Interviews de M. Alain Richard, ministre de la défense, à France 3 le 2 mars et Europe 1 le 7 mars 2002, sur les mesures en faveur de la revalorisation de la condition militaire et de l'équipement des armées, le niveau du budget militaire et les positions de M. Chirac sur ce sujet, l'intervention française en Afghanistan, le bombardement de Gaza par l'armée israélienne et l'hypothèse d'une opération américaine d'envergure contre l'Irak.

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Média : Europe 1 - France 3 - Télévision

Texte intégral

Interview à France 2 le 2 mars :
M. Alain Richard vient d'allouer aux armées 433 millions d'euros sur deux ans pour leurs indemnités, et voici ce qu'il répond à ceux, qui après ce geste, critiquent encore le manque de matériel et d'infrastructures militaires.
Le travail sur le renouvellement de matériel est en cours. Jamais au cours des dix années passées nous n'avions commandé autant de matériel neuf. Il y a évidemment, pour certains de ces matériels de haut niveau, des délais de réalisation, de livraison. Le tableau européen nous place au premier rang en matière de potentiel, et de capacités en matériel comme en entraînement du personnel. Il y a une façon simple de le vérifier : à chaque fois qu'il y a une crise grave, et qu'il faut choisir entre différents pays pour prendre la position de leader, pour mener une action, le choix se discute toujours sur un tout petit nombre de pays, dont la France.
(Source http://www.défense.gouv.fr, le 7 mars 2002)
Interview à Europe 1 le 7 mars :
J.-P. Elkabbach Nous avions ou nous croyions avoir tourné la page de l'Afghanistan ; la guerre contre les taliban continue ?
- "Oui, j'avais souvent eu l'occasion d'insister sur ce point, parce que cela sortait un peu de l'écran des médias. En réalité, il reste des noyaux, des groupes de résistants, de partisans souvent installés dans des zones montagneuses. L'objectif militaire n'est simplement de les réduire mais dans la stabilisation de la zone. S'ils restaient en tant que tels, ils peuvent profiter ultérieurement de la fragilité de l'Afghanistan et recréer des éléments de guerre civile."
La guerre n'est pas finie ?
- "Il faut les réduire. Il y a en ce moment une opération terrestre d'attaques sur des groupes repliés dans des grottes ; elle s'appelle "Anaconda". Elle est difficile, c'est un vrai combat au sol, dans lequel les avions participent au soutien des forces. C'est une mission très délicate, parce que les forces sont pratiquement au contact. Et donc, quand on fait des tirs, comme cela s'est produit un grand nombre de fois depuis 3 jours, évidemment le risque de tirs fratricides existe."
Vous voulez dire que la guerre continue ?
- "Elle n'est pas finie, elle est locale, elle est par petites poches, mais il y a bien une menace de groupes taliban et de groupe d'Al-Qaïda qui reste et qui peut fragiliser la reconstruction de l'Afghanistan."
400 taliban ont été tués d'après ce qu'on nous dit. Combien sont-ils à s'être regroupés dans les montagnes et comment ont-ils fait ?
- "A à peu près 200 kilomètres au Sud de Kaboul, on peut penser qu'ils sont entre 1.500 et 2.000."
Est-on sur les traces du mollah Omar ou de Ben Laden ?
- "Le mollah Omar est localisé dans un autre secteur, plus au sud de l'Afghanistan, mais protégé par des groupes tribaux ; il est très mobile. Quant à Ben Laden, on n'a pas de trace depuis assez longtemps."
Il peut être encore en Afghanistan ou au Pakistan ?
- "Ou mort..."
Il pourrait être mort ?!
- "Il y a de sérieuses chances."
Il n'y a pas d'indication de traces ?
- "Non. C'est grand, l'Afghanistan."
Mais les officiels français et américains ne l'annoncent pas parce qu'ils n'en ont pas la [preuve] ?
- "Non, c'est pour cela que je dis..."
Il "pourrait"...
- "Il y a trois hypothèses : ou il est encore réfugié dans une zone de l'Afghanistan auprès de combattants. Ce n'est pas celle que nous privilégions. Ou il s'est échappé par le Pakistan. Ou il a été tué. En tout cas, le combat continue et nous y sommes associés."
On dirait que l'Amérique a envie de rester ?
- "Je pense qu'il y a eu une évolution politique à Washington. La démarche de départ était compréhensible pour un pays qui a été victime de l'attaque terroriste, de dire "nous voulons réduire Al-Qaïda et les taliban et ensuite nous quitterons l'Afghanistan". Ils ont pris conscience - ce qui était une idée que nous, Européens, nous évoquions depuis un moment -, que la stabilisation de l'Afghanistan était aussi une garantie de sécurité pour eux. C'est-à-dire que nous arrivons malgré tout - il y a toujours une image de déséquilibre..."
La réponse, c'est que ça veut dire qu'ils veulent rester ?
- "Oui. Mais nous arrivons à faire comprendre aux Etats-Unis des réalités politiques internationales qu'ils n'avaient pas intégré au départ."
L'Amérique a envoyé sur place ses forces spéciales qui combattent au sol - je ne sais pas combien il y a d'hommes mais, apparemment, il y en a beaucoup, avec des renforts. Est-ce que les Français sont aussi avec des commandos spéciaux et les Anglais, sur le terrain et au sol ?
- "Non. L'action qui est menée dans cette opération est menée par des combattants américains, des forces spéciales et par des combattants afghans. La contribution de la France est avec sa force aérienne et j'observe que la France est le seul pays partenaire qui participe à l'ensemble des frappes aériennes."
Comme un appoint ?
- "Comme un partenaire. Et le seul. C'est-à-dire qu'une des réalités que je ne vous entends..."
Vous avez l'air très content ce matin ! Ce n'est plus de la figuration ?
- "Ne ramenez pas les choses à un concours de beauté ! Vous, dans les médias, vous ne notez jamais une chose : c'est que le nombre de pays en mesure de participer à tout l'éventail des tâches militaires, dans une action comme celle-là, est très restreint ; c'est 4 ou 5 pays au maximum et la France en fait partie."
C'est nouveau par rapport à ce qui s'est passé il y a quelques mois : là, on fait appel plus facilement à la France, ce qu'on n'avait pas fait avant ?
- "Cela a été de l'improvisation de la part des Etats-Unis, il ne faut pas l'oublier."
Au Proche-Orient, les F16 israéliens sont en train de bombarder Gaza et certains quartiers. Est-ce que les F16 sont des armes adaptées ?
- "C'est la politique du gouvernement Sharon. Nous la critiquons, nous considérons qu'elle est dangereuse pour la paix régionale, pour la sécurité d'Israël. C'est difficile de maintenir cette position parce qu'elle donne l'impression d'être pour l'instant sans débouché. Nous ne devons pas changer de politique parce qu'il y a une phase dramatique, de passage à vide. Cette politique s'imposera."
L'administration de G. Bush vous parait-elle tentée par une opération d'envergure contre l'Irak de S. Hussein ?
- "Le président Bush a indiqué qu'il classait l'Irak comme un pays ennemi, il s'est fixé un défi à lui-même, une sorte d'obligation morale et donc, il a un problème, maintenant, de prendre une initiative stratégique par rapport à l'Irak. Nous rappelons que dans deux mois, il y a des échéances aux Nations unies sur le contrôle des armements de l'Irak et qu'il vaut beaucoup mieux passer par cette formule."
A Strasbourg, le candidat Chirac a dénoncé hier vertement les restrictions imposées par l'équipe Jospin-Richard au budget de la Défense depuis cinq ans.
- "Non, il a fait deux phrases..."
Suffisantes !
- "C'est vous qui employez le terme. Le président de la République avait déjà fait une ou deux observations au cours des cinq années, il n'a pas mené de combat politique sur ce sujet-là. Cela fait partie des thèmes sur lesquels on se demande régulièrement quelles sont les convictions de M. Chirac."
C'est-à-dire ?
- "C'est-à-dire, pourquoi s'engage-t-il vraiment, pourquoi combat-il vraiment, quels sont ses vrais objectifs ? Nous avons l'impression que, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, il lit les discours qui lui ont été préparés mais qu'il n'est pas porté par une véritable vision des projets pour la France."
Ces restrictions menacent, dit-il, "le succès de la réforme des armées".
- "Ce n'est pas exact et chacun observe que cette réforme de l'armée a abouti et que c'est le gouvernement Jospin qui l'a menée de A à Z."
Mais un certain nombre de Français auront l'impression que la gauche a affaibli, en cinq ans - pardon de vous le dire - la défense et la sécurité des Français.
- "Nous avons de solides arguments de ce point de vue. En tout cas, ce que je dis, c'est que l'engagement du président de la République et sa force de conviction ne se sont pas manifestés. J'ajoute, pour ce qui concerne sa description de ce qui s'est passé sur la politique européenne ces dernières années, qu'il y a, me semble-t-il, deux facilités : celle de dire "j'ai fait l'euro" - il est clair que s'il a dissous l'Assemblée en 1997, c'est parce qu'il se voyait dans l'incapacité de le faire. D'autre part, "j'ai fait l'Europe de la défense" - on observera que l'Europe de la défense a commencé quand le gouvernement Jospin s'est mis en place et que sa politique à lui, avant 1997, y était opposée."
Vous voulez dire qu'il s'approprie ce que vous avez fait ?
- "Oui. C'est ça la faiblesse des convictions !
Vous voyez que l'attaque est portée par celui qui aujourd'hui est quand même le chef suprême des armées, ce n'est pas n'importe qui...
- "C'est un candidat, c'est monsieur Chirac."
C'est-à-dire que le Président a accepté ce que le candidat remet en cause, c'est ce que vous voulez dire ?
- "Oui. C'est clair par exemple pour ce qui concerne le niveau des dépenses de défense. Nous avons adopté ensemble un projet de loi de programmation pour les prochaines années que le Gouvernement croit raisonnable, c'est-à-dire qu'il représente un vrai effort pour la défense du pays. Le Conseil des ministres, sous la présidence du Président Chirac à l'époque, a approuvé ce projet. Maintenant, monsieur Chirac semble s'en détacher, il faudrait qu'il explique pourquoi."
Cela veut dire que la défense et la sécurité sont en train d'entrer dans le débat 2002 ?
- "Je ne le crois pas, parce qu'il n'y a pas de véritable alternative. Donc, ce sont des positionnements tactiques et c'est pour cela que j'interroge sur la réalité des convictions."
Aujourd'hui le budget des armées, c'est 1,8 ou 1,9 du PIB ?
- "C'est 29 milliards d'euros, c'est le deuxième d'Europe."
Les experts, comme l'amiral Lanxade, par exemple...
- "L'amiral Lanxade n'est pas un expert, c'est un retraité qui professe des opinions personnelles."
Mais il sait de quoi il parle, il a été le chef d'état-major de toutes les armées, il a été le responsable de l'armée avec Mitterrand...
- "Vous avez le droit d'être influencé par lui ; je pense que son opinion n'est pas réaliste."
Par lui, comme d'autres... Il dit qu'à moins de 3 %, on baisse la garde. C'est vrai ou pas ?
- "C'est totalement inexact."
L'armée devenue professionnelle a semblé traverser une crise d'identité, de statut, de rémunération...
- "Ce n'est pas ainsi que je décrirais les choses. Il y avait simplement une demande d'amélioration de conditions sociales et professionnelles, parce que le sentiment existait qu'il y avait eu un très gros effort pour gérer, assumer la transformation et qu'il y avait eu des améliorations de statut ailleurs - donc, les militaires demandaient leur part. C'est ce qui a conduit le Gouvernement à attribuer un niveau de revalorisation, de rémunération substantiel qui, je crois, est reçu par les militaires -ça me parait légitime - comme une vraie reconnaissance des efforts qu'ils ont faits."
Ce que vous avez annoncé il y a une semaine, c'est un effort budgétaire pour 2002-2003 de combien ?
- "173 millions d'euros en 2002 et 260 millions en 2003."
Avez-vous le moyen de vérifier comment vos décisions vont être appliquées, est-ce qu'elles seront vite appliquées ?
- "Je m'en occupe tous les jours avec les chefs d'état-major, qui ont tout à fait partagé la mise en place de ces décisions et maintenant, leur réalisation, qui se fera sous deux mois."
Vous croyez avoir supprimé, réduit le malaise - si c'est possible ?
- "J'en suis sûr. Je vais dans les forces dès ce matin, pour dialoguer avec les militaires et je connais le résultat d'avance."
La professionnalisation de l'armée est une grande réforme qui a été menée à bien depuis cinq ans ; est-ce qu'un jour, il faudra accepter qu'il y ait des syndicats dans l'armée ?
- "J'ai plutôt opté pour une formule de conseil représentatif. Ils sont maintenant, à la base, élus et, au niveau central, on reconnaît pleinement leur rôle. J'ai beaucoup dialogué avec eux, notamment pour faire ce plan de revalorisation. Je crois que c'est une formule préférable, puisque la représentation est directement choisie par les personnels."
Est-ce qu'aujourd'hui, l'armée à les moyens de s'entraîner, de faire des exercices, de renouveler son matériel, de changer les vieux chars, les avions...
- "Les chars sont tous neufs maintenant, si vous prenez cet exemple. Nous avons amélioré le niveau d'entretien ; il y a aujourd'hui 40 avions de combat disponibles en plus qu'il y a un an."
Donc ?
- "Donc, on fait le travail."
On voit bien que le prochain président de la République, c'est cinq ans de mandat, mais c'est aussi pour les Français une armée qui devra être moderne, dissuader, intervenir là où il faut, et rassurer les Français.
- "Et le titulaire d'un mandat dont les convictions apparaissent continues pendant tout son mandat."
(Source :Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 février 2002)