Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur la croissance économique en Europe et le retour aux notions de progrès, d'innovation et de solidarité, Bruxelles le 10 février 1998.

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Circonstance : Intervention de M. Strauss-Kahn à l'occasion des grandes conférences catholiques à Bruxelles le 10 février 1998.

Texte intégral

Je mesure l'honneur qui m'est fait de m'exprimer ce soir devant cet auditoire, en cette ville et en ce pays. Bruxelles est au coeur de l'Europe, est le coeur de l'Europe. Nul pays mieux que la Belgique, avec la diversité de ses cultures, ne pouvait être le creuset de l'unité européenne. Nulle ville mieux que Bruxelles n'a incarné pour la France la tolérance et l'accueil : de Victor Hugo jusqu'à la reconnaissance qu'elle accorde, plus encore que leur terre d'origine, à Jean Monnet et Robert Schuman. Ce soir, je voudrais vous parler d'une notion simple dont ces générations de grands Européens ont rêvé, et dont nous avons apparemment perdu l'espoir ou le goût : je voudrais vous parler de progrès. Je voudrais vous dire pourquoi et comment nous pouvons aller vers une nouvelle croissance solidaire pour l'Europe.
En ce début d'année, nous autres Européens pourrions avoir la tentation de l'autocongratulation. Nous avons en effet remporté des combats historiques.
*Nous avons fait le marché unique.
*Nous avons vaincu l'inflation et accompli des progrès considérables en matière d'assainissement des finances publiques.
*Bientôt, l'Europe achèvera de se réconcilier avec elle-même en engageant des négociations entre ses deux moitiés en vue de leur rapprochement.
*Dans moins d'un an, au terme d'une décennie d'efforts tenaces, une grande partie de l'Europe se sera dotée d'une monnaie unique.
*Pour la première fois dans l'histoire, des peuples qui ont tour à tour dominé le monde construisent un ensemble intégré fondé sur le droit et respectueux de la démocratie. Les événements d'Asie illustrent aujourd'hui ce que cette construction peut avoir de précieux.
Nous devrions célébrer tous ces événements avec joie. Et pourtant le doute a rarement été aussi fort.
I - Nos sociétés doutent de tout, et d'abord de notre capacité collective à inventer un avenir
I.1. Chacun de nous a des doutes
Ce continent qui pendant cinq siècles a produit les idées ou les produits qui ont transformé le monde, n'a pas perdu le secret de la productivité. Mais il ne sait plus s'il est capable d'inventer les biens et les services qui feront le monde de demain. Des deux termes de la célèbre formule par laquelle Schumpeter résumait l'essence du capitalisme, la destruction créatrice, il craint d'avoir oublié le second.
Pour toute une partie de nos peuples, le chômage est devenu la norme, et l'espoir de s'insérer dans la société par le travail s'est purement et simplement évanoui. Des idéologies fleurissent, dont un regard sur le monde suffirait à démontrer l'absurdité, mais qui donnent l'apparence de rendre compte de la réalité européenne, selon lesquelles l'emploi serait définitivement devenu une matière rare. Une revendication se fait alors jour. Elle est logique, dès lors que l'emploi semble hors d'atteinte, mais aussi profondément erronée dans ses fondements : c'est la revendication d'un revenu que la société serait tenue de servir à ses membres, sans que ceux-ci envisagent de concourir à aucune activité productive.
Nos sociétés croyaient avoir construit un équilibre dynamique au sein duquel chaque génération pouvait légitimement espérer que ses enfants vivraient mieux. Elles ne savent plus si cette promesse peut être tenue. Nous nous prenons à rêver des années soixante, en oubliant que l'Europe avait alors le même niveau de vie que la Corée ou le Chili aujourd'hui, parce que nous y voyons l'image d'une société certes traversée par des conflits de répartition, mais s'unissait autour d'une vision partagée du progrès matériel et humain.
Dans beaucoup de pays, les systèmes de négociation sociale dont nous étions fiers, parce qu'ils témoignaient concrètement de ce qu'au contraire des marchandises, les salariés avaient une voix et qu'ils étaient entendus, sont en panne. Grisés peut-être par les perspectives mondiales qui s'ouvrent à eux, certains employeurs sont gagnés par la tentation de les ignorer ou de les contourner, en oubliant qu'une modernisation négociée est seule source d'efficacité durable.
Les systèmes de protection sociale, qui sont un trait distinctif de l'Europe, et auxquels nos concitoyens sont très profondément attachés, sont menacés par les évolutions démographiques, par le chômage et par la tension entre une demande croissante de services de santé et les limites du financement de la dépense par la solidarité nationale. Tout le monde le sait, à commencer par les salariés qui épargnent en conséquence. Et pourtant face aux évolutions nécessaires, la pusillanimité est la chose la mieux partagée.
La croyance dans le progrès s'est ainsi peu à peu érodée. Beaucoup perçoivent désormais le progrès technique comme un danger, le progrès économique comme un mensonge, le progrès social comme un mirage et, partant, le progrès démocratique comme un leurre. Nos sociétés seraient condamnées, quels que soient leurs choix et leurs votes, à connaître le déclin.
C'est contre ce doute que je veux lutter. Parce qu'il est ravageur pour l'Europe dont l'histoire s'est bâtie autour du concept de progrès. Et parce qu'il est encore plus ravageur pour la gauche que pour la droite : ce n'est pas pour rien qu'on a opposé, et qu'on oppose toujours, les forces de progrès et les forces conservatrices.
I.2. Dès lors, deux menaces jumelles se profilent.
La première est la tentation du statu quo. Lorsqu'une majorité de la population en vient à penser que demain risque fort d'être pire qu'aujourd'hui, la préservation de l'existant devient à ses yeux la seule stratégie gagnante. Peu importe alors que le rejet du changement soit à l'évidence intenable dans la durée : chacun espère que le temps restera assez longtemps suspendu pour préserver son propre sort. On fait alors face à une espèce d'involution générale des régulations : les compromis dynamiques qui contribuaient hier au progrès tendent à se transformer en freins à tout changement.
La seconde est l'aiguisement des égoïsmes. Égoïsmes sociaux, de la part de ceux qui peuvent ou croient pouvoir réussir en dépit des autres ou contre eux. Robert Reich a bien décrit cette menace d'une société où les plus prospères se persuaderaient que les pauvres sont devenus inutiles. Elle débouche sur un tout autre monde que celui qu'aiment à dépeindre les libéraux : elle débouche sur un apartheid social. Égoïsmes ethniques, aussi, avec le rejet de l'autre sur lequel tentent de se construire des entreprises politiques indignes. Égoïsmes nationaux, enfin, dès lors que chaque pays se persuaderait qu'il peut et doit gagner contre ses partenaires.
Ce n'est pas la première fois que l'Europe est confrontée à cette double menace. L'entre-deux guerres, au cours duquel beaucoup de nos pays ont cru pouvoir guérir leurs blessures en se crispant dans la nostalgie du passé, a aussi vu s'aiguiser, jusqu'au paroxysme, les égoïsmes, et aux lendemains de la seconde guerre mondiale, il a fallu à nos prédécesseurs beaucoup de lucidité et de courage pour frayer à leurs concitoyens la voie des compromis de progrès.
A notre tour nous sommes témoins, chaque jour, de l'exaspération qui gagne nos pays, et aujourd'hui comme hier certains, à l'extrême droite, tentent d'en faire la matière de sordides calculs politiques.
I.3. Pourquoi en sommes-nous arrivés là en l'espace d'à peine vingt ans ?
Pourquoi l'Europe qui faisait récemment encore l'admiration du monde est-elle trop souvent regardée avec apitoiement ?
Il faut d'abord faire la part du pessimisme que génère une conjoncture trop longtemps atone. Depuis le début de la décennie, la croissance européenne a été inférieure aux capacités de l'économie, et le chômage a progressé de trois points environ. Certains économistes aiment à souligner les vertus des récessions qui, en forçant les agents à se remettre en cause, préparent les périodes d'expansion. Mais je n'en ai jamais rencontré qui fasse l'apologie d'une stagnation prolongée.
Disons-le nettement : les politiques économiques que nous avons menées depuis l'unification allemande portent une part de responsabilité. Face à cet événement sans précédent, dont les conséquences économiques à long terme étaient évidemment heureuses, nous avons collectivement manqué d'imagination et de souplesse. L'immobilisme a tenu lieu de coordination.
Au moment de l'unification d'abord, puis surtout lorsque les tensions qu'elle provoquait se sont manifestées, la raideur de notre gestion monétaire a contribué à amplifier et à diffuser son onde de choc, et la crainte que nous avons eue de voir détruire l'édifice monétaire que nous avions patiemment construit nous a empêchés de répondre au ralentissement très prononcé qui a atteint toute une partie de l'Europe continentale. Le retour de l'instabilité des changes, que nous n'avions ni voulu ni anticipé, a concouru à dégrader les anticipations des entreprises, et les politiques budgétaires, qui avaient été sollicitées avec quelque excès pour soutenir la conjoncture au cours de la récession, ont été ensuite brutalement orientées vers l'assainissement. Au total, la croissance a été entravée.
Il est facile, rétrospectivement, de faire le procès de responsables qui ne disposaient pas, au jour le jour, de l'information qui est a posteriori la nôtre. Tel n'est pas mon propos. Je voudrais seulement retenir de cet épisode une double leçon.
*La première est que la qualité des politiques macro-économiques importe. Certains parfois le nient, au motif que dans une économie mondialisée et libéralisée les gouvernements seraient devenus impuissants à infléchir le cours des choses. L'expérience difficile de ces dernières années, les déboires du Japon, l'insolente réussite de la gestion macro-économique américaine, la crise de l'Asie émergente, nous rappellent qu'il n'en est rien. Il y a de bonnes et de mauvaises politiques macro-économiques. Je ne suis pas de ceux qui croient que l'action économique des gouvernants se résume au choix d'un bon " policy-mix "- d'une bonne combinaison entre politique budgétaire et politique monétaire -, et je vous en parlerai dans un instant. Mais je crois que c'est un point de départ indispensable.
*La seconde est qu'il est nécessaire de porter une grande attention à la coordination de nos politiques économiques. L'unification allemande restera dans les annales comme une occasion manquée de répondre de manière coordonnée à un événement exceptionnel. Pour ne pas répéter cette erreur à l'avenir, il importe que nous nous dotions des institutions et des règles qui permettront de bien réagir. L'une de ces institutions sera la Banque centrale européenne, qui apportera par nature une réponse coordonnée à tous les chocs. L'autre sera le Conseil de la zone euro, que l'on continue d'appeler euro-x bien qu'il n'y ait plus beaucoup d'incertitude sur la valeur du x (c'est-à-dire le nombre de pays qui participeront dès l'origine à l'euro), et qui devra être le lieu de la coordination des politiques nationales de ces pays. C'est pourquoi nous avons tant insisté pour le créer. Mais évidemment, il ne suffit pas de constituer un forum ou d'affirmer des intentions : il va maintenant falloir le faire vivre, j'y reviendrai.
I.4. Je crois très fermement que nous assistons aujourd'hui à une reprise européenne, et que nous avons devant nous la perspective d'une période prolongée d'expansion.
Les conditions macro-économiques de la croissance sont en effet réunies. Aucune tension sur les prix n'est aujourd'hui perceptible ; la perspective de l'euro et donc de la stabilité monétaire en Europe crée un environnement propice à l'investissement ; les déficits budgétaires ont atteint ou approchent les niveaux compatibles avec la stabilisation de la dette publique par rapport au PIB, qui est un objectif prioritaire ; les taux d'intérêt sont à des niveaux historiquement bas, en particulier dans les pays d'Europe du Sud qui connaissaient il n'y a pas si longtemps des taux beaucoup plus élevés ; et la compétitivité monétaire et non monétaire de l'Europe est bonne.
A y bien regarder, cet ensemble de conditions n'a pas été réuni depuis le milieu des années soixante, et ceux, dont je suis, qui pensent que la macro-économie compte ne devraient pas avoir de doutes sur la vigueur de la reprise européenne. Les indicateurs conjoncturels sont d'ailleurs sans ambiguïté, et le choc asiatique, qui sera rude, et dont nous n'avons guère commencé à sentir encore les effets, ne remettra pas en cause cette dynamique. Une économie en phase d'accélération dégage une puissance considérable, et il ne suffit pas d'un coup de frein externe, même violent, pour arrêter sa course.
I.5. Mais la reprise ne suffira pas à résoudre nos problèmes, parce que la stagnation de ces dernières années n'en est pas la seule cause.
Faire preuve d'optimisme conjoncturel ne doit cependant pas détourner l'attention des difficultés plus profondes. Rappelons-nous : la différence entre la prospérité et le déclin d'une économie peut se jouer sur un demi-point de croissance par an, cumulés sur des décennies. Rappelons-nous aussi les années 80 : à l'euro-pessimisme qui faisait rage aux alentours de 85 a succédé, brièvement, une vague d'euro-enthousiasme de 1987 à 1990. Quand l'embellie s'est terminée, au début de la présente décennie, nous avons brutalement réalisé que cette phase de croissance n'avait pas été assez mise à profit pour répondre aux défis structurels des économies européennes. Nous avons retrouvé le chômage et les déficits, les déséquilibres sociaux et le retard de l'innovation, avec d'autant plus d'amertume que l'euphorie conjoncturelle avait laissé croire à beaucoup que ces problèmes s'étaient d'eux même envolés.
Il n'en était rien : ces problèmes sont avec nous depuis qu'au début des années soixante-dix s'est brutalement achevée une période de trente ans au cours de laquelle l'Europe s'était essentiellement consacrée à rattraper son retard productif sur les États-Unis. Depuis lors, nos pays cherchent leur voie, avec d'autant plus de difficulté qu'ils ont eu dans les années soixante l'imprudence de gager leurs systèmes de transferts sociaux sur l'hypothèse que la forte croissance générée par ce rattrapage allait durer toujours.
II - La question qui se pose à nous aujourd'hui est donc de savoir comment mettre à profit la période d'expansion qui, je le crois, s'ouvre à nous.
Dans les périodes charnières de l'histoire, la déshérence des normes qui réglaient les comportement sociaux suscite régulièrement un grand désarroi des contemporains : rien de ce qui semblait jadis évident n'a plus cours, rien ne vient apparemment le remplacer. Nous vivons sans doute, en Europe, une de ces époques : les grands repères d'hier - la nation, l'Etat, la morale sociale - semblent moins assurés, et les linéaments des régulations de demain ne se dessinent pas nettement. Notre tâche est d'inventer ces nouvelles régulations.
Il y a sur ce sujet débat entre les Européens.
Certains ne voient dans la croissance que l'occasion de retrouver, ne serait ce que l'espace de quelques trimestres, l'illusion que les problèmes ont disparu, et que l'ordre ancien est à notre portée. Ils nous préparent des lendemains insoutenables. Certains à l'inverse ne voient le salut que dans une quête perpétuelle de l'assainissement, au bout de laquelle le paradis nous serait donné. Ils confondent la fin et les moyens.
D'autres ont perdu toute confiance dans le modèle européen, s'ils en ont jamais eu, et ne voient de salut que dans un alignement généralisé de nos normes sociales sur le modèle américain. Ils oublient un fait tout simple : l'Europe est peuplée d'européens et non d'américains, et que chaque fois que la question leur a été posée, nos concitoyens ont fait le choix de préserver leur modèle, en l'adaptant certes, mais en restant fidèles à ce qui le fonde.
Ma conception est tout autre. Je ne sous-estime pas les problèmes de l'Europe, mais pas non plus ses ressorts. Et je suis convaincu que nos économies et nos sociétés sont capables de se renouveler. Je vois dans le marché une forme supérieurement efficace de coordination des actions individuelles, mais je ne crois pas qu'une économie ou une société puisse s'auto-organiser par la seule vertu des marchés. Certes, lorsque les repères s'estompent, la tentation est grande de s'en remettre aux marchés pour dessiner l'avenir. C'est l'illusion libérale qui précisément caractérise ces époques de désarroi : celle d'une société qui n'aurait pas besoin de penser son devenir, ni d'instituer ses régulations. Mais - les turbulences internationales viennent de nous le rappeler - les marchés ne fonctionnent pas sans règles, ni sans institutions -. Et il appartient précisément à la décision politique de définir les unes et d'établir les autres.
L'ambition des responsables politiques doit donc être de retrouver le sens du progrès. Le progrès non comme un automatisme ou une fatalité, mais comme une volonté. C'est le coeur de la conviction qui me conduit depuis plus de vingt ans, avec trois mots qui sont pour moi les trois composantes inséparables de la modernité :
*la production, qui vient avant la répartition dans l'histoire du mouvement politique auquel j'appartiens, le socialisme européen. Il n'est pas de progrès sans croissance économique forte, et pas de croissance forte sans impulsion publique.
*la solidarité, qui est une méthode autant qu'une exigence. Il n'est pas de progrès s'il ne profite à tous, et s'il n'est accepté par tous. La solidarité en Europe n'est pas qu'un passé glorieux, elle est notre clé pour demain.
*l'action publique, parce que le génie de l'Europe est celui d'un projet collectif, d'un destin construit. Au rebours de ce que nous martèlent les libéraux, la mondialisation ne tue pas les choix politiques, elle nous oblige à renouveler la démocratie, à l'échelle nationale et européenne.
Ce sont ces trois mots qui irriguent les objectifs que nous devons poursuivre, et que je voudrais énoncer devant vous. J'en ai choisi cinq qui me paraissent résumer l'action que nous devons conduire. Chacun d'entre eux met en jeu un aspect de nos difficultés, et l'urgence d'une action correctrice. Chacun d'entre eux témoigne de ce que les Européens de progrès n'ont nul besoin de renier leurs convictions pour épouser leur temps. Chacun d'entre eux atteste de ce que l'action publique est plus nécessaire que jamais.
Ces cinq objectifs sont les suivants.
- Réconcilier les européens avec l'innovation et le risque.
- Tendre vers le plein emploi.
- Rénover la solidarité.
- Réinventer le service public.
- Réussir l'intégration européenne.
II.1. Réconcilier les Européens avec l'innovation et le risque.
Je place cette exigence en tête parce qu'il serait inutile de disserter sur la répartition du revenu si nous étions devenus incapables de créer de la richesse. L'équation est simple, chacun au fond la connaît bien : dans une économie mondiale de plus en plus intégrée, où la connaissance et les capitaux circulent sans entraves, les vieux pays industriels ne sont protégés par aucune frontière ni par aucun monopole. Ils n'ont que deux armes : la qualité et l'innovation.
La qualité repose sur la maîtrise de processus productifs complexes. L'Europe est de ce point de vue au meilleur niveau mondial. Elle le doit à la formation de sa main d'oeuvre, au professionnalisme des entreprises et de leurs sous-traitants, à la densité de ses laboratoires, bref à la concentration, dans le tissu productif et dans son environnement immédiat, de multiples intervenants de haut niveau.
L'innovation est une autre affaire. Car il ne s'agit pas seulement de perfectionner la fabrication de biens connus, ou de leur apporter des améliorations marginales, mais d'inventer les biens et services de demain. En ce domaine les États-Unis excellent, et l'Europe, malgré quelques succès, vivote : parmi les biens et services qui ont changé notre façon de vivre et de travailler au cours des vingt dernières années, bien peu sont d'origine européenne. C'est grave, parce que c'est l'innovation qui dessine le monde de demain, et parce que c'est elle qui génère le plus de revenu. Pourquoi en est-il ainsi ?
Je donnerai une réponse simple à cette question complexe : parce que les Européens ont perdu l'habitude de prendre des risques. Car l'innovation est par nature risquée. Pour un produit qui devient un standard mondial, beaucoup d'autres échouent à satisfaire le consommateur. Il faut donc que chacun accepte d'encourir ce risque, dont la contrepartie est une espérance de revenu élevé : le chercheur qui doit, s'il veut concrétiser son idée, quitter la quiétude de son laboratoire ; le financier qui peut perdre tout le capital qu'il a apporté ; les salariés qui peuvent perdre leur emploi si l'entreprise fait faillite.
Aux États-Unis, cela est supportable parce que la densité d'innovation est telle que celui qui tente sa chance est assuré de pouvoir bientôt renouveler l'expérience en cas d'échec, jusqu'au jour où des gains élevés récompenseront sa persévérance.
En Europe, l'innovation est rare, et celui qui s'y engage subit bien souvent le syndrome de l'échec : le chercheur qui a tenté l'aventure a perdu ses marques professionnelles, le financier hésite à renouveler l'expérience, le salarié se retrouve au chômage. Et celui qui réussit voit bien souvent ses gains taxés à l'excès par une fiscalité qui préfère le capitalisme de rente au capitalisme d'innovation.
L'enjeu dès lors est clair : il faut qu'en Europe nous retrouvions une certaine densité d'innovation et de prise de risque. C'est un problème collectif, car chacun de nos pays est probablement trop petit pour obtenir à lui seul cette densité d'innovation nécessaire, mais ce n'est au fond qu'un retour aux sources de la culture européenne, celle qui a commencé de s'épanouir au XV° siècle singulièrement ici, entre Anvers, Bruges et Gand.
Reste une question, qu'il faut aborder de front : nos concitoyens sont-ils prêts à accepter le même degré de risque que les Américains, pourvu que l'espérance de rémunération soit aussi élevée qu'outre-Atlantique ? C'est ce qu'affirment les libéraux, et c'est me semble-t-il une erreur. Dans les systèmes qui sont les nôtres, les chercheurs et universitaires savent trop bien le prix d'une position acquise, les salariés savent trop bien la difficulté d'obtenir un contrat à durée indéterminée, pour y renoncer facilement.
C'est pourquoi il nous faut trouver des formes de mutualisation du risque qui garantissent aux individus qu'en s'engageant dans l'innovation, ils ne coupent pas les ponts avec leur vie antérieure et qu'en cas d'échec ils peuvent escompter retrouver un emploi. C'est pourquoi j'ai tenu à développer des incitations fiscales à la création d'entreprise, et des fonds publics de capital-risque : une partie du financement du risque doit être socialisée. C'est pourquoi aussi je crois à la complémentarité, plus qu'à la contradiction, entre l'existence d'une protection sociale rénovée et la floraison de l'innovation : le créateur doit bénéficier d'un filet de sécurité. En bref, il nous faut inventer des médiations pour réconcilier avec l'innovation et le risque des sociétés qui en ont perdu le goût.
II.2. Tendre vers le plein emploi.
Énoncer cet objectif passera sans nul doute pour une utopie. Trop de dirigeants politiques européens ont fait des promesses imprudentes pour que l'opinion puisse croire qu'un tel objectif puisse être à notre portée. Et pourtant je suis fermement convaincu qu'il n'y a aucune fatalité qui nous condamnerait à la permanence du chômage de masse. A tous ceux qui pensent le contraire, je suggère deux réflexions.
La première est évidemment d'examiner le cas des États-Unis : cette économie est certainement aussi exposée que les nôtres aux grands vents de la mondialisation et du changement technique. Pourtant, son taux de chômage est aujourd'hui sensiblement au même niveau qu'en 1970.
La seconde remarque est simple. Contrairement à une idée solidement ancrée, l'emploi a augmenté en Europe d'une décennie à l'autre depuis les années soixante. Les faits sont têtus, et ceux-là disent combien il est faux de penser que nos économies modernes sont condamnées à ne pas créer d'emplois.
Restaurer le plein emploi sera évidemment une oeuvre de longue haleine. Mais c'est le seul modèle auquel nous puissions aspirer : les tourments qui traversent nos pays témoignent éloquemment qu'il n'est pas aujourd'hui de société équilibrée qui ne valorise les hommes et les femmes en les faisant contribuer à la production de richesses ou de biens collectifs. Tout autre objectif serait un renoncement et mettrait en cause les fondements mêmes de notre contrat social.
Nous n'irons pas tous vers cet objectif par le même chemin, car les situations entre pays européens diffèrent : ici, le chômage refuse obstinément de reculer, là des progrès substantiels ont été accomplis ; ici, la population active a cessé de croître, là elle continue d'augmenter à un rythme soutenu ; ici la négociation décentralisée est spontanément capable d'aboutir à des compromis favorables à l'emploi, là l'impulsion doit venir de la loi. Il serait absurde de nier ces différences.
Mais il serait absurde aussi de les exagérer : que les Britanniques mettent aujourd'hui l'accent sur le retour à l'emploi quand nous le mettons sur la création d'emplois traduit d'abord un décalage temporel des cycles de croissance. Que la France prenne la voie de la réduction du temps de travail traduit moins une préférence atypique qu'un déficit d'emplois particulièrement alarmant, et un retard certain dans l'aménagement du temps de travail. Il ne s'agit pas, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, que tous les États européens marcher au pas, mais plutôt qu'ils marchent dans la même direction, celle d'une Europe de l'emploi.
Mais la société de plein emploi de demain ne sera pas celle des années soixante. Ce ne sera pas une société sans chômage mais une société où le chômage durera peu. Ce ne sera pas une société de castes, mais une société de mobilité, dans laquelle chaque salarié pourra former l'espoir de progresser . Ce ne sera pas une société où chacun conservera des décennies durant le même employeur et le même métier, mais une société où chacun devra plusieurs fois apprendre et réapprendre. Il faut donc que nous regardions le travail autrement que nous ne l'avons fait. Les employeurs doivent cesser de mesurer la performance de leur gestion à l'aune des économies d'effectifs qu'ils réalisent. Et nos sociétés doivent cesser de faire porter le risque économique sur quelques-uns, ceux que les économistes appellent les outsiders, dont les contrats sont précaires et qui alternent stages et contrat à durée limitée, et préserver les insiders, qui sont pour l'essentiel à l'abri du risque et ont parfois tendance à laisser les ajustements s'opérer sur les autres.
Devrons nous pour cela renoncer à ce qui différencie nos contrats de travail de ceux des Américains ? Là encore, les libéraux répondent " oui " et plaident pour la suppression du salaire minimum, parce qu'il pénalise l'emploi, pour une flexibilité sans freins, parce qu'en décourageant le licenciement on dissuade l'embauche, ou pour un abaissement des minima sociaux, parce qu'ils découragent la recherche d'un emploi.
Et là encore, je réponds " non ", parce que la réponse économiquement et socialement juste pour l'emploi n'est pas celle qu'ils proposent : elle consiste à faire prendre en charge par la solidarité nationale, à travers une progressivité des cotisations sociales, une partie du coût des bas salaires ; à encourager, par la négociation, l'adoption par les entreprises de formes d'organisation et de souplesse qui accroissent leur capacité de réaction aux fluctuations du marché tout en préservant l'emploi de leurs salariés ; et à veiller à ce que, tout en préservant le revenu et les conditions de vie de ceux qui sont privés d'emploi, le travail procure un gain net suffisant à ceux qui sortent du chômage pour prendre un emploi.
Ces réformes, beaucoup les pensent impossibles, et certains rationalisent notre impuissance en dénonçant une préférence implicite pour le chômage. Je suis convaincu qu'il n'en est rien, mais je crois qu'il faut, en préalable à tout, rendre l'espoir par le retour de la croissance. On ne peut demander à nos concitoyens de consentir à des efforts s'ils n'en voient pas les fruits. En revanche, je sais que beaucoup d'entre eux, et d'abord les jeunes sont prêts à y consentir, pourvu qu'ils aient le sentiment qu'on ne leur offre pas un marché de dupes.
II.3. Rénover la solidarité.
Pour qui examine les choses avec un peu de distance, il apparaît évident que la solidarité collective est un trait distinctif des sociétés européennes.
Elle s'incarne de manière différente d'un pays à l'autre, ici à travers l'Etat, là sur une base professionnelle, mais l'inspiration est partout voisine. Elle prend racine dans l'effort séculaire de nos sociétés pour vaincre l'exclusion et repousser les frontières de la pauvreté, et vous me pardonnerez si j'en résume le fondement en disant qu'elle traduit notre commun refus du libéralisme au sens ou l'entend Polanyi : non bien sûr celui de l'économie de marché, que nous acceptons tous sans arrière-pensées sinon sans précautions, mais celui d'une conception restrictive qui voudrait résumer les fondements de la vie en société à la rationalité étroite de l'homo oeconomicus. Margaret Thatcher a admirablement résumé cette vision qui nous est profondément étrangère, lorsqu'elle a déclaré que " there is no such thing as a society " . Ceux qui ont fait de l'individualisme leur bannière se refusent à comprendre que nous autres Européens avons du contrat social une conception plus riche que la leur, fondée sur l'existence d'un bien commun qui ne se réduit pas à l'agrégation des intérêts individuels.
Nous pouvons être fiers de ce que nous avons construit : l'accès de tous aux soins médicaux, la fin de la pauvreté des personnes âgées, la solidarité à l'égard de ceux qui sont privés d'emploi sont de grandes réalisations. Et elles ne sont, contrairement à ce qu'on voudrait parfois nous faire croire, en rien contradictoires avec le bon fonctionnement d'une économie de marché moderne, pleinement insérée dans la mondialisation. Au contraire, pour deux raisons.
La première est qu'une économie plus exposée au changement technique ou à l'irruption de nouvelles concurrences est aussi plus dure. Chaque innovation, chaque mouvement vers l'ouverture de nos économies profite à la société dans son ensemble, mais fait aussi des perdants : au premier chef, ceux qui ne disposent pas d'un capital humain ou matériel qu'ils puissent valoriser dans l'économie mondiale, mais aussi ceux dont la qualification est frappée d'obsolescence par le progrès technique, ou ceux dont la région se désindustrialise. La justice, mais aussi l'adhésion du plus grand nombre au changement, requièrent que les perdants du progrès puissent compter sur la solidarité de ceux qui auxquels il bénéficie.
La seconde est qu'une économie plus innovante ou plus volatile expose les individus à un risque plus grand, et que cette exposition appelle une forme d'assurance sociale grâce à laquelle chacun pourra accepter d'encourir ce risque. On retrouve ici ce que j'évoquais tout à l'heure à propos de l'innovation : mutualiser le risque, c'est concourir à ce que des individus dont on ne peut exiger qu'ils en aient spontanément le goût s'engagent dans des entreprises dont le bénéfice collectif est patent.
Il n'y a donc ici, vous le voyez, pas de contradiction entre progrès économique et progrès social. De même d'ailleurs qu'il n'y a pas contradiction entre égalité et efficacité : les économistes redécouvrent ces temps-ci que les sociétés égalitaires ont souvent une croissance plus forte que les sociétés inégalitaires, et qu'il existe, pour parler leur jargon, des redistributions efficaces, qui améliorent la performance globale en même temps que le sort des plus démunis. La modernité ne réside pas toujours là où la vulgate libérale voudrait la situer.
Pour autant, personne ne peut nier la crise profonde que connaissent nos systèmes de solidarité. Je n'en referai pas l'analyse, qui est bien connue. Je dirai simplement que l'équilibre de nos Etats-providence a été le plus souvent gagé sur des hypothèses économiques et démographiques dont l'irréalisme est aujourd'hui flagrant. Le résultat de cet état de fait, qui n'est plus à démontrer, n'est pas seulement que leur financement est année après année plus difficile. Il est surtout qu'au nom de la solidarité, nous avons organisé des transferts profondément déséquilibrés entre les générations. Or on ne peut considérer comme équitable une redistribution au sein de la société, si elle est gagée sur un prélèvement sur les générations à venir. Telle est cependant la réalité : au nom de l'égalité, nous organisons l'inégalité au détriment de nos enfants.
C'est pour cette même raison que je partage l'objectif européen de réduction des déficits budgétaires et de stabilisation des ratios de dette publique. Non par goût de l'orthodoxie ou par terreur du déficit : lorsque l'économie privée est prise de spasmes, il est légitime et nécessaire que l'Etat tire des traites sur l'avenir. Mais parce qu'un déficit qui perdure, et une dette qui dérive, sont un prélèvement illégitime sur les générations à venir. Les États surendettés le savent trop bien, qui en viennent pour faire face à leurs obligations financières à sacrifier la qualité des services publics que les citoyens seraient en droit d'attendre en contrepartie des impôts qu'ils acquittent.
Il y a donc urgence à rénover la solidarité, en se donnant comme objectifs de tendre vers l'équilibre entre générations et de consacrer en priorité des ressources nécessairement rares aux usages qui ont un pouvoir assurantiel ou redistributif élevé. La reprise qui s'ouvre nous offre probablement la dernière occasion de le faire dans de bonnes conditions, avant que le retournement démographique ne rende les réformes beaucoup plus douloureuses encore. L'objectif est connu : il faut consolider les régimes par répartition et encourager le développement de systèmes d'épargne complémentaire fondés sur la mutualisation. Il est de notre devoir de mener à bien ces réformes, en conformité avec nos principes mais sans aucune complaisance face aux ajustements nécessaires.
II.4. Réinventer le service public.
J'ai évidemment conscience qu'en énonçant cet objectif, je suis certainement à vos yeux plus français qu'européen. La France, qui est légitimement fière de sa tradition de services publics, a en effet parfois eu tendance à l'exporter et, cédant à un travers qui lui est familier, à peindre l'Europe à ses couleurs.
Permettez-moi cependant de vous faire part d'une anecdote. La semaine dernière, Bill Gates est venu à Paris et après une réunion de travail, nous avons tenu une conférence de presse commune. Bien évidemment la question lui a été posée de savoir s'il aurait pu créer Microsoft en Europe en dépit du poids des réglementations et des charges sociales. Et à la surprise de l'auditoire, il a répondu que la qualité du système éducatif et celle du service de télécommunications lui importaient plus que le niveau des impôts ou des charges sociales.
Cette anecdote exprime à mes yeux une vérité que les libéraux tendent une fois encore à occulter : ce qui compte, pour un investisseur, ce n'est pas le montant de l'impôt qu'il acquitte. C'est la comparaison entre cet impôt et la qualité des biens publics qu'il acquiert en échange : par exemple l'usage des espaces urbains, des routes, des voies ferrées, des télécommunications, de laboratoires, et bien entendu l'emploi d'une main d'oeuvre bien formée.
Pour cette raison, il est inexact de dire que la logique de l'intégration internationale est nécessairement d'appauvrir les États en entraînant la fiscalité vers le bas. Il y a certes des problèmes difficiles de concurrence fiscale, mais la logique de l'intégration est plus de mettre les États en concurrence pour la fourniture de biens et de services publics de qualité que de les entraîner dans une spirale généralisée de défiscalisation compétitive.
Cette concurrence est nouvelle. Elle impose une contrainte d'efficacité à des administrations et des entreprises qui ont grandi dans la culture du monopole. Elle doit être délimitée et encadrée. Mais elle n'est pas foncièrement malsaine, et nous n'avons pas à redouter que les services publics soient, aujourd'hui plus qu'hier, soumis à une contrainte d'efficacité. Je crois en effet que loin d'être une survivance ces services publics, et notamment l'éducation, la recherche, les infrastructures, sont un des très grands atouts de nos économies dans la concurrence internationale. Ce qui, en effet, garantit le haut niveau de productivité d'une économie développée, et donc le revenu de ses habitants, c'est moins la productivité individuelle des équipements que l'exceptionnelle densité de compétences qu'elle réunit.
Les économistes, qui redécouvrent la géographie, nous montrent comment cette densité génère de la croissance, en dépit du coût plus élevé de la main d'oeuvre dans les régions les plus actives. Or cette densité est largement faite de services publics : ceux qui gèrent les infrastructures bien sûr, mais aussi ceux qui forment les hommes, financent la recherche, administrent le territoire, ou disent le droit. Ces services concourent donc, tout autant que les entreprises, à la compétitivité de l'économie et au revenu des citoyens.
Dire cela, c'est évidemment dire aussi que le service public doit évoluer. Pour répondre à cette contrainte d'efficacité à laquelle il est désormais soumis, mais aussi pour des raisons techniques ou sociales : l'ouverture du téléphone à la concurrence, qui a largement résulté de bouleversements techniques, déplace les frontières entre les missions de l'Etat et le domaine des entreprises. Elle ouvre aussi de nouveaux champs à l'action publique : pour notre développement, comme pour l'égalité des chances, il est bien évidemment bien plus important d'assurer l'accès de tous les jeunes à l'informatique et aux technologies de la communication que de savoir si l'opérateur qui achemine une communication téléphonique est public ou privé.
Nous ne devons donc pas avoir peur de faire évoluer les missions de l'Etat et des services publics qui lui sont rattachés, ou de mettre en oeuvre des redéfinitions du partage des rôles entre public et privé. L'évolution technique, économique et sociale, fixent chaque jour de nouvelles missions à l'action publique, vers lesquels nous devons porter les énergies, tandis que d'autres champs passent peu à peu dans le domaine de la concurrence. L'essentiel, en la matière, est de prendre garde à la qualité du service rendu au public, à l'égalité entre les citoyens, aux exigences du développement.
C'est dans l'accomplissement de ces missions, et non dans la défense de situations figées, que réside la noblesse du service public.
II.5. Réussir l'intégration européenne.
J'en termine par une ambition que beaucoup d'entre vous partagent certainement : celle de réussir la nouvelle étape de l'intégration européenne. J'ai dit en commençant que nous pourrions sur ce point nous livrer à l'autocongratulation, et pourtant j'ai le sentiment que beaucoup reste à faire.
L'union monétaire nous apporte d'ores et déjà la stabilité - voyez le contraste entre la tranquillité monétaire qui prévaut face à la crise asiatique, et les turbulences qu'avait suscitées la crise mexicaine - . Par là, elle contribue déjà à notre croissance, et le fera d'autant mieux que nous saurons organiser entre nous la coopération économique qui nous a fait défaut au début de cette décennie.
Faire la monnaie unique, c'est en effet tout autre chose que de s'ouvrir aux échanges réciproques, comme nous l'avons fait depuis quarante ans, ou même que d'instaurer des législations économiques harmonisées. C'est mettre en commun ce qui est presque partout l'apanage exclusif des nations, et chez certains le plus éminent symbole de l'identité nationale. C'est lier nos politiques de manière irrévocable, en renonçant définitivement à solder nos différences en changeant la valeur réciproque de nos monnaies. C'est se doter d'un seul et même taux de change vis-à-vis du reste du monde, et par là manifester notre unité à son égard. C'est enfin mettre en place une institution commune dont le rôle sera de prendre au jour le jour des décisions, et dont les délibérations affecteront sans délai toutes les entreprises et tous les citoyens de la zone euro. L'euro, au total, est certainement une entreprise techniquement complexe et économiquement bénéfique. Mais c'est d'abord un acte politique, dont nous devons mesurer les conséquences pour les gouvernements et les citoyens.
Aux gouvernements, l'euro apportera des marges de liberté, et fixera des disciplines : marges de liberté par rapport aux marchés financiers - contrairement à beaucoup de mes prédécesseurs, je n'ai déjà plus l'oeil rivé à l'écran Reuters -, disciplines à l'égard des autres pays, que justifie l'étroitesse de nos interdépendances. Comme responsable politique, j'aurais évidemment préféré pouvoir bénéficier des unes sans me voir imposer les autres. Mais à tout prendre, je préfère devoir plaider ma cause devant mes pairs, et débattre avec eux des orientations souhaitables pour l'Europe, plutôt que de subir la loi des marchés.
C'est en cohérence avec cette approche que Lionel Jospin m'a chargé de soutenir le projet d'une coordination renforcée entre les pays participant à la zone euro. Nous avions en effet constaté qu'un déséquilibre insidieux s'était progressivement introduit entre les deux pôles de l'UEM que le traité de Maastricht avait prévus : autant les progrès étaient notables en ce qui concernait le pôle monétaire, autant le pôle économique accusait un retard. Ce déséquilibre nous faisait redouter une construction techniquement bancale et politiquement boiteuse, parce que l'institution monétaire, dont le mandat est pourtant délimité, aurait été le seul acteur macro-économique à l'échelle de la zone euro.
Les discussions que nous avons eues à ce sujet depuis Amsterdam ont, vous le savez, abouti à la création d'un conseil informel de l'euro qui sera l'instance d'une coordination renforcée entre les pays participant à la zone euro.
Pour que cette instance vive et soit utile, il faudra, comme aurait dit Montesquieu, que les gouvernements fassent preuve de vertu. Car la coordination est souvent un exercice formel, dont chacun cherche à sortir sans avoir rien révélé ni rien concédé. Il ne pourra pas en aller de même au sein de l'union monétaire. Nous devrons aller au delà des règles générales sur le niveau maximal des déficits, pour discuter en fonction de la conjoncture de l'évolution de nos dépenses ou de nos choix fiscaux. Nous devrons examiner le niveau du taux de change de l'euro et, si besoin, nous mettre d'accord sur son évolution souhaitable. Nous devrons réagir de concert aux événements économiques et financiers. Nous devrons nous dire la vérité, écouter le jugement des autres, défendre notre cause, et le cas échéant accepter des arbitrages moins favorables que nous ne l'aurions voulu. Le succès commun est à ce prix.
Aux citoyens, la monnaie unique apportera sans nul doute le sentiment d'une appartenance à une construction commune. Mais l'euro fournira aussi une cible facile aux démagogues, car des circonstances se produiront certainement dans lesquelles la BCE devra affronter l'impopularité . La BCE sera en effet pas une institution impopulaire. Aucune banque centrale ne l'est : Arthur Burns, l'ancien président de la Réserve fédérale, disait que le rôle d'un banquier central est de retirer les boissons alcoolisées avant que les convives commencent d'être gais. Et parce qu'elle sera une institution européenne, la BCE sera de surcroît conduite à prendre des décisions qui ne satisferont exactement aucun des pays participants à l'euro.
Il importe donc de créer les conditions d'un progrès du débat démocratique en Europe. Car la monnaie unique sera robuste si demain l'évolution de l'économie européenne et les choix de politique économique font l'objet de débats transnationaux, et fragile si ces débats restent confinés à l'intérieur des nations. Cela passe par une information des citoyens, qui à l'image de ce qui se passe dans un État fédéral, devront savoir s'ils doivent faire reproche d'une décision à Lyon, à Paris, à Bruxelles ou à Francfort. Cela passe par une plus grande transparence et, comme on dit en anglais, d'une plus grande " accountability " des institutions européennes, comme la Commission, le Conseil ou la banque centrale. Faire progresser ce débat, faire en sorte qu'il traverse les frontières, c'est notre responsabilité à tous pour les années qui viennent.
La monnaie unique sera aussi l'expression commune de notre rôle dans l'économie mondiale. Non par volonté de puissance : l'Europe a depuis longtemps renoncé à tout impérialisme. Mais parce qu'il est bon que la réalité monétaire se rapproche de la réalité économique et commerciale. Dans l'économie mondiale il n'y a pas, il y a de moins en moins, un seul acteur global que sa puissance économique destinerait à un leadership sans partage. L'Europe est un grand acteur économique et financier, elle est un facteur d'équilibre dans les relations internationales, elle est un partenaire de premier rang de toutes les régions du monde. Elle sera demain, avec sa monnaie, un facteur de stabilité et d'équilibre international : C'est une ambition que partagent la France, la Belgique -Philippe Maystadt y a contribué activement-, et d'autres pays européens : celle d'un système monétaire international mieux ordonné et plus équilibré.
Vous l'aurez compris : je suis convaincu de ce que le moment est venu de retrouver le sens du progrès. Au-delà des idéologies et des oppositions classiques - libéralisme contre dirigisme, libéralisme contre social-démocratie - la question qui nous est posée est en effet de savoir si la phase de désordre que nous connaissons va perdurer, ou si une phase de réorganisation va lui succéder.
Ceux qui examinent l'évolution de ces dix dernières années peuvent croire que nous assistons à la victoire définitive du libéralisme.
Mais ceux qui, comme moi, portent sur l'histoire le regard de la longue période défendent l'idée que le libéralisme n'a jamais été et ne sera jamais qu'une parenthèse, parce que la nécessité de nouvelles régulations s'impose toujours.
Les premiers croient en La fin de l'histoire de Francis Fukuyama. Les seconds se réfèrent à La grande transformation de Karl Polanyi.
L'analyste peut confronter les signes contradictoires du moment. Mais le responsable politique ne peut aboutir qu'à une seule conclusion : nous sommes aujourd'hui confrontés à un immense défi. Le relever sera une tâche que je sais de longue haleine. J'espère seulement avoir commencé à l'engager ce soir.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 1 août 2002)