec M. Poutine, qui l'acceptent font-ils de la real-politique et se disent-ils que la réalité c'est la Russie, avec ses moyens canoniques, son siège au Conseil de sécurité et le dialogue nécessaire entre les grands Etats et particulièrement l'alliance franco-russe qui est une vieille histoire.
R - Non, à ma connaissance, personne ne raisonne ainsi car cela ne se présente pas comme cela.
Q - Même inconsciemment ?
R - Pas inconsciemment. Je n'ai jamais été au titre de mes responsabilités de ministre des Affaires étrangères ou bien avant, je ne me suis jamais trouvé dans des situations où il y avait d'un côté, la solution real-politique au sens froid et cynique du terme dans le langage courant et d'autre part, une solution éthique ou morale. Je n'ai jamais rencontré cette opposition. Sans arrêt, j'ai trouvé des situations dans lesquelles il y avait plusieurs possibilités qui mêlaient, dans des proportions diverses des éléments qui relèveraient de l'éthique et des éléments qui relèveraient du réalisme. Il y a des combinaisons et ce n'est jamais manichéen comme choix. Et si nous n'agissons pas comme commentateur ou comme analyste ou moraliste, si l'on se trouve en terme d'actions et de responsabilités, la question est : que peut-on faire ? Et ici, la question se pose ainsi, que peut-on faire au regard de l'évolution de la Russie à ce stade ? que peut-on faire concernant cette tragédie tchétchène ?
Q - On avait critiqué une expression que vous aviez eu à Moscou en traitant M. Poutine de patriote, cela avait paru déplacé. Regrettez-vous d'avoir employé ce mot ?
R - Non, pas spécialement car c'est une chose assez banale que j'ai dite et cela a été dit par plusieurs ministres étrangers qui sont passés dont Mme Albright et d'autres et par ailleurs, cela a un sens assez précis dans le contexte russe qui traduit cette espèce de souffrance exacerbée des "patriotes" russes au regard du déclin de leur pays, par rapport à ce qui s'est passé depuis la chute de l'URSS, cette Russie qui a tellement de mal, qui aura encore tellement de mal à devenir un grand pays moderne. Nous pourrions dire qu'ils sont nationalistes mais ce n'est pas exactement comme cela qu'ils approchent leurs relations avec l'Europe et avec l'Occident, ce serait donc un terme un peu faux par ailleurs. C'est une forme de patriotisme exacerbé qui peut se traduire par quelque chose de dur. J'ai simplement vu à cette occasion que les gens perdent le sens des mots car patriotisme ne veut pas dire " droit de l'hommisme " au sens courant d'aujourd'hui. Robespierre était un patriote, cela ne veut pas dire indulgent, Rousseau disait : " patriote n'est point dur aux étrangers ".
Il ne faut pas non plus se soumettre complètement au simplisme de l'âge de la communication dans lequel tout message doit comporter 4 mots et pas plus et dans lequel les gens ont le droit de prendre un mot, hors contexte.
Q - Là, il y a 4 mots et des dizaines de milliers de morts Monsieur le Ministre.
R - Oui, mais pour en faire un usage polémique et disproportionné. Dans l'affaire, ce qui m'a étonné, c'est que l'ensemble du raisonnement que j'ai fait sur la Russie a été moins repris par rapport à cela alors que j'ai été le premier, parmi les dirigeants de tous les pays occidentaux confondus à prononcer les mots les plus durs sur la condamnation de la façon dont étaient traitées les populations civiles, à parler des massacres, à dire depuis le début que la Russie se fourvoyait. Je pense que l'on devrait pouvoir traiter, sérieusement et calmement ce problème. Et en plus, ce mot n'était pas employé à propos de la Tchétchénie, naturellement. C'est un exemple de la difficulté qu'il y a parfois, mais c'est une difficulté surmontable, à essayer d'expliquer. Il faut dire que l'URSS s'est effondrée il y a moins de dix ans, que ce pays en a pour un temps assez long à devenir le grand pays moderne démocratique et pacifique que nous voudrions avoir comme voisin et que notre responsabilité est de savoir comment on peut accompagner cela.
Il y a cette épouvantable tragédie tchétchène qui ne nous dispense pas d'avoir une politique russe à long terme. J'estime que nous n'avons pas à laisser aux Américains ou aux Allemands la définition de cette politique. Je crois que la Russie, aujourd'hui, y compris dans l'utilisation abusive d'une certaine forme de patriotisme, est dans l'état où était la France au tout début de la guerre d'Algérie. C'est cela que je comparerai plutôt et c'est cela que nous devons traiter. Il faut accompagner en corrigeant.
En revanche, le problème qui se pose c'est la différence, selon la Russie ou le Kosovo. Lorsque c'est M. Milosevic, on lie la politique étrangère aux sentiments légitimes que l'on peut avoir et lorsque c'est la Russie, on s'arrête plus en chemin, ce qui fait qu'il y aurait une diplomatie plus tolérante vis-à-vis du plus fort dans la manière dont ils commettent leurs atrocités.
Q - Hubert Védrine et Laurent Fabius ont envoyé une lettre à leurs homologues des Quinze et au G7 je crois pour faire le bilan de dix ans d'aide à la Russie et voir comment l'on pourrait reconsidérer la suite et lier, en partie, le maintien de cette aide et de cette coopération à l'attitude russe en Tchétchénie. Est-ce une fois de plus des bons sentiments ou vraiment, mettriez-vous votre menace à exécution ?
R - Je voudrais redire que c'est l'un des éléments de la lettre mais le point de départ de cette réflexion était plutôt une autocritique. Je considérais depuis un an, avec Dominique Strauss-Kahn, Christian Sautter puis Laurent Fabius au moment où nous l'avons envoyée, que depuis un an, une partie des conseils que nous avons donnés, au sens global, occidental, américain, européen et institutions financières internationales, une partie des conditions que nous avons posées au moment où l'URSS est devenue la Russie n'ont fait que précipiter le chaos. Nous avons appliqué à l'URSS qui était dans un état plutôt pire que l'Europe d'après 1945, toute une série de critères de dérégulation et d'ultra-libéralisme imposés par l'école de Chicago, véhiculés par une sorte de consensus mondial consistant à leur dire en gros de "démantibuler" tout ce qui pouvait rester de capacités de régulation publique pour libéraliser, privatiser, etc. Tout le monde a fait cela dans l'allégresse, à la demande des premiers gouvernements russes des années 1990 et je considère que nous avons, en quelque sorte, indirectement, - animés par de bonnes intentions - nous avons, je crois, contribué au développement du pouvoir des oligarchies et des mafias. Je pense que l'on ne peut pas aujourd'hui dire simplement que si nous continuons à aider, il ne faut pas que cet argent soit détourné, que nous ne voulons pas coopérer n'importe comment parce qu'il y a la tragédie tchétchène, je crois que nous devons aussi, si nous voulons avoir un peu de crédibilité et un peu d'efficacité à long terme réadapter l'offre que nous faisons. Et je crois qu'il faut admettre, dans la Russie qui vient, qu'il y ait quand même un Etat qui existe, qui est à construire, qui n'a jamais existé dans l'histoire russe, un Etat démocratique mais qui puisse remplir ses fonctions. La lettre n'est pas une lettre de circonstances inventée à propos de la Tchétchénie. C'est une réflexion qui a commencé avant et si vous le permettez, je voudrais ajouter deux ou trois mots sur ce qui a été dit.
La toile de fond de toute action internationale aujourd'hui, c'est de savoir quels rapports les pays démocratiques comme les nôtres peuvent-ils avoir avec les pays qui ne le sont pas ou pas encore, ou pas assez. C'est toute la question non pas du respect formel des Droits de l'Homme, car c'est très facile d'être notarial et de constater partout le non respect des Droits de l'Homme.
Q - On ne le constate pas partout d'ailleurs, on ne le constate que dans certains endroits.
R - On le constate beaucoup.
Q - On le constate moins dans les pays qui commandent le Conseil de sécurité, on ne le constate pas dans les pays qui n'ont aucun moyen économique et dont tout le monde se "fiche", la Birmanie par exemple.
R - Non, vous êtes sur le schéma classique, vous pensez qu'il y a une noble politique éthique et que, pour des raisons commerciales ignobles ou je ne sais quelle autre raison, on fait autre chose. Cela n'a aucun rapport avec la façon dont le problème se présente. C'est une croyance très enracinée.
Q - Les grandes puissances ne se portent pas candidates pour empêcher la famine, elles ne déroulent pas tout ce qu'elles pourraient faire.
R - C'est en plus un peu factuellement faux parce qu'il se trouve qu'au sommet du Caire, par la météo, nous avons su plus à l'avance que d'habitude, il y a des dispositions prises plus vite. Le problème de fond, c'est non pas comment on recense, pour se scandaliser périodiquement dans des émissions de ce qui se passe, mais comment fait-on pour hâter la démocratisation. La démocratie n'est pas tombée du ciel, dans nos pays, cela a mis deux ou trois siècles, avec des révolutions violentes, des répressions féroces, des avancées, des retours, etc...
Nous sommes issus de démocraties qui se sont faites par elles-mêmes, ce n'est pas une ONG de martiens qui nous a intimé l'ordre de devenir démocratiques et personne ne nous a coupé les vivres avec, théoriquement, la bonne intention pour nous forcer à devenir vertueux. Ce sont des processus historiques et j'estime que les politiques étrangères ne sont pas un lieu de réalisme froid mais un lieu de réconciliation et de synthèse de ces différentes aspirations. C'est une chose que je voulais dire.
Concernant la Russie, je voudrais rappeler que je me suis exprimé pour dire depuis le début qu'ils se fourvoient complètement, que la solution militaire, surtout passant par des actions aussi brutales, indiscriminées, épouvantables pour les civils ne peut que réensemencer la haine perpétuelle entre les Russes et les Tchétchènes et qu'il faut une solution politique. J'ai même dit que c'est une guerre coloniale et je peux vous dire que cela n'a peut-être pas été entendu ici mais cela a été entendu à Moscou. Lorsque j'ai été reçu par M. Poutine au début du mois de février, il m'a attaqué là-dessus pour commencer, cela a fait une bonne partie de l'entretien. J'ai dit un certain nombre de choses fortes sur la solution politique que nous exigeons. Il y a eu une rencontre à Istanbul à l'automne où le président et le Premier ministre ont été convaincus, que l'on ne pouvait pas signer avec la Russie, dans ce contexte, une charte de sécurité de l'OSCE. Oublions les détails techniques mais nous étions les seuls et ce que je voudrais dire aux téléspectateurs c'est que sur ce point, pour des raisons peut-être trop longues à énumérer ici, la France est à peu près la seule à réagir ainsi. Les USA, la Grande Bretagne, tous les autres pays occidentaux ont un autre agenda comme on le dit maintenant. Ils ont d'autres priorités, d'autres soucis. Chaque fois que la France s'exprime comme elle le fait au Conseil européen, au Conseil de sécurité, partout, les autres disent oui bien sûr, les affaires tchétchènes bien sûr, mais...
Il faut que les gens le sachent et je pense que c'est votre travail aussi d'expliquer pourquoi les Américains s'intéressent plutôt au désarmement, pourquoi les Allemands ont plutôt peur de ce qui pourrait être pire que cela. Et je passe mon temps à dire que nous devons avoir une politique étrangère capable d'assumer ses différents volets ; la pression sur les Russes jusqu'à ce qu'ils accouchent d'une solution politique différente sur la Tchétchénie et le travail à long terme qui est dans notre intérêt. Car, lorsque l'on parle de couper les crédits aux autres, ce sont des décisions collectives, il n'y a aucune décision nationale, ils nous disent que nous sommes fous, les crédits que nous leur donnons, c'est pour qu'ils puissent nous rembourser ou bien ce sont des programmes de coopérations que nous menons dans notre intérêt. Je le dis car cela fait partie de l'information, pour le débat politique.
Q - La cohabitation empêche-t-elle quelque chose ? Le président Chirac a téléphoné à M. Poutine il y a quelques jours pour lui dire qu'il serait le bienvenu, pour lui dire qu'il voulait avoir de bonnes relations. Si vous vouliez " mettre les pieds dans le plat ", pourriez-vous le faire librement ?
R - Ce n'est pas un problème de cohabitation. M. Clinton l'a rappelé, les Américains préparent la rencontre avec M. Poutine, ils s'intéressent au fait que la Russie poursuive le désarmement, donne son accord à la révision du traité ABM, poursuive certaines réformes bien choisies par eux-mêmes.
Q - Lorsque Lionel Jospin avait dit que sans la cohabitation, la politique étrangère se passerait mieux.
R - C'était pour autre chose, et, d'autre part, ce n'était pas lié à cela. Je voudrais dire une petite chose sur un thème qui revient, "deux poids deux mesures". Cette expression est fondée sur une croyance qui est aujourd'hui très répandue qui est que les pays occidentaux dominent le monde, et les gens croient cela encore plus fort qu'au plus fort de l'époque coloniale, et d'autre part, que tous les problèmes sont les mêmes.
Q - Vous-même dites que l'Amérique est une super-puissance qui domine beaucoup de choses, c'est un de vos thèmes.
R - Cela n'a pas de rapport avec l'expression dont je parlais. Cette expression est fondée sur cette idée que je crois pernicieuse que tous les problèmes sont les mêmes, si nous appliquions cela en matière médicale, nous serions malheureux, il y a assez longtemps que nous avons compris qu'il n'y a pas deux cas semblables. A l'époque du Kosovo, où je pense comme l'a dit Bernard-Henri Lévy que nous avons fait notre devoir et que dans le bilan, la situation reste extraordinairement compliquée mais qu'elle serait non seulement compliquée mais tragique et déshonorante si nous n'avions pas fait notre devoir, je me suis bien gardé de dire à l'époque que c'était le début de je ne sais quel monde nouveau dans lequel nous allions intervenir comme des "coucous suisses" qui sortent comme cela, de façon mécanique et n'importe où ; Et j'ai dit à l'époque que le Kosovo était une exception plus qu'un précédent, une exception sans doute heureuse, je dis cela car je crois beaucoup au langage de vérité en politique étrangère et je crois que là aussi, il ne faut pas annoncer n'importe quoi avec une espèce de monde idéal demain matin. La crise du Kosovo en est une, la Tchétchénie est un problème différent, l'Autriche n'a aucun rapport, l'affaire des Grands lacs et l'Afghanistan, tout cela est différent.
Q - Vous ne croyez pas au droit d'ingérence généralisé et théorisé.
R - je crois qu'il faut faire le mieux possible dans chaque cas et qu'il ne faut pas raconter trop de boniments en expliquant à chaque fois que l'on a mis en place une sorte de nouvel ordre mondial, à notre façon, dicté par nous. Le fait est que c'est très compliqué à chaque fois. On voit bien aujourd'hui que, même en appliquant tous les principes que l'on répète tous les matins, nous ne savons pas comment résoudre le drame de l'Afrique des Grands lacs qui est un drame encore plus grand, qui est une espèce d'énorme guerre 1914-1918 à l'échelle de l'Afrique avec sept ou huit pays. Tout cela n'est pas transposable tel quel, il faut faire le mieux possible, j'estime avoir une obligation d'efforts en tant que ministre, une obligation de réconciliation des aspirations à l'efficacité des solutions et au respect de nos principes, à l'encouragement aux processus de démocratisation qui n'est pas évident au cas par cas, mais nous ne pouvons pas raisonner par analogie. Cette expression alimente donc une sorte de fausse indignation fondée sur une analyse trop superficielle.
Q - L'opinion est assez abasourdie lorsque l'on dit qu'il faut intervenir au Kosovo, que l'on boude l'Autriche et que l'on ne fait rien pour M. Poutine, sauf des mots.
R - Au Kosovo, il y a eu plusieurs années de politique Milosevic, il y a un débat historique intéressant qui a fait que tout le monde est arrivé aux mêmes conclusions sur lui, il y avait eu un accord unanime de tous les pays européens, y compris les pays non-membres des Quinze mais des pays voisins, il y avait eu deux résolutions au titre du chapitre VII au sein du Conseil de sécurité condamnant systématiquement la politique de Belgrade d'ailleurs aussi les actions de l'UCK.
Il y avait un ensemble de faits que l'on ne retrouve à propos d'aucune autre crise en termes politiques et en termes d'efficacité internationale. Je ne dis pas que c'est bien, je dis ce qui est.
J'essaie d'expliquer ce qui paraît singulier aux yeux de l'opinion française, pourquoi, dans les Conseils européens, dans les réunions, lorsque nous mettons en avant une certaine politique, pourquoi nous n'avons pas été suivis, car les autres pays ont un raisonnement différent et ils n'ont pas de complexe, ils ne sont pas gênés par nos reproches.
Q - Poutine est plus un patriote russe que Milosevic un patriote serbe ou que Haider un patriote autrichien ?
R - Le débat sur le patriotisme russe est différent, c'est une expression encore une fois. Le mot patrie en russe est employé sans arrêt dans le débat et cela renvoie à l'humiliation ressentie par les gens qui ont vécu à l'époque de l'URSS et qui ont vécu l'effondrement de l'URSS qui sont atrocement humiliés par la baisse de prestige, d'influence et même de niveau de vie dans ce pays et qui sont obsédés par l'idée d'enrayer ce déclin. Cela prend différentes formes.
Q - Ce patriotisme est-il une ouverture à vos yeux ?
R - Cela dépend de ce à quoi il conduit.
Q - Patriotisme lié à une humiliation nationale et à ce qui est perçu comme un mauvais traitement ?
R - Cela peut être un cocktail dangereux, et le patriotisme conduit à des choses les plus diverses. S'il conduit à la volonté de redresser la Russie, de construire un état moderne, démocratique
Q - L'humiliation nationale, le pays amputé, le patriotisme, on connaît le cocktail ?
R - Et on a une responsabilité par rapport à cela.
Q - On a eu le sentiment, lorsque vous avez dit patriote russe, ou lorsque M. Clinton a dit la détermination du président Poutine, nous avons eu le sentiment que c'était dans vos bouches, aux uns et aux autres, quelque chose de plutôt positif, que vous aviez eu la bonne impression d'avoir trouvé Poutine patriote et Clinton de l'avoir trouvé déterminé. Quant à Blair, il a dit qu'il fallait faire des affaires.
R - Il n'y a pas trois déclarations, il y en a cinquante, tous les dirigeants occidentaux qui sont allés à Moscou et qui l'ont rencontré, le secrétaire général de l'OTAN, M. Solana, le chancelier Schroeder, tous les ministres européens ont dit, peut-être par contraste avec M. Eltsine finissant, que c'est un homme intelligent, fort et énergique. Mais, le débat sur le patriotisme, c'est ce climat qui est en Russie mais qui peut conduire aux meilleures comme aux pires choses en fonction de plein de choses y compris des signaux que nous envoyons nous-mêmes. C'est une description, ce n'est pas une sorte de label.
Une phrase si vous permettez, sur la Russie, nous avons une politique étrangère qui vise à la fois à maintenir le maximum de pressions sur les autorités russes pour qu'elles finissent par trouver une solution politique à la tragédie tchétchène, en abandonnant les procédés monstrueux employés jusqu'ici.
Q - Cela veut dire que l'on va durcir notre langage ?
R - Je ne crois pas que si la France propose des sanctions à propos desquelles nous connaissons la position de l'ensemble des autres occidentaux qui s'apprêtent tous à recevoir M. Poutine, qui s'apprêtent tous à parler avec lui au G8 du mois de juillet, je ne crois pas que cela renforce notre politique. Je le dis comme cela se présente. On a une politique de posture mais je préfère la politique d'efficacité. On ne peut pas nous dire que nous ne l'avons pas dit puisqu'aucun pays n'a parlé sur l'affaire tchétchène comme nous.
Nous ne sommes pas d'accord comme ils ne seront pas d'accord, on ne le dit pas. Nous avons dit des choses depuis fin septembre, avec une extrême précision, une extrême fermeté, simplement je trouve honnête également de décrire les réactions des autres qui sont fondées sur des raisonnements radicalement différents et qui ne sont pas du tout gênés. Mais nous sommes obligés de tenir compte des Quinze et je dois moi aussi rendre compte de la façon dont les autres réagissent. Dans certains cas, ils sont entraînés par le mouvement, dans d'autres cas, ils freinent des quatre fers car ils ont un raisonnement différent. Mais nous avons quand même une politique qui englobe la pression sur la tragédie tchétchène pour arriver à une solution politique, et d'autre part, la définition d'une coopération à long terme avec la Russie qui pose je crois de meilleures conditions, plus créatrices, plus constructrices d'une Russie démocratique que ce qui a été fait depuis quelques années.
Sur l'Autriche, je voudrais rappeler une chose, personne n'est obligé d'entrer dans l'Europe, je dis ça par rapport à ceux qui se posent la question de la souveraineté. Il y a un débat en Europe d'ailleurs, il y a beaucoup de pays, notamment les petits qui nous disent quelquefois que c'est la loi des gros contre les petits. Personne n'est obligé d'entrer dans l'Europe, les Autrichiens ont décidé d'y entrer depuis 1995, il y a eu un référendum et lorsqu'ils entrent, ce n'est pas simplement un marché, ce n'est pas une organisation internationale qui prend les Etats comme ils sont. C'est un projet, l'Europe. Ils souscrivent donc à des valeurs et il y a une dimension politique, et nous sommes en droit de dire que nous ne sommes pas dans le même rapport qu'avec la Russie ou n'importe quel autre pays qui sont coupables d'autres choses. Et tout ce qui s'est passé en terme de mise en garde, de vigilance et en terme de sanction, est fondé là-dessus. Je crois que tout le monde peut le comprendre. Nous avons été les leaders d'une position adoptée par les autres, une position à quatorze et je crois qu'il est très important de maintenir cette fermeté à quatorze.
Q - C'est praticable de continuer à les bouder ?
R - Je rappelle que c'est fondé sur une distinction qui est que tout ce qui est européen continue en termes juridiques et en plus, nous prétendons être des Etats de droit. C'est au nom du droit que nous le faisons, il n'y a aucune raison, motif ou procédure permettant de modifier le fonctionnement de l'Europe et nous avons des choses très importantes à faire en cette phase sur le plan de la construction européenne et notamment à travers notre présidence du prochain semestre et par ailleurs, nous avons décidé de geler les relations politiques bilatérales. Et c'est là où nous avons entraîné les autres car beaucoup d'autres pays ne l'auraient pas fait s'il n'y avait pas eu ce mouvement que rappelait Bernard-Henri Lévy.
Je constate que cette fermeté à Quatorze tient.
Q - Concernant le Kosovo, sentez-vous qu'il y a peut-être eu des erreurs d'appréciations commises à un moment donné et qu'il faut rectifier le bilan, ou pour vous nous avons eu raison sur toute la ligne ?
R - C'est navrant que Bernard Kouchner n'ait pas assez de moyens, je suis d'accord, mais la singularisation sur le ministre français de l'Intérieur est injuste.
Q - Préféreriez-vous que plus de policiers français soient envoyés au Kosovo ?
R - Je pense qu'il faut plus de policiers au Kosovo mais les procédures de l'OSCE et de l'ONU sont très compliquées, il faut qu'ils parlent la langue du pays. Il ne faut pas oublier que la France a envoyé beaucoup de gendarmes. On compare sans arrêt les chiffres des policiers français avec des pays qui n'envoient pas de gendarmes car il n'y en a pas chez eux. Au total, il y a un effort français tout à fait honorable par rapport aux autres, sans parler de l'effort militaire dans la KFOR, mais c'est vrai que l'addition n'est pas suffisante par rapport aux moyens pour le travail de Bernard Kouchner qui est courageux et qui fait un job terrible. Il y a un problème de moyens mais un problème d'objectifs aussi. Je voudrais que les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui n'étonnent que ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'était la situation avant, dans l'histoire des Balkans. Les problèmes que nous rencontrons ne découlent pas d'erreurs qui auraient été faites.
Je voudrais redire que l'on ne pouvait évidemment pas penser que nous allions régler tous ces problèmes en s'engageant. Nous nous sommes engagés parce que nous avions épuisé tous les autres moyens et que c'était notre devoir. On ne pouvait pas laisser cette situation en Europe, même si c'est l'Europe des Balkans et le seul programme que nous pouvons avoir pour l'avenir, c'est d'européaniser les Balkans, en faire une partie moderne de l'Europe. Mais nous avons maintenant ces problèmes extraordinairement difficiles que nous connaissions et nous savons très bien qu'en y allant, on s'engage pour traiter ce problème aussi longtemps qu'il le faudra. Le choix était très simple, soit on considère que les gens des Balkans sont impossibles, qu'ils s'entretuent depuis la nuit des temps et que nous n'y pouvons rien, ou bien on pense que nous ne pouvons plus raisonner ainsi, et qu'il faut s'engager jusqu'à ce que le changement ait lieu. On a fait le second choix, je crois qu'il est honorable mais il n'a pas fait disparaître les problèmes comme par enchantement. La question que nous avons maintenant est de savoir comment donner plus de substance à cette situation au Kosovo, comment jeter les bases, les racines d'une démocratie au Kosovo alors que l'on ne peut pas trancher définitivement la question du statut juridique puisque le régime serbe malheureusement n'a pas changé. Il n'y a aucun sujet tabou, on dit que l'indépendance l'est, c'est le contraire. Le tabou c'est tellement terrorisant que l'on n'en parle jamais, celui-là on en parle tout le temps et on en parle tout le temps pour conclure qu'à l'heure actuelle, clarifier la situation du Kosovo soit en disant " l'indépendance jamais ", soit en disant que " l'indépendance, c'est la solution ", ce serait une clarification explosive, incendiaire en réalité. C'est pour cela qu'après deux ou trois mois de débat, de discussions, d'interrogations des Européens, au Conseil de sécurité, pays de l'OTAN, nous sommes arrivés à la conclusion qu'il fallait se concentrer sur la première étape qui de toute façon est valable quelle que soit la suite, c'est-à-dire d'organiser soigneusement des élections locales. Ce n'est pas évident car il y a au Kosovo des forces auxquelles Bernard-Henri Lévy faisait allusion tout à l'heure qui n'ont pas envie qu'il y aient des élections locales correctes, surveillées, qui risquent de faire apparaître des forces kosovares plus modérées que l'ex-UCK par exemple. Et pourtant, c'est notre priorité politique avec les moyens à donner pour que l'ordre et le pays fonctionne. Elections locales dès que nous sommes en mesure de les organiser correctement, c'est très important, ensuite on verra quelle peut être l'hypothèse suivante.
C'est un peu une simplification, ce qui est vrai c'est que Mitterrand pensait que si on avait pu maintenir l'arrangement génial qui avait inspiré Tito durant des décennies, cela aurait été moins tragique que ce qui s'est passé ensuite. Ce qui s'est passé était tragique. Et les gens qui ont essayé de garder la petite Bosnie qui était une Yougoslavie en réduction, cela ne marche pas. C'était dépassé, mais c'était honorable comme pensée.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 avril 2000)