Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 20 janvier 2003, sur l'équilibre des relations entre l'UDF et l'UMP, sur l'importance d'un débat européen pluraliste et le refus de la proposition franco-allemande d'une double présidence pour l'Union européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli-. Le déjeuner à Bordeaux entre A. Juppé et F. Bayrou installera-t-il une trêve entre l'UMP et l'UDF ? A. Juppé, président de l'UMP dont la majorité écrase l'Assemblée acceptera-t-il de tenir F. Bayrou pour son égal, alors que l'UDF ne compte plus que 30 députés ? On disait l'UDF exsangue - vous en aviez parlé sur cette antenne après les législatives ; l'UDF est-il maintenant un petit village politique d'irréductibles ?
- "Non, c'est une force. Vous avez vu ce week-end à quel point cette force était vivante, parce que les Français, et pas seulement les dirigeants de l'UDF, ceux qui ont voulu résister à ce rouleau compresseur qui expliquait que, désormais, il fallait que tout le monde se retrouve dans le même moule. Ce ne sont pas seulement les dirigeants de l'UDF qui ont résisté, ce sont les Français, parce que profonde dans l'idée des citoyens français, de ceux qui votent et qui nous écoutent, il y a l'idée qu'il faut que les choses soient un peu équilibrées. Il faut que, dans la majorité, il n'y ait pas qu'une seule voix qui se fasse entendre, parce qu'autrement, il n'y a plus de débat. Et au moment des élections, il n'y a plus de choix. Or, instinctivement - ils ne sont diplômés de science politique mais ils sont citoyens -, ils sentent bien que ceux qui défendent le pluralisme défendent leur liberté de choix, leur liberté d'électeur, à chaque échéance, de choisir l'orientation future de leur pays."
Vous n'y allez pas franchement avec le dos de la cuillère. Vous dites qu'il avait un "contrat" sur l'UDF : ce sont les mots qu'on utilise dans les polars ; dans le milieu, quand il y a un "contrat", cela veut dire qu'il faut qu'on aille flinguer quelqu'un ?
- "C'est exactement pourquoi je l'ai choisi. Vous savez bien que rien de tout ça n'a été innocent et n'est arrivé par hasard."
A. Juppé veut vous flinguer ?
- "Je ne fais pas porter cela à un seul homme ; il y a eu une manoeuvre, longuement pensée, préparée souterrainement, qui consistait à faire que disparaissent tous ceux qui étaient différents, qui voulaient affirmer leur différence dans la majorité. Cette manoeuvre a rencontré des complicités, comme vous savez bien, parmi un certain nombre de leaders politiques qui ont préféré leurs avantages à leurs idées. On a vu que cette manoeuvre avait échoué. Je ne dis pas que cela a été facile ; c'était même à certains moments, assez dur. Cette manoeuvre a échoué : l'UDF est clairement dans la majorité, la troisième force politique du pays et le pôle qui va instaurer, installer peu à peu l'équilibre avec l'UMP. C'est, d'une certaine manière, - il y a cette idée que j'aime bien, c'est Nietzsche qui l'a dit : "tout ce qui ne vous tue pas vous renforce" - cette manoeuvre nous a enlevé en même temps les dissensions internes."
Je parlais du petit village de Gaulois et vous me parlez de Nietzsche, de la volonté de puissance : où vous arrêterez-vous ? Quand vous dites que certains sont revenus, vous faites allusion à J.-L. Borloo qui avait quitté l'UDF et qu'on a vu revenir hier ?
- "Je pense depuis des mois que ce deuxième pôle, une fois qu'il aura prouvé son authenticité, son intégrité, il va voir naturellement revenir tous ceux qui se retrouvent dans ses idées, dans cette attitude, dans cette liberté d'esprit et cette volonté d'affirmation d'équilibre. Et tous ceux qui avaient fait le choix de partir, un peu par opportunité, tous ceux-là vont montrer où est leur famille."
Pour que l'on comprenne bien, puisque vous dites que les citoyens sont avisés : c'est une affaire de parti ou c'est une affaire d'hommes ? Il faudrait peut-être que vous précisiez ? Vous vous en prenez à A. Juppé ou vous vous en prenez à l'UMP et à ce que l'UMP représente face à l'UDF ?
- "C'est une affaire de parti, c'est une affaire de conceptions politiques et en rien une affaire d'hommes."
Vous dites que J.-P. Raffarin, par exemple, fait les choses magnifiquement. D'un côté, vous tapez sur le clou de l'UMP, de l'autre vous dites "après tout, tout va bien" ?
- "Magnifiquement, c'est peut-être un peu excessif. Non, j'ai dit qu'il y a des aspects, dans la politique du Gouvernement, qui sont favorables. Je les reçois comme tels, je les soutiens et les Français sont comme moi. Mais l'idée selon laquelle un Gouvernement doit être assis sur un parti unique possédant tous les pouvoirs entre ses mains, cette idée est une idée malsaine ; elle est fausse et elle ne se réalisera pas. C'est un vieux peuple, les Français, politique, historique ; ce sont des gens qui parlent politique entre eux ; ils ne veulent pas qu'on décide à leur place. Et si vous avez un parti unique, ce ne sont plus les Français qui décident, c'est l'appareil du parti - c'était d'ailleurs le but de la manoeuvre. Considérons que cette manoeuvre appartient au passé et qu'il va désormais falloir trouver un nouvel équilibre et qu'on montre bien aux Français qu'il faut tenir compte des deux pôles et des deux forces qui organisent la majorité et plus largement, du pluralisme français."
Cela veut dire que le poil à gratter est partout ? Au premier des Français qui parle ce matin dans Le Figaro, d'un sujet qui vous est cher, l'Europe, et qui propose avec l'Allemagne, une double présidence, deux présidents pour l'Europe, là-dessus, vous dites non ?
- "Je dis que c'est une mauvaise idée. J. Chirac, me semble-t-il, a défendu très bien la ligne politique que je sens juste à propos de l'Irak. C'est un grand sujet, une grande inquiétude et il me semble que parmi les dirigeants occidentaux, J. Chirac est probablement celui qui a trouvé le point d'équilibre le plus juste jusqu'à maintenant. Les semaines qui viennent vont être compliquées, difficiles, mais au moins, il faut le dire. Et puis, deuxièmement, il y a cette très importante affaire européenne. Pourquoi est-ce que ce sont les Américains qui décident tous seuls pour l'Irak ? Les Américains décident tout seuls parce que l'Europe n'existe pas. Il faut donc la faire exister. Mais quelle idée saugrenue est passée par la tête des dirigeants européens, alors que l'Europe a tant besoin d'un président, de vouloir en mettre deux ? Cela prêterait à sourire si ce n'était pas si grave ..."
Mais on n'a pas choisi entre fédéralisme et l'Europe des Etats !
- "Mais c'est parce qu'on ne choisit jamais que rien ne marche ; c'est bien parce qu'il n'y a pas de vision claire que les citoyens ne s'y retrouvent pas. Mais je crois qu'on prend les citoyens pour des spectateurs qui ne comprennent pas le jeu. Ils comprennent très bien ! Est-ce que vous connaissez une seule entité politique dans le monde qui fonctionne avec deux têtes ? Regardez à quel point vous êtes, vous, les médias, complètement focalisés sur le moindre petit discours, la moindre petite causerie au coin du feu de G. Bush ; est-ce que vous croyez qu'on écouterait autant les Etats-Unis si à la place d'un président des Etats-Unis, il y en avait deux ? Mais quelle absence de simplicité ! Les grandes architectures sont toujours simples. Je veux dire que les grandes architectures démocratiques, les citoyens les perçoivent comme simples. L'Europe est déjà divisée en 25 Etats ; on ne va pas encore mettre deux présidents ! Donc, il y a là-dedans une recherche du compromis à court terme. J'ai été plié de rire, un peu amer, en écoutant le compte-rendu du sommet franco-allemand. On a dit : "on a fait un pas formidable l'un vers l'autre ; les Allemands voulaient un président qui serait celui de la Commission élu par le Parlement, les Français voulaient un président qui serait celui du Conseil élu par les gouvernements, alors on s'est rapprochés l'un de l'autre et on va en mettre deux". Quelle plaisanterie !"
Vous défendez votre point de vue, mais il y avait une situation bloquée et elle s'est débloquée !
- "Elle ne s'est pas débloquée ! On a choisi le plus petit commun dénominateur ou le plus compliqué commun dénominateur. Au bout du compte, c'est l'Europe qui trinquera et les citoyens qui ne comprendront rien. Il faut bien qu'il y ait des gens qui aient des idées simples, peut-être un peu rustiques, pour dire qu'on a besoin de l'Europe à la surface du monde ; pour que l'Europe se fasse entendre, il faut qu'elle ait un visage et une voix, pas deux."
Un dernier mot : vous allez déjeuner à Bordeaux. C'est de la cosmétique ou il y a vraiment une possibilité que cela s'arrange ?
- "D'abord, il n'y a pas de ressentiment personnel d'aucune sorte. Il se trouve qu'A. Juppé et moi, nous nous connaissons bien, nous sommes Aquitains tous les deux.
Ce n'est pas pour cela que l'on s'aime...
- "Il n'y a pas le feu au lac. Nous avons un déjeuner, mais ce n'est pas là qu'on parlera parce que c'est un déjeuner avec tous les élus d'Aquitaine autour des infrastructures. Nous allons nous voir avec A. Juppé ; cela permettra de faire des photos et de rassurer ceux qui s'inquiéteraient de nos dissentiments. Il n'y en a pas. Pour le reste, il faudra qu'un jour, il y ait une réunion au sommet entre le responsable de l'UMP et celui de l'UDF pour que, les deux ensemble, essaient de réfléchir à la manière dont la vie politique française doit accepter le pluralisme."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 21 janvier 2003)