Interviews de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé dans "Libération" le 21 janvier 2002 et à Europe 1 le 23 janvier, sur la négociation sur les hausses des honoraires des médecins, les dépenses de santé et les cotisations d'assurance maladie.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Docteur K pour soigner le corps médical. Bonjour !
- "Bonjour, docteur Elkabbach"

Vous ne pouviez pas manifester avec les béquilles, de toute façon ?
- "Merci de me fournir le prétexte..."
Vous en avez encore pour combien de temps encore ?
- "Trois semaines, monsieur le docteur."
Pourquoi attendre si longtemps pour finir par augmenter les médecins généralistes ?
- "Une négociation s'est installée entre la Cnam et les syndicats. C'est logique, c'est la loi. Une réunion est prévue pour 17h30. J.-M. Spaeth l'a dit, ainsi que le responsable de MG France : ce devrait être conclusif. Nous aurons alors la conclusion aujourd'hui."
Demain matin, on saura qu'avec un syndicat, il y aura eu un accord ?
- "Oui, mais j'espère que les autres syndicats, et surtout le syndicat des généralistes majoritaire, suivra. Je leur demande, je leur supplie de venir à cette réunion. Ils ont répondu "non" plusieurs fois. J'insiste : ils devraient le faire. Après, tout peut commencer, tout doit commencer, car cela n'est pas suffisant de revaloriser. Il faut le faire, mais il faut que la profession avec nous et nous avec la profession - et j'y suis prêt -, nous changions la vie quotidienne des généralistes qui est insupportable. Ce sont les soutiers de la médecine. Tout a changé pour le mieux dans notre système de santé, pas pour les généralistes. Ils sont isolés. Ils se sentent mal aimés. Et des gens qui sont une partie de l'élite de la nation ne peuvent pas se sentir des parias. C'est impossible."
Le Gouvernement répond "oui" sans chichi à diverses professions qui ont réclamé des choses. Pourquoi refuser si longtemps à celles qui traitent de la vie, de la maladie, de la mort et en fait, qui sont si mal payées. Puisque vous le saviez ! Ou alors vous avez attendu qu'ils manifestent pour vous en rendre compte ?
- "Non, je n'ai pas attendu. Je sais qu'ils travaillent 70 heures ou 60 heures, lorsqu'on impose les 35 heures à côté. C'est insupportable pour eux. Mais malheureusement, ce n'est pas la même chose qu'avec les catégories que vous avez citées. Ce n'est pas l'argent de l'Etat. On ne peut pas le déplacer. La santé en France, le soin en France - c'est drôle qu'on ait à l'expliquer - est un argent ciblé, séparé. Il est à la Caisse d'assurance-maladie. Il n'a rien à voir avec le budget de l'Etat. Pour cela il faut donc négocier avec M. Spaeth et avec la Caisse."
Symboliquement, pourquoi ne les avez-vous pas traités, comme vous avez traité les policiers ou les agriculteurs ? Eux, cela ne traîne pas. On les reçoit. Glavany reçoit les agriculteurs.
- "Ils ont été reçus par Mme Guigou. S'ils me l'avaient demandé, je les aurai reçus. Cela n'a pas été fait. Ils ont été chez Mme Guigou et ils ont été reçus. On leur a dit que c'est à la Cnam d'agir. Hier, les infirmières libérales qui manifestaient - et elles ont raison de manifester car, là aussi, il va falloir non seulement revaloriser mais repenser la profession avec elles - ont été reçues chez Mme Guigou et iront négocier le 31 à la Cnam. Ce système est compliqué, car il marche sur la tête. Mais il marche bien sur la tête. C'est quand même le meilleur. Je vous signale que pendant que nous disons que cela va mal, il y a quatre pages dans le Sunday Times qui titre : "Le triomphe de la médecine française". Je vais entamer une tournée en Europe pour voir dans quelles conditions les malades européens viendront se faire soigner en France, en payant et en nous permettant d'améliorer notre système, pour embaucher des infirmières et avoir des meilleurs salaires."
E. Guigou vient de dire qu'elle voulait le compromis...
- "Elle a raison..."
Elle veut revaloriser. De combien allez-vous le faire ?
- "Ce n'est pas moi qui revalorise. J'aimerais bien un autre système. Tout le monde le sait. Un jour, cela viendra. Et peut-être qu'au moment de la campagne, nous pourrons préciser nos idées à ce propos. Mais c'est la Cnam, avec l'argent des Français, qui règle cela. Il y a un grand absent dans ces manifestations et ces prises de parole : ce sont les Français. A qui s'adressent les médecins lorsque, dans la rue et légitimement, ils nous demandent de changer leur vie quotidienne ? Ils nous demandent plus que la revalorisation. Ils nous demandent de changer leurs pratiques. Ce sont les Français qui payent et ils doivent donc le faire, puisqu'ils soutiennent les médecins, puisqu'ils soutiennent les infirmières et puisqu'ils veulent des molécules nouvelles et des médicaments performants ou un équipement performant. Ils doivent savoir que cela leur coûtera plus cher. C'est une pédagogie dont j'aimerais vous convaincre."
D'après J.-P. Davant, le président de la Fédération [nationale de la Mutualité française], ces revalorisations dont vous parlez avec E. Guigou, seront suivies d'ici à un an d'une hausse des cotisations des mutuelles.
- "Probablement ! Là, il s'agit de mutuelle, c'est-à-dire de la complémentaire, c'est-à-dire en dehors de l'Assurance-maladie. Par pitié, si on nous demande de dépenser plus, il faut bien qu'on gagne un peu plus. Je suis le ministre de la dépense. C'est ce qui me met dans une position souvent très difficile. Evidemment, je suis du côté des professions de santé, puisque je suis du côté du malade. Si on brouille les malades avec les médecins, on fait une grosse erreur. Pour cela, il me faut plus d'argent. Je propose, lundi, à Nice, tout un réseau de mise en place de prise en charge de l'asthme, avec les médecins généralistes justement. Comme on va le faire pour la première fois pour les soins palliatifs, avec des réseaux qui pourraient comprendre au minimum un médecin généraliste et une infirmière. Il faut financer tout cela. Est-ce qu'on m'aide à le financer ?"
Vous le demandez à qui ? Aux Français ?
- "Bien sûr."
Est-ce que vous allez augmenter les cotisations-maladie ?
- "Je pense qu'on ne pourra pas faire autrement, à un moment donné, si on veut que nous satisfaisions toutes les revendications. Est-ce que vous comprenez ? Ce n'est pas une dérobade. C'est la vraie vérité."
Il faudra augmenter substantiellement ?
- "E. Guigou n'est pas méchante. Je ne suis pas méchant. Je comprends les médecins, ce sont mes amis, mes frères, mais qu'ils le fassent avec moi. Notre système est le meilleur du monde. Maffioli l'a dit hier..."
C'est en France et pas en Angleterre, pas en Allemagne, qu'il y a, aujourd'hui, des milliers de médecins et des gens par solidarité dans les rues. Il y a deux médecins sur trois qui vont manifester, aujourd'hui. Et le système est le meilleur !?
- "C'est en France qu'il y a aussi les malades les mieux soignés. Attention aux échéances ! Ou on fera une médecine à deux vitesses, c'est-à-dire que les riches pourront aller dans des endroits précis - hôpitaux, cliniques, chez des médecins choisis - et ils payeront de leurs poches un peu plus. Et les pauvres iront dans des circuits un tout petit peu différents et ils seront remboursés. C'est la médecine à deux vitesses que je hais et qui existe dans les pays que vous avez cités. L'autre solution, c'est que, comme maintenant, le pauvre et le riche en France soient soignés de la même façon, chez le même médecin. Il nous faut maintenir cela. Il faut des associations de malades, c'est-à-dire des représentants des "usagers" - pardon pour ce mot ! -, des médecins, mes amis les médecins, ceux qui sont dans la rue aujourd'hui et évidemment le Gouvernement, la Cnam et le paritarisme. On met ses acteurs ensemble. Cela prendra des mois, mais on en sortira avec un système encore meilleur."
A trois mois à peine du moment où le Gouvernement actuel va plier bagages, est-ce qu'il n'est pas trop tard de vouloir réformer ?
- "Je reconnais qu'il y a un petit parfum d'électoralisme dans toutes ces activités. Je n'accuse pas les médecins de s'en servir, mais je sais qu'ils s'en servent un peu..."
Mais vous pouvez encore faire des réformes alors que vous allez partir ?
- "Bien sûr. J'ai trois réseaux à mettre au point : l'énorme réseau des maladies cardiovasculaires - première cause de mortalité en France. Je peux le faire avec les médecins, mais je peux le faire avec de l'argent. J'en ai besoin de plus."
Vous le demandez à qui ?
- "A vous."
C'est-à-dire à moi, citoyen français ?
- "Oui, c'est un impôt ciblé. C'est formidablement opérationnel. On ne nous accusera pas de dérives. Nous dépensons 10 % de notre produit intérieur brut pour la santé. Les Etats-Unis en dépensent 15 % et sont bien moins bien soignés que nous. On fait des économies, contrairement à ce que vous pensez."
Vous avez rappelez que la Cnam, comme l'a dit ici M. Spaeth, allait négocier cette nuit pour conclure avec le syndicat numéro 2, celui qui représente 31 % des généralistes. L'autre, l'Unof, ne veut pas négocier. Est-ce que vous lui dites de venir à vous ?
- "Oui, je le lui dis. Non seulement je le lui dis, mais je lui dis sans aucune démagogie, avec tout le sentiment et la conviction dont je suis capable. Je les connais. Ils se sont manifestés contre M. Juppé d'une façon très pugnace. Je ne les accuse pas trop d'arrière-pensées électoralistes, même s'ils se servent de la période. Il faut qu'ils viennent pour que nous réglions ensemble tous ces problèmes. Ils devraient s'ajouter aux négociations. Même s'ils ne le font pas, les négociations terminées, je suis prêt, avec eux bien entendu, à reprendre ensemble complètement le dossier de la médecine générale."
Pendant cette crise, les Français et probablement les syndicats de médecins ne savent pas : est-ce qu'il y a deux ministres de la Santé ou bien il n'y en a pas ?
- "E. Guigou et moi travaillons évidemment ensemble. Moi, je suis la santé et donc je suis dépensier. Je l'ai dit. Je vais faire un plan sur les soins palliatifs, je vais m'intéresser à des dossiers massifs."
Il faudrait un ministre de la Santé à part entière ?
- "Je pense qu'il faudrait - et on en parlera durant la campagne - une unité. Ce serait plus commode. Il faut réformer le financement."
La vaccination contre la méningite à Clermont, où en est-elle ?
- "Je crois qu'elle en est à près du 20.000 ème vacciné. Cela se passe bien. Il y a eu des référés des associations antivaccinations. Mais cela est habituel. Je pense qu'il y a eu en dehors des petits incidents d'allergie habituels, aucun incident grave. Je souhaite que cela dure. Cela se passe très bien. Je remercie les praticiens qui avaient été surpris, mais qui se conduisent merveilleusement bien."
Vous allez nous dire si c'est vrai ou faux : on dit qu'à Béziers, il y a eu une contamination d'hépatite C, entre le 7 et le 20 janvier. Quelles conséquences cela peut avoir ?
- "Oui, c'est vrai. Au centre d'hémodyalise, il y a 22 cas qui nous inquiètent. Nous avons fermé le centre. Il y a l'Institut national de veille sanitaire, il y a une cellule de crise, il y a l'Igass qui va nous rendre très vite compte. C'est inquiétant. Les malades sont pris en charge dans d'autres centres, mais il faut savoir pourquoi ces malades ont été contaminés - probablement une infection nosocomiale."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 janvier 2002)