Texte intégral
Q - Le commerce mondial sera-t-il mondial ou américain ? Le Premier ministre, Lionel Jospin, est à New York pour l'Assemblée générale des Nations unies. Evoquera-t-il les enjeux du commerce mondial avant l'ouverture des conversations de l'OMC, fin novembre à Seattle aux Etats-Unis ? Les questions posées par les OGM, le boeuf aux hormones, les fusions de distributeurs et les monopoles industriels sont-elles résumées par cette semence baptisée "Terminator", génétiquement créée par l'agro-chimiste américain Monsanto.
Terminator, c'est une semence stérile, c'est cela ?
R - C'est une semence qui ne se reproduit pas. Ce qui fait que les agriculteurs qui utiliseraient cette semence seraient dépendants des fournisseurs de semences - en l'occurrence les fournisseurs américains - sans pouvoir reproduire eux-mêmes leurs semences et avoir une autonomie de gestion de leurs semences. C'est un espèce de diktat imposé par les producteurs de semence...
Q - C'est surtout la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'un paysan qui sème ne peut plus planter à nouveau derrière.
R - C'est exactement cela ! Donc, c'est un abus de pouvoir de ceux qui produisent des semences au plan industriel pour être sûrs de provoquer une dépendance exclusive de leurs productions. C'est ce qui se fait de pire en terme d'organismes génétiquement modifiés.
Q - Qui a eu l'idée délirante d'appeler cela "Terminator" ?
R - Je ne suis pas sûr que cela soit un industriel, quand même. Mais, ce qui est vrai c'est que cela montre bien à quel point la guerre alimentaire peut être menée par certaines grandes entreprises américaines multinationales, comme Monsanto qui est un très bel exemple. C'est une bonne manière de résumer certains enjeux de la négociation à l'Organisation mondiale du commerce.
Peut-on dire que l'alimentation mondiale est entre les mains de dix entreprises d'agrochimie : Monsanto, DuPont, Rhône-Poulenc, etc ?
R - Il y a un risque. La mondialisation, en soi, ce n'est pas un mal. Quand les agriculteurs français arrivent à vendre du blé en Chine, de la génétique animale en Argentine ou du vin au Japon, la mondialisation c'est un bien. Y compris quand elle permet à certains enfants français d'être sauvés de la mort par des vaccins produits ailleurs dans le monde. Donc, la mondialisation c'est une chance pour la jeune génération, à condition que cela ne soit pas une uniformisation et en particulier que cela ne soit pas une américanisation. Tous les enjeux de la négociation à l'Organisation mondiale du commerce cela va être de faire en sorte que l'on ne nous impose pas, à travers les règles des échanges internationaux, un mode de production, un mode de conservation unique, mais que l'on arrive, au contraire, à défendre un certain nombre de conceptions, la diversité des modes de production alimentaire et la prise en compte d'un certain nombre de critères et notamment des critères de sécurité alimentaire. Ce sont tous ces enjeux-là qui vont être discutés à partir du mois de novembre à Seattle.
Q - Où sont les voies de passage quand on sait que les grands groupes agro-chimistes qui font l'alimentation mondiale sont, pour la plupart d'entre-eux, Américains, quand on sait, surtout, que les cours mondiaux aujourd'hui sont déterminés par les Américains ?
R - Les voies de passage c'est la mobilisation, d'abord et y compris celle des citoyens et des consommateurs. Ce qui me frappe, c'est que quand nous, les Européens, nous disons : "Non, au boeuf aux hormones américain" et que nous maintenons cet embargo sur leur boeuf - parce que nous considérons que certaines de ces hormones sont dangereuses pour la santé, en particulier certaines d'entre elles sont cancérigènes -, à ce moment-là, nous avons des associations de consommateurs américains qui nous écrivent, nous téléphonent en nous disant : "Bravo, continuez, aidez-nous à faire ce que nous n'avons pas réussi à faire dans notre pays". Donc, je crois qu'il faut essayer de mobiliser l'opinion sur un certain nombre de grands enjeux. Je pense que sur les organismes génétiquement modifiés, la raison s'impose peu à peu chez les consommateurs, que l'on ne peut pas faire n'importe quoi et qu'il faut faire preuve de prudence. Donc, les points de passage ce sont ceux-là. Je pense que la raison internationale peut l'emporter.
Q - Aujourd'hui, l'économie mondialisée n'est plus simplement celle de l'alimentation, mais celle du "toujours-plus" ; il s'agit d'une vision économique du monde : il faut que cela rapporte le plus vite possible, y compris sur le dos des consommateurs.
R - Oui, mais il faut savoir d'où l'on vient aussi ! En Europe, après-guerre, quand on a construit la Politique agricole commune - il y a 40 ou 50 ans - on avait fixé un cap et l'on avait donné un mandat aux agriculteurs européens : "Produisez et nourrissez l'Europe à bas prix !" parce que l'Europe n'était pas autosuffisante. Donc, pendant des années, les agriculteurs se sont mis à produire, produire, produire, parce qu'on le leur demandait et surtout parce que le système d'intéressement qu'on leur avait donné - les primes Pac - était lié directement à la quantité produite. Donc, c'était la course folle à la production. C'était : "Plus je produis, plus je touche", qui est d'ailleurs : "Plus j'ai d'hectares, plus je touche", et donc toutes les petites exploitations, petit à petit, étaient éliminées. Aujourd'hui, il faut refonder complètement ce contrat...
Q - Surtout qu'aujourd'hui c'est : "Plus je produis, moins je touche" ?
R - Non, c'est toujours cela ! Mais, ce qui est vrai c'est que l'Europe, maintenant, doit gérer des excédents dans tous les domaines agricoles, à deux ou trois exceptions près. Donc, ce qu'il faut dire c'est qu'il faut refonder ce contrat et leur dire non pas : "Produisez plus", mais : "Produisez mieux". "Mieux", cela veut dire de meilleures pratiques agricoles plus respectueuses de l'environnement, de l'emploi ; "Mieux" c'est surtout faire des produits de meilleure qualité répondant aux attentes des consommateurs.
Q - Les agriculteurs, en ce moment, ne sont-ils pas en train de parler pour tous ? J'ai été frappé d'un sondage : 71 % des citoyens français aujourd'hui, sont partisans d'une intervention de l'Etat dans les affaires économiques, et parmi eux, il y a des patrons, des cadres... On veut autre chose !
R - C'est tant mieux s'ils disent cela, parce que je suis de ceux qui pensent, le gouvernement, la majorité, les socialistes pensent que l'on ne peut pas laisser tout faire et qu'il faut des règles, des normes. Ce que l'on disait tout à l'heure sur la mondialisation c'était d'essayer de faire en sorte que l'Organisation mondiale du commerce fixe des règles, impose des normes et ne laisse pas tout faire, tout et n'importe quoi. C'est pareil au niveau national comme au niveau européen : nous devons mettre en place de plus en plus de normes et de régulation pour cadrer la liberté des échanges et la liberté d'entreprendre.
Q - Vous êtes conscient que l'on va vers un bras de fer très très sévère avec les Américains. Quand Jacques Chirac, Lionel Jospin, quand vous dites : "Négociations globales ou rien du tout", cela va être chaud ?
R - Cela veut dire que l'on ne veut pas que l'on prenne certains secteurs en otages et que l'on traite de l'agriculture à part. Il faut mettre tout sur la table de façon à ce que le compromis que l'on va rechercher soit équilibré. Bien sûr que nous savons que cela va être très dur avec les Américains. Les escarmouches - qui sont un peu plus que les escarmouches sur le boeuf aux hormones ou sur les organismes génétiquement modifiés - montrent que les Etats-Unis sont très déterminés. Mais l'Europe, en face, doit l'être tout autant.
Q - Est-ce que l'Europe parle vraiment d'une seule voix face aux Etats-Unis ?
R - Le week-end dernier, j'étais en Finlande, à un conseil agricole européen. Nous n'avons parlé que de la préparation de l'Organisation mondiale du commerce et de ses négociations. J'ai été très agréablement surpris de voir que l'Europe préparait bien cette négociation, s'y préparait méthodiquement, consciencieusement - ce qui est un bon point. D'autre part, quand on faisait un tour de table de l'ensemble des ministres européens de l'Agriculture, il y avait un vrai large consensus. On était déterminé à défendre le modèle agricole et alimentaire européen. Je crois que c'est plutôt un signe de confiance vis-à-vis de cette négociation. Cela n'empêche que cela sera évidemment très dur.
Q - Demain, vous allez participer à une table ronde entre les producteurs et les distributeurs. C'est la question des prix qui va se poser. C'est, là, une des règles du jeu qui nous est propre.
R - Là aussi, il ne faut pas laisser faire tout et n'importe quoi. Là aussi, il faut imposer des règles, des normes, éventuellement par la loi. Demain, nous allons, avec Marilyse Lebranchu, la secrétaire d'Etat au Commerce et à l'Artisanat, mettre en présence les producteurs, les agriculteurs dans leur organisme de production, les transformateurs industriels de l'agro-alimentaire et les distributeurs pour faire en sorte que le dialogue se renoue, que l'on arrive à une sorte de code de bonne conduite. S'il le faut, nous prendrons des mesures législatives - nous l'avons dit d'entrée de jeu. Car, vous savez, il suffit de raisonner un petit peu. D'un côté comme de l'autre, producteurs comme distributeurs, on a besoin des uns et des autres. Les producteurs ont besoin des distributeurs pour écouler leur production et inversement. Donc, il faut construire un partenariat véritable sur des normes, des règles et non pas sur le laisser-faire.
Q - Dans Le Figaro, certains disent qu'une grande révolution est engagée aussi importante que celle de Mai 68 et que ce seront les paysans, notamment les paysans français, qui sont en train de la mener.
R - Les paysans français font ce qu'on leur demande. Quand on leur a demandé de produire plus, ils ont produit plus et l'agriculture française est devenue la première d'Europe et la deuxième du monde. Si la société leur demande de produire mieux, ils le feront avec plaisir. C'est un beau métier qui sait s'adapter, il faut leur laisser simplement le temps. Mais, il faut le faire avec beaucoup de détermination parce que la France doit montrer l'exemple en Europe. C'est ce qu'elle va faire.
Q - Ils font ce qu'on leur demande, mais là, ils nous disent qu'ils ne veulent plus continuer comme cela ?
R - La plupart d'entre eux sont conscients des problèmes qui se posent. Ils sont conscient qu'ils doivent évoluer dans leurs modes de production et c'est tant mieux./.
(Source http://www.diplomatie.gouv, le 21 septembre 1999)