Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur la position de la France sur l'Accord multilatéral sur les investissements et sur la demande de la reconnaissance de l''exception culturelle, Paris le 29 janvier 1998.

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Circonstance : Intervention de Mme Trautmann sur la négociation de l'accord multilatéral sur l'investissement devant la commission des affaires culturelles du Sénat à Paris le 29 janvier 1998.

Texte intégral

Vous avez souhaité m'entendre sur la question des négociations autour de l'Accord Multilatéral de l'Investissement et je m'en réjouis. Je sais que cette négociation inquiète les milieux culturels - au même titre que les négociations du GATT les avaient, à juste titre, inquiété -, comme elle vous inquiète également. Je suis également, en tant que Ministre de la Culture et de la communication, particulièrement attentive aux enjeux de l'AMI pour les secteurs dont j'ai la charge et prête à tout faire pour préserver une des plus grandes sources de richesse de notre pays : une politique culturelle forte définie librement par les Gouvernements qui se succèdent.
Dans un premier temps, je rappellerai les enjeux de la signature de cet Accord et l'état des négociations avant de vous exposer les conséquences que l'AMI auraient pour les secteurs de la culture, de l'audiovisuel et pour la propriété littéraire et artistique : ces conséquences qui sont le fondement de notre demande d'exception culturelle.
Les enjeux de l'Accord
Les négociations de l'AMI, engagées à l'initiative des Etats-Unis, ont débuté à l'OCDE en juillet 1995. Elles ont pour objectif de favoriser le développement des investissements étrangers par la libéralisation de leur régime, l'instauration d'une meilleure protection des investissements et la création d'un mécanisme efficace de règlement des conflits. Le principe de non-discrimination dans le traitement des investisseurs étrangers est au cur du projet d'Accord, tout investisseur étranger devant pouvoir bénéficier automatiquement du même traitement que les investisseurs nationaux.
Par voie de conséquence, tout dispositif de soutien ou d'aide doit bénéficier à toutes les entreprises établies dans un pays signataire, sans distinction liée à la nationalité ou à la langue : et ceci est au cur des réserves que je peux émettre sur l'Accord.
L'Accord couvre tous les investisseurs ressortissant d'un pays signataire et tous leurs investissements dans un autre pays signataire. Les Etats signataires devront réserver aux investissements ressortissants d'un autre Etat signataire le traitement national et le bénéfice de la Clause de la nation la plus favorisée. Quant à la notion d'investissement, elle est prise dans une acception très large puisqu'elle recouvre :
toute création ou investissement dans une entreprise ;
toute entreprise, publique comme privée ;
les concessions, les licences, etc. ;
tout droit de propriété économique, y compris tout droit de propriété intellectuelle.
L'Accord prévoit pour les investissements un " traitement loyal et équitable " ainsi qu'une protection et une sécurité juridique complète et constante. Ce qui se traduirait notamment par des règles en matière d'expropriation et d'indemnisation très strictes.
Par ailleurs, le projet d'Accord envisage de manière extrêmement précise les modalités de règlement des différends. Outre les procédures classiques de règlement des différends entre Etat, le projet d'Accord innove en prévoyant des procédures entre un investisseur et un Etat : il ouvre la possibilité de recours direct d'un investisseur contre un Etat signataire sur le fondement du Traité - alors que dans le cadre de l'OMC, seul un Etat peut engager une procédure à l'encontre d'un autre Etat. Un investisseur pourra donc agir soit devant les tribunaux de l'Etat concerné, soit engager une procédure d'arbitrage international - ce qui n'est pas sans provoquer un certain nombre d'interrogations.
Etat de la négociation
La négociation se déroule entre les 29 pays membres de l'OCDE. Le Traité, s'il est signé, sera ensuite ouvert à l'accession des pays non-membres de l'OCDE sachant qu'à terme, sa vocation est de s'appliquer à l'ensemble des pays membres de l'Organisation Mondiale du Commerce. Je signale à votre attention que la Commission européenne ne participe aux négociations qu'en tant qu'observateur, et, à la différence de l'OMC (et donc du GATT), les Etats membres de l'Union européenne siègent de plein droit.
Nous sommes maintenant à quelques semaines de la fin des négociations dont la signature a été officiellement fixée par les négociateurs aux 27 et 28 avril prochains. Mais un nombre important d'obstacles à cette signature subsiste qui rendent le calendrier actuel des négociations finalement très court. Sans entrer dans le détail des désaccords avec les Etats-Unis, j'insiste auprès de vous sur leur importance.
Les principaux désaccords concernent :
la demande des Américains de déposer une liste de " réserves dite liste B " qui fait très clairement apparaître leur volonté de soustraire à l'Accord le régime de leurs très nombreuses subventions ainsi que celle de protéger leurs marchés publics.
leur position inflexible sur le thème des législations à portée extra-territoriales - loi Helms-Burton qui sanctionne les entreprises de toutes nationalités investissant à Cuba -, par laquelle il refuse l'interdiction de ce type de boycott secondaire dans l'Accord.
Ces deux sujets constituent des points d'achoppement des négociations particulièrement durs. Je me contenterai de rappeler ici que, dans la négociation, les Américains se montrent aujourd'hui beaucoup plus protectionnistes que les pays membres de l'Union européenne finalement très avancés dans la libéralisation de leurs investissements. Nous ne sommes donc pas en position défensive mais offensive et le rappeler n'est pas neutre sur la manière dont nous abordons la question de l'exception culturelle dans les négociations. Je serai très vigilante à ce que la culture ne soit pas pris en otage par les négociateurs, échangée contre des intérêts dits supérieurs.
J'en viens donc à présent au cur du sujet qui nous rassemble : l'exception culturelle.
Les enjeux pour la culture de la signature de l'Accord : une demande d'exception culturelle deposée par le gouvernement français
Vous n'êtes pas sans savoir que la France est aujourd'hui très isolée dans sa demande d'exception culturelle : seuls le Canada, l'Italie, la Belgique, la Grèce et l'Australie y adhérent. Y sont très hostiles les Etats-Unis, le Japon et le Danemark. Mais les conséquences que pourraient avoir l'AMI sur la culture que je vais à présent vous exposer vous convaincront, j'en suis sûre, de l'importance d'un traitement très particulier pour un secteur que la France n'a jamais cessé de considérer comme prioritaire.
La demande d'exception culturelle couvre en réalité trois champs d'action différents :
la culture ;
l'audiovisuel ;
la propriété littéraire et artistique.
Tout d'abord, un point juridique sur les possibilités qu'offre le projet d'accord pour exclure un domaine particulier comme celui de la culture - et le choix opéré par le Gouvernement français en la matière.
1- La première possibilité est l'inscription dans l'Accord d'une réserve simple : cette réserve dite " réserve liste A " est soumise au principe de statu quo. C'est pourquoi nous la refusons absolument puisqu'elle remettrait fondamentalement en cause notre marge de manoeuvre future dans la définition des priorités et des objectifs d'une politique culturelle gouvernementale. En effet, la réserve simple ne permet pas d'aggraver ou de créer de nouvelles mesures discriminatoires. Or nous devons absolument conserver notre capacité à adapter nos politiques culturelles aux évolutions de la société, aux progrès technologiques, à tout ce qui peut surgir de nouveau et que nous ne pouvons pas anticiper à ce jour.
2- La deuxième possibilité est celle d'une réserve élargie, dite "réserve liste B". Là encore, je ne suis pas favorable à cette solution puisqu'elle exige, pour être efficiente, que l'ensemble des pays membres de l'Union ainsi que les PECO s'accordent sur ce qu'ils souhaitent inscrire en matière culturelle dans cette réserve. Or le plus petit dénominateur commun européen en matière culturelle est loin d'approcher la vision de la France.
3- La troisième option, celle d'une exception générale, est celle que la France a demandé pour la mise en uvre de l'exception culturelle. L'exception générale est inscrite dans le corps du texte et non en annexe. Elle permet la violation du statu quo et surtout, s'applique à l'ensemble des signataires, contrairement aux réserves qui n'exonèrent que les seules parties contractantes les ayant introduites. Par ailleurs, l'exception générale n'est pas susceptible d'être remise en cause, alors que les réserves devront être réévaluées régulièrement dans le cadre d'une procédure de roll back.
La position de la France est claire depuis le début des négociations : une demande d'exception culturelle. Cette position, j'ai continué à la défendre depuis mon arrivée rue de Valois et je la défendrai jusqu'à la fin des négociations.
Je tiens à présent à vous présenter les secteurs que l'exception nous permettrait de protéger des conséquences de l'Accord:
1- dans le domaine de l'audiovisuel, c'est l'ensemble du système existant qui serait remis en question:
la limitation de la participation étrangère dans le capital des organismes de radiodiffusion puisque la loi de 1986 prévoit qu'aucune personne de nationalité étrangère extra-européenne ne peut procéder à une acquisition ayant pour effet de porter, directement ou indirectement, leur part dans capital à plus de 20 % du capital social ou des droits de vote dans les assemblées générales des organismes de radiodiffusion français; cette règle vaut pour les cablo-opérateurs.
les obligations de diffusion et d'investissement imposées aux services de télévision relevant de la compétence de la France (quotas de 60 % d'oeuvres européennes et 40 % d'oeuvres d'expression originale française).
les aides à la production qui sont réservées aux entreprises de production établies en France dont le capital est majoritairement français ou communautaire.
les aides aux industries techniques qui sont réservés aux entreprises françaises agréées de studios et de laboratoires.
les aides à l'exportation, réservées aux entreprises de production ou de distribution établies en France et dont le capital est majoritairement français ou communautaire.
les accords bilatéraux: les conventions bilatérales en matière culturelle, et principalement les accords de coproduction cinématographiques et télévisuels, dont l'objectif essentiel est d'accorder le traitement national aux productions des pays avec lesquels l'accord est conclu.
les aides à la vidéo et les aides à l'exploitation cinématographique.
L'ensemble de ces aides ou de ces mesures seraient jugés contraire aux règles de l'AMI. C'est donc l'intégralité du système d'aide au cinéma français qui serait remis en cause si une solution satisfaisante n'était pas trouvée.
2- La culture
Dans le domaine culturel, les principaux secteurs concernés sont le livre, la musique et le patrimoine. En effet, les aides dans le domaine du livre et de la lecture - que ce soient les aides à l'édition, à la publication, à la diffusion ou à la promotion internationale -, fondées sur la langue française, seraient de ce fait considérées comme discriminatoires. Les quotas de 40 % pour la chanson d'expression française imposés aux stations de radiodiffusion seraient également considérés comme discriminants de facto. Enfin, les mesures visant à protéger le patrimoine national qui entraînent des servitudes pour le propriétaire du bien seraient également considérées comme contraire aux principes de l'Accord (régime d'exportation des biens culturels avec la possibilité pour l'Etat de refuser la sortie du territoire national à un bien culturel présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l'histoire, de l'Art ou de l'archéologie et le classement dans le cadre de la loi de 1913 sur les monuments historiques).
3- La propriété littéraire et artistique
Troisième sujet, et non des moindres, la propriété littéraire et artistique. Le champ d'application de l'AMI sur la propriété intellectuelle s'avère potentiellement très large. La France s'oppose à l'inclusion des droits de propriété littéraire et artistique dans la définition de l'investissement. L'exclusion demandée par le Gouvernement s'appuie sur les lignes générales suivantes:
les oeuvres protégées par un droit d'auteur et les prestations artistiques protégées par un droit voisin ne peuvent être assimilées à un investissement. Pareille assimilation est en effet de nature à remettre en cause le fondement même du droit d'auteur car le se base sur une conception minimaliste de la propriété littéraire et artistique, oubliant toute spécificité du droit d'auteur, émanation de la personnalité de l'auteur.
Par ailleurs, le projet d'Accord pose des problèmes de cohérence avec les conventions internationales, ratifiées ou signées par de nombreux Etats et notamment la France et les Etats de l'Union européenne. Il anticipe de plus sur les négociations en cours au sein d'organismes spécialisés et enfin il compromet l'élaboration dans l'avenir de règles internationales spécifiques harmonisant les législations à haut niveau.
Enfin, le projet d'Accord est facteur d'insécurité juridique en créant des risques de contradictions entre les forums compétents (l'OMC et l'OMPI) ce qui entraînera une dérive préjudiciable aux titulaires de droits et à la force des réglementations internationales en vigueur.
Devant l'importance des mesures en cause, devant les risques qu'entraînerait un traitement non spécifique de la culture dans l'AMI, je défendrai sans répit l'exception culturelle sans laquelle il n'y a pas de diversité et de pluralité.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 21 septembre 2001)