Déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, candidat du Mouvement des citoyens à l'élection présidentielle 2002, sur sa défense de l'unité nationale et de la citoyenneté, et sur son aspiration au retour à une vraie décentralisation, Paris, le 11 avril 2002.

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Circonstance : Discours électoral à Paris, le 11 avril 2002

Texte intégral

Les démolisseurs de l'unité nationale sont à l'oeuvre : l'un à Ajaccio, l'autre à Rouen.
Que propose en effet Lionel Jospin à Ajaccio ? une révision de la Constitution pour rendre possible ce qu'il baptise " avancée institutionnelle ", c'est-à-dire démantèlement de l'unité de la République, possibilité donnée à l'Assemblée de Corse de faire la loi.
Et pour banaliser son erreur, il veut la généraliser en permettant non seulement un référendum pour la Corse mais des référendum régionaux destinés à permettre des évolutions statutaires propres à chaque région.
Et que propose Jacques Chirac, en écho, dans son discours de Rouen ? Des référendum locaux, c'est-à-dire régionaux ou départementaux à l'initiative des élus.
I - Toutes les inquiétudes que j'ai manifestées quant au maintien de l'unité nationale au moment où j'ai quitté le gouvernement pour refuser la dévolution d'un pouvoir législatif à la Corse, sont ainsi confirmées, au-delà même des craintes que je pouvais exprimer.
La Constitution précise, dans son article 1er que " La France est une République indivisible. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. "
Elle ajoute dans son article 3 " que la souveraineté nationale appartient au Peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum. Aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice ".
Or de quoi s'agit-il avec les référendum régionaux sinon de sectionner le peuple ? Comment peut-on aller contre l'expression du suffrage universel ? Déjà un référendum communal comme celui de Chamonix refusant l'ouverture du tunnel du Mont Blanc au trafic des poids lourds fait reculer le gouvernement.
Qu'en sera-t-il quand sur tel ou tel sujet se sera élevée la voix de prétendus peuples languedocien, breton, rhône-alpin, franc-comtois, etc. ?
Jacques Chirac et Lionel Jospin ignorent sans doute le rôle que la Constitution, dans son article 5, confie au Président de la République : veiller au respect de la Constitution, assurer la continuité de l'Etat, et garantir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire.
Leur inconséquence et leur légèreté s'étaient déjà manifestées quand les députés RPR et les députés PS avaient voté ensemble à l'Assemblée Nationale en première lecture la proposition de loi Méhaignerie autorisant les collectivités territoriales à adapter, c'est-à-dire à modifier la loi.
Jacques Chirac propose désormais de modifier le titre XII de la Constitution pour permettre notamment l'octroi de statuts à la carte aux départements d'Outre-Mer pour lesquels la Constitution prévoit déjà que les lois peuvent être adaptées par le Parlement.
Il propose donc pour les DOM ce qu'il prétend combattre en Corse avec une mollesse d'ailleurs remarquable puisqu'il a fait connaître son avis seulement " réservé " après la proposition Jospin de référendum en Corse pour ratifier l'octroi promis d'un pouvoir législatif.
Tous deux s'enferment dans la contradiction en prétendant vouloir maintenir l'égalité des droits tout en offrant aux DOM soit des statuts à la carte (Chirac), soit des évolutions statutaires différenciées (Jospin).
Les DOM ont plus besoin de la solidarité nationale que d'aventures statutaires qui les précipiteraient sur le toboggan de l'indépendance. Car qui peut croire que l'égalité des droits pourrait être rompue sans qu'en retour se manifeste une volonté de désengagement dans l'opinion publique continentale ou hexagonale comme certains sondages le laissent déjà apercevoir ? (43 % de continentaux favorables à l'indépendance de la Corse)
Jacques Chirac et Lionel Jospin, par légèreté, inconséquence, faiblesse, complaisance à l'égard des minorités plus ou moins violentes qui entendent prendre la majorité en otage, démagogie à l'égard des féodalités et baronnies locales, manquent aux devoirs de la fonction qu'ils prétendent occuper.
Derrière cette faiblesse se profile la philosophie du " différentialisme " contre laquelle ils prétendent vouloir maintenir l'unité de la République. La République relativise la différence. Elle considère tous les citoyens à égalité, sans distinction d'origine. Le différentialisme n'a de cesse que d'exacerber les différences, quitte à les ethniciser..
C'est un danger majeur. Or, les deux sortants sapent l'autorité de la loi républicaine égale pour tous.
Ils ne sont pas qualifiés pour lutter contre la montée des communautarismes, des ethnicismes et des intégrismes qui sont aujourd'hui une vraie menace pour l'unité de la République, pour la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs, et pour la paix civile, c'est-à-dire pour la sécurité des Français.
L'un et l'autre se sont lancés dans un concours de surenchères pour capter le soutien de petits féodaux avides d'accroître leur pouvoir.
Jacques Chirac et Lionel Jospin mettent la France à l'encan. Ils vendent la République par appartements.
Si on les suit dans la voie des référendums régionaux qui aboutiraient inévitablement à une France tronçonnée, nous abandonnerions le modèle républicain de la loi délibérée en commun et égale pour tous pour aller vers une sorte de fédéralisme interne qui rejoindrait d'ailleurs le fédéralisme externe qu'ils nous promettent à travers une Constitution européenne et une Europe fédérale.
Ils préparent l'un et l'autre, par démagogie et faiblesse, la noyade de la France dans une Europe des régions où la souveraineté nationale s'abîmera si un sursaut républicain ne se manifeste pas le 21 avril prochain.
Bien des propositions de Jacques Chirac sont en réalité optiques et superfétatoires.
Il n'y a pas besoin de réviser la Constitution par exemple pour instituer le droit à l'expérimentation des collectivités locales ou pour figer la fiscalité locale dans le marbre de la loi fondamentale.
Mais au-delà de ces projets qui seraient sources de complexité redoublée, il y a la démagogie qui fait qu'en aucun cas Jacques Chirac n'est un rempart face aux lubies régionalistes et fédéralistes de Lionel Jospin.
Leur programme commun devant toute revendication, qu'elle soit corse, domienne ou demain basque ou bretonne, c'est la chanson d'Alain Souchon :
" Mouton, mouton
soumis, docile et sans rebellion,
bée, bée, je suivrai...
Tout ce qui vous plait me plait ;
C'est comme vous voulez !
Où vous irez, j'irai "
II - Il est temps de revenir à une vraie décentralisation, dans le respect de la loi républicaine et de la solidarité nationale.
Or on assiste aujourd'hui à une sorte de concours Lépine : c'est à qui inventera la formule la plus neuve d' " autonomie locale ", de libre choix de l'organisation territoriale, d' " expérimentation ". On invoque les exemples peu concluants de la Belgique devenue fédérale ou de l'Espagne, qui a cédé aux aspirations centrifuges des Catalans, Basques et autres Galiciens.
Où cela nous conduirait-il si l'on n'y prenait garde ? L'affaire corse nous en a donné un avant-goût : à l'abandon du principe républicain de suprématie de la loi, la même pour tous, à l'émiettement de la République entre des entités régionales autonomes et porteuses, pour certaines d'entre elles, de communautarismes ethniques lourds de menaces
Cela nous conduirait aussi, à écouter ces " ultras " de la décentralisation, à abandonner à elles-mêmes les parties de notre territoire disposant des plus faibles ressources et à creuser l'écart avec les zones les plus riches, qui pourraient jouir plus exclusivement de leur opulence. De tous les pays d'Europe, la France est celui où les inégalités entre les régions sont les moins marquées. Elle le doit pour une large part au fait que la décentralisation n'a jamais servi de prétexte pour restreindre le jeu de la solidarité nationale et de la péréquation indispensable entre collectivités territoriales. C'est pour notre pays une force à laquelle nous ne devons pas renoncer, au gré d'idées temporairement " dans le vent ".
Le Conseil constitutionnel vient de juger contraire à la Constitution le principe d'un transfert de pouvoir législatif au niveau régional, même sous prétexte d'expérimentation. Sortie par la porte, cette idée ne doit pas, à la faveur de l'élection présidentielle, rentrer par la fenêtre et encore moins s'étendre à d'autres régions que la Corse, comme le proposent plusieurs candidats.
A qui fera-t-on croire que le comble de la modernité serait de revenir à l'Ancien Régime, où l'on changeait de législation et de régime fiscal de province en province, de ville en ville ?
Le mouvement de décentralisation vers les collectivités territoriales et leurs assemblées élues doit se poursuivre ; il faut faire confiance aux collectivités locales. La commission présidée par Pierre Mauroy a formulé des propositions à la suite d'une large consultation. Il faut les mettre en oeuvre.
Mais, en même temps, il faut veiller rigoureusement à ce que cette relance de la décentralisation n'aggrave pas la complexité et parfois la confusion qui règnent déjà dans la répartition des compétences entre collectivités, et à ce qu'elle s'effectue sans mettre en cause l'unité de la République. Il faut aussi donner à la décentralisation un cadre réaliste, efficace et démocratique, des ressources modernisées et équitables et des instruments juridiques adaptés.
1 - De nouveaux transferts de compétence opérés dans la clarté
La commission Mauroy a ouvert des pistes pour compléter la décentralisation en matière de formation professionnelle, d'équipement routier, d'action sociale et pour lancer de nouveaux chantiers dans des domaines comme l'enseignement supérieur, le logement social, l'environnement.
Il importe cependant de clarifier les responsabilités. Quelles qu'aient été les inspirations initiales des lois Defferre, on constate aujourd'hui que, dans la plupart des domaines d'action publique, plusieurs niveaux de collectivités territoriales interviennent simultanément, avec ou sans contractualisation avec l'Etat. Par manque de moyens financiers, ce dernier a souvent encouragé les collectivités à intervenir dans tous les domaines, y compris dans les siens.
Il serait peu réaliste d'espérer assigner à chaque niveau de collectivité des domaines ou des blocs de compétence exclusive, avec interdiction aux autres d'y intervenir. Du moins la loi devrait-elle, pour chaque domaine, désigner une collectivité " chef de file " responsable des orientations et, le cas échéant, de la maîtrise d'ouvrage des actions publiques communes.
2 - Donner à la décentralisation un cadre réaliste, efficace et démocratique
J'ai donné aux structures d'agglomération une impulsion sans précédent et dont les résultats ont dépassé toutes les espérances. A la suite de la loi du 12 juillet 1999, 90 communautés d'agglomération ont surgi, venant s'ajouter aux 14 communautés urbaines, dont celles, nouvelles, de Marseille et de Nantes. C'était nécessaire pour permettre aux agglomérations d'organiser rationnellement leur avenir en termes de transports, d'habitat et de logement social, de développement économique et d'emploi, d'environnement. C'était nécessaire aussi pour permettre le meilleur emploi des ressources fiscales grâce à la taxe professionnelle unique, qui concerne maintenant la moitié de la population.
En zone rurale aussi, les communautés de communes se développent rapidement, en nombre et en densité de projets. C'est une bonne chose, car ainsi il devient possible de faire face à des besoins et à des situations que de petites communes ne pourraient affronter seules.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Ce vaste mouvement d'intercommunalité n'a pas pour objet la disparition des communes. Celles-ci demeurent un élément essentiel du tissu vivant de notre démocratie, depuis le Moyen-Age, où citadins et villageois revendiquaient la liberté au cri de " Commune ! Commune ! " jusqu'à Jules Ferry, grâce à qui l'école communale est devenue, à côté de la mairie, symbole et gage de progrès et d'égalité des chances.
Le dévouement et le civisme de nos 500.000 élus locaux, de nos 36.700 maires, l'intérêt persistant des électeurs pour ce niveau d'administration locale, sont des richesses dont il serait irresponsable de vouloir nous priver, en un temps où sévit une désaffection croissante pour la vie de la cité. Les compétences communales doivent être préservées, pour toutes les affaires qui ne sont pas, par nature, d'intérêt commun aux communes membres des communautés.
La commune doit aussi fournir le cadre naturel de l'élection des membres des conseils communautaires. Les délégués des communes à ces conseils sont actuellement désignés par les conseils municipaux. Le fonctionnement démocratique des communautés, qui disposent de pouvoirs importants, nécessitera à brève échéance que cette désignation se fasse au suffrage universel direct. Mais cette élection ne doit pas se dérouler dans une circonscription communautaire unique, qui ignorerait les communes.
Enfin, le " pays " doit rester un lieu de concertation et de coordination des volontés politiques d'aménagement et de développement sans générer pour autant une structure supplémentaire avec délibération, budget et personnels.
Le département conserve un avenir, malgré ses détracteurs, qui voudraient le voir disparaître au profit des régions. L'action sociale, la solidarité et la péréquation dans l'équipement des communes rurales, les collèges, sont autant de questions qui se règlent plus utilement à ce niveau qu'elles ne pourraient l'être à celui plus lointain du chef-lieu de la région.
Il manque au département un mode équitable de désignation de son conseil général, où, aujourd'hui, les électeurs des villes sont outrageusement sous-représentés. Le mode de scrutin devra être réformé. Une fois achevée la mise en place des communautés d'agglomération et de communes, celles-ci pourront peut-être fournir pour l'élection des conseillers généraux un cadre plus actuel que ne sont aujourd'hui les cantons.
Quant aux régions, qui manquent encore de substance concrète aux yeux de la plupart des Français, elles pourraient sans doute, sur le modèle de l'intercommunalité, devenir à terme des instances interdépartementales. Si une volonté démocratique claire s'exprimait en ce sens, leurs périmètres, qui sont souvent loin d'être satisfaisants, pourraient ainsi être progressivement redéfinis.
3 - Des élus responsables d'impôts modernisés et équitables
Notre système financier local est à bout de souffle. On supprime ou on allège de temps en temps certains impôts locaux, au lieu de les réformer ; on ne cesse de ravauder ou de compliquer le système des dotations allouées par l'Etat, au lieu d'en moderniser et d'en simplifier l'architecture.
Je suis résolument partisans d'un système de finances locales permettant aux collectivités de disposer d'une part des ressources indépendantes de l'Etat et d'en fixer librement le taux. C'est le moyen de responsabiliser les élus dans le choix de leurs investissements et de leurs interventions et de garantir ainsi le bon emploi des fonds publics locaux. Les budgets locaux sont aujourd'hui composés d'environ 45 % d'impôts, 45 % de dotations de l'État et de 10 % d'emprunts. La part de la fiscalité locale ne doit plus descendre au-dessous de ce seuil.
Si cette fiscalité doit être en relation avec la richesse et l'activité existant sur le territoire de chaque collectivité, il importe aussi que l'Etat veille à exercer entre les collectivités les plus riches et celles des zones défavorisées une péréquation justifiée par la solidarité nationale. Les mécanismes existants doivent être non seulement maintenus, mais progressivement développés, pour faire face à la montée des inégalités qui, malheureusement, affecte les collectivités aussi bien que les individus.
La taxe d'habitation doit être allégée et rendue plus juste à la fois. La révision des valeurs locatives, sans cesse remise au lendemain ou au surlendemain, doit enfin être réalisée. La part départementale de la taxe d'habitation devrait être supprimée. Les départements disposeraient, en compensation, d'une taxe départementale sur le revenu, légère et simple, portant sur tous les revenus de tous les habitants. Les élus locaux devraient en outre se voir ouvrir des pouvoirs plus étendus dans la fixation des taux et des abattements.
La taxe professionnelle pourrait être rendue plus juste par une réforme de son assiette, à laquelle pourraient être intégrés certains éléments du résultat des entreprises.
Enfin, les régions pourraient être encouragées à aider le développement technologique des entreprises, à leur niveau ou au niveau interrégional, comme c'est le cas en Allemagne. A cet effet, elles pourraient se voir transférer une part d'impôt d'Etat ; l'Etat pourrait parfaitement céder aux régions une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers.
Voilà l'architecture d'une véritable décentralisation. Nul besoin de l'alibi d'une réforme constitutionnelle ni de la démagogie d'un droit d'expérimentation.
(Source http://www.chevenement2002.net, le 11 avril 2002