Interview de M. Jean-Louis Borloo, porte-parole de l'UDF, à Europe 1 le 5 mars 2002, sur la nécessité de réformer l'administration pour laisser aux collectivités locales une plus grande possibilité de décision et de gestion.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Valenciennes, ville jadis la plus pauvre de France, a une croissance de 11% par an, une diminution de 10% de la délinquance. Vous en êtes le maire depuis treize ans, avec l'expérience de l'immigration, de la délinquance et une sorte de combat solitaire. Et apparemment, vous étouffez, vous enragez, je dirai même que vous pestez. Le moment vous paraît propice pour publier comme un cri "Un homme en colère", chez Ramsay. Un homme en colère, contre qui ?
- "Eh bien, contre un système qui est devenu complètement burlesque aujourd'hui. Est-ce que vous savez qu'il y a des gens qui ont des problèmes de reins, qui, pour avoir un lithotripteur - un espèce d'appareil qui bombarde les reins -, il faut l'autorisation d'un gars dans un bureau, qu'on ne peut pas les avoir. Que pour raser une barre d'HLM, il y a sept à huit ans de procédures, avec des réunions, avec quinze à vingt interlocuteurs différents, six ou sept pour l'Etat, le département, la région. Bref, ce pays est en grandes difficultés, il n'est pas organisé. Il y a 4 millions d'individus qui sont sensés s'occuper de la chose publique, dirigés par une toute petite équipe, rue de Varenne. Nous, on est en charge"
Qui c'est, "nous" ?
- "Nous, ce sont les élus, les présidents d'agglomérations... J'ai une agglomération de 200.000 personnes. Je discutais avec A. Rossinot, l'autre jour, de Nancy, J.-P. Alduy de Perpignan, je ne suis pas tout seul... On n'en peut plus, on n'en peut plus de ce pays qui a, à côté de gens qui font des trucs extraordinaires dans l'industrie, est complètement sclérosé, où l'idée que cette organisation, mise en place par Henri IV et Sully il y a 400 ans, est toujours bonne aujourd'hui, dans un pays comme le nôtre. C'est absurde."
Qui en est responsable ?
- "Ce sont les Français, parce que si les Français continuent à voter pour un modèle en se disant, avec en gros, l'idée qu'il faut attendre la guerre ou la révolution pour changer notre organisation. Si on le faisait une fois en temps de paix, ce ne serait pas mal."
Vous dites qu'il faut "en finir avec le dernier dinosaure de l'histoire, le modèle français, la France, une monarchie administrative centralisée qui est un modèle injuste, inefficace, épuisé". Des exemples ?
- "Prenez les hôpitaux : s'il y a bien un endroit où on devrait être à peu près tous à égalité, eh bien, entre l'hôpital de Valenciennes et celui de Bordeaux, vous avez quatre fois plus de chirurgiens pour 1.000 entrées hospitalières, 4 fois plus d'infirmières... Par exemple, dans les villes en grandes difficultés, dans les quartiers, on nous ressasse ces sujets-là. Pour régler le problème des barres... Il y a trente fois plus d'impôts locaux à Vieux-Condé, ville où il y a 34 % de chômeurs, qu'à Puteaux et Neuilly-sur-Seine alors que c'est dans ces villes qu'on a le plus de besoins collectifs..."
Mais vous dites que "si on n'y prend pas garde, il y aura de plus en plus de bus qui vont brûler, de gamins qui vont se droguer, d'échecs scolaires qui deviendront des violences urbaines, de grands groupes mondiaux qui choisiront d'installer leurs postes de commandement ailleurs que dans notre pays". Ce n'est pas une vision catastrophique ?
- "Pas du tout, parce qu'en même temps, Peugeot est considéré comme un des meilleurs groupes mondiaux Derrière ces réussites... Prenez la voiture Renault que l'on vient de lancer : ce que l'on constate en même temps, c'est que Renault s'installe en Hollande, dans une fondation hollandaise, parce que le management... Prenez la Bourse de Paris, Euronext : vous savez où ils sont les dirigeants ? Ils sont à Amsterdam aujourd'hui. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la compétitivité est partout. Le truc ne marche pas pour les pauvres en France, les pauvres sont de plus en plus pauvres et en même temps, ceux qui courent très vite et les plus performants se barrent à l'étranger."
Le maire Borloo, réélu en mars dernier dès le premier tour, raconte ses misères, en particulier dans les couloirs de Bercy...
- "On parlait du dinosaure de l'histoire... Il faut que les gens sachent qu'il y a un seul carnet de chèques, il est à Bercy, une espèce de grand bâtiment, qui s'est installé sur la Seine, avec les ministres qui ont la capacité de prendre la fuite en cas d'émeute. Mais il y a que ça : il y a un sésame avec les préfets, il y a une centaine de préfets et tout ce système pyramidal ne marche pas."
Cela veut dire qu'il faut déjà réformer l'administration fiscale de Bercy, même si elle résiste ?
- "Oui, il faut commencer par ça, mais plus fondamentalement, ce qui me fout en rogne c'est que l'on est tous d'accord, tous les patrons d'agglo', tous les maires en désaccord sur des trucs. Où est-ce qu'on met l'argent et les moyens ? Les routes, la culture, les sports, les usines ? Laissez-nous faire ! Mais laissez-nous nous occuper de nos logements, de nos crèches, de nos assistantes maternelles... Est-ce que l'Etat..."
Et vous crevez à cause de ce que vous appelez le "Technoland". Et vous dites qu'il y a une "France du réel" et une "France du virtuel". C'est qui, l'un et l'autre ?
- "La France du réel, c'est malheureusement un petit peu nous ! Mais ce qui me fout en boule, c'est que tout le monde, tous les Français, quand je discute, sont d'accord. En gros, que l'Europe s'occupe des cinq ou six grands sujets européens - la diplomatie, les affaires étrangères, les grands sujets d'environnement. Que la France, l'Etat, s'occupent de la justice, de la police, de quelques grands sujets majeurs. Et laissez faire les acteurs de terrain pour le reste, cette espèce de salmigondis, là, dont on ne sort pas, où on nous balance des trucs fiscaux, sans expliquer... Cela ne marche pas."
Mais vous ne trouvez pas ce dont vous avez besoin dans les programmes de tel ou tel candidat ?
- "Non... D'ailleurs, je fais un appel, avec une dizaine de grands patrons d'agglo', on fait un appel aux 36.000 maires, aux 500.000 élus locaux, on va leur adresser un manifeste. A la limite, il y a une réforme majeure : c'est la réforme du modèle français qui est aujourd'hui complètement à bout de souffle et épuisé. Et je fais un appel solennel aux maires : arrêtez de subir, redressons-nous et exigeons de nos futurs dirigeants une France mieux organisée."
Vous dites qu'il faut réorganiser la France ?
- "Oui complètement, il faut réorganiser, il y a cinq ou six sujets qui doivent dépendre de l'Etat, tout le reste doit dépendre des provinces. Ce n'est pas un débat public / privé. Cela peut être du public de province bien entendu. Dans une commune, est-ce que vous réalisez que dans un carrefour, j'ai une route nationale, une route départementale, une route régionale, plus la route nationale avec des financements européens du département, de la région ? Comment je gère mes carrefours ? C'est infaisable aujourd'hui !"
Mais quand on vous dit que la principale réforme aujourd'hui, c'est de lutter contre la délinquance, lutter contre l'insécurité qui est un vrai problème... Est ce que c'est ça l'essentiel aujourd'hui ?
- "Non, mais c'est une conséquence. Le système ne marche pas parce que c'est un système jacobin, il est complètement dingue ! Le gendarme ne peut pas passer une ligne imaginaire, parce que c'est des zones police et inversement. Mais si vous n'avez pas la justice, la pauvre justice française - on a trois fois moins de palais de justice et de magistrats que dans le reste de l'Europe."
Là, vous y allez fort : vous dites qu'il faudrait construire 100 nouveaux palais de justice, 10 milliards de francs - vous comptez toujours en francs au passage -, plus de 10.000 cellules de prison, 10 milliards aussi ?
- "Bien entendu, parce que c'est une chaîne complète. On a fait le calcul : en mettant les décisions là où elles doivent être prises, tout bêtement, ce que ferait avec le moins de bon sens n'importe quel Français, on économise près de 600 milliards de francs par an. Alors, réaffectons-le là où on doit l'affecter."
Vous n'y allez pas de main morte, je ne sais pas si vous rêvez : vous dites qu'il faut supprimer le nombre incalculable de rustines coûteuses et inefficaces, qui n'apportent rien en termes humains, que sont RMI, ASS - c'est-à-dire les allocations santé solidarité -, l'ensemble des aides à la précarité, financement de l'insertion, de la réinsertion avec leur kyrielle de services intermédiaires ruineux, de dossiers complexes, voire montés ! Vous foutez la révolution avec ça !
- "Non, parce qu'en contrepartie, on offre un travail à chacun, de manière collective, dans des travaux d'intérêt général, pour sécuriser autour des écoles, pour s'occuper des handicapés, etc. Un million de personnes au boulot avec le RMI plutôt que ces rustines qui, on a fait le calcul, coûtent plus cher, n'apportent pas la dignité."
De combien avez-vous fait descendre, et en combien de temps, la délinquance chez vous ?
- "C'est un travail collectif. On a un procureur qui a mis en place un système génial, où dès qu'il y a une canette de bière, le type est tout de suite sanctionné - vous savez les choses sont relativement simples -, mais en même temps, il y a de la tendresse, il y a de la gentillesse. On a les contrats de la réussite pour les gamins..."
De la tendresse ?.
- "Pour les gamins de 3 ans : vous savez que la maîtresse d'école sait tout de suite, au bout de 15 jours après le jour de la rentrée, les mômes qui vont être un peu compliqués, qui deviendront demain de vrais soucis urbains."
C'est assez extraordinaire d'entendre un centriste réclamer la révolution !
- "Non, mais il vaut mieux la révolution réclamée par nous qu'une révolution imposée. J'ai un peu la trouille de la désintégration du modèle républicain français, auquel je suis attaché. Vous savez, il suffit de prendre les décisions, de mettre les gens au bon endroit et puis ce pays fonctionnera bien..."
Quand j'ai lu la première phrase de votre livre, j'ai eu froid dans le dos et je pense que la droite et le centre doivent l'avoir : "Je crois qu'il n'y a pas de fatalité de l'échec". Je pensais que vous imaginiez les résultats ou de J. Chirac ou de votre candidat F. Bayrou ?
- "Je pense qu'il faut mettre la pression sur tous nos candidats. Je soutiens évidemment F. Bayrou, c'est mon ami..."
Toujours ?
- "Mais bien entendu, parce qu'il est européen, parce qu'il est décentralisateur... Mais il faut aller beaucoup plus loin que cette famille politique."
Vous ne citez jamais le nom de Bayrou entre parenthèses...
- "Non, mais c'est un bouquin des élus et des maires. Mon soutien lui est acquis et il le sait."
Et vous allez continuer à vous battre ?
- "Oui, parce que l'élection présidentielle va durer un moment d'émotion, mais les vrais enjeux de ce pays sont après, sont deux mois après. Et c'est la pression à mettre sur le pouvoir en général."
(Source :Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 5 mars 2002)