Texte intégral
Q - Est-ce que, pour vous, le monde a changé depuis le 11 septembre ?
R - Le 11 septembre a eu d'abord des répercussions profondes sur la psychologie américaine. Ce pays était convaincu de son invulnérabilité. Il a donc ressenti un choc phénoménal et cela s'exprime notamment aujourd'hui, par la politique et les déclarations du président Bush. Ce sont d'autre part des changements en Afghanistan, au Pakistan, en Asie centrale avec le retour des Russes par exemple, des alliances nouvelles... Est-ce que cela change complètement le monde ? Non, car les problèmes qui existaient avant le 11 septembre sont toujours là et n'ont pas disparu. Celui du Proche-Orient, du conflit de la région des Grands lacs, de la République démocratique du Congo, sans oublier la pauvreté, la brutalité de certains aspects de la mondialisation, les injustices, tout cela est toujours là. Nous devons à la fois lutter contre le terrorisme et nous occuper de tous ces problèmes qui l'alimentent.
Q - Pensez-vous qu'après le 11 septembre, les Américains pourraient commencer à prendre de conscience des problèmes que pose la globalisation et devenir plus multilatéralistes ?
R - Je n'en vois pas de signes. C'est un pays incomparablement puissant. C'est même pour cela que j'ai lancé, il y a quelques années, pour le caractériser le mot d'"hyperpuissance". Ce qui caractérise la puissance américaine actuelle c'est qu'elle se manifeste depuis les porte-avions jusqu'à CNN, en passant par Hollywood, les universités, le dollar, l'économie, la technologie, l'armée Le 11 septembre n'y a rien changé, au contraire, d'autant que, dans l'opinion et les élites américaines, se répand l'idée que l'Amérique doit exercer son leadership sans complexe, et sans trop se préoccuper des inquiétudes des uns et des autres. L'Europe va donc devoir continuer à exprimer avec clarté, sans agressivité inutile, "sa" conception des relations internationales et du multilatéralisme et son souci d'une mondialisation maîtrisée.
Q - Quelles valeurs l'Union européenne pourrait-elle exporter dans le monde ?
R - Plutôt que "d'exporter" nos valeurs démocratiques, humanistes, fondées sur les Droits de l'Homme caractéristiques de nos démocraties que nous avons bâties au fil des siècles nous devons inciter et encourager tous les pays qui sont des économies ou des démocraties "émergentes" à s'approprier ces valeurs à les faire leurs et à les enraciner. Comment faire en pratique par rapport à l'Afrique , à l'Asie, au monde arabe ou à l'Amérique Latine ? Dans certains cas il faut être positif, encourager simplement ; parfois il faut critiquer, voire sanctionner, même si les sanctions aboutissent rarement au résultat recherché. Les valeurs de l'Europe ne peuvent pas être "exportées" clefs en main car la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain, mais elle doit être constamment favorisée.
Q - Pourquoi l'aide aux pays en voie de développement ne cesse-t-elle de baisser depuis dix ans ?
R - L'aide publique au développement a en effet, malheureusement, baissé dans la plupart des pays développés. En Europe, c'est une conséquence indirecte, imprévue, de la nécessité de respecter les critères de Maastricht sur les déficits pour entrer dans l'euro. En France, le gouvernement Jospin a enrayé cette baisse et entamé une remontée. Néanmoins pour avoir une vue complète, il faut additionner l'APD, plus la part de chaque Etat aux programmes européens (pour nous 17 %) et l'annulation de dettes de pays émergents. D'ailleurs, si les PMA insistent en priorité sur l'APD, les autres parlent autant annulation de la dette ou accès aux marchés. Ils nous disent en outre : "certes vous voulez nous aider, mais vous nous accablez de conditionnalités. Si vous voulez que nous respections tout de suite votre droit social, votre droit de l'environnement, contrairement à vous au XIXème siècle, nous n'arriverons jamais à décoller !" C'est un débat que l'on retrouve au sein de l'Organisation mondiale du commerce entre pays du Nord et pays du Sud à propos de l'aide publique.
Q - N'est-ce pas contradictoire d'avoir des valeurs humanistes et d'être le premier vendeur d'armes au monde ?
R - Nous ne sommes pas le premier. Et je pense que c'est un faux problème. Il y a beaucoup de régimes autoritaires qui se sont installés sans armement lourd, ni d'origine étrangère. D'autre part, beaucoup des armements contestables sont issus de trafic et non de ventes d'armes. En outre, je ne vois pas au nom de quoi les pays les plus riches, qui dépensent des sommes importantes pour leur sécurité et ont des armées puissantes décideraient, par principe, que les autres pays n'auraient pas le droit d'avoir une défense nationale. Historiquement, on constate que c'est plutôt le déséquilibre des forces que le niveau des armements en soi qui est une incitation à la guerre. Il y a eu des conflits épouvantables, notamment une bonne quinzaine en Afrique depuis les indépendances, qui ont démarré sans armement particulier pour des raisons politiques, ethniques, de pauvreté, de crainte Cela dit, il ne faut pas vendre n'importe quoi à n'importe qui, mais nous ne vendons pas n'importe quoi à n'importe qui. Les procédures de décision sont extrêmement rigoureuses dans tous les pays d'Europe et nous nous sommes dotés d'un code de conduite.
Q - Depuis l'euro, on se sent un peu plus Européen mais comment faire pour aboutir à une Europe plus citoyenne ?
R - Contrairement à une idée reçue, il me semble que la plupart des citoyens de l'Union Européenne sont très au fait de la situation politique européenne. Ils ne se mobilisaient pas beaucoup pour des élections européennes tant qu'ils pensaient que cela ne changerait pas grand-chose à leur quotidien. La Convention sur l'avenir de l'Europe et la Conférence intergouvernementale qui suivra aboutiront certainement à une répartition plus claire des pouvoirs entre l'Europe et les Etats-nations et à un progrès politique de l'Europe. Entre temps, la citoyenneté européenne se sera développée, on pourra voter un peu partout, être candidat, exercer sa profession... Tout va dans le sens de cette Europe plus citoyenne.
Q - Vous parlez de valeurs démocratiques, n'est-ce pas particulièrement à la France d'avoir un rôle moteur dans ce domaine ?
R - Ce n'est pas une interrogation : il n'y a pas de pays qui porte plus haut que la France ces valeurs de démocratie et de progrès... même si cet effort n'est jamais achevé. Nous sommes également le pays qui se bat le plus pour que la culture du monde ne soit pas totalement nivelée par de gigantesques industries culturelles qui uniformiseraient tout. Bien sûr, l'exception culturelle n'est pas une fin en soi, ni un slogan mobilisateur mais une technique pour que la création ne soit pas sacrifiée dans certaines négociations économiques, pour que subsistent les diversités culturelle et linguistique. Sur ce plan, comme pour la démocratisation dans le monde, la France est vraiment en tête et le restera.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2002)
R - Le 11 septembre a eu d'abord des répercussions profondes sur la psychologie américaine. Ce pays était convaincu de son invulnérabilité. Il a donc ressenti un choc phénoménal et cela s'exprime notamment aujourd'hui, par la politique et les déclarations du président Bush. Ce sont d'autre part des changements en Afghanistan, au Pakistan, en Asie centrale avec le retour des Russes par exemple, des alliances nouvelles... Est-ce que cela change complètement le monde ? Non, car les problèmes qui existaient avant le 11 septembre sont toujours là et n'ont pas disparu. Celui du Proche-Orient, du conflit de la région des Grands lacs, de la République démocratique du Congo, sans oublier la pauvreté, la brutalité de certains aspects de la mondialisation, les injustices, tout cela est toujours là. Nous devons à la fois lutter contre le terrorisme et nous occuper de tous ces problèmes qui l'alimentent.
Q - Pensez-vous qu'après le 11 septembre, les Américains pourraient commencer à prendre de conscience des problèmes que pose la globalisation et devenir plus multilatéralistes ?
R - Je n'en vois pas de signes. C'est un pays incomparablement puissant. C'est même pour cela que j'ai lancé, il y a quelques années, pour le caractériser le mot d'"hyperpuissance". Ce qui caractérise la puissance américaine actuelle c'est qu'elle se manifeste depuis les porte-avions jusqu'à CNN, en passant par Hollywood, les universités, le dollar, l'économie, la technologie, l'armée Le 11 septembre n'y a rien changé, au contraire, d'autant que, dans l'opinion et les élites américaines, se répand l'idée que l'Amérique doit exercer son leadership sans complexe, et sans trop se préoccuper des inquiétudes des uns et des autres. L'Europe va donc devoir continuer à exprimer avec clarté, sans agressivité inutile, "sa" conception des relations internationales et du multilatéralisme et son souci d'une mondialisation maîtrisée.
Q - Quelles valeurs l'Union européenne pourrait-elle exporter dans le monde ?
R - Plutôt que "d'exporter" nos valeurs démocratiques, humanistes, fondées sur les Droits de l'Homme caractéristiques de nos démocraties que nous avons bâties au fil des siècles nous devons inciter et encourager tous les pays qui sont des économies ou des démocraties "émergentes" à s'approprier ces valeurs à les faire leurs et à les enraciner. Comment faire en pratique par rapport à l'Afrique , à l'Asie, au monde arabe ou à l'Amérique Latine ? Dans certains cas il faut être positif, encourager simplement ; parfois il faut critiquer, voire sanctionner, même si les sanctions aboutissent rarement au résultat recherché. Les valeurs de l'Europe ne peuvent pas être "exportées" clefs en main car la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain, mais elle doit être constamment favorisée.
Q - Pourquoi l'aide aux pays en voie de développement ne cesse-t-elle de baisser depuis dix ans ?
R - L'aide publique au développement a en effet, malheureusement, baissé dans la plupart des pays développés. En Europe, c'est une conséquence indirecte, imprévue, de la nécessité de respecter les critères de Maastricht sur les déficits pour entrer dans l'euro. En France, le gouvernement Jospin a enrayé cette baisse et entamé une remontée. Néanmoins pour avoir une vue complète, il faut additionner l'APD, plus la part de chaque Etat aux programmes européens (pour nous 17 %) et l'annulation de dettes de pays émergents. D'ailleurs, si les PMA insistent en priorité sur l'APD, les autres parlent autant annulation de la dette ou accès aux marchés. Ils nous disent en outre : "certes vous voulez nous aider, mais vous nous accablez de conditionnalités. Si vous voulez que nous respections tout de suite votre droit social, votre droit de l'environnement, contrairement à vous au XIXème siècle, nous n'arriverons jamais à décoller !" C'est un débat que l'on retrouve au sein de l'Organisation mondiale du commerce entre pays du Nord et pays du Sud à propos de l'aide publique.
Q - N'est-ce pas contradictoire d'avoir des valeurs humanistes et d'être le premier vendeur d'armes au monde ?
R - Nous ne sommes pas le premier. Et je pense que c'est un faux problème. Il y a beaucoup de régimes autoritaires qui se sont installés sans armement lourd, ni d'origine étrangère. D'autre part, beaucoup des armements contestables sont issus de trafic et non de ventes d'armes. En outre, je ne vois pas au nom de quoi les pays les plus riches, qui dépensent des sommes importantes pour leur sécurité et ont des armées puissantes décideraient, par principe, que les autres pays n'auraient pas le droit d'avoir une défense nationale. Historiquement, on constate que c'est plutôt le déséquilibre des forces que le niveau des armements en soi qui est une incitation à la guerre. Il y a eu des conflits épouvantables, notamment une bonne quinzaine en Afrique depuis les indépendances, qui ont démarré sans armement particulier pour des raisons politiques, ethniques, de pauvreté, de crainte Cela dit, il ne faut pas vendre n'importe quoi à n'importe qui, mais nous ne vendons pas n'importe quoi à n'importe qui. Les procédures de décision sont extrêmement rigoureuses dans tous les pays d'Europe et nous nous sommes dotés d'un code de conduite.
Q - Depuis l'euro, on se sent un peu plus Européen mais comment faire pour aboutir à une Europe plus citoyenne ?
R - Contrairement à une idée reçue, il me semble que la plupart des citoyens de l'Union Européenne sont très au fait de la situation politique européenne. Ils ne se mobilisaient pas beaucoup pour des élections européennes tant qu'ils pensaient que cela ne changerait pas grand-chose à leur quotidien. La Convention sur l'avenir de l'Europe et la Conférence intergouvernementale qui suivra aboutiront certainement à une répartition plus claire des pouvoirs entre l'Europe et les Etats-nations et à un progrès politique de l'Europe. Entre temps, la citoyenneté européenne se sera développée, on pourra voter un peu partout, être candidat, exercer sa profession... Tout va dans le sens de cette Europe plus citoyenne.
Q - Vous parlez de valeurs démocratiques, n'est-ce pas particulièrement à la France d'avoir un rôle moteur dans ce domaine ?
R - Ce n'est pas une interrogation : il n'y a pas de pays qui porte plus haut que la France ces valeurs de démocratie et de progrès... même si cet effort n'est jamais achevé. Nous sommes également le pays qui se bat le plus pour que la culture du monde ne soit pas totalement nivelée par de gigantesques industries culturelles qui uniformiseraient tout. Bien sûr, l'exception culturelle n'est pas une fin en soi, ni un slogan mobilisateur mais une technique pour que la création ne soit pas sacrifiée dans certaines négociations économiques, pour que subsistent les diversités culturelle et linguistique. Sur ce plan, comme pour la démocratisation dans le monde, la France est vraiment en tête et le restera.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2002)