Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Les Echos" du 5 juillet 2000, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne, notamment la réussite de la réforme des institutions, le problème des "coopérations renforcées", l'élargissement de l'Union, les relations avec la Russie et la préparation de la réunion du G8.

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Q - La polémique autour des propositions de Jacques Chirac sur un "groupe pionnier" et une constitution ne vont-ils pas compliquer la tâche, déjà difficile, de la Conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions ?
R - La priorité absolue de la Présidence française est la réussite de la CIG sur la réforme des institutions européennes. Nous avons en même temps comme objectif et comme volonté d'augmenter les capacités européennes en matière de croissance, d'innovation, de technologies et d'économie de l'information et de répondre mieux aux attentes des citoyens sur des sujets importants allant de la sécurité alimentaire à l'espace judiciaire. Mais de fait l'Europe se trouve à un moment crucial. Elle doit à la fois réussir la réforme des institutions et bien gérer le grand élargissement qui s'annonce, qui sont les deux faces d'une même médaille. Et là, nous n'avons pas le choix.
Q - La Présidence française est condamnée au succès...
R - Pas seulement la Présidence, tous les membres de l'Union sont condamnés au succès ! Un nouvel échec comme celui d'Amsterdam aurait de très graves conséquences pour l'Europe et je pense qu'aucun pays ne voudra prendre cette responsabilité. Or, sur chacun des trois points non réglés à Amsterdam ainsi que sur les "coopérations renforcées" que nous avons ajoutées à l'ordre du jour, de nombreux désaccords persistent que la Présidence portugaise n'a pu que constater. Le grand débat qui se développe sur l'avenir de l'Europe va continuer à se développer pendant notre Présidence mais tout le monde est d'accord sur un point : si les Quinze ne parviennent pas à un accord sur la réforme des institutions au Sommet de Nice, en décembre, les spéculations sur l'avenir à plus long terme n'ont guère de sens. Quoi que l'on ambitionne à moyen et long terme, le point de passage est le même : la CIG.
Q - Que répondez-vous à Tony Blair et aux Italiens qui, comme Mario Monti, s'inquiètent de voir s'instaurer avec "un groupe pionnier" une Europe à deux vitesses ?
R - Le président de la République pense qu'un "groupe pionnier" pourrait peut-être à l'avenir émerger "naturellement" des diverses coopérations renforcées. C'est un souhait, une réflexion, un pronostic qui ne porte pas sur le programme de la Présidence.
Q - Même sur les coopérations renforcées ?
R - C'est le seul sujet sur lequel les deux débats, sur le court et le long terme, peuvent éventuellement se rejoindre. Ceux qui sont hostiles à l'Europe à deux vitesses parce qu'ils craignent de ne pas être dans la première, peuvent voir dans le "groupe pionnier" un avatar du "noyau dur" de Schaüble et Lammers, de la "fédération d'Etats-Nations" de Jacques Delors, ou du "centre de gravité" à caractère fédéraliste de Joschka Fischer et sont d'autant plus méfiants envers l'assouplissement des coopérations renforcées. Mais les mêmes pays se rendent bien compte que les vingt sept futurs membres ne pourront marcher du même pas, et dans la négociation nous le ferons valoir.
Q - Les Britanniques, qui pouvaient se retrouver dans des coopérations renforcées, sur la Défense par exemple, ne risquent-ils pas de se sentir exclus d'un groupe pionnier ?
R - Il ne faut pas renouveler l'erreur du passé et prédéterminer de façon fermée les pays membres d'un groupe, comme ce fut le cas pour le "noyau dur" dont nous parlions tout à l'heure. Personne n'a ni la légitimité, ni le droit de le faire arbitrairement. Ce sera à chaque pays de se déterminer. Rien n'empêcherait les Britanniques, par exemple, d'entrer dans diverses coopérations renforcées et de constater, le moment venu, qu'étant impliqués dans toutes, ils font partie de fait du groupe pionnier. C'est très différent du schéma fédéraliste de Joschka Fischer.
Q - L'Europe ne risque-t-elle pas de devenir un simple libre-service ?
R - Non, car nous préserverons évidemment un socle commun : Politique agricole commune, fonds structurels, marché unique... S'il n'y avait que des coopérations par projet, on serait en effet dans le libre-service. D'ailleurs, les "coopérations renforcées", même si elles n'en portent pas le nom et même si elles se sont développées hors traité, existent déjà, voyez Airbus, Eureka, Schengen, et même l'euro à ses débuts. Ce à quoi il faut veiller, c'est à ne pas affaiblir le socle communautaire, mais aussi à ne pas rester bloqués tous ensemble.
Q - Comment trouver un socle politique commun ?
R - En plus de ce qui est déjà fixé par les traités, l'acquis continue à s'enrichir. Les pays membres se sont ainsi engagés dans la création par étapes d'une Politique étrangère et de sécurité commune, commune et non unique. Ce qui veut dire que nous travaillons chaque jour à faire converger nos positions. Sans renoncer à nos politiques étrangères nationales car il n'est pas question d'une harmonisation par le bas. Par contre, chacun a intérêt à voir se développer en complément une politique étrangère européenne commune plus claire, incarnée notamment par M. PESC, Javier Solana, s'appuyant sur les importants moyens des relations extérieures de l'Union gérées par le commissaire Chris Patten.
De même, en matière de défense européenne, une avancée décisive a enfin été réalisée car la Grande Bretagne et la France ont fait converger leurs positions. Sur ce terrain aussi se combinent des orientations adoptées par l'ensemble des Quinze et l'impulsion de pays moteurs en raison de leur capacité militaire et de leur volonté politique.
Q - Vous qui voulez faire avancer l'Europe des citoyens, avouez que l'Union devient de plus en plus compliquée...
R - J'en suis bien conscient, mais il nous faut avancer en tenant compte des spécificités de chaque pays au sein de l'Union : nos pays sont divers, par leurs langues, leurs traditions, leurs modes de fonctionnement. C'est un fait, tout cela ne se change pas par décret ni par directive. On ne peut imaginer y bâtir une fédération comme cela a été fait aux Etats-Unis, où l'on partait d'une table rase... sans passé.
Q - Lorsque Jacques Chirac parle de constitution, cela signifie-t-il plus ou moins d'Europe ?
R - Les deux. L'une des raisons du succès actuel de ce terme est précisément qu'il peut signifier à la fois moins d'Europe, en précisant qui fait quoi et surtout ce que l'Europe ne fait pas ; et plus d'Europe pour ceux qui en attendent un bond en avant dans l'intégration européenne.
Q - Il y aura donc une ambiguïté qu'il faudra un jour lever...
R - Il existe un besoin de lisibilité des institutions européennes, de plus en plus complexes. Et la démocratie s'exerce mieux quand les choses sont transparentes. Personne n'y comprend plus rien... alors vive la constitution ? Mais la constitution des uns ne sera pas celle des autres. Les projets de constitution vont pleuvoir. Et avant de rédiger quoi que ce soit, il faudra avoir tranché politiquement sur la répartition des compétences de l'Union, des Nations, des régions, sans oublier une éventuelle fédération d'Etats-Nations, le mode de gouvernement de l'Union... Les constitutionnalistes peuvent mettre en forme, le moment venu, un arbitrage politique mais ne peuvent le précéder, ni s'y substituer. Il n'est pas trop tôt pour y réfléchir. Mais nous n'en sommes pas là. N'oublions pas nos responsabilités au regard de la CIG et on en reparlera après Nice.
Q - En attendant, les candidats de l'Est à l'Union sont las des exigences des Quinze et continuent d'avoir les yeux de Chimène pour les Etats-Unis ?
R - Mais ils veulent, plus que jamais, adhérer et pour cela il faut reprendre les "acquis" de l'Union. Parce qu'ils s'estiment déjà "européens", ils ont un temps sous-estimé le fait que l'Union était aussi une construction, économique et juridique très contraignante. Plusieurs pays candidats ont eu du mal à distinguer entre l'Alliance Atlantique et l'Union européenne. Ils parlaient de "structures euro-atlantiques". Et des promesses inconsidérées leurs avaient été faites sur leur date d'entrée, alors qu'il s'agit d'une difficile négociation impliquant pour eux des réformes impopulaires. En outre, la situation n'est pas la même d'un pays candidat à l'autre. Ils font des efforts considérables. Aidons les à bien préparer leur adhésion, avec amitié mais aussi avec franchise. En tant que président de l'Union, la France va pousser les feux de la négociation, la rendre plus concrète, pays par pays. Notre objectif est de pouvoir présenter à chaque candidat, avant la fin de notre Présidence, un scénario de ce qui lui reste à faire dans chaque domaine. Sans calendrier, car ce serait artificiel.
Q - Un peu plus à l'Est, se trouve la Russie qui va retrouver avec les sept pays les pays industriels, en juillet au Japon, pour un Sommet du G7-G8. Quel nouveau type de coopération avec Moscou préconisez-vous dans la lettre que vous avez co-signée avec Laurent Fabius ?
R - Cette initiative remonte à une réflexion que j'avais entamée en 1999 avec Dominique Strauss-Kahn et que nous avons précisée et menée à son terme avec Laurent Fabius. Il m'avait alors semblé évident qu'il fallait que les institutions internationales soient plus vigilantes sur l'aide internationale à la Russie et sa bonne utilisation, mais qu'il fallait avoir aussi le courage d'évaluer le bilan de nos propres actions et de nos conseils à la Russie. Depuis dix ans, les conditions posées à Moscou par l'Occident - le FMI, les Etats-Unis, l'Europe - se résument à des exigences de dérégulation. Les Russes n'ont pas été encouragés à bâtir un Etat moderne, qui assume son rôle de régulateur. Or, même une économie libérale de marché a besoin d'un Etat régulateur. Le vide a favorisé la prolifération des oligarques et des mafias. Dans la lettre que nous avons envoyée Laurent Fabius et moi, nous avons plaidé pour que L'Union européenne et le G7 encouragent la mise en place d'Etat de droit démocratique et efficace dans ses programmes avec la Russie. Le Conseil européen de Feira a confirmé ces objectifs.
Q - Comment ont réagi vos partenaires du G7 ?
R - Nous n'avons eu que des réactions favorables de la part des chefs d'Etat et de gouvernement, et des ministres des Affaires étrangères. La France était d'autant plus crédible qu'elle avait été plus exigeante que d'autres sur la Tchétchénie. En revanche, l'establishment financier international reste plus réservé sans doute parce que la mise en place d'un Etat de droit ne se fait pas du jour au lendemain et entre moins dans le schéma établi. Nous souhaiterions que le FMI infléchisse ou enrichisse sa propre conditionnalité pour éviter que, dans certains cas, ses recommandations constituent un frein à l'émergence d'un Etat de droit. Les conditions préalables à l'octroi de crédits peuvent être décourageantes si elles sont mal conçues ou trop lourdes.
Q - Quels sont les autres grands thèmes de ce sommet ?
R - Le G8 - réunions ministérielles Finances ou Affaires étrangères, et sommets - traitera, bien sûr de sujets globaux, financiers comme la dette, la nouvelle architecture financière internationale et le blanchiment des capitaux. Un des grands thèmes de la réunion des ministres des Affaires étrangères sera la lutte contre les facteurs économiques des conflits, comme le trafic des diamants de Sierra Leone ou d'Angola. Nous nous pencherons aussi sur le sort des enfants-soldats, sur le rôle des diasporas dans le financement des guerres.
Q - Avez-vous une chance de dépasser le stade des vux pieux ?
R - L'enjeu des G 7/G 8 est de faire progresser la prise de conscience globale. Ainsi pour les enfants soldats, il existe déjà une convention internationale. Pour le trafic de diamants, le Conseil de sécurité en discute. Et le HCR nous a demandé de réfléchir sur certains effets déstabilisants de l'aide humanitaire. Le grand sujet transversal sera la régulation - et non la réglementation - de la mondialisation, avec trois points principaux : l'environnement et le protocole de Kyoto sur les rejets des gaz à effet de serre dans l'atmosphère ; la sécurité des transports maritimes ; et la sécurité des aliments. Le G8, renverra ensuite aux instances concernées pour des mises en uvre concrètes par exemple l'OMI pour les transports maritimes, et le "codex alimentarius" pour les aliments.
Q - Ces instances spécialisées, croyez-vous encore en leur capacité de gérer un monde de plus en plus complexe ?
R - La gestion devient plus complexe au plan mondial où beaucoup d'organisations interviennent parfois en désordre. Mais, pour mieux réguler la globalisation, il faut des enceintes et mieux vaut améliorer la gestion des organisations internationales, la coopération entre elles, les réveiller, les réformer, que de demander leur mort comme le font certains théoriciens libéraux, certains unilatéralistes américains ou certains militants anti-mondialisation qui confondent la pluie et les parapluies.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 juillet 2000).