Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Est-ce que je peux dire qu'en politique vous êtes un homme dangereux parce que vos promesses, même lorsqu'elles sont incertaines ou coûteuses, vous les tenez ? Est-ce par entêtement ou par conviction ?
- "C'est d'abord par respect de mes concitoyens. Si nous nous sommes adressés à eux, si nous leur avons fait des propositions, il paraît logique de les tenir. Par ailleurs, dire qu'elles sont coûteuses ou dangereuses, c'est le fond du débat et vous ne vous étonnerez pas que je ne partage pas cette appréciation de départ."
Nous avons le temps pour cela. Merci d'être là. Les Corses ont enfin montré, à Ajaccio et à Bastia - les femmes en tête, cela ne doit pas vous surprendre -, les premiers signes d'un certain sursaut. Est-ce pour vous un début de réponse à ce que vous et le Président de la République, J. Chirac, vous réclamiez après l'assassinat du préfet Erignac ?
- "Je ne fais pas une hiérarchie des morts. La Corse a été ensanglantée à travers ces dernières années et beaucoup de familles, notamment en Corse en sont encore meurtries. Néanmoins, l'acte qui a consisté à assassiner de la façon la plus lâche le préfet de la région, le préfet de Corse du Sud, le représentant de l'Etat, a évidemment frappé, par son extrême gravité, et a servi de révélateur. Cela nous a confirmé que la Corse s'abîme et que ce qui se passe en Corse nous menace tous. Il fallait donc réagir et les deux éléments importants de ce qui vient de se produire à la suite de ces assassinats, c'est l'unité profonde de l'Etat, du Président et du Gouvernement notamment, et c'est l'unisson dans lequel on peut penser que se trouvent les Corses, notamment après ces deux grandes manifestations de Bastia et d'Ajaccio, hier."
Est-ce que vous avez entendu, par exemple, dans leurs manifestations, qui nous ont tous frappés par leur ampleur et qui se sont faites dans le silence, parce que ce qu'ils demandaient que leur avenir se fasse dans la France et pas hors d'elle, premier point et deuxièmement, une République résolue aux mains purs. Est-ce qu'elle le sera dans les actes ?
- "Vous avez vu que je me suis gardé de proclamation et il y en a eu trop. Je n'ai pas fait la critique de ce qui s'est accompli dans le passé. Cela ne sert à rien et je crois que, de toute façon, il fallait faire évoluer les choses, il était normal que le statut de la Corse évolue : il l'a fait avec Defferre, il l'a fait avec Joxe. Certains ont pu croire qu'il était possible de négocier, à une autre époque, sur des évolutions. Mais nous sommes maintenant tous conscients que nous avons été jusqu'au bout de cette voie et qu'elle ne peut rien donner de plus."
C'est-à-dire que l'on ne négociera plus avec les terroristes encagoulés et armés ?
- "Il n'y a rien à négocier, même s'il y a des choses à faire en Corse, même s'il y a encore des choses à faire évoluer. Et donc, la démarche qui est celle du Gouvernement, je la crois comprise et appuyée par le Président de la République - et j'ai dit au Président de la République que j'aurai besoin de lui, notamment lorsqu'on pense à ce qu'est la composition politique en Corse. Nous aurons besoin de l'unité absolue de l'Etat sur une démarche qui consiste à établir l'Etat de droit, à le faire respecter par tous, partout et jusqu'au bout selon les mots que j'ai employés à l'Assemblée nationale."
Qu'est-ce que cela veut dire : l'Etat de droit ? Surtout que vous dites : "il nous faut la durée." Qu'est-ce que cela veut dire dans l'action, dans le concret ? Est-ce qu'il y aura des moyens supplémentaires ? Est-ce que, par exemple, mission va être donnée de lutter à tous les niveaux et partout contre les racketteurs, les détrousseurs de fonds publics, les fraudeurs fiscaux, tout ?
- "D'abord, vous savez que la justice et les forces de police sous son autorité sont en train de conduire une série d'enquêtes de façon à ce que les auteurs ou les commanditaires de cet assassinat soient retrouvés, démasqués, traduits devant la justice et punis."
On a une piste ?
- "Cette dimension se poursuivra. Lorsque le ministre de l'Intérieur ou moi-même aurons des choses à dire, nous les dirons. Pour le moment, que ce travail se poursuive et qu'il se poursuive aussi discrètement que possible pour qu'il soit efficace. Par ailleurs, j'ai demandé à chacun de mes ministres - plus particulièrement à ceux, Economie et Finances, Agriculture, Intérieur, Justice, Armée à cause de la gendarmerie, mais aussi dans d'autres domaines comme l'Equipement et le Transport quand on pense par exemple, au permis de construire ou à l'urbanisme ou aux problèmes d'aménagement - de travailler sur le bilan de la situation actuelle : ce qui fait et ce qui ne se fait pas, en quoi les règles ne sont pas respectées... Et ensuite de proposer des mises en oeuvre systématiques, que l'ensemble du Gouvernement, mais là encore sans proclamation, sans réunion sur la Corse, va mettre en oeuvre dans la durée, de façon résolue et sans s'arrêter à aucun moment."
La Corse, c'est une affaire ou une cause nationale avec un engagement personnel du Premier ministre ?
- "La gravité de ce qui s'est produit veut que le Premier ministre s'engage. Le Président de la République, par ailleurs, a témoigné au nom de l'Etat mais on sait que c'est le Gouvernement qui va devoir agir et que chacun des ministres, particulièrement dans les fonctions les plus importantes, va devoir aussi s'engager dans ce processus. Mais ne nous le ferons, naturellement, qu'avec nos concitoyens et nos concitoyennes de Corse. Et c'est en quoi les mouvements d'hier sont quelque chose de positif qui nous permet de penser que nous serons entendus quand nous agirons, parce que ça va déranger beaucoup d'intérêts, nous le savons, provoquer des résistances. Nous les surmonterons et nous parviendrons au bout, c'est-à-dire à faire que la Corse, tout en gardant son identité, sa culture, sa langue, ses modes spécifiques d'être, vive vraiment dans la République et comme tout autre citoyen et citoyenne dans la République."
Mais autrement dit, L. Jospin comme J. Chirac l'autre jour, vous dites comme les Corses : basta, assez ! Mais quand vous dites, il y a des résistances, de qui ?
- "Vous le savez bien, d'abord des intérêts qui vont être touchés, des intérêts affairistes, des intérêts parfois gangstéristes, d'un certain nombre de compromissions qui existent ou bien de mauvaises habitudes qui sont prises et c'est tout cela qui sera progressivement bougé et puis changé."
Avec les réseaux ou les complicités politiques, tout le monde y passera ?
- "Je ne veux pas m'exprimer comme ça. Vous le savez très bien, je ne fais pas de moulinets avec mes bras mais le Gouvernement agira dans le respect de la loi et avec la force de la loi."
On est donc entré dans une sorte de convalescence civique à travers ce que l'on a vu hier, à Ajaccio ?
- "N'allons pas trop vite : nous sommes encore sous le coup d'un acte odieux qui est plutôt un symptôme de maladie que de convalescence. Ne parlons pas déjà de convalescence, parlons d'agir."
Et on a noté que vous avez pensé aussi à tous les meurtres qui sont encore sans assassin et que l'on trouvera peut-être un jour.
Vous avez déclenché un tollé, avec votre autre promesse : limiter le cumul des mandats. Vous avez écrit vos propositions aux partis politiques que vous aviez consultés. Les cumulards de droite et de gauche sont en train de grogner aujourd'hui. Je ne sais pas si vous avez entendu Europe 1 : les reporters, les journalistes ont analysé vos trois projets de loi abondamment. A. Duhamel les a commentés, tout à l'heure, avec une expertise gourmande : il disait que vous aviez mis la barre très haut. Pourquoi ? Et est-ce que c'était urgent de faire ça maintenant, juste avant les élections régionales, sinon pour en tirer un parti éthique, un profit politique ?
- "Vous savez, on est toujours avant des élections. Si j'avais passé les élections régionales pour faire ces annonces, on se serait trouvé devant les élections sénatoriales. J'ai reçu les partis politiques à l'automne, j'aurais dû annoncer ces propositions, qui sont les miennes, et qui sont conformes à mes engagements, là encore devant le pays, début janvier. Il y a eu un certain nombre de mouvements que vous connaissez qui ont fait que je n'ai pas éprouvé le besoin de mélanger les genres. C'est maintenant que je l'ai fait et on sait très bien que ce débat ne sera engagé devant l'Assemblée nationale et le Sénat qu'après les élections régionales et cantonales. Mais il était temps, quand même, que je réponde aux chefs de parti que j'ai reçus pour qu'ils me donnent leur opinion, et il était temps que, dans ce domaine aussi, je montre que les engagements que j'ai pris devant le pays, je vais les tenir ou, en tout cas, m'efforcer de les tenir."
A gauche, le PC n'est pas tout à fait chaud, les radicaux grognent, certains vous reprochent, dans vos rangs, de ne pas être allé assez loin ; d'autres disent bravo. D'abord, est-ce que vous êtes assuré d'avoir une majorité ?
- "Nous verrons bien. Pour le moment, moi, je tiens mes engagements et je prends mes responsabilités. Chacun, ensuite, à l'Assemblée ou au Sénat, devra prendre les siennes. Je pense que les Français souhaitent que nous réduisions davantage le cumul des mandats qui reste une spécificité française et qui empêche un certain nombre d'élus de se consacrer à leur tâche essentielle en multipliant les responsabilités. Je fais des propositions d'avancées dans ce sens. Je les fais de façon volontariste parce que sinon rien ne bougerait et les réactions que l'on entend montrent qu'à l'évidence, ça ne pouvait pas venir du milieu même des élus ; il fallait qu'une force extérieure, en quelque sorte, propose."
Extérieure et intérieure, vous êtes dans le milieu et en même temps vous le secouez ?
- "Oui."
Mais tout ça n'est pas imprévisible, je veux dire les réactions ?
- "Non, elles ne sont pas imprévisibles, encore que l'on voit des réactions différentes. Vous parliez du PC : pour l'essentiel, le Parti communiste approuve la démarche qui est la mienne. Il a le souci des maires de villes d'un certain nombre d'habitants. Dans la majorité, naturellement l'écho est positif et dans l'opposition, j'ai retenu qu'un certain nombre de personnalités importantes, leaders de partis - je crois que M. Léotard par exemple -, approuvaient la démarche."
Il dit "sur le principe." Il dit : "dommage, c'est peut-être une manoeuvre, mais..."
- "Il ne faut pas forcément connoter chaque acte à l'idée que l'on s'en fait soi-même. Du reste, j'avais dit que je ferais des propositions pour diminuer le cumul des mandats. J'ai rencontré les responsables de partis, je les ai rencontrés à l'automne. Il était, me semble-t-il, temps que je fasse des propositions. N'en aurais-je pas fait que l'on m'aurait dit : alors, qu'est-ce qu'il fait ?"
Il oublie.
- "Il oublie. Donc je n'oublie pas."
Il y a les réactions, dans l'opposition, de F. Bayrou, ce matin, et de P. Séguin, qui disent : c'est une pantalonnade, une hypocrisie, parce que certains de vos ministres se sont faits remplacer par des comparses, ils continuent de gérer leur mairie. Ils ont gardé leur bureau dans les mairies ?
- "Je suis quand même le premier chef de Gouvernement, à ma connaissance, à demander à ses ministres, lorsqu'ils avaient une fonction importante de maire ou de président de conseil général, à renoncer à leur fonction. Ils l'ont fait, non pas parce que la loi nous y obligeait, puisqu'il faut non seulement la loi mais même réformer la Constitution pour mettre fin en droit à ce cumul, mais ils l'ont fait dans les faits, dans la réalité. Je trouve que, quand même, ça mériterait plutôt des compliments que des critiques. Et lorsqu'un maire nouveau s'installe dans le fauteuil du maire, je peux vous dire que, en tout cas chez nous,..."
Il ne laisse pas la place ?!
- ."..il n'est pas un comparse."
Est-ce que vous allez, pour rénover la démocratie, accompagner ces décisions, le moment venu, par exemple d'un statut de l'élu local, pour lui donner plus d'indépendance et de moyens de vivre, des pouvoirs plus forts pour le Parlement ?
- "Moi je tire un premier fil de la pelote, et je vois d'ailleurs que la pelote vibre dès qu'on touche à un premier fil. Alors, je ne voudrais pas que des visions plus ambitieuses, que je peux partager, ou un peu maximalistes, finalement rejoignent, si j'ose dire, les minimalistes. Et qu'on dise : tant qu'on n'aura pas fait un statut de l'élu - accessoirement, un statut de l'élu ça coûterait entre 10 et 15 milliards de francs -, je ne suis pas sûr que ce soit le choix premier, aujourd'hui, à faire en France. Même si, effectivement, un certain nombre d'élus ont du mal à accomplir leur mandat. Bien. S'il faut avoir fait un statut de l'élu - réformer les modes de scrutins, pousser plus loin la décentralisation - pour amorcer enfin la limitation nouvelle du cumul des mandats - puisque ça a déjà été limité, notamment par L. Fabius quand il était Premier ministre -, je pense que ça veut dire qu'on ne fera rien. Alors je commence, c'est un premier pas, ça doit être considéré comme un premier pas. Et apparemment, ça ébranle le sol."
Nous savez que le Sénat et son Président, R. Monory, sont tout à fait hostiles au non-cumul des mandats. Comment allez-vous contourner l'obstacle ? Et est-ce que votre texte, est un texte qu'il faut prendre tel quel ou vous chercherez, au bout du compte, un compromis ?
- "Mais, déjà j'ai tenu compte ; si je m'étais entendu moi-même, si je n'avais réagi qu'en fonction que de ce que je croyais nécessaire, j'aurais sans doute été plus loin. J'ai déjà, d'une certaine façon, modéré la démarche pour qu'elle reste réaliste."
Mais pour l'obstacle ?
- "Volontariste et réaliste. Je souhaite que ce texte passe. Mais moi, j'ai pris mes responsabilités ; le Gouvernement prendra les siennes lorsqu'il proposera un projet de loi en Conseil des ministres ; et puis le Parlement, l'Assemblée nationale et le Sénat auront à prendre leurs responsabilités. Moi, c'est face aux Français que les élus se situeront, c'est tout."
Et après, il y aura peut-être la proposition du Président de la République d'un référendum sur le non-cumul ? C'est peut-être autre chose ?
- "Il est clair que, au moins pour une disposition, c'est-à-dire l'interdiction, pour les ministres, d'être en même temps président d'un exécutif - maire, conseiller général ou conseiller régional -, il faut une loi constitutionnelle, c'est-à-dire une réforme de la Constitution. Sur ce point, l'avis du Président de la République sera nécessaire, son avis et son autorisation."
Vous allez écouter la réaction des journaux, aujourd'hui, à travers ce que va vous dire M. Grossiord, sur, à la fois, la Corse et vos trois projets - ou avant-projets de loi - sur le cumul des mandats, et nous continuerons ensemble. C. Meeus, du Figaro, a vu le reportage de France 2 sur Matignon, et selon M. Valls, "il est difficile de croire que les conseillers ne pensent pas à la prochaine présidentielle" écrit-il, d'autant qu'à la fin, M. Valls laisse échapper comme un aveu qu'il ne faut surtout pas que les Français s'en aperçoivent. C'est vrai, cela, M. Jospin ?
- "Qu'est-ce qui est vrai ?"
Qu'il ne faut pas que les Français s'en aperçoivent ?
- "Ce que je pense très tranquillement, et cela a été une règle de vie pour moi toujours, pas simplement dans la vie publique, c'est que ce qui est important, c'est de faire ce que l'on vous a justement demandé de faire ou ce que vous avez accepté de faire et que tout le reste n'a pas d'intérêt."
Est-ce que vous souvenez de ce que vous venez d'envoyer à la médaille d'or des Jeux Olympiques, C. Ruby, après sa victoire. Vous lui avez dit avec des félicitations : "vous avez su être au rendez-vous, au bon moment." C'est-à-dire que pour comprendre : en 1997, et pour la suite, il faut être prêt ni trop tôt, ni trop tard, quand il faut, et au bon moment, c'est cela ?
- "Vous avez vu aussi qu'il y a eu des épreuves de bosses à Nagano et qu'un certain nombre de nos espoirs ont chuté. Faites ce que vous avez à faire : moi, c'est d'être Premier ministre, j'essaye d'assumer cette responsabilité et ne spéculez sur rien."
M. Grossiord vient de rappeler à travers la presse et le reportage qu'on va voir ce soir à la télévision que vous travaillez beaucoup, le "PM" travaille beaucoup. Est-ce que vous avez un mot à ajouter sur les commentaires concernant les projets de loi sur le cumul des mandats, à partir de ce que vous avez entendu dans la presse ?
- "Non peu de choses. Je trouve un peu insultant de dire, d'hommes ou de femmes qui assument la responsabilité de maire, à partir du moment où des ministres sont pliés à une règle que j'ai proposée et qui était un progrès, que ce sont des hommes de paille. Ces commentaires, je les désapprouve profondément. Je pense qu'un homme ou une femme digne de ce nom, lorsqu'il est dans le fauteuil du maire ou le président du Conseil général, fait sont travail. Et par ailleurs, je pense que les ministres qui n'ont plus cette responsabilité de maire ou de président d'exécutif de collectivités locales sont davantage à leur travail. Et je le constate d'ailleurs, quand je regarde le passé et que je regarde le présent. Donc il s'agit d'un premier pas. Nous allons poursuivre."
Alors les élections régionales auront lieu dans un mois, après dix mois de gouvernement Jospin. Est-ce que, pour vous, ce sera le jugement des Français sur votre politique et votre style ?
- "Je n'en sais rien. Les Français vont voter aux élections cantonales, ils vont voter pour leur conseiller général. Et au moins dans les cantons, je dirais, ruraux ou bien isolés, ils savent qui est le conseiller général. Ils vont voter aux élections régionales."
C'est un test pour vous ?
- "Sans doute, en même temps. Mais il sera honnêtement très difficile de faire le départage de ce qui sera la motivation nationale et la motivation locale dans ce vote. Je pense simplement que nous progresserons dans ces élections régionales et cantonales. En tout cas, je le souhaite."
Qu'est-ce qui serait une victoire pour vous ?
- " Je n'en sais rien, vous savez que j'ai toujours refusé..."
C'est extraordinaire : qu'est-ce que vous êtes humble.
- "Non, vous qui me connaissez très bien, vous m'interrogez à ce micro - je suis toujours à la même place depuis des années - et à chaque fois que vous avez voulu tirer de moi un pronostic - qu'est-ce que serait le bon score ? Quel pourcentage ? - j'ai toujours refusé parce que ce n'est pas mon rôle que de faire cela. Simplement je pense que nous progresserons, que nous aurons un nombre de régions plus important et un nombre de conseillers généraux et régionaux également en progression sensible."
En moins d'un an vous allez avoir réalisé la quasi totalité de votre programme. J'ai envie de vous demander, parce que si on voit la liste de ce que vous avez fait depuis que vous êtes là, c'est énorme : et après, qu'est-ce que vous ferez, vous gérerez, vous vous ennuierez à Matignon ?
- "Je ne sais pas, c'est un peu comme si vous me disiez que j'ai lancé la locomotive et qu'il faut descendre du train. Non, on va rester dans le train. Un certain nombre de choses que nous avons amorcées, elles ont à être concrétisées. Les 35 heures : certes, le projet vient de passer à l'Assemblée nationale ; les emplois-jeunes sont en train de monter en puissance - nous sommes à plus de 40 000 aujourd'hui, mais notre objectif est d'être à 150 000 à la fin de l'année 1998. Nous avons réglé un certain nombre de problèmes touchant à notre politique économique. Nous venons de terminer le budget 1997 qui allait déraper et que nous avons corrigé en étant dans les normes."
A 3,1 %. Est-ce que je peux vous demander, au passage : pour 1998 et 1999, est-ce que votre objectif reste le même : 3 % ?
- "Pour 1998, naturellement, c'est l'objectif que, comme les autres pays européens, nous nous sommes fixé. Et il serait quand même curieux que la France, qui est au coeur de l'Europe, qui est déterminante pour son avenir, ne puisse se fixer et respecter des objectifs que tous les autres pays européens - sauf la Grèce - sont en train de respecter. "
Et après 1999, même chose : on reste dans la ligne d'une certaine rigueur économique ?
- Je ne crois pas que cela soit notre politique. Notre politique, au contraire, depuis que nous somme là, vise à rechercher la croissance la plus forte possible. Et au moins, que l'on nous fasse ce crédit d'avoir, en quelques mois, su ne pas casser la croissance, alors que tout aurait pu nous y pousser, notamment le déficit, la dérive des comptes publics que nous avons rencontrés. Nous avons été capables de pousser la croissance la plus forte possible ; nous avons été capables de transférer une partie du pouvoir d'achat par le transfert des cotisations d'assurance-maladie sur la CSG vers les salariés ; nous n'avons pas augmenté la pression fiscale, donc de la même façon, par les prélèvements, nous n'avons pas cassé la croissance, comme cela avait été fait par nos prédécesseurs. Et donc nous ne menons pas du tout une politique de rigueur ou une politique austère. Simplement, en tenant les déficits publics, d'une part, nous respectons nos objectifs européens - et c'est au coeur de la politique de la France depuis plusieurs années -, mais aussi, par là-même, nous évitons que les taux d'intérêts augmentent. Et quand les taux d'intérêt sont faibles, comme ils le sont aujourd'hui, eh bien cela aide la croissance. Donc notre politique est tournée vers la croissance en respectant un certain nombre d'équilibres qui sont nécessaires."
Par épisodes, des experts allemands veulent reporter l'euro - le Chancelier Kohl refuse. L'Allemagne sera sans doute à l'heure au rendez-vous, nous aussi. Est-ce que pour vous le rendez-vous précis de la France avec l'euro - vous et le Président de la République -, au moment prévu, est-ce pour vous, personnellement, une contrainte ou une conviction personnelle et de caractère historique ?
- "Mais c'est un choix qui a été fait par les Français lorsqu'ils ont voté sur un référendum. Maintenant, nous avons simplement à réunir les éléments de ce choix - c'est ce que nous faisons. Et je suis absolument convaincu que ce n'est pas contradictoire avec une politique de croissance. La preuve, c'est que la croissance repart ; elle repart en France, elle s'appuie davantage sur la consommation. J'espère que le relai de l'investissement va venir, et malgré la crise asiatique, je pense que nous serons aux 3 % en 1998, ce qui nous permettra d'équilibrer notre budget et, en même temps, de faire reculer le chômage. Le chômage s'est arrêté de progresser depuis quelques mois maintenant, et au-delà du très bon chiffre du mois dernier, c'est-à-dire du mois de décembre - les chiffres de décembre connus en janvier -, qui avait peut-être un caractère saisonnier, je pense que nous allons pouvoir amorcer progressivement la décrue du chômage. La confiance revient chez les acteurs économiques, donc nous sommes engagés dans le bon sens. Simplement, nous essayons de conduire notre politique économique en tenant compte de la réalité du pays. Nous n'avons plus d'inflation, nous avons un excédent commercial : c'était les deux maladies de la France, nous les avons vaincues historiquement. Nous avons une croissance plus forte, nous avons des entreprises qui font plus de bénéfices, mais nous avons, d'une part, un chômage massif et, d'autre part, des inégalités sociales qui ont cru. La politique que je mène, elle est de garder ce qui va bien, et elle est d'attaquer ce qui va encore mal dans le pays, pour y apporter remède."
Quel délai vous vous donnez pour savoir si le pari de l'emploi, avec les 35 heures, est gagné ?
- "Avec les 35 heures ?"
A partir de quel moment vous verrez que cela marche ou que cela ne marche pas, les 35 heures ? Fin de l'année 1998, ou 1999 ?
- "Attendez. La loi sur les 35 heures ne s'appliquera qu'au 1er janvier 2000. Donc, avant le 1er janvier 2000, il n'y a pas d'obligation pour les entreprises. Ce qui veut dire que la démarche que nous mettons en oeuvre, elle est volontariste, parce que s'il n'y a pas d'impulsion de l'Etat, rien ne se passera, et elle est en même temps réaliste - elle donne du temps aux entreprises, elle leur laisse un espace pour négocier. Alors, ce qui va se passer d'ici 2000, sans obligation, c'est que les entreprises qui veulent aller vers les 35 heures vont recevoir, pour cela, un certain nombre d'aides. Je pense que nous avancerons dans les deux années qui viennent, et puis cela s'accélérera à partir du 1er janvier 2000. Et pour les entreprises même de moins de 20 salariés, vous le savez, ce n'est qu'en 2002. On voit donc que tout cela est progressif."
Les autres pays nous regardent ahuris. Ils ne voient pas ce que veut dire cette exception française. Est-ce que nous pouvons être les seuls à réussir avec une loi sur les 35 heures ? Les seuls : j'ai envie de dire presque dans le monde ?
- "Mais je ne crois pas du tout que cela soit une exception française. Et je ne voudrais pas que vous croyiez que cette démarche de réduction de temps de travail est une lubie socialiste, en France. Cela épouse une tendance historique des pays développés ; la productivité accrue du travail chaque année, de toute façon, rend le nombre des gens nécessaires à produire les même bien moins important."
Je ne vais pas vous rappeler ce que dit R. Barre, et qu'on lit dans des tas de documents.
- "M. Barre ne me paraît pas être typiquement un étranger."
Les étrangers et les Français, parce qu'à l'étranger cela ne se fait pas, merci de jouer de l'ironie aussi. Là où la réduction du temps de travail a été importante entre 1972 et 1992, c'est là où le chômage a le plus augmenté et est le plus important.
- "N'établissons pas des relations de cause à effet uniques, parce qu'il y a bien d'autres facteurs qui peuvent expliquer la situation de l'emploi. Si vous parlez de l'Allemagne, par exemple, quand vous avez à intégrer les Länder de l'Est, c'est-à-dire une économie dévastée, cela a nécessairement des conséquences sur le résultat global de l'économie allemande. Les Pays-Bas sont un pays qui est efficace, dont les taux de croissance sont bons, où le chômage est plutôt plus bas qu'ailleurs - on peut toujours discuter de la comptabilité des statistiques - et c'est un pays où l'arme de la réduction du temps de travail, notamment du temps partiel, a été beaucoup plus utilisée qu'ailleurs. Je constate que des entreprises diminuent le temps de travail, sans loi, sans que nous n'ayons rien demandé. Cela prouve que c'est possible."
Eh bien il ne fallait pas la faire ? Le débat a eu lieu à l'Assemblée.
- "Oui, le débat a eu lieu à l'Assemblée. Je veux dire simplement que la croissance seule, même si nous recherchons la croissance plus forte, ne suffit pas à créer des emplois en nombre suffisant. Nous ne pouvons pas rester avec 3 millions de chômeurs. Les Français demandent à chaque gouvernement d'être efficace dans la lutte contre le chômage. La croissance ne suffit pas. Nous l'utilisons à plein, donc nous utilisons aussi la réduction du temps de travail, les emplois-jeunes, pour augmenter nos contenus en emplois de la croissance. Voilà notre politique. Elle est, me semble-t-il, raisonnable."
Même s'il y a un certain doute qui persiste à propos de l'efficacité économique et sociale de la loi, vous, vous avez confiance et vous pensez qu'elle donnera des résultats le moment venu ?
- "Absolument. A condition, naturellement, que ceci s'accroche à une politique de croissance. Dans la croissance faible, on ne peut pas créer d'emplois, même par la diminution du temps de travail."
Hier, E.-A. Seillière disait ici, aux chefs d'entreprise : ne vous résignez pas, résistez ! Est-ce que votre mot d'ordre à vous, c'est : négociez, négociez partout !
- "J'ai entendu E.-A. Seillière, hier, et cela m'a confirmé dans une opinion que j'avais, à savoir que le CNPF ne nous a proposé à aucun moment une alternative. J'ai entendu, me semble-t-il, E.-A. Seillière dire : vous verrez au mois de juin 1998, nous allons vous faire nos propositions. Nous avons gagné les élections le 1er juin 1997, il y a un an. Nous avons dit que nous adopterions une démarche de réduction du temps de travail au milieu d'autres outils pour réduire le chômage. Et c'est simplement un an après que le patronat va être en mesure de nous dire : voilà, il aurait fallu faire comme cela ! Cela démontre bien qu'il fallait agir ! Comme je ne vois pas non plus d'alternative dans l'opposition, je dis que la démarche que nous conduisons est une démarche volontariste, réaliste mais en même temps souple dans la méthode."
Est-ce qu'il ne faut pas arriver à un armistice avec le CNPF ? D'abord, si vous le voulez ? Et en même temps, j'ai envie de dire, qui fera le premier geste ? Parce que vous ne pouvez pas gagner si vous avez contre vous la résistance de l'institution patronale et des chefs d'entreprise. Est-ce qu'il y a un geste à faire et est-ce que vous le voulez ?
- "Je n'ai pas de conflit avec le CNPF, vous ne m'avez jamais entendu vouloir déstabiliser quiconque !"
Vous ne voulez pas faire tomber Seillière ?
- "Ce serait bien vite fait, il arrive juste quand même ! Je n'ai pas de problème de ce côté-là. Quand je vais dans les entreprises, quand nous discutons avec les entreprises, quand Mme Aubry discute avec les chefs d'entreprise, nous avons une attitude qui n'est pas forcément d'enthousiasme mais ce sont des gens réalistes. Il savent que ce sera la loi, ils ont intérêt à anticiper, ils regardent comment ils peuvent le faire, il savent que certains de leurs collègues l'ont fait sans désastre, à condition de négocier, à condition de trouver des formes de souplesse dans les arrangements avec les syndicats et donc, je pense que l'attitude des chefs d'entreprise sera différente de celle qui est aujourd'hui officiellement l'attitude du CNPF."
Mais vous ne cherchez pas à contourner le CNPF par les chefs d'entreprise ? Ce que l'on ne comprend pas, c'est que des gens en l'an 2000 qui sont favorables au dialogue social n'arrivent pas à se voir, que vous n'ayez pas vu M. Seillière depuis qu'il est là ou qu'il n'ait pas demandé à vous voir. Vous êtes prêt à le voir ?
- "Mais il me semble que M. Seillière est arrivé à la tête du patronat français en décembre. Dès qu'il souhaitera me voir, je serai à sa disposition. Il me semble que les choses doivent se faire ainsi."
Donc, c'est à lui de téléphoner ?
- "Faites-vous votre idée sur ces choses."
Je parle un peu de l'état de la majorité. Jusqu'où accepteriez-vous que vos partenaires expriment leur autonomie ? Est-ce que vous leur dites "halte là !" à partir d'un certain moment. Est-ce qu'il y a un seuil ou une ligne jaune à ne pas franchir ?
- "Dans une majorité, s'il n'y a pas de liberté et de délibération, s'il n'y a pas échange, il n'y a pas, à mon avis de véritable confiance, de véritable unité. D'un autre côté, dans une majorité, s'il n'y a pas de solidarité une fois la délibération et l'échange d'idées noués ou obtenus, il n'y a pas d'efficacité. Je crois que nous avons vu très clairement, au cours des dernières semaines, comment les choses fonctionnaient. Lorsqu'il y a eu ces mouvements de chômeurs, certaines formations dans cette majorité - pas son corps central, essentiellement socialistes, radicaux ou au Mouvement des citoyens qui sont restés homogènes et solides et qui ont eu un regard lucide sur ce qui s'est passé - se sont un petit peu égayées. Je crois que cela n'a servi personne et cela ne les a pas servi non plus. Alors que je constate qu'au cours des semaines qui viennent de s'écouler, pour montrer quand même que le Gouvernement agit, nous avons successivement arrêté nos choix énergétiques et nos choix nucléaires, nous avons pris nos décisions sur le rail et en particulier sur les TGV-Est et les TGV-Rhin-Rhône ; nous avons engagé la réforme de la politique de coopération de la France avec les pays en voie de développement dont tout le monde parlait depuis trente ans, qui n'avait jamais été amorcée ; nous avons signé, avec E. Zuccarelli, un accord sur la fonction publique ; nous avons fait voter - M. Aubry s'y est consacrée passionnément et sérieusement - le texte sur les 35 heures à l'Assemblée nationale ; nous avons engagé nos réflexions sur le cumul des mandats ; nous avons réglé le problème minier en Nouvelle-Calédonie qui est un préalable à la solution politique."
Mais quand on entend cela, on se dit : mais qu'est-ce qu'il agit L. Jospin ! C'est terrible cette accumulation de décisions et d'actes !
- "Il faut peut-être se dire qu'un Gouvernement, après tout, ce qu'on dit de lui, est peut-être éventuellement, à certain moment, fait pour agir. Alors c'est ce que nous nous efforçons de faire."
Et vous aimez cela ?
- "Je suis plus un homme d'action, aujourd'hui, qu'un homme de spéculation."
Ce qui frappe, c'est que beaucoup de gens sont écrasés par l'épreuve constante qui est de gouverner à Matignon, et vous donnez l'impression d'avoir du plaisir à gouverner ?
- "Je m'efforce d'en tirer le maximum de plaisir. Je ne dis pas que chaque moment est heureux ! Tel drame, telle difficulté, tout d'un coup vous rappelle la dureté du réel. En tout cas, je fais cette mission avec plaisir et en tout cas avec une volonté, une détermination absolue. Je reviens à mon propos, quand sur les 35 heures nous faisons voter ce texte à l'unanimité, quand le Gouvernement dégage des synthèses sur des questions comme le nucléaire ou l'énergie, la diversification énergétique qui n'était pas facile à faire ou sur les TGV, eh bien la majorité montre que quand elle est unie, elle donne confiance à l'opinion, elle-même, elle règle les problèmes du pays et elle améliore sa situation."
C'est un conseil pour qu'elle continue à rester comme cela unie ?
- "C'est une réponse à votre question."
Vous avez le sentiment que la gauche est en train de réussir ?
- "Mais c'est les Français qui comme toujours porteront le jugement."
D'accord mais vous ?
- "Nous sommes au début ! Nous sommes là seulement depuis huit mois. Simplement, si nous provoquons l'intérêt, si nous sommes suivis, s'il y a un minimum de confiance et en tout cas de conscience de ce que nous essayons de faire sérieusement, méthodiquement, mais en même temps en étant à l'écoute des gens, pas avec des idées préconçues, c'est un début satisfaisant. Réussir ? Il est beaucoup trop tôt pour en parler."
Quand vous dites : "Je sais qu'on est de passage", ce n'est pas par coquetterie, pour conjurer le sort ?
- "C'est une vérité démocratique. Mais pour le reste, vous êtes toujours en train de considérer au fond, les observateurs, quand un Gouvernement ou un Premier ministre s'use. J'aurais envie de dire, comme M. Wonder, qu'il faut peut-être d'abord avoir à l'esprit qu'il doit servir. Moi, cela ne me gêne pas de m'user à condition que je serve et notamment que je serve mon pays." Vous avez l'impression et l'envie de servir longtemps avant de vous user, c'est cela ?
- "Nous verrons bien."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)
- "C'est d'abord par respect de mes concitoyens. Si nous nous sommes adressés à eux, si nous leur avons fait des propositions, il paraît logique de les tenir. Par ailleurs, dire qu'elles sont coûteuses ou dangereuses, c'est le fond du débat et vous ne vous étonnerez pas que je ne partage pas cette appréciation de départ."
Nous avons le temps pour cela. Merci d'être là. Les Corses ont enfin montré, à Ajaccio et à Bastia - les femmes en tête, cela ne doit pas vous surprendre -, les premiers signes d'un certain sursaut. Est-ce pour vous un début de réponse à ce que vous et le Président de la République, J. Chirac, vous réclamiez après l'assassinat du préfet Erignac ?
- "Je ne fais pas une hiérarchie des morts. La Corse a été ensanglantée à travers ces dernières années et beaucoup de familles, notamment en Corse en sont encore meurtries. Néanmoins, l'acte qui a consisté à assassiner de la façon la plus lâche le préfet de la région, le préfet de Corse du Sud, le représentant de l'Etat, a évidemment frappé, par son extrême gravité, et a servi de révélateur. Cela nous a confirmé que la Corse s'abîme et que ce qui se passe en Corse nous menace tous. Il fallait donc réagir et les deux éléments importants de ce qui vient de se produire à la suite de ces assassinats, c'est l'unité profonde de l'Etat, du Président et du Gouvernement notamment, et c'est l'unisson dans lequel on peut penser que se trouvent les Corses, notamment après ces deux grandes manifestations de Bastia et d'Ajaccio, hier."
Est-ce que vous avez entendu, par exemple, dans leurs manifestations, qui nous ont tous frappés par leur ampleur et qui se sont faites dans le silence, parce que ce qu'ils demandaient que leur avenir se fasse dans la France et pas hors d'elle, premier point et deuxièmement, une République résolue aux mains purs. Est-ce qu'elle le sera dans les actes ?
- "Vous avez vu que je me suis gardé de proclamation et il y en a eu trop. Je n'ai pas fait la critique de ce qui s'est accompli dans le passé. Cela ne sert à rien et je crois que, de toute façon, il fallait faire évoluer les choses, il était normal que le statut de la Corse évolue : il l'a fait avec Defferre, il l'a fait avec Joxe. Certains ont pu croire qu'il était possible de négocier, à une autre époque, sur des évolutions. Mais nous sommes maintenant tous conscients que nous avons été jusqu'au bout de cette voie et qu'elle ne peut rien donner de plus."
C'est-à-dire que l'on ne négociera plus avec les terroristes encagoulés et armés ?
- "Il n'y a rien à négocier, même s'il y a des choses à faire en Corse, même s'il y a encore des choses à faire évoluer. Et donc, la démarche qui est celle du Gouvernement, je la crois comprise et appuyée par le Président de la République - et j'ai dit au Président de la République que j'aurai besoin de lui, notamment lorsqu'on pense à ce qu'est la composition politique en Corse. Nous aurons besoin de l'unité absolue de l'Etat sur une démarche qui consiste à établir l'Etat de droit, à le faire respecter par tous, partout et jusqu'au bout selon les mots que j'ai employés à l'Assemblée nationale."
Qu'est-ce que cela veut dire : l'Etat de droit ? Surtout que vous dites : "il nous faut la durée." Qu'est-ce que cela veut dire dans l'action, dans le concret ? Est-ce qu'il y aura des moyens supplémentaires ? Est-ce que, par exemple, mission va être donnée de lutter à tous les niveaux et partout contre les racketteurs, les détrousseurs de fonds publics, les fraudeurs fiscaux, tout ?
- "D'abord, vous savez que la justice et les forces de police sous son autorité sont en train de conduire une série d'enquêtes de façon à ce que les auteurs ou les commanditaires de cet assassinat soient retrouvés, démasqués, traduits devant la justice et punis."
On a une piste ?
- "Cette dimension se poursuivra. Lorsque le ministre de l'Intérieur ou moi-même aurons des choses à dire, nous les dirons. Pour le moment, que ce travail se poursuive et qu'il se poursuive aussi discrètement que possible pour qu'il soit efficace. Par ailleurs, j'ai demandé à chacun de mes ministres - plus particulièrement à ceux, Economie et Finances, Agriculture, Intérieur, Justice, Armée à cause de la gendarmerie, mais aussi dans d'autres domaines comme l'Equipement et le Transport quand on pense par exemple, au permis de construire ou à l'urbanisme ou aux problèmes d'aménagement - de travailler sur le bilan de la situation actuelle : ce qui fait et ce qui ne se fait pas, en quoi les règles ne sont pas respectées... Et ensuite de proposer des mises en oeuvre systématiques, que l'ensemble du Gouvernement, mais là encore sans proclamation, sans réunion sur la Corse, va mettre en oeuvre dans la durée, de façon résolue et sans s'arrêter à aucun moment."
La Corse, c'est une affaire ou une cause nationale avec un engagement personnel du Premier ministre ?
- "La gravité de ce qui s'est produit veut que le Premier ministre s'engage. Le Président de la République, par ailleurs, a témoigné au nom de l'Etat mais on sait que c'est le Gouvernement qui va devoir agir et que chacun des ministres, particulièrement dans les fonctions les plus importantes, va devoir aussi s'engager dans ce processus. Mais ne nous le ferons, naturellement, qu'avec nos concitoyens et nos concitoyennes de Corse. Et c'est en quoi les mouvements d'hier sont quelque chose de positif qui nous permet de penser que nous serons entendus quand nous agirons, parce que ça va déranger beaucoup d'intérêts, nous le savons, provoquer des résistances. Nous les surmonterons et nous parviendrons au bout, c'est-à-dire à faire que la Corse, tout en gardant son identité, sa culture, sa langue, ses modes spécifiques d'être, vive vraiment dans la République et comme tout autre citoyen et citoyenne dans la République."
Mais autrement dit, L. Jospin comme J. Chirac l'autre jour, vous dites comme les Corses : basta, assez ! Mais quand vous dites, il y a des résistances, de qui ?
- "Vous le savez bien, d'abord des intérêts qui vont être touchés, des intérêts affairistes, des intérêts parfois gangstéristes, d'un certain nombre de compromissions qui existent ou bien de mauvaises habitudes qui sont prises et c'est tout cela qui sera progressivement bougé et puis changé."
Avec les réseaux ou les complicités politiques, tout le monde y passera ?
- "Je ne veux pas m'exprimer comme ça. Vous le savez très bien, je ne fais pas de moulinets avec mes bras mais le Gouvernement agira dans le respect de la loi et avec la force de la loi."
On est donc entré dans une sorte de convalescence civique à travers ce que l'on a vu hier, à Ajaccio ?
- "N'allons pas trop vite : nous sommes encore sous le coup d'un acte odieux qui est plutôt un symptôme de maladie que de convalescence. Ne parlons pas déjà de convalescence, parlons d'agir."
Et on a noté que vous avez pensé aussi à tous les meurtres qui sont encore sans assassin et que l'on trouvera peut-être un jour.
Vous avez déclenché un tollé, avec votre autre promesse : limiter le cumul des mandats. Vous avez écrit vos propositions aux partis politiques que vous aviez consultés. Les cumulards de droite et de gauche sont en train de grogner aujourd'hui. Je ne sais pas si vous avez entendu Europe 1 : les reporters, les journalistes ont analysé vos trois projets de loi abondamment. A. Duhamel les a commentés, tout à l'heure, avec une expertise gourmande : il disait que vous aviez mis la barre très haut. Pourquoi ? Et est-ce que c'était urgent de faire ça maintenant, juste avant les élections régionales, sinon pour en tirer un parti éthique, un profit politique ?
- "Vous savez, on est toujours avant des élections. Si j'avais passé les élections régionales pour faire ces annonces, on se serait trouvé devant les élections sénatoriales. J'ai reçu les partis politiques à l'automne, j'aurais dû annoncer ces propositions, qui sont les miennes, et qui sont conformes à mes engagements, là encore devant le pays, début janvier. Il y a eu un certain nombre de mouvements que vous connaissez qui ont fait que je n'ai pas éprouvé le besoin de mélanger les genres. C'est maintenant que je l'ai fait et on sait très bien que ce débat ne sera engagé devant l'Assemblée nationale et le Sénat qu'après les élections régionales et cantonales. Mais il était temps, quand même, que je réponde aux chefs de parti que j'ai reçus pour qu'ils me donnent leur opinion, et il était temps que, dans ce domaine aussi, je montre que les engagements que j'ai pris devant le pays, je vais les tenir ou, en tout cas, m'efforcer de les tenir."
A gauche, le PC n'est pas tout à fait chaud, les radicaux grognent, certains vous reprochent, dans vos rangs, de ne pas être allé assez loin ; d'autres disent bravo. D'abord, est-ce que vous êtes assuré d'avoir une majorité ?
- "Nous verrons bien. Pour le moment, moi, je tiens mes engagements et je prends mes responsabilités. Chacun, ensuite, à l'Assemblée ou au Sénat, devra prendre les siennes. Je pense que les Français souhaitent que nous réduisions davantage le cumul des mandats qui reste une spécificité française et qui empêche un certain nombre d'élus de se consacrer à leur tâche essentielle en multipliant les responsabilités. Je fais des propositions d'avancées dans ce sens. Je les fais de façon volontariste parce que sinon rien ne bougerait et les réactions que l'on entend montrent qu'à l'évidence, ça ne pouvait pas venir du milieu même des élus ; il fallait qu'une force extérieure, en quelque sorte, propose."
Extérieure et intérieure, vous êtes dans le milieu et en même temps vous le secouez ?
- "Oui."
Mais tout ça n'est pas imprévisible, je veux dire les réactions ?
- "Non, elles ne sont pas imprévisibles, encore que l'on voit des réactions différentes. Vous parliez du PC : pour l'essentiel, le Parti communiste approuve la démarche qui est la mienne. Il a le souci des maires de villes d'un certain nombre d'habitants. Dans la majorité, naturellement l'écho est positif et dans l'opposition, j'ai retenu qu'un certain nombre de personnalités importantes, leaders de partis - je crois que M. Léotard par exemple -, approuvaient la démarche."
Il dit "sur le principe." Il dit : "dommage, c'est peut-être une manoeuvre, mais..."
- "Il ne faut pas forcément connoter chaque acte à l'idée que l'on s'en fait soi-même. Du reste, j'avais dit que je ferais des propositions pour diminuer le cumul des mandats. J'ai rencontré les responsables de partis, je les ai rencontrés à l'automne. Il était, me semble-t-il, temps que je fasse des propositions. N'en aurais-je pas fait que l'on m'aurait dit : alors, qu'est-ce qu'il fait ?"
Il oublie.
- "Il oublie. Donc je n'oublie pas."
Il y a les réactions, dans l'opposition, de F. Bayrou, ce matin, et de P. Séguin, qui disent : c'est une pantalonnade, une hypocrisie, parce que certains de vos ministres se sont faits remplacer par des comparses, ils continuent de gérer leur mairie. Ils ont gardé leur bureau dans les mairies ?
- "Je suis quand même le premier chef de Gouvernement, à ma connaissance, à demander à ses ministres, lorsqu'ils avaient une fonction importante de maire ou de président de conseil général, à renoncer à leur fonction. Ils l'ont fait, non pas parce que la loi nous y obligeait, puisqu'il faut non seulement la loi mais même réformer la Constitution pour mettre fin en droit à ce cumul, mais ils l'ont fait dans les faits, dans la réalité. Je trouve que, quand même, ça mériterait plutôt des compliments que des critiques. Et lorsqu'un maire nouveau s'installe dans le fauteuil du maire, je peux vous dire que, en tout cas chez nous,..."
Il ne laisse pas la place ?!
- ."..il n'est pas un comparse."
Est-ce que vous allez, pour rénover la démocratie, accompagner ces décisions, le moment venu, par exemple d'un statut de l'élu local, pour lui donner plus d'indépendance et de moyens de vivre, des pouvoirs plus forts pour le Parlement ?
- "Moi je tire un premier fil de la pelote, et je vois d'ailleurs que la pelote vibre dès qu'on touche à un premier fil. Alors, je ne voudrais pas que des visions plus ambitieuses, que je peux partager, ou un peu maximalistes, finalement rejoignent, si j'ose dire, les minimalistes. Et qu'on dise : tant qu'on n'aura pas fait un statut de l'élu - accessoirement, un statut de l'élu ça coûterait entre 10 et 15 milliards de francs -, je ne suis pas sûr que ce soit le choix premier, aujourd'hui, à faire en France. Même si, effectivement, un certain nombre d'élus ont du mal à accomplir leur mandat. Bien. S'il faut avoir fait un statut de l'élu - réformer les modes de scrutins, pousser plus loin la décentralisation - pour amorcer enfin la limitation nouvelle du cumul des mandats - puisque ça a déjà été limité, notamment par L. Fabius quand il était Premier ministre -, je pense que ça veut dire qu'on ne fera rien. Alors je commence, c'est un premier pas, ça doit être considéré comme un premier pas. Et apparemment, ça ébranle le sol."
Nous savez que le Sénat et son Président, R. Monory, sont tout à fait hostiles au non-cumul des mandats. Comment allez-vous contourner l'obstacle ? Et est-ce que votre texte, est un texte qu'il faut prendre tel quel ou vous chercherez, au bout du compte, un compromis ?
- "Mais, déjà j'ai tenu compte ; si je m'étais entendu moi-même, si je n'avais réagi qu'en fonction que de ce que je croyais nécessaire, j'aurais sans doute été plus loin. J'ai déjà, d'une certaine façon, modéré la démarche pour qu'elle reste réaliste."
Mais pour l'obstacle ?
- "Volontariste et réaliste. Je souhaite que ce texte passe. Mais moi, j'ai pris mes responsabilités ; le Gouvernement prendra les siennes lorsqu'il proposera un projet de loi en Conseil des ministres ; et puis le Parlement, l'Assemblée nationale et le Sénat auront à prendre leurs responsabilités. Moi, c'est face aux Français que les élus se situeront, c'est tout."
Et après, il y aura peut-être la proposition du Président de la République d'un référendum sur le non-cumul ? C'est peut-être autre chose ?
- "Il est clair que, au moins pour une disposition, c'est-à-dire l'interdiction, pour les ministres, d'être en même temps président d'un exécutif - maire, conseiller général ou conseiller régional -, il faut une loi constitutionnelle, c'est-à-dire une réforme de la Constitution. Sur ce point, l'avis du Président de la République sera nécessaire, son avis et son autorisation."
Vous allez écouter la réaction des journaux, aujourd'hui, à travers ce que va vous dire M. Grossiord, sur, à la fois, la Corse et vos trois projets - ou avant-projets de loi - sur le cumul des mandats, et nous continuerons ensemble. C. Meeus, du Figaro, a vu le reportage de France 2 sur Matignon, et selon M. Valls, "il est difficile de croire que les conseillers ne pensent pas à la prochaine présidentielle" écrit-il, d'autant qu'à la fin, M. Valls laisse échapper comme un aveu qu'il ne faut surtout pas que les Français s'en aperçoivent. C'est vrai, cela, M. Jospin ?
- "Qu'est-ce qui est vrai ?"
Qu'il ne faut pas que les Français s'en aperçoivent ?
- "Ce que je pense très tranquillement, et cela a été une règle de vie pour moi toujours, pas simplement dans la vie publique, c'est que ce qui est important, c'est de faire ce que l'on vous a justement demandé de faire ou ce que vous avez accepté de faire et que tout le reste n'a pas d'intérêt."
Est-ce que vous souvenez de ce que vous venez d'envoyer à la médaille d'or des Jeux Olympiques, C. Ruby, après sa victoire. Vous lui avez dit avec des félicitations : "vous avez su être au rendez-vous, au bon moment." C'est-à-dire que pour comprendre : en 1997, et pour la suite, il faut être prêt ni trop tôt, ni trop tard, quand il faut, et au bon moment, c'est cela ?
- "Vous avez vu aussi qu'il y a eu des épreuves de bosses à Nagano et qu'un certain nombre de nos espoirs ont chuté. Faites ce que vous avez à faire : moi, c'est d'être Premier ministre, j'essaye d'assumer cette responsabilité et ne spéculez sur rien."
M. Grossiord vient de rappeler à travers la presse et le reportage qu'on va voir ce soir à la télévision que vous travaillez beaucoup, le "PM" travaille beaucoup. Est-ce que vous avez un mot à ajouter sur les commentaires concernant les projets de loi sur le cumul des mandats, à partir de ce que vous avez entendu dans la presse ?
- "Non peu de choses. Je trouve un peu insultant de dire, d'hommes ou de femmes qui assument la responsabilité de maire, à partir du moment où des ministres sont pliés à une règle que j'ai proposée et qui était un progrès, que ce sont des hommes de paille. Ces commentaires, je les désapprouve profondément. Je pense qu'un homme ou une femme digne de ce nom, lorsqu'il est dans le fauteuil du maire ou le président du Conseil général, fait sont travail. Et par ailleurs, je pense que les ministres qui n'ont plus cette responsabilité de maire ou de président d'exécutif de collectivités locales sont davantage à leur travail. Et je le constate d'ailleurs, quand je regarde le passé et que je regarde le présent. Donc il s'agit d'un premier pas. Nous allons poursuivre."
Alors les élections régionales auront lieu dans un mois, après dix mois de gouvernement Jospin. Est-ce que, pour vous, ce sera le jugement des Français sur votre politique et votre style ?
- "Je n'en sais rien. Les Français vont voter aux élections cantonales, ils vont voter pour leur conseiller général. Et au moins dans les cantons, je dirais, ruraux ou bien isolés, ils savent qui est le conseiller général. Ils vont voter aux élections régionales."
C'est un test pour vous ?
- "Sans doute, en même temps. Mais il sera honnêtement très difficile de faire le départage de ce qui sera la motivation nationale et la motivation locale dans ce vote. Je pense simplement que nous progresserons dans ces élections régionales et cantonales. En tout cas, je le souhaite."
Qu'est-ce qui serait une victoire pour vous ?
- " Je n'en sais rien, vous savez que j'ai toujours refusé..."
C'est extraordinaire : qu'est-ce que vous êtes humble.
- "Non, vous qui me connaissez très bien, vous m'interrogez à ce micro - je suis toujours à la même place depuis des années - et à chaque fois que vous avez voulu tirer de moi un pronostic - qu'est-ce que serait le bon score ? Quel pourcentage ? - j'ai toujours refusé parce que ce n'est pas mon rôle que de faire cela. Simplement je pense que nous progresserons, que nous aurons un nombre de régions plus important et un nombre de conseillers généraux et régionaux également en progression sensible."
En moins d'un an vous allez avoir réalisé la quasi totalité de votre programme. J'ai envie de vous demander, parce que si on voit la liste de ce que vous avez fait depuis que vous êtes là, c'est énorme : et après, qu'est-ce que vous ferez, vous gérerez, vous vous ennuierez à Matignon ?
- "Je ne sais pas, c'est un peu comme si vous me disiez que j'ai lancé la locomotive et qu'il faut descendre du train. Non, on va rester dans le train. Un certain nombre de choses que nous avons amorcées, elles ont à être concrétisées. Les 35 heures : certes, le projet vient de passer à l'Assemblée nationale ; les emplois-jeunes sont en train de monter en puissance - nous sommes à plus de 40 000 aujourd'hui, mais notre objectif est d'être à 150 000 à la fin de l'année 1998. Nous avons réglé un certain nombre de problèmes touchant à notre politique économique. Nous venons de terminer le budget 1997 qui allait déraper et que nous avons corrigé en étant dans les normes."
A 3,1 %. Est-ce que je peux vous demander, au passage : pour 1998 et 1999, est-ce que votre objectif reste le même : 3 % ?
- "Pour 1998, naturellement, c'est l'objectif que, comme les autres pays européens, nous nous sommes fixé. Et il serait quand même curieux que la France, qui est au coeur de l'Europe, qui est déterminante pour son avenir, ne puisse se fixer et respecter des objectifs que tous les autres pays européens - sauf la Grèce - sont en train de respecter. "
Et après 1999, même chose : on reste dans la ligne d'une certaine rigueur économique ?
- Je ne crois pas que cela soit notre politique. Notre politique, au contraire, depuis que nous somme là, vise à rechercher la croissance la plus forte possible. Et au moins, que l'on nous fasse ce crédit d'avoir, en quelques mois, su ne pas casser la croissance, alors que tout aurait pu nous y pousser, notamment le déficit, la dérive des comptes publics que nous avons rencontrés. Nous avons été capables de pousser la croissance la plus forte possible ; nous avons été capables de transférer une partie du pouvoir d'achat par le transfert des cotisations d'assurance-maladie sur la CSG vers les salariés ; nous n'avons pas augmenté la pression fiscale, donc de la même façon, par les prélèvements, nous n'avons pas cassé la croissance, comme cela avait été fait par nos prédécesseurs. Et donc nous ne menons pas du tout une politique de rigueur ou une politique austère. Simplement, en tenant les déficits publics, d'une part, nous respectons nos objectifs européens - et c'est au coeur de la politique de la France depuis plusieurs années -, mais aussi, par là-même, nous évitons que les taux d'intérêts augmentent. Et quand les taux d'intérêt sont faibles, comme ils le sont aujourd'hui, eh bien cela aide la croissance. Donc notre politique est tournée vers la croissance en respectant un certain nombre d'équilibres qui sont nécessaires."
Par épisodes, des experts allemands veulent reporter l'euro - le Chancelier Kohl refuse. L'Allemagne sera sans doute à l'heure au rendez-vous, nous aussi. Est-ce que pour vous le rendez-vous précis de la France avec l'euro - vous et le Président de la République -, au moment prévu, est-ce pour vous, personnellement, une contrainte ou une conviction personnelle et de caractère historique ?
- "Mais c'est un choix qui a été fait par les Français lorsqu'ils ont voté sur un référendum. Maintenant, nous avons simplement à réunir les éléments de ce choix - c'est ce que nous faisons. Et je suis absolument convaincu que ce n'est pas contradictoire avec une politique de croissance. La preuve, c'est que la croissance repart ; elle repart en France, elle s'appuie davantage sur la consommation. J'espère que le relai de l'investissement va venir, et malgré la crise asiatique, je pense que nous serons aux 3 % en 1998, ce qui nous permettra d'équilibrer notre budget et, en même temps, de faire reculer le chômage. Le chômage s'est arrêté de progresser depuis quelques mois maintenant, et au-delà du très bon chiffre du mois dernier, c'est-à-dire du mois de décembre - les chiffres de décembre connus en janvier -, qui avait peut-être un caractère saisonnier, je pense que nous allons pouvoir amorcer progressivement la décrue du chômage. La confiance revient chez les acteurs économiques, donc nous sommes engagés dans le bon sens. Simplement, nous essayons de conduire notre politique économique en tenant compte de la réalité du pays. Nous n'avons plus d'inflation, nous avons un excédent commercial : c'était les deux maladies de la France, nous les avons vaincues historiquement. Nous avons une croissance plus forte, nous avons des entreprises qui font plus de bénéfices, mais nous avons, d'une part, un chômage massif et, d'autre part, des inégalités sociales qui ont cru. La politique que je mène, elle est de garder ce qui va bien, et elle est d'attaquer ce qui va encore mal dans le pays, pour y apporter remède."
Quel délai vous vous donnez pour savoir si le pari de l'emploi, avec les 35 heures, est gagné ?
- "Avec les 35 heures ?"
A partir de quel moment vous verrez que cela marche ou que cela ne marche pas, les 35 heures ? Fin de l'année 1998, ou 1999 ?
- "Attendez. La loi sur les 35 heures ne s'appliquera qu'au 1er janvier 2000. Donc, avant le 1er janvier 2000, il n'y a pas d'obligation pour les entreprises. Ce qui veut dire que la démarche que nous mettons en oeuvre, elle est volontariste, parce que s'il n'y a pas d'impulsion de l'Etat, rien ne se passera, et elle est en même temps réaliste - elle donne du temps aux entreprises, elle leur laisse un espace pour négocier. Alors, ce qui va se passer d'ici 2000, sans obligation, c'est que les entreprises qui veulent aller vers les 35 heures vont recevoir, pour cela, un certain nombre d'aides. Je pense que nous avancerons dans les deux années qui viennent, et puis cela s'accélérera à partir du 1er janvier 2000. Et pour les entreprises même de moins de 20 salariés, vous le savez, ce n'est qu'en 2002. On voit donc que tout cela est progressif."
Les autres pays nous regardent ahuris. Ils ne voient pas ce que veut dire cette exception française. Est-ce que nous pouvons être les seuls à réussir avec une loi sur les 35 heures ? Les seuls : j'ai envie de dire presque dans le monde ?
- "Mais je ne crois pas du tout que cela soit une exception française. Et je ne voudrais pas que vous croyiez que cette démarche de réduction de temps de travail est une lubie socialiste, en France. Cela épouse une tendance historique des pays développés ; la productivité accrue du travail chaque année, de toute façon, rend le nombre des gens nécessaires à produire les même bien moins important."
Je ne vais pas vous rappeler ce que dit R. Barre, et qu'on lit dans des tas de documents.
- "M. Barre ne me paraît pas être typiquement un étranger."
Les étrangers et les Français, parce qu'à l'étranger cela ne se fait pas, merci de jouer de l'ironie aussi. Là où la réduction du temps de travail a été importante entre 1972 et 1992, c'est là où le chômage a le plus augmenté et est le plus important.
- "N'établissons pas des relations de cause à effet uniques, parce qu'il y a bien d'autres facteurs qui peuvent expliquer la situation de l'emploi. Si vous parlez de l'Allemagne, par exemple, quand vous avez à intégrer les Länder de l'Est, c'est-à-dire une économie dévastée, cela a nécessairement des conséquences sur le résultat global de l'économie allemande. Les Pays-Bas sont un pays qui est efficace, dont les taux de croissance sont bons, où le chômage est plutôt plus bas qu'ailleurs - on peut toujours discuter de la comptabilité des statistiques - et c'est un pays où l'arme de la réduction du temps de travail, notamment du temps partiel, a été beaucoup plus utilisée qu'ailleurs. Je constate que des entreprises diminuent le temps de travail, sans loi, sans que nous n'ayons rien demandé. Cela prouve que c'est possible."
Eh bien il ne fallait pas la faire ? Le débat a eu lieu à l'Assemblée.
- "Oui, le débat a eu lieu à l'Assemblée. Je veux dire simplement que la croissance seule, même si nous recherchons la croissance plus forte, ne suffit pas à créer des emplois en nombre suffisant. Nous ne pouvons pas rester avec 3 millions de chômeurs. Les Français demandent à chaque gouvernement d'être efficace dans la lutte contre le chômage. La croissance ne suffit pas. Nous l'utilisons à plein, donc nous utilisons aussi la réduction du temps de travail, les emplois-jeunes, pour augmenter nos contenus en emplois de la croissance. Voilà notre politique. Elle est, me semble-t-il, raisonnable."
Même s'il y a un certain doute qui persiste à propos de l'efficacité économique et sociale de la loi, vous, vous avez confiance et vous pensez qu'elle donnera des résultats le moment venu ?
- "Absolument. A condition, naturellement, que ceci s'accroche à une politique de croissance. Dans la croissance faible, on ne peut pas créer d'emplois, même par la diminution du temps de travail."
Hier, E.-A. Seillière disait ici, aux chefs d'entreprise : ne vous résignez pas, résistez ! Est-ce que votre mot d'ordre à vous, c'est : négociez, négociez partout !
- "J'ai entendu E.-A. Seillière, hier, et cela m'a confirmé dans une opinion que j'avais, à savoir que le CNPF ne nous a proposé à aucun moment une alternative. J'ai entendu, me semble-t-il, E.-A. Seillière dire : vous verrez au mois de juin 1998, nous allons vous faire nos propositions. Nous avons gagné les élections le 1er juin 1997, il y a un an. Nous avons dit que nous adopterions une démarche de réduction du temps de travail au milieu d'autres outils pour réduire le chômage. Et c'est simplement un an après que le patronat va être en mesure de nous dire : voilà, il aurait fallu faire comme cela ! Cela démontre bien qu'il fallait agir ! Comme je ne vois pas non plus d'alternative dans l'opposition, je dis que la démarche que nous conduisons est une démarche volontariste, réaliste mais en même temps souple dans la méthode."
Est-ce qu'il ne faut pas arriver à un armistice avec le CNPF ? D'abord, si vous le voulez ? Et en même temps, j'ai envie de dire, qui fera le premier geste ? Parce que vous ne pouvez pas gagner si vous avez contre vous la résistance de l'institution patronale et des chefs d'entreprise. Est-ce qu'il y a un geste à faire et est-ce que vous le voulez ?
- "Je n'ai pas de conflit avec le CNPF, vous ne m'avez jamais entendu vouloir déstabiliser quiconque !"
Vous ne voulez pas faire tomber Seillière ?
- "Ce serait bien vite fait, il arrive juste quand même ! Je n'ai pas de problème de ce côté-là. Quand je vais dans les entreprises, quand nous discutons avec les entreprises, quand Mme Aubry discute avec les chefs d'entreprise, nous avons une attitude qui n'est pas forcément d'enthousiasme mais ce sont des gens réalistes. Il savent que ce sera la loi, ils ont intérêt à anticiper, ils regardent comment ils peuvent le faire, il savent que certains de leurs collègues l'ont fait sans désastre, à condition de négocier, à condition de trouver des formes de souplesse dans les arrangements avec les syndicats et donc, je pense que l'attitude des chefs d'entreprise sera différente de celle qui est aujourd'hui officiellement l'attitude du CNPF."
Mais vous ne cherchez pas à contourner le CNPF par les chefs d'entreprise ? Ce que l'on ne comprend pas, c'est que des gens en l'an 2000 qui sont favorables au dialogue social n'arrivent pas à se voir, que vous n'ayez pas vu M. Seillière depuis qu'il est là ou qu'il n'ait pas demandé à vous voir. Vous êtes prêt à le voir ?
- "Mais il me semble que M. Seillière est arrivé à la tête du patronat français en décembre. Dès qu'il souhaitera me voir, je serai à sa disposition. Il me semble que les choses doivent se faire ainsi."
Donc, c'est à lui de téléphoner ?
- "Faites-vous votre idée sur ces choses."
Je parle un peu de l'état de la majorité. Jusqu'où accepteriez-vous que vos partenaires expriment leur autonomie ? Est-ce que vous leur dites "halte là !" à partir d'un certain moment. Est-ce qu'il y a un seuil ou une ligne jaune à ne pas franchir ?
- "Dans une majorité, s'il n'y a pas de liberté et de délibération, s'il n'y a pas échange, il n'y a pas, à mon avis de véritable confiance, de véritable unité. D'un autre côté, dans une majorité, s'il n'y a pas de solidarité une fois la délibération et l'échange d'idées noués ou obtenus, il n'y a pas d'efficacité. Je crois que nous avons vu très clairement, au cours des dernières semaines, comment les choses fonctionnaient. Lorsqu'il y a eu ces mouvements de chômeurs, certaines formations dans cette majorité - pas son corps central, essentiellement socialistes, radicaux ou au Mouvement des citoyens qui sont restés homogènes et solides et qui ont eu un regard lucide sur ce qui s'est passé - se sont un petit peu égayées. Je crois que cela n'a servi personne et cela ne les a pas servi non plus. Alors que je constate qu'au cours des semaines qui viennent de s'écouler, pour montrer quand même que le Gouvernement agit, nous avons successivement arrêté nos choix énergétiques et nos choix nucléaires, nous avons pris nos décisions sur le rail et en particulier sur les TGV-Est et les TGV-Rhin-Rhône ; nous avons engagé la réforme de la politique de coopération de la France avec les pays en voie de développement dont tout le monde parlait depuis trente ans, qui n'avait jamais été amorcée ; nous avons signé, avec E. Zuccarelli, un accord sur la fonction publique ; nous avons fait voter - M. Aubry s'y est consacrée passionnément et sérieusement - le texte sur les 35 heures à l'Assemblée nationale ; nous avons engagé nos réflexions sur le cumul des mandats ; nous avons réglé le problème minier en Nouvelle-Calédonie qui est un préalable à la solution politique."
Mais quand on entend cela, on se dit : mais qu'est-ce qu'il agit L. Jospin ! C'est terrible cette accumulation de décisions et d'actes !
- "Il faut peut-être se dire qu'un Gouvernement, après tout, ce qu'on dit de lui, est peut-être éventuellement, à certain moment, fait pour agir. Alors c'est ce que nous nous efforçons de faire."
Et vous aimez cela ?
- "Je suis plus un homme d'action, aujourd'hui, qu'un homme de spéculation."
Ce qui frappe, c'est que beaucoup de gens sont écrasés par l'épreuve constante qui est de gouverner à Matignon, et vous donnez l'impression d'avoir du plaisir à gouverner ?
- "Je m'efforce d'en tirer le maximum de plaisir. Je ne dis pas que chaque moment est heureux ! Tel drame, telle difficulté, tout d'un coup vous rappelle la dureté du réel. En tout cas, je fais cette mission avec plaisir et en tout cas avec une volonté, une détermination absolue. Je reviens à mon propos, quand sur les 35 heures nous faisons voter ce texte à l'unanimité, quand le Gouvernement dégage des synthèses sur des questions comme le nucléaire ou l'énergie, la diversification énergétique qui n'était pas facile à faire ou sur les TGV, eh bien la majorité montre que quand elle est unie, elle donne confiance à l'opinion, elle-même, elle règle les problèmes du pays et elle améliore sa situation."
C'est un conseil pour qu'elle continue à rester comme cela unie ?
- "C'est une réponse à votre question."
Vous avez le sentiment que la gauche est en train de réussir ?
- "Mais c'est les Français qui comme toujours porteront le jugement."
D'accord mais vous ?
- "Nous sommes au début ! Nous sommes là seulement depuis huit mois. Simplement, si nous provoquons l'intérêt, si nous sommes suivis, s'il y a un minimum de confiance et en tout cas de conscience de ce que nous essayons de faire sérieusement, méthodiquement, mais en même temps en étant à l'écoute des gens, pas avec des idées préconçues, c'est un début satisfaisant. Réussir ? Il est beaucoup trop tôt pour en parler."
Quand vous dites : "Je sais qu'on est de passage", ce n'est pas par coquetterie, pour conjurer le sort ?
- "C'est une vérité démocratique. Mais pour le reste, vous êtes toujours en train de considérer au fond, les observateurs, quand un Gouvernement ou un Premier ministre s'use. J'aurais envie de dire, comme M. Wonder, qu'il faut peut-être d'abord avoir à l'esprit qu'il doit servir. Moi, cela ne me gêne pas de m'user à condition que je serve et notamment que je serve mon pays." Vous avez l'impression et l'envie de servir longtemps avant de vous user, c'est cela ?
- "Nous verrons bien."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)