Texte intégral
Q - En un mot, quel est le thème central de la Présidence française de l'Union européenne ?
R - Faire en sorte que l'Europe marche, aujourd'hui et dans le futur et répondre mieux aux aspirations concrètes des Européens.
Q - Est-ce un objectif politique ?
R - Oui, aujourd'hui, être capable de fonctionner et de décider c'est un objectif politique parce que cela n'est plus évident à quinze (Etats membres de l'UE) a fortiori avec un plus grand nombre d'Etats.
Q - Vous voulez dire que l'objectif est de trouver les moyens de rendre l'Europe plus efficace en termes de gestion des affaires publiques ?
R - L'objectif est qu'elle redevienne capable de prendre des décisions, de gérer des politiques et qu'elle le reste.
Q - S'agit-il en fait d'améliorer la gestion de l'UE ?
R - Oui, certainement, mais aussi de plus que cela. Parfois les problèmes de gestion deviennent stratégiques. Ce n'est pas un problème de gestion ordinaire. Avec ses institutions actuelles, l'Europe des Quinze est à la limite de ses capacités de fonctionnement. C'est le sens de la Conférence intergouvernementale (CIG) que nous chercherons à faire aboutir. Il ne s'agit pas de questions techniques.
Q - Combien de questions la Présidence devra-t-elle traiter ?
R - Elle prend en charge toutes les politiques communes et de très nombreux chantiers sont ouverts : nous prendrons le relais des Portugais et des progrès qu'ils auront accomplis.
Q - Lorsque le Premier ministre Lionel Jospin a le 9 mai pour la première fois, esquissé les priorités de la Présidence française, il est resté vague sur les objectifs spécifiques. Pourquoi ?
R - Je trouve au contraire qu'il a été très clair. Lorsqu'une présidence de l'UE commence, elle ne peut faire ce qu'elle veut, comme si l'on écrivait sur une page blanche. C'est, comme vous le savez, un système tournant avec une certaine continuité. Pour cette raison, le Premier ministre a dit que nous allions travailler en priorité sur les points suivants : la CIG, le développement de l'Europe de la défense, les négociations sur l'élargissement de l'UE, le projet de charte des droits fondamentaux. Et il a mis également l'accent sur la nécessité de promouvoir la croissance économique, l'emploi, l'agenda social, la société de l'information, de mieux répondre aux préoccupations des citoyens, des consommateurs, par exemple la santé publique. Notre objectif est d'aboutir aux meilleures décisions possibles sur chacun de ces sujets.
Q - La Suède, qui succédera à la France, agira-t-elle de la même manière ?
R - J'en suis convaincu. Nous nous concertons déjà avec la future présidence. L'Europe ne peut pas être réinventée à chaque présidence. Il s'agit d'une approche originale qui fonctionne grâce au travail d'équipe et à une certaine continuité. Elle poursuivra notre travail à partir des résultats de notre Présidence.
Q - Deux visions de l'avenir de l'Europe en cours : pour la première, l'Europe deviendra une vaste zone de libre échange économique. Pour la seconde, l'UE devrait forger une identité politique forte, intégrée, peut-être une structure fédérale comme celle proposée le 12 mai par le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer. Ces deux idées sont-elles compatibles ?
R - Il est clair aujourd'hui que si nous élargissons l'Europe jusqu'à trente pays avec un système institutionnel inchangé, l'Europe se paralysera. Cette prise de conscience constitue un progrès. Lorsque, après le sommet d'Amsterdam, nous, les Français, avons proposé de rappeler la nécessité de réformer les institutions de l'UE avant tout élargissement, seuls trois pays (France, Italie, Belgique) ont signé cette déclaration. La prise de conscience de cette nécessité fut lente. Aujourd'hui, tout le monde convient que nous ne pouvons pas continuer comme cela. La décision prise à Helsinki d'ouvrir les négociations d'adhésion avec six pays nouveaux et l'enregistrement de la candidature de la Turquie ont provoqué un électrochoc, notamment en France et, dans une moindre mesure, en Allemagne. Des idées apparaissent que l'on peut regrouper en deux catégories.
Q - Lesquelles ?
R - Les pragmatiques et les fédérales. Ces idées ne sont pas semblables et il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Nous parlons là d'un débat important qui va se développer, et c'est heureux. Cela ne gênera pas notre présidence, qui devra mener à terme son programme, l'un ne devrait pas exclure l'autre. Toutefois, nous n'allons pas discuter à proprement parler au sein de la CIG, des idées de Joschka Fischer, de Jacques Delors ou de quelqu'un d'autre. Le débat sur l'avenir de l'UE est un débat sur le long terme. Ce n'est pas l'objectif de la présidence française que de le trancher, ni même d'en débattre. Nous ne sommes pas une cellule de réflexion. Notre objectif est d'aboutir aux meilleures solutions possibles aux problèmes qui se posent immédiatement.
Q - Oui, mais l'intention de M. Fischer n'était pas d'organiser un débat académique sur l'avenir de l'Europe mais d'intégrer concrètement ses idées dans votre ordre du jour des discussions de la Présidence ?
R - Joschka Fischer a fait ce discours pour un ensemble de raisons personnelles et politiques. Ce débat doit stimuler le travail au sein de la CIG, il ne peut pas se substituer aux négociations nécessaires au sein de la CIG sur les trois points d'Amsterdam et les coopérations renforcées. Joschka Fischer en est parfaitement d'accord.
Q - Mais puisque cela a suscité un vif débat, de grande ampleur, cela pourrait-il influer sur vos délibérations dans les mois à venir ?
R - Cela aura certainement des effets, tout comme les idées de Jacques Delors avec lesquelles il y a des convergences. Mais notre priorité, notre devoir même, est d'exercer la présidence de manière à aboutir aux meilleurs résultats consensuels possibles. Cela inclut des progrès sur la mise en place, au sein de la CIG, d'un mécanisme souple de "coopération renforcée" permettant aux Etats membres qui le souhaitent d'aller de l'avant... sans dispute théorique ni réveil des antagonismes.
Q - Partagez-vous l'analyse largement répandue que l'UE est actuellement enlisée, bloquée et en crise parce qu'elle n'avance plus ?
R - Je pense comme le Premier ministre que "l'Europe" va objectivement bien, mais psychologiquement mal. La croissance "européenne" n'a jamais été aussi bonne. L'optimisme des "gens" est très élevé. Le climat de l'opinion en Europe n'est pas pessimiste. En revanche, si on parle de la "construction européenne" et de son avenir, des institutions de l'UE, il y a un climat d'interrogation, un malaise. Parce que personne ne sait encore comment concilier le renforcement de l'Europe et son élargissement. Il ne s'agit donc pas de dire que l'Europe est en crise.
Q - Quel est votre objectif pour le sommet final de l'UE à Nice, en décembre, en ce qui concerne la réforme de la Commission européenne, et l'extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres, et la repondération des voix ?
R - Notre objectif est de conclure les négociations à Nice : repondération significative, élargissement du vote à la majorité qualifiée, plafonnement et réorganisation de la Commission sans oublier l'assouplissement des coopérations renforcées. Ce n'est pas une certitude, parce que la Présidence ne peut se substituer aux 14 autres membres. C'est un engagement qui vaut pour nous. Nous ferons tout ce qui dépend de nous mais nous n'allons pas signer n'importe quel accord.
Q - Comment jugez-vous l'état actuel des relations franco-américaines dans le contexte global des relations transatlantiques, souvent conflictuelles, notamment en ce qui concerne le commerce ?
R - Les relations transatlantiques, sur le plan économique et commercial, à la fois aux niveaux français et européen, seront toujours marquées par des contentieux. Cela fait partie de la vie économique. Même si ceux-ci sont peu de choses par rapport aux échanges qui se font sans contentieux. Il n'y en a pas plus, ni pas moins qu'avant. Ce qui m'a frappé depuis des années, c'est cette continuité. Aujourd'hui encore, des litiges nous opposent sur les organismes génétiquement modifiés, les hormones de croissance, les bananes, l'aéronautique, les textiles, l'acier, l'audiovisuel, l'extra-territorialité... au niveau de l'UE. Oui, il y a des problèmes. Mais nous avons des procédures pour les traiter. Soit au niveau euro-américain, soit à l'Organisation mondiale du Commerce. En général, dans le cadre des relations transatlantiques globales, ces questions ne deviennent pas des contentieux politiques.
Q - Et dans le contexte des relations franco-américaines ?
R - C'est une question un peu différente. Elles ont une dimension singulière et riche. Ce qui me frappe en ce moment, c'est que nos relations sont caractérisées par une grande sérénité, une maturité. Nous dialoguons, de manière normale, nous coopérons sereinement et efficacement, et sans être accusés ici, en France, d'être des "valets des Américains", et en sens inverse nous pouvons refuser certaines choses ou poser des questions, sans que cela fasse un drame aux Etats-Unis, Madeleine Albright et moi avons beaucoup travaillé dans ce sens.
Q - Comment ?
R - Le travail que j'ai accompli avec Madeleine Albright, les relations du président Chirac et du Premier ministre avec le président Clinton, la façon dont nous nous exprimons, même lorsque nous émettons des critiques ou marquons des désaccords, ont abouti à une relation plus mûre, moins hystérique. Nous ne sommes pas d'accord sur certains points en ce qui concerne les relations avec l'Iraq ? Nous en parlons, nous discutons. Ce n'est pas un drame et cela ne détruit pas l'ensemble de nos relations.
Q - On a vu récemment des incidents qui dénotent un anti-américanisme de base en France, comme le saccage d'un restaurant McDonald's et des attitudes anti françaises/européennes au Congrès américain, reprochant à la France et aux autres Européens de ne pas faire leur travail au Kosovo. Quelle est votre réaction à cela ?
R - Je ne pense pas qu'il y ait aujourd'hui en France de sentiments anti-américains. Il y a eu ici à d'autres périodes de l'histoire récente, par exemple la guerre du Vietnam, un anti-américanisme qui n'a rien à voir avec ce que nous voyons aujourd'hui. En fait, les Américains sont plutôt aimés, admirés, les gens ici adorent les films américains, tout en refusant que l'industrie cinématographique française soit anéantie. Les journaux anglo-saxons ont tout à fait tort de choisir un incident et de le monter en épingle. Un McDonald's a également été incendié en Angleterre il y a trois semaines. Par contre, il y a effectivement une attitude anto-hégémonique, anti-mondialisation dans ce pays mais elle existe aux Etats-Unis aussi.
Q - Et les critiques en ce qui concerne le rôle des Européens au Kosovo ?
R - Cela vient du Congrès américain. Il traduit un point de vue que nous connaissons et qui nous est familier, essentiellement isolationniste. Le Congrès adore les sanctions parce que c'est une façon d'influencer le reste du monde sans payer l'addition, sans envoyer de soldats. Cela n'est cependant pas toujours le point de vue de l'Administration, et nous sommes capables de comprendre les différences. Sur le Kosovo nous travaillons bien ensemble.
Q - Il y a eu récemment des manifestations d'inquiétude de la part des Européens au sujet du projet de système de défense antimissiles américain. Cela a-t-il été évoqué au cours de vos récents entretiens à Washington avec Mme Albright et d'autres ?
R - Ce n'était pas le but principal de la visite mais nous en avons effectivement discuté. Tous mes interlocuteurs ont insisté sur le fait que le président Clinton n'avait pas encore pris sa décision et qu'il déciderait sur la base de son appréciation de la menace, de la crédibilité et du coût du système ainsi que des conséquences stratégiques. J'ai souligné que nous posions des questions sérieuses, que beaucoup d'Américains se posent également. Principalement en ce qui concerne l'évaluation de la menace, qui nous paraît discutable, et les conséquences d'un tel système. Nous redoutons en particulier une destabilisation en chaîne des équilibres stratégiques du monde. J'observe par ailleurs que d'énormes pressions sont exercées sur le président Clinton pour qu'il aille de l'avant.
Q - Pensez-vous que la récente décision de la Grande-Bretagne d'acheter des technologies militaires européennes, notamment l'Airbus militaire, au lieu d'acheter américain, aura un impact sur les discussions relatives à la politique de défense de l'UE ?
R - C'est une décision industrielle ; mais elle confirme l'engagement de la Grande-Bretagne de Tony Blair vis-à-vis de l'Europe et de la défense européenne.
Q - En supposant que la défense européenne progresse et avec la disparition de l'Union de l'Europe occidentale, qui serait chargé de la défense de l'UE, le Conseil ?
R - Oui. Ce n'est pas un domaine de compétence de la Commission. C'est pourquoi nous mettons en place de nouveaux organismes, comme le comité politique et de sécurité intérimaire sous l'autorité du Conseil des ministres. Il deviendra permanent après notre présidence.
Q - On a toujours dit que la locomotive franco-allemande était essentielle pour faire progresser l'intégration de l'UE. Cette "alliance dans l'alliance" est-elle encore nécessaire pour avancer ?
R - Elle l'a été sans aucun doute, avec De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl. Avec eux, l'alliance a atteint tous ses premiers et grands objectifs de la réconciliation de l'Allemagne et de la France au lancement de l'euro. Nous sommes ensuite entrés dans une nouvelle phase, où, pourrait-t-on dire, la relation franco-allemande a été victime de son succès. Au même moment, la question de l'élargissement de l'UE est passé au premier plan, ce qui a eu pour résultat que tous les pays qui avaient joué un rôle moteur depuis le début, y compris le Bénélux, l'Italie ont été confrontés à l'énorme difficulté de concilier approfondissement et élargissement.
Q - Où va l'alliance franco-allemande aujourd'hui ?
R - Je constate que presque partout en Europe, on attend à nouveau quelque chose de la France et de l'Allemagne sur la réforme des institutions. Personne n'attend que la France et l'Allemagne prennent des décisions à la place des autres. Mais tout le monde veut savoir ce que pense l'Allemagne, ce que pense la France et si elles pensent la même chose. L'attente est forte. Nous en tiendrons compte, nous agirons en conséquence.
Q - La présidence française a-t-elle des ambitions pour le sommet du G8 ?
R - Comme vous le savez, les chefs d'Etat ont leurs discussions globales et quelques jours avant, les ministres des Finances et des Affaires étrangères se réunissent séparément, au Japon. Nous - les ministres des Affaires étrangères - parlerons de la Russie, du Kosovo, du processus de paix au Moyen-Orient, et en tant que présidents nous insisterons sur des questions intéressant les Européens - les nouvelles technologies, la sécurité alimentaire, la réglementation des transports maritimes internationaux et naturellement les nouvelles règles nécessaires au monde global.
Q - Quelles sont les implications de la cohabitation pour la conduite de la politique étrangère française ?
R - Le président de la République joue un rôle éminent ou prééminent pour les relations internationales et la défense. Mais, ce n'est pas un domaine "réservé" au président au sens constitutionnel du terme. Pendant la cohabitation c'est encore plus net. Avec le gouvernement de Lionel Jospin, le président fixe les orientations de notre politique et prend les décisions stratégiques. La mise en uvre se fait aussi en commun.
Q - A l'automne dernier, vous avez laissé entendre que les Etats-Unis seraient bien inspirés d'abandonner l'unilatéralisme pour le multilatéralisme. Quelle est votre opinion aujourd'hui ?
R - Je pense que les Etats-Unis sont partagés sur cette question. Partagés entre une certaine tendance naturelle unilatéraliste consistant à prendre des décisions tous seuls, ce qui est compréhensible compte tenu de leur poids mais pas acceptable par leurs partenaires. Si la France était dans la même situation, elle aurait peut être une attitude semblable. L'autre tendance, forte au sein de l'administration, est au multilatéralisme, ce qui est difficile car ce que veulent et attendent les Américains, c'est le leadership. De notre côté, nous disons qu'être un ami et un allié des Etats-Unis ne veut pas dire s'aligner automatiquement sur eux en particulier lorsque des démarches unilatérales s'opposent à nos intérêts, comme des lois extraterritoriales. Nous continuerons à presser les Etats-Unis de progresser dans le sens du multilatéralisme.
Q - Les résultats des élections présidentielles en novembre aux Etats-Unis, pourraient-ils changer votre opinion ?
R - Je ne pense pas qu'une nouvelle administration changerait quoi que ce soit en profondeur en ce qui concerne les relations des Etats-Unis avec la France et l'Europe. Notre état d'esprit sera le même : être ouverts, pragmatiques et être prêts à défendre nos intérêts.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2000).
R - Faire en sorte que l'Europe marche, aujourd'hui et dans le futur et répondre mieux aux aspirations concrètes des Européens.
Q - Est-ce un objectif politique ?
R - Oui, aujourd'hui, être capable de fonctionner et de décider c'est un objectif politique parce que cela n'est plus évident à quinze (Etats membres de l'UE) a fortiori avec un plus grand nombre d'Etats.
Q - Vous voulez dire que l'objectif est de trouver les moyens de rendre l'Europe plus efficace en termes de gestion des affaires publiques ?
R - L'objectif est qu'elle redevienne capable de prendre des décisions, de gérer des politiques et qu'elle le reste.
Q - S'agit-il en fait d'améliorer la gestion de l'UE ?
R - Oui, certainement, mais aussi de plus que cela. Parfois les problèmes de gestion deviennent stratégiques. Ce n'est pas un problème de gestion ordinaire. Avec ses institutions actuelles, l'Europe des Quinze est à la limite de ses capacités de fonctionnement. C'est le sens de la Conférence intergouvernementale (CIG) que nous chercherons à faire aboutir. Il ne s'agit pas de questions techniques.
Q - Combien de questions la Présidence devra-t-elle traiter ?
R - Elle prend en charge toutes les politiques communes et de très nombreux chantiers sont ouverts : nous prendrons le relais des Portugais et des progrès qu'ils auront accomplis.
Q - Lorsque le Premier ministre Lionel Jospin a le 9 mai pour la première fois, esquissé les priorités de la Présidence française, il est resté vague sur les objectifs spécifiques. Pourquoi ?
R - Je trouve au contraire qu'il a été très clair. Lorsqu'une présidence de l'UE commence, elle ne peut faire ce qu'elle veut, comme si l'on écrivait sur une page blanche. C'est, comme vous le savez, un système tournant avec une certaine continuité. Pour cette raison, le Premier ministre a dit que nous allions travailler en priorité sur les points suivants : la CIG, le développement de l'Europe de la défense, les négociations sur l'élargissement de l'UE, le projet de charte des droits fondamentaux. Et il a mis également l'accent sur la nécessité de promouvoir la croissance économique, l'emploi, l'agenda social, la société de l'information, de mieux répondre aux préoccupations des citoyens, des consommateurs, par exemple la santé publique. Notre objectif est d'aboutir aux meilleures décisions possibles sur chacun de ces sujets.
Q - La Suède, qui succédera à la France, agira-t-elle de la même manière ?
R - J'en suis convaincu. Nous nous concertons déjà avec la future présidence. L'Europe ne peut pas être réinventée à chaque présidence. Il s'agit d'une approche originale qui fonctionne grâce au travail d'équipe et à une certaine continuité. Elle poursuivra notre travail à partir des résultats de notre Présidence.
Q - Deux visions de l'avenir de l'Europe en cours : pour la première, l'Europe deviendra une vaste zone de libre échange économique. Pour la seconde, l'UE devrait forger une identité politique forte, intégrée, peut-être une structure fédérale comme celle proposée le 12 mai par le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer. Ces deux idées sont-elles compatibles ?
R - Il est clair aujourd'hui que si nous élargissons l'Europe jusqu'à trente pays avec un système institutionnel inchangé, l'Europe se paralysera. Cette prise de conscience constitue un progrès. Lorsque, après le sommet d'Amsterdam, nous, les Français, avons proposé de rappeler la nécessité de réformer les institutions de l'UE avant tout élargissement, seuls trois pays (France, Italie, Belgique) ont signé cette déclaration. La prise de conscience de cette nécessité fut lente. Aujourd'hui, tout le monde convient que nous ne pouvons pas continuer comme cela. La décision prise à Helsinki d'ouvrir les négociations d'adhésion avec six pays nouveaux et l'enregistrement de la candidature de la Turquie ont provoqué un électrochoc, notamment en France et, dans une moindre mesure, en Allemagne. Des idées apparaissent que l'on peut regrouper en deux catégories.
Q - Lesquelles ?
R - Les pragmatiques et les fédérales. Ces idées ne sont pas semblables et il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Nous parlons là d'un débat important qui va se développer, et c'est heureux. Cela ne gênera pas notre présidence, qui devra mener à terme son programme, l'un ne devrait pas exclure l'autre. Toutefois, nous n'allons pas discuter à proprement parler au sein de la CIG, des idées de Joschka Fischer, de Jacques Delors ou de quelqu'un d'autre. Le débat sur l'avenir de l'UE est un débat sur le long terme. Ce n'est pas l'objectif de la présidence française que de le trancher, ni même d'en débattre. Nous ne sommes pas une cellule de réflexion. Notre objectif est d'aboutir aux meilleures solutions possibles aux problèmes qui se posent immédiatement.
Q - Oui, mais l'intention de M. Fischer n'était pas d'organiser un débat académique sur l'avenir de l'Europe mais d'intégrer concrètement ses idées dans votre ordre du jour des discussions de la Présidence ?
R - Joschka Fischer a fait ce discours pour un ensemble de raisons personnelles et politiques. Ce débat doit stimuler le travail au sein de la CIG, il ne peut pas se substituer aux négociations nécessaires au sein de la CIG sur les trois points d'Amsterdam et les coopérations renforcées. Joschka Fischer en est parfaitement d'accord.
Q - Mais puisque cela a suscité un vif débat, de grande ampleur, cela pourrait-il influer sur vos délibérations dans les mois à venir ?
R - Cela aura certainement des effets, tout comme les idées de Jacques Delors avec lesquelles il y a des convergences. Mais notre priorité, notre devoir même, est d'exercer la présidence de manière à aboutir aux meilleurs résultats consensuels possibles. Cela inclut des progrès sur la mise en place, au sein de la CIG, d'un mécanisme souple de "coopération renforcée" permettant aux Etats membres qui le souhaitent d'aller de l'avant... sans dispute théorique ni réveil des antagonismes.
Q - Partagez-vous l'analyse largement répandue que l'UE est actuellement enlisée, bloquée et en crise parce qu'elle n'avance plus ?
R - Je pense comme le Premier ministre que "l'Europe" va objectivement bien, mais psychologiquement mal. La croissance "européenne" n'a jamais été aussi bonne. L'optimisme des "gens" est très élevé. Le climat de l'opinion en Europe n'est pas pessimiste. En revanche, si on parle de la "construction européenne" et de son avenir, des institutions de l'UE, il y a un climat d'interrogation, un malaise. Parce que personne ne sait encore comment concilier le renforcement de l'Europe et son élargissement. Il ne s'agit donc pas de dire que l'Europe est en crise.
Q - Quel est votre objectif pour le sommet final de l'UE à Nice, en décembre, en ce qui concerne la réforme de la Commission européenne, et l'extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres, et la repondération des voix ?
R - Notre objectif est de conclure les négociations à Nice : repondération significative, élargissement du vote à la majorité qualifiée, plafonnement et réorganisation de la Commission sans oublier l'assouplissement des coopérations renforcées. Ce n'est pas une certitude, parce que la Présidence ne peut se substituer aux 14 autres membres. C'est un engagement qui vaut pour nous. Nous ferons tout ce qui dépend de nous mais nous n'allons pas signer n'importe quel accord.
Q - Comment jugez-vous l'état actuel des relations franco-américaines dans le contexte global des relations transatlantiques, souvent conflictuelles, notamment en ce qui concerne le commerce ?
R - Les relations transatlantiques, sur le plan économique et commercial, à la fois aux niveaux français et européen, seront toujours marquées par des contentieux. Cela fait partie de la vie économique. Même si ceux-ci sont peu de choses par rapport aux échanges qui se font sans contentieux. Il n'y en a pas plus, ni pas moins qu'avant. Ce qui m'a frappé depuis des années, c'est cette continuité. Aujourd'hui encore, des litiges nous opposent sur les organismes génétiquement modifiés, les hormones de croissance, les bananes, l'aéronautique, les textiles, l'acier, l'audiovisuel, l'extra-territorialité... au niveau de l'UE. Oui, il y a des problèmes. Mais nous avons des procédures pour les traiter. Soit au niveau euro-américain, soit à l'Organisation mondiale du Commerce. En général, dans le cadre des relations transatlantiques globales, ces questions ne deviennent pas des contentieux politiques.
Q - Et dans le contexte des relations franco-américaines ?
R - C'est une question un peu différente. Elles ont une dimension singulière et riche. Ce qui me frappe en ce moment, c'est que nos relations sont caractérisées par une grande sérénité, une maturité. Nous dialoguons, de manière normale, nous coopérons sereinement et efficacement, et sans être accusés ici, en France, d'être des "valets des Américains", et en sens inverse nous pouvons refuser certaines choses ou poser des questions, sans que cela fasse un drame aux Etats-Unis, Madeleine Albright et moi avons beaucoup travaillé dans ce sens.
Q - Comment ?
R - Le travail que j'ai accompli avec Madeleine Albright, les relations du président Chirac et du Premier ministre avec le président Clinton, la façon dont nous nous exprimons, même lorsque nous émettons des critiques ou marquons des désaccords, ont abouti à une relation plus mûre, moins hystérique. Nous ne sommes pas d'accord sur certains points en ce qui concerne les relations avec l'Iraq ? Nous en parlons, nous discutons. Ce n'est pas un drame et cela ne détruit pas l'ensemble de nos relations.
Q - On a vu récemment des incidents qui dénotent un anti-américanisme de base en France, comme le saccage d'un restaurant McDonald's et des attitudes anti françaises/européennes au Congrès américain, reprochant à la France et aux autres Européens de ne pas faire leur travail au Kosovo. Quelle est votre réaction à cela ?
R - Je ne pense pas qu'il y ait aujourd'hui en France de sentiments anti-américains. Il y a eu ici à d'autres périodes de l'histoire récente, par exemple la guerre du Vietnam, un anti-américanisme qui n'a rien à voir avec ce que nous voyons aujourd'hui. En fait, les Américains sont plutôt aimés, admirés, les gens ici adorent les films américains, tout en refusant que l'industrie cinématographique française soit anéantie. Les journaux anglo-saxons ont tout à fait tort de choisir un incident et de le monter en épingle. Un McDonald's a également été incendié en Angleterre il y a trois semaines. Par contre, il y a effectivement une attitude anto-hégémonique, anti-mondialisation dans ce pays mais elle existe aux Etats-Unis aussi.
Q - Et les critiques en ce qui concerne le rôle des Européens au Kosovo ?
R - Cela vient du Congrès américain. Il traduit un point de vue que nous connaissons et qui nous est familier, essentiellement isolationniste. Le Congrès adore les sanctions parce que c'est une façon d'influencer le reste du monde sans payer l'addition, sans envoyer de soldats. Cela n'est cependant pas toujours le point de vue de l'Administration, et nous sommes capables de comprendre les différences. Sur le Kosovo nous travaillons bien ensemble.
Q - Il y a eu récemment des manifestations d'inquiétude de la part des Européens au sujet du projet de système de défense antimissiles américain. Cela a-t-il été évoqué au cours de vos récents entretiens à Washington avec Mme Albright et d'autres ?
R - Ce n'était pas le but principal de la visite mais nous en avons effectivement discuté. Tous mes interlocuteurs ont insisté sur le fait que le président Clinton n'avait pas encore pris sa décision et qu'il déciderait sur la base de son appréciation de la menace, de la crédibilité et du coût du système ainsi que des conséquences stratégiques. J'ai souligné que nous posions des questions sérieuses, que beaucoup d'Américains se posent également. Principalement en ce qui concerne l'évaluation de la menace, qui nous paraît discutable, et les conséquences d'un tel système. Nous redoutons en particulier une destabilisation en chaîne des équilibres stratégiques du monde. J'observe par ailleurs que d'énormes pressions sont exercées sur le président Clinton pour qu'il aille de l'avant.
Q - Pensez-vous que la récente décision de la Grande-Bretagne d'acheter des technologies militaires européennes, notamment l'Airbus militaire, au lieu d'acheter américain, aura un impact sur les discussions relatives à la politique de défense de l'UE ?
R - C'est une décision industrielle ; mais elle confirme l'engagement de la Grande-Bretagne de Tony Blair vis-à-vis de l'Europe et de la défense européenne.
Q - En supposant que la défense européenne progresse et avec la disparition de l'Union de l'Europe occidentale, qui serait chargé de la défense de l'UE, le Conseil ?
R - Oui. Ce n'est pas un domaine de compétence de la Commission. C'est pourquoi nous mettons en place de nouveaux organismes, comme le comité politique et de sécurité intérimaire sous l'autorité du Conseil des ministres. Il deviendra permanent après notre présidence.
Q - On a toujours dit que la locomotive franco-allemande était essentielle pour faire progresser l'intégration de l'UE. Cette "alliance dans l'alliance" est-elle encore nécessaire pour avancer ?
R - Elle l'a été sans aucun doute, avec De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl. Avec eux, l'alliance a atteint tous ses premiers et grands objectifs de la réconciliation de l'Allemagne et de la France au lancement de l'euro. Nous sommes ensuite entrés dans une nouvelle phase, où, pourrait-t-on dire, la relation franco-allemande a été victime de son succès. Au même moment, la question de l'élargissement de l'UE est passé au premier plan, ce qui a eu pour résultat que tous les pays qui avaient joué un rôle moteur depuis le début, y compris le Bénélux, l'Italie ont été confrontés à l'énorme difficulté de concilier approfondissement et élargissement.
Q - Où va l'alliance franco-allemande aujourd'hui ?
R - Je constate que presque partout en Europe, on attend à nouveau quelque chose de la France et de l'Allemagne sur la réforme des institutions. Personne n'attend que la France et l'Allemagne prennent des décisions à la place des autres. Mais tout le monde veut savoir ce que pense l'Allemagne, ce que pense la France et si elles pensent la même chose. L'attente est forte. Nous en tiendrons compte, nous agirons en conséquence.
Q - La présidence française a-t-elle des ambitions pour le sommet du G8 ?
R - Comme vous le savez, les chefs d'Etat ont leurs discussions globales et quelques jours avant, les ministres des Finances et des Affaires étrangères se réunissent séparément, au Japon. Nous - les ministres des Affaires étrangères - parlerons de la Russie, du Kosovo, du processus de paix au Moyen-Orient, et en tant que présidents nous insisterons sur des questions intéressant les Européens - les nouvelles technologies, la sécurité alimentaire, la réglementation des transports maritimes internationaux et naturellement les nouvelles règles nécessaires au monde global.
Q - Quelles sont les implications de la cohabitation pour la conduite de la politique étrangère française ?
R - Le président de la République joue un rôle éminent ou prééminent pour les relations internationales et la défense. Mais, ce n'est pas un domaine "réservé" au président au sens constitutionnel du terme. Pendant la cohabitation c'est encore plus net. Avec le gouvernement de Lionel Jospin, le président fixe les orientations de notre politique et prend les décisions stratégiques. La mise en uvre se fait aussi en commun.
Q - A l'automne dernier, vous avez laissé entendre que les Etats-Unis seraient bien inspirés d'abandonner l'unilatéralisme pour le multilatéralisme. Quelle est votre opinion aujourd'hui ?
R - Je pense que les Etats-Unis sont partagés sur cette question. Partagés entre une certaine tendance naturelle unilatéraliste consistant à prendre des décisions tous seuls, ce qui est compréhensible compte tenu de leur poids mais pas acceptable par leurs partenaires. Si la France était dans la même situation, elle aurait peut être une attitude semblable. L'autre tendance, forte au sein de l'administration, est au multilatéralisme, ce qui est difficile car ce que veulent et attendent les Américains, c'est le leadership. De notre côté, nous disons qu'être un ami et un allié des Etats-Unis ne veut pas dire s'aligner automatiquement sur eux en particulier lorsque des démarches unilatérales s'opposent à nos intérêts, comme des lois extraterritoriales. Nous continuerons à presser les Etats-Unis de progresser dans le sens du multilatéralisme.
Q - Les résultats des élections présidentielles en novembre aux Etats-Unis, pourraient-ils changer votre opinion ?
R - Je ne pense pas qu'une nouvelle administration changerait quoi que ce soit en profondeur en ce qui concerne les relations des Etats-Unis avec la France et l'Europe. Notre état d'esprit sera le même : être ouverts, pragmatiques et être prêts à défendre nos intérêts.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2000).