Texte intégral
Q - Bonjour à tous. Le Programme des Nations unies pour le développement vient de rendre son rapport annuel et le constat est sans surprise. On découvre que l'écart entre les pays développés et les pays les plus pauvres s'est encore accru ces dernières années. Un chiffre pour en avoir une idée : la fortune des trois personnes les plus riches au monde est équivalente aux revenus des 47 pays les plus pauvres de la planète. Cette semaine aussi, plusieurs voix se sont élevées pour mettre en cause la politique de coopération de la France. C'est le président Jacques Chirac qui a déclaré que cet effort était insuffisant. Et c'est le Haut Conseil de la Coopération internationale qui a remis un rapport sévère à Lionel Jospin, le Premier ministre.
Bonjour, Monsieur le Ministre. Merci de nous accueillir ici dans ce cadre prestigieux du Centre de conférences internationales. S'occuper de coopération, c'est l'assurance de prendre des coups. Soit on en fait trop, soit on n'en fait pas assez, soit on le fait mal. Est-ce que vous avez ressenti les critiques, par exemple du chef de l'Etat, comme une pierre dans votre jardin ?
R - Non. Je ne crois pas d'ailleurs que ce soit ainsi qu'il fallait l'entendre. J'ai surtout entendu le chef de l'Etat mettre en cause la faiblesse de l'effort d'autres pays qui font quatre fois moins que la France par rapport à leurs possibilités et on pense aux Etats-Unis notamment. La France, elle, a sans doute comme tous les autres baissé son aide publique au développement mais elle reste dans le peloton de tête. Mais la question aujourd'hui est surtout de savoir si cette aide publique au développement est utilisée à bon escient, si l'efficacité de cette aide, compte tenu quand même des sommes importantes qui sont mobilisées est au rendez-vous. Et je crois que c'est de cela dont il est question et c'est ça qui justifie la crise du développement.
Q - Alors on va reprendre les problèmes les uns après les autres. Mais d'abord, les constats dressés par le PNUD ou par le Haut Conseil : est-ce que vous avez été surpris en les découvrant ou est-ce que vous étiez arrivé au même résultat vous-même par votre expérience à la tête de votre ministère ?
R - Le diagnostic ne nous a pas surpris. Nous savons, hélas, que la lutte contre la pauvreté n'a pas produit les effets que certains programmes annoncés à grand bruit il y a quelques années avaient pu laisser entendre. Quand on dit lutte contre la pauvreté, ça veut dire un meilleur accès à la santé, à l'éducation, à l'espérance de vie alors que celle-ci a tendance à diminuer dans certains pays - une situation tout à fait catastrophique - et qu'en effet l'Afrique pour ne parler que d'elle ne reçoit qu'une part infime de l'investissement qui permettrait sa croissance. Bref, je le disais à l'instant, il y a une crise de confiance dans le développement, crise de confiance entre le Nord et le Sud - et Seattle a été une expression de cette crise de confiance - crise de confiance dans les populations du Sud qui ne voient pas les retombées de ces aides mobilisées normalement pour elles et crise de confiance probablement aussi de nos opinions publiques qui s'interrogent sur la question de savoir si, véritablement, ces politiques du développement justifient les efforts qu'on fait pour les financer. C'est tout cela qu'il s'agit de soigner. Et d'ailleurs, je rappelle que nous avons néanmoins - ça, c'est la bonne nouvelle - il y a une semaine jour pour jour, signé à Cotonou le renouvellement de ce contrat de confiance en quelque sorte entre l'Europe, les 15 et 77 pays, Afrique, Caraïbes, Pacifique, pour l'essentiel d'ailleurs des pays africains et parmi ceux là, les plus pauvres du monde. Et je rappelle que ce contrat a été signé, l'accord de tous a été obtenu après deux ans de négociation, preuve que si on prend le temps d'écouter, de comprendre, on peut arriver à s'entendre. Et de ce point de vue, cet accord, c'est un peu le contrepoint de Seattle, il faudrait quand même le rappeler aujourd'hui, y compris parce que, aujourd'hui, ailleurs en France, on parle aussi de ces choses.
Q - Oui, il y a eu la manifestation à Millau effectivement. Vu du côté des Africains, ça fait bizarre, eux qui frappent sans cesse à la porte de l'OMC sans y entrer.
R - Oui, encore que s'agissant de l'OMC, les réactions que nous avons entendues depuis l'échec de Seattle vont toutes dans le même sens. Il faut impliquer mieux les pays du Sud dans la préparation, dans la négociation de Seattle. Et je rappelle d'ailleurs que l'OMC a mis en place un fonds auquel la France participe pour aider précisément les pays en développement à participer à ces négociations qui les concernent au premier chef.
Q - Quand le chef de l'Etat dit que la France finalement est grosso modo moins généreuse que ce qu'elle voudrait laisser croire, que finalement l'effort de coopération depuis vingt ans manque d'ambition. On parle de vingt ans, on parle de quinze, vingt ans.
R - Moi, je vais vous dire un chiffre très précis. Le pic statistique si je puis dire de l'aide publique française au développement, c'est 1994, au moment où il fallait préparer la dévaluation du Franc CFA et il a fallu aider l'Afrique à passer ce cap ce qui avait justifié une augmentation de cette aide. Mais je voudrais quand même dire que la baisse de cette aide n'est pas seulement synonyme de mauvaise nouvelle car, parmi ces aides, il y a les aides aux finances publiques, au budget de ces pays. Et il est vrai que, lorsqu'il y a amélioration des finances publiques, le montant de l'aide baisse. Ceci n'est pas mauvais. Parmi l'aide publique française, il y a les coopérants français. Or, le nombre de ceux-ci a beaucoup diminué parce que nous avons voulu évidemment éviter que ce soit nous qui soyons à la place des Africains considérant que le développement, c'est aussi la responsabilité des Africains dans leur développement.
Q - Et quand vous voyez la déliquescence des Etats en Afrique, vous pensez qu'on a eu raison ?
R - Je pense que la déliquescence ne procède pas forcément seulement de cela. Moi, j'observe que la chute du mur de Berlin a modifié totalement les rapports de force géostratégiques.
Q - A partir du moment où le mur est tombé, l'Afrique n'avait plus aucun intérêt stratégique.
R - Voilà, ni pour les uns, ni pour les autres. J'observe que beaucoup font des discours pour l'Afrique, que tel ou tel président de grande puissance va en Afrique et déclare donner un milliard de dollars pour l'Afrique en ne précisant pas que, un an plus tard, le Congrès n'a toujours pas dit oui au milliard en question.
Q - Oui, mais bon, ça fait deux fois que vous accusez les Américains - 0,1 % -, les déclarations de Clinton. Cela dit, l'aide américaine à l'Afrique, elle passe par des fonds privés, ce n'est pas une aide publique contrairement à la France.
R - Non, très peu. En réalité, très peu. Je crois qu'il faut quand même rappeler que la France se sent souvent seule en Afrique et que loin de redouter la présence des autres
Q - Mais les Japonais font plus.
R - Non mais nous ne parlons pas en valeur absolue. Les Japonais font plus, ce n'est pas anormal. En valeur absolue, les Suédois font moins. Ils ont surtout une coopération de concentration alors que, nous, c'est le produit de notre histoire aussi. Nous avons encore une présence sur un nombre très important de pays africains sans oublier l'ambition de la France d'avoir une diplomatie universelle. C'est vrai que ceci a un prix. Mais je crois qu'il est important de rappeler quand même que la France aujourd'hui est une des seules grandes puissances diplomatiques en plus des Etats-Unis.
Q - Alors ça tombe bien puisque la France prend la présidence de l'Union européenne à partir du 1er juillet. Le Haut Conseil de la Coopération a écrit que la baisse de l'aide française fait que la France ne disposerait plus bientôt du crédit moral lui permettant d'être moteur dans l'élaboration d'une politique européenne de développement et ça, d'autant plus que la baisse de l'aide va encore baisser en 2001. Vous pensez qu'on nous n'avons plus de leçon à donner finalement à nos partenaires européens, que nous avons moins de crédit quand on leur parle aujourd'hui, qu'on leur demande de mettre la main à la poche ?
R - Je ne crois pas que ce soit en termes de leçons à donner. J'observe simplement, puisque nous parlons de l'Europe, qu'il y a un Fonds européen de développement qui est l'outil financier du contrat de confiance entre l'Europe et les pays en développement et que ce Fonds européen de développement, qui représente si on compte les reliquats quelque 25 milliards d'euros à dépenser en sept ans, ce qui est considérable, et qui est financé pour presque 25 % par la France. Nous pourrions - mais ce n'est pas notre intention - donner à certains en quelque sorte des leçons car la France en l'occurrence est beaucoup plus généreuse qu'aucun de ses partenaires européens.
Q - Vous rejetez la critique, d'accord. Est-ce que cette aide européenne marche ? Parce que là encore, je me réfère au Haut Conseil de la Coopération internationale qui est une organisation qui a été mis en place par votre gouvernement, par Lionel Jospin et qui dit que la politique européenne est un échec plus grave encore que celui des politiques bilatérales des Etats membres, ce sont les bureaucraties, les procédures centralisées, le manque de transparence, etc., tous les problèmes habituels de l'aide et de la coopération. L'Europe est pire que nous ou pas ?
R - L'Europe est souvent le bouc-émissaire de certaines impuissances des Etats européens. Il faut quand même aussi le rappeler. Mais il est vrai aussi que l'Europe a des procédures lourdes et que, si on conjugue la difficulté de l'Europe à gérer ses procédures et l'absence souvent d'expertises africaines pour monter des projets, on explique en effet la sous-consommation de crédits qui est une de nos premières préoccupations. Et si aujourd'hui j'ai souhaité avec mon collègue portugais réunir les ministres européens à la veille même de la présidence française, c'est pour ne pas perdre de temps car nous avons une priorité, c'est faire vivre ces nouveaux accords de Cotonou qui prennent la suite des accords de Lomé et en particulier s'attaquer à cette question : comment mieux utiliser les moyens dont nous disposons ? Alors sans doute faut-il se préoccuper de cette baisse de l'aide publique au développement mais je pense qu'il faut surtout faire en sorte que l'argent dont on dispose soit mieux utilisé. Et c'est de cela dont nous allons nous préoccuper. Lundi prochain, vous le savez, le gouvernement français rencontre l'ensemble des commissaires européens. J'aurai pour ma part un dialogue avec le commissaire qui s'occupe de ces questions.
Q - Mais bon, au dernier Conseil européen il y a huit jours à Feira, pas un mot sur la coopération, pas un mot sur l'Afrique. On parle de l'élargissement. On parle de l'aide qu'il faut apporter à tous les pays qui sont désormais en voie d'entrer dans la famille européenne. Et il y a de quoi comprendre l'inquiétude des Africains qui se disent " on va être laissés pour compte ".
R - Non. Il est exact que tous les pays européens n'ont pas la même sensibilité à l'Afrique que ceux qui ont avec l'Afrique une histoire. Je pense à la France mais on pourrait parler du Portugal, de l'Espagne, de l'Allemagne, de l'Italie. Il nous faut convaincre l'ensemble de nos partenaires que la relation à l'Afrique en particulier est tout à fait importante, que c'est notre responsabilité. C'est probablement aussi notre intérêt.
Q - Parlons un petit peu de l'actualité, une autre actualité diplomatique. A Varsovie, la France s'est distinguée cette semaine puisque Hubert Védrine a refusé de signer un texte qui était proposé par les Américains et qu'ont paraphé plus d'une centaine d'autres pays sur la démocratie. Et le ministre des Affaires étrangères s'est expliqué en disant que les occidentaux avaient tendance à faire de la démocratie une religion et à chercher à y convertir les autres et qu'il ne signerait pas ce document. Vous n'avez pas l'impression que cela risque d'encourager les satrapes africains qui se moquent éperdument des Droits de l'Homme ?
R - Je ne crois pas. D'abord, je ne crois pas qu'ils s'en moquent autant. Et quoi qu'on puisse dire et parfois, ceci est aussi une cause des difficultés à mettre en place certains programmes. La démocratie avance, les élections ne se déroulent pas dans la sérénité qu'on voudrait bien souvent mais je crois que ces choses là avancent. Et curieusement, parmi les raisons qui font que l'Europe ne peut plus imposer ses conditions, c'est qu'en face de nous, on n'a non plus un dictateur ou un dirigeant parfois despote éclairé mais rarement, mais des démocraties ce qui complique un peu parfois mais qui enrichit aussi le dialogue. Non, moi, je crois que, sur la question que vous me posez, d'abord, si vous n'avez pas eu le temps de le faire, moi, je vous renvoie à l'intervention de Hubert Védrine. Vous y trouverez de bonnes raisons d'exprimer des réserves vis-à-vis d'une démarche qui s'assimilait en fait en réalité à la constitution d'un club dont les invités avaient été choisis sur des critères pas toujours compréhensibles.
Q - Par les Américains. D'accord, on ne veut pas se faire tordre le bras dans le dos.
R - J'ai vu des pays absents refusés pour des raisons politiques alors qu'ils expriment une démocratie au moins aussi vivante que d'autres pays qui, eux, avaient été invités. Donc, vous voyez, c'est le fait de ne pas avoir été en quelque sorte prévenu
Q - Mis au pied du mur, c'est déplaisant.
R - Voilà.
Q - D'accord. Il a fait un éclat mais ça n'a pas dû passer inaperçu en Afrique. En Côte d'Ivoire, six mois après le débarquement de Henri Konan Bedié, le général Gueï s'apprête à faire des élections, un référendum d'abord fin juillet sur une nouvelle constitution, qu'il a mise au point et qui semble exclure une fois de plus l'opposant à Konan Bedie qui s'appelle Alassane Ouattara sous des prétextes de nationalité. Comment est-ce que vous voyez ces choses ? Est-ce que vous êtes d'abord au courant qu'une enquête a été ouverte sur la fortune par exemple de Ouattara ? Est-ce que vous avez des informations là-dessus ?
R - Cette information ne me surprend pas. Que l'enquête ait été décidée est pour moi nouveau. Je ne pense pas que ce soit le cur de la question. La question est de savoir si les Ivoiriens vont pouvoir apprivoiser en quelque sorte cette question de l'ivoirité qui a été pendant plusieurs mois à la source non seulement de débats politiques mais aussi d'un certain nombre de violences. Alors la constitution qui va être soumise à référendum le 23 juillet va être l'occasion pour les Ivoiriens d'abord de décider ce qu'ils veulent en ce qui concerne cette relation entre l'ivoirité et l'éligibilité à la présidence. Une fois ce référendum connu dans ces résultats, on peut penser qu'il sera adopté, il restera à interpréter les termes de la constitution nouvelle.
Q - Voir si Ouattara a, oui ou non, le droit de se présenter, est ivoirien ou ne l'est pas.
R - Voilà. Alassane Ouattara ou d'autres.
Q - Attendez, mais vous voyez bien que le climat se délite quand même.
R - Ce n'est pas nous qui allons décider. Il y a une cour constitutionnelle ou l'équivalent d'une cour constitutionnelle prévue par la Constitution. C'est elle qui va devoir interpréter celle-ci. Et la France a déjà eu l'occasion de dire que cette interprétation doit se faire de manière généreuse. Je n'en dis pas davantage. Ce n'est pas nous qui allons décider. Nous souhaitons vraiment
Q - Ne pas rappeler à l'ordre le général Gueï en lui rappelant que la démocratie, ça s'applique aussi au contre-pouvoir.
R - Non, mais nous savons déjà eu l'occasion de rencontrer certains des membres de son entourage. Moi-même, j'ai rencontré le général Gueï dans différentes circonstances en Afrique et nous avons parlé de ces choses-là. Mais je le répète, il est normal que les Ivoiriens décident. J'espère qu'ils sauront trouver un point d'équilibre qui permettra en tout cas de calmer en quelque sorte une situation qui, je ne vous le cache pas, est suivie par nous avec beaucoup d'attention car la Côte d'Ivoire est un pays partenaire et dont le rôle dans toute l'Afrique de l'Ouest est considérable.
Q - L'exemple va être suivi
R - Tout à fait, tout à fait.
Q - Un mot enfin sur la petite polémique, pas petite polémique d'ailleurs. C'est une vraie divergence, c'est un vrai désaccord au sommet de l'Etat au moment où la France prend la présidence européenne. On a entendu le ministre des Affaires européennes Pierre Moscovici déclarer que le discours de Jacques Chirac mardi dernier devant le Budenstag était l'expression de sa propre pensée, que ce n'était pas le discours des autorités françaises. Réponse immédiate de l'Elysée disant que la France parlait d'une seule voix et que, quand le président de la République s'exprimait, c'était donc qu'il engageait la parole de la France.
R - Qu'est-ce que je peux dire ? La cohabitation donne nécessairement un caractère pluriel aux autorités françaises pour que la France s'exprime d'une seule voix. Cela signifie une concertation préalable entre autorités françaises. Je crois que tout le monde peut le comprendre.
Q - Elle n'a pas eu lieu sur le discours de Chirac ?
R - Je suis convaincu que l'échange a eu lieu. Sinon, il faut chercher pourquoi. Moi, je voudrais simplement dire aussi et je me contenterais de ce commentaire, Lionel Jospin n'a pas besoin de faire profession de foi de ses convictions européennes. Elles sont connues.
Q - Oui, mais sur la Constitution, sur les " groupes pionniers ", sur...
R - Oui, elle en prend acte. Mais elle a aussi une tâche immédiate là. Et je pense que les autorités françaises sont toutes mobilisées sur cet objectif, c'est réussir la présidence française ce qui veut dire modifier, réformer les institutions européennes j'allais dire dans l'immédiat pour faire face en particulier à un dossier qui, lui, n'attend pas, c'est celui de l'élargissement.
Q - Et sur la politique européenne comme sur la politique africaine, la cohabitation n'affaiblit pas la position de la France ?
R - Ecoutez, on s'emploie et nous sommes nombreux attelés à cette tâche à faire en sorte que la communication entre l'Elysée et Matignon ou les Affaires étrangères soit la plus fluide possible de façon à ce que, en Afrique ou ailleurs, on n'ait pas le sentiment qu'il y a dissonance, qu'au contraire il y a une volonté française qui s'exprime au sud comme en Europe. Je pense qu'on y arrive assez bien.
(Source : http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 juillet 2000)
Bonjour, Monsieur le Ministre. Merci de nous accueillir ici dans ce cadre prestigieux du Centre de conférences internationales. S'occuper de coopération, c'est l'assurance de prendre des coups. Soit on en fait trop, soit on n'en fait pas assez, soit on le fait mal. Est-ce que vous avez ressenti les critiques, par exemple du chef de l'Etat, comme une pierre dans votre jardin ?
R - Non. Je ne crois pas d'ailleurs que ce soit ainsi qu'il fallait l'entendre. J'ai surtout entendu le chef de l'Etat mettre en cause la faiblesse de l'effort d'autres pays qui font quatre fois moins que la France par rapport à leurs possibilités et on pense aux Etats-Unis notamment. La France, elle, a sans doute comme tous les autres baissé son aide publique au développement mais elle reste dans le peloton de tête. Mais la question aujourd'hui est surtout de savoir si cette aide publique au développement est utilisée à bon escient, si l'efficacité de cette aide, compte tenu quand même des sommes importantes qui sont mobilisées est au rendez-vous. Et je crois que c'est de cela dont il est question et c'est ça qui justifie la crise du développement.
Q - Alors on va reprendre les problèmes les uns après les autres. Mais d'abord, les constats dressés par le PNUD ou par le Haut Conseil : est-ce que vous avez été surpris en les découvrant ou est-ce que vous étiez arrivé au même résultat vous-même par votre expérience à la tête de votre ministère ?
R - Le diagnostic ne nous a pas surpris. Nous savons, hélas, que la lutte contre la pauvreté n'a pas produit les effets que certains programmes annoncés à grand bruit il y a quelques années avaient pu laisser entendre. Quand on dit lutte contre la pauvreté, ça veut dire un meilleur accès à la santé, à l'éducation, à l'espérance de vie alors que celle-ci a tendance à diminuer dans certains pays - une situation tout à fait catastrophique - et qu'en effet l'Afrique pour ne parler que d'elle ne reçoit qu'une part infime de l'investissement qui permettrait sa croissance. Bref, je le disais à l'instant, il y a une crise de confiance dans le développement, crise de confiance entre le Nord et le Sud - et Seattle a été une expression de cette crise de confiance - crise de confiance dans les populations du Sud qui ne voient pas les retombées de ces aides mobilisées normalement pour elles et crise de confiance probablement aussi de nos opinions publiques qui s'interrogent sur la question de savoir si, véritablement, ces politiques du développement justifient les efforts qu'on fait pour les financer. C'est tout cela qu'il s'agit de soigner. Et d'ailleurs, je rappelle que nous avons néanmoins - ça, c'est la bonne nouvelle - il y a une semaine jour pour jour, signé à Cotonou le renouvellement de ce contrat de confiance en quelque sorte entre l'Europe, les 15 et 77 pays, Afrique, Caraïbes, Pacifique, pour l'essentiel d'ailleurs des pays africains et parmi ceux là, les plus pauvres du monde. Et je rappelle que ce contrat a été signé, l'accord de tous a été obtenu après deux ans de négociation, preuve que si on prend le temps d'écouter, de comprendre, on peut arriver à s'entendre. Et de ce point de vue, cet accord, c'est un peu le contrepoint de Seattle, il faudrait quand même le rappeler aujourd'hui, y compris parce que, aujourd'hui, ailleurs en France, on parle aussi de ces choses.
Q - Oui, il y a eu la manifestation à Millau effectivement. Vu du côté des Africains, ça fait bizarre, eux qui frappent sans cesse à la porte de l'OMC sans y entrer.
R - Oui, encore que s'agissant de l'OMC, les réactions que nous avons entendues depuis l'échec de Seattle vont toutes dans le même sens. Il faut impliquer mieux les pays du Sud dans la préparation, dans la négociation de Seattle. Et je rappelle d'ailleurs que l'OMC a mis en place un fonds auquel la France participe pour aider précisément les pays en développement à participer à ces négociations qui les concernent au premier chef.
Q - Quand le chef de l'Etat dit que la France finalement est grosso modo moins généreuse que ce qu'elle voudrait laisser croire, que finalement l'effort de coopération depuis vingt ans manque d'ambition. On parle de vingt ans, on parle de quinze, vingt ans.
R - Moi, je vais vous dire un chiffre très précis. Le pic statistique si je puis dire de l'aide publique française au développement, c'est 1994, au moment où il fallait préparer la dévaluation du Franc CFA et il a fallu aider l'Afrique à passer ce cap ce qui avait justifié une augmentation de cette aide. Mais je voudrais quand même dire que la baisse de cette aide n'est pas seulement synonyme de mauvaise nouvelle car, parmi ces aides, il y a les aides aux finances publiques, au budget de ces pays. Et il est vrai que, lorsqu'il y a amélioration des finances publiques, le montant de l'aide baisse. Ceci n'est pas mauvais. Parmi l'aide publique française, il y a les coopérants français. Or, le nombre de ceux-ci a beaucoup diminué parce que nous avons voulu évidemment éviter que ce soit nous qui soyons à la place des Africains considérant que le développement, c'est aussi la responsabilité des Africains dans leur développement.
Q - Et quand vous voyez la déliquescence des Etats en Afrique, vous pensez qu'on a eu raison ?
R - Je pense que la déliquescence ne procède pas forcément seulement de cela. Moi, j'observe que la chute du mur de Berlin a modifié totalement les rapports de force géostratégiques.
Q - A partir du moment où le mur est tombé, l'Afrique n'avait plus aucun intérêt stratégique.
R - Voilà, ni pour les uns, ni pour les autres. J'observe que beaucoup font des discours pour l'Afrique, que tel ou tel président de grande puissance va en Afrique et déclare donner un milliard de dollars pour l'Afrique en ne précisant pas que, un an plus tard, le Congrès n'a toujours pas dit oui au milliard en question.
Q - Oui, mais bon, ça fait deux fois que vous accusez les Américains - 0,1 % -, les déclarations de Clinton. Cela dit, l'aide américaine à l'Afrique, elle passe par des fonds privés, ce n'est pas une aide publique contrairement à la France.
R - Non, très peu. En réalité, très peu. Je crois qu'il faut quand même rappeler que la France se sent souvent seule en Afrique et que loin de redouter la présence des autres
Q - Mais les Japonais font plus.
R - Non mais nous ne parlons pas en valeur absolue. Les Japonais font plus, ce n'est pas anormal. En valeur absolue, les Suédois font moins. Ils ont surtout une coopération de concentration alors que, nous, c'est le produit de notre histoire aussi. Nous avons encore une présence sur un nombre très important de pays africains sans oublier l'ambition de la France d'avoir une diplomatie universelle. C'est vrai que ceci a un prix. Mais je crois qu'il est important de rappeler quand même que la France aujourd'hui est une des seules grandes puissances diplomatiques en plus des Etats-Unis.
Q - Alors ça tombe bien puisque la France prend la présidence de l'Union européenne à partir du 1er juillet. Le Haut Conseil de la Coopération a écrit que la baisse de l'aide française fait que la France ne disposerait plus bientôt du crédit moral lui permettant d'être moteur dans l'élaboration d'une politique européenne de développement et ça, d'autant plus que la baisse de l'aide va encore baisser en 2001. Vous pensez qu'on nous n'avons plus de leçon à donner finalement à nos partenaires européens, que nous avons moins de crédit quand on leur parle aujourd'hui, qu'on leur demande de mettre la main à la poche ?
R - Je ne crois pas que ce soit en termes de leçons à donner. J'observe simplement, puisque nous parlons de l'Europe, qu'il y a un Fonds européen de développement qui est l'outil financier du contrat de confiance entre l'Europe et les pays en développement et que ce Fonds européen de développement, qui représente si on compte les reliquats quelque 25 milliards d'euros à dépenser en sept ans, ce qui est considérable, et qui est financé pour presque 25 % par la France. Nous pourrions - mais ce n'est pas notre intention - donner à certains en quelque sorte des leçons car la France en l'occurrence est beaucoup plus généreuse qu'aucun de ses partenaires européens.
Q - Vous rejetez la critique, d'accord. Est-ce que cette aide européenne marche ? Parce que là encore, je me réfère au Haut Conseil de la Coopération internationale qui est une organisation qui a été mis en place par votre gouvernement, par Lionel Jospin et qui dit que la politique européenne est un échec plus grave encore que celui des politiques bilatérales des Etats membres, ce sont les bureaucraties, les procédures centralisées, le manque de transparence, etc., tous les problèmes habituels de l'aide et de la coopération. L'Europe est pire que nous ou pas ?
R - L'Europe est souvent le bouc-émissaire de certaines impuissances des Etats européens. Il faut quand même aussi le rappeler. Mais il est vrai aussi que l'Europe a des procédures lourdes et que, si on conjugue la difficulté de l'Europe à gérer ses procédures et l'absence souvent d'expertises africaines pour monter des projets, on explique en effet la sous-consommation de crédits qui est une de nos premières préoccupations. Et si aujourd'hui j'ai souhaité avec mon collègue portugais réunir les ministres européens à la veille même de la présidence française, c'est pour ne pas perdre de temps car nous avons une priorité, c'est faire vivre ces nouveaux accords de Cotonou qui prennent la suite des accords de Lomé et en particulier s'attaquer à cette question : comment mieux utiliser les moyens dont nous disposons ? Alors sans doute faut-il se préoccuper de cette baisse de l'aide publique au développement mais je pense qu'il faut surtout faire en sorte que l'argent dont on dispose soit mieux utilisé. Et c'est de cela dont nous allons nous préoccuper. Lundi prochain, vous le savez, le gouvernement français rencontre l'ensemble des commissaires européens. J'aurai pour ma part un dialogue avec le commissaire qui s'occupe de ces questions.
Q - Mais bon, au dernier Conseil européen il y a huit jours à Feira, pas un mot sur la coopération, pas un mot sur l'Afrique. On parle de l'élargissement. On parle de l'aide qu'il faut apporter à tous les pays qui sont désormais en voie d'entrer dans la famille européenne. Et il y a de quoi comprendre l'inquiétude des Africains qui se disent " on va être laissés pour compte ".
R - Non. Il est exact que tous les pays européens n'ont pas la même sensibilité à l'Afrique que ceux qui ont avec l'Afrique une histoire. Je pense à la France mais on pourrait parler du Portugal, de l'Espagne, de l'Allemagne, de l'Italie. Il nous faut convaincre l'ensemble de nos partenaires que la relation à l'Afrique en particulier est tout à fait importante, que c'est notre responsabilité. C'est probablement aussi notre intérêt.
Q - Parlons un petit peu de l'actualité, une autre actualité diplomatique. A Varsovie, la France s'est distinguée cette semaine puisque Hubert Védrine a refusé de signer un texte qui était proposé par les Américains et qu'ont paraphé plus d'une centaine d'autres pays sur la démocratie. Et le ministre des Affaires étrangères s'est expliqué en disant que les occidentaux avaient tendance à faire de la démocratie une religion et à chercher à y convertir les autres et qu'il ne signerait pas ce document. Vous n'avez pas l'impression que cela risque d'encourager les satrapes africains qui se moquent éperdument des Droits de l'Homme ?
R - Je ne crois pas. D'abord, je ne crois pas qu'ils s'en moquent autant. Et quoi qu'on puisse dire et parfois, ceci est aussi une cause des difficultés à mettre en place certains programmes. La démocratie avance, les élections ne se déroulent pas dans la sérénité qu'on voudrait bien souvent mais je crois que ces choses là avancent. Et curieusement, parmi les raisons qui font que l'Europe ne peut plus imposer ses conditions, c'est qu'en face de nous, on n'a non plus un dictateur ou un dirigeant parfois despote éclairé mais rarement, mais des démocraties ce qui complique un peu parfois mais qui enrichit aussi le dialogue. Non, moi, je crois que, sur la question que vous me posez, d'abord, si vous n'avez pas eu le temps de le faire, moi, je vous renvoie à l'intervention de Hubert Védrine. Vous y trouverez de bonnes raisons d'exprimer des réserves vis-à-vis d'une démarche qui s'assimilait en fait en réalité à la constitution d'un club dont les invités avaient été choisis sur des critères pas toujours compréhensibles.
Q - Par les Américains. D'accord, on ne veut pas se faire tordre le bras dans le dos.
R - J'ai vu des pays absents refusés pour des raisons politiques alors qu'ils expriment une démocratie au moins aussi vivante que d'autres pays qui, eux, avaient été invités. Donc, vous voyez, c'est le fait de ne pas avoir été en quelque sorte prévenu
Q - Mis au pied du mur, c'est déplaisant.
R - Voilà.
Q - D'accord. Il a fait un éclat mais ça n'a pas dû passer inaperçu en Afrique. En Côte d'Ivoire, six mois après le débarquement de Henri Konan Bedié, le général Gueï s'apprête à faire des élections, un référendum d'abord fin juillet sur une nouvelle constitution, qu'il a mise au point et qui semble exclure une fois de plus l'opposant à Konan Bedie qui s'appelle Alassane Ouattara sous des prétextes de nationalité. Comment est-ce que vous voyez ces choses ? Est-ce que vous êtes d'abord au courant qu'une enquête a été ouverte sur la fortune par exemple de Ouattara ? Est-ce que vous avez des informations là-dessus ?
R - Cette information ne me surprend pas. Que l'enquête ait été décidée est pour moi nouveau. Je ne pense pas que ce soit le cur de la question. La question est de savoir si les Ivoiriens vont pouvoir apprivoiser en quelque sorte cette question de l'ivoirité qui a été pendant plusieurs mois à la source non seulement de débats politiques mais aussi d'un certain nombre de violences. Alors la constitution qui va être soumise à référendum le 23 juillet va être l'occasion pour les Ivoiriens d'abord de décider ce qu'ils veulent en ce qui concerne cette relation entre l'ivoirité et l'éligibilité à la présidence. Une fois ce référendum connu dans ces résultats, on peut penser qu'il sera adopté, il restera à interpréter les termes de la constitution nouvelle.
Q - Voir si Ouattara a, oui ou non, le droit de se présenter, est ivoirien ou ne l'est pas.
R - Voilà. Alassane Ouattara ou d'autres.
Q - Attendez, mais vous voyez bien que le climat se délite quand même.
R - Ce n'est pas nous qui allons décider. Il y a une cour constitutionnelle ou l'équivalent d'une cour constitutionnelle prévue par la Constitution. C'est elle qui va devoir interpréter celle-ci. Et la France a déjà eu l'occasion de dire que cette interprétation doit se faire de manière généreuse. Je n'en dis pas davantage. Ce n'est pas nous qui allons décider. Nous souhaitons vraiment
Q - Ne pas rappeler à l'ordre le général Gueï en lui rappelant que la démocratie, ça s'applique aussi au contre-pouvoir.
R - Non, mais nous savons déjà eu l'occasion de rencontrer certains des membres de son entourage. Moi-même, j'ai rencontré le général Gueï dans différentes circonstances en Afrique et nous avons parlé de ces choses-là. Mais je le répète, il est normal que les Ivoiriens décident. J'espère qu'ils sauront trouver un point d'équilibre qui permettra en tout cas de calmer en quelque sorte une situation qui, je ne vous le cache pas, est suivie par nous avec beaucoup d'attention car la Côte d'Ivoire est un pays partenaire et dont le rôle dans toute l'Afrique de l'Ouest est considérable.
Q - L'exemple va être suivi
R - Tout à fait, tout à fait.
Q - Un mot enfin sur la petite polémique, pas petite polémique d'ailleurs. C'est une vraie divergence, c'est un vrai désaccord au sommet de l'Etat au moment où la France prend la présidence européenne. On a entendu le ministre des Affaires européennes Pierre Moscovici déclarer que le discours de Jacques Chirac mardi dernier devant le Budenstag était l'expression de sa propre pensée, que ce n'était pas le discours des autorités françaises. Réponse immédiate de l'Elysée disant que la France parlait d'une seule voix et que, quand le président de la République s'exprimait, c'était donc qu'il engageait la parole de la France.
R - Qu'est-ce que je peux dire ? La cohabitation donne nécessairement un caractère pluriel aux autorités françaises pour que la France s'exprime d'une seule voix. Cela signifie une concertation préalable entre autorités françaises. Je crois que tout le monde peut le comprendre.
Q - Elle n'a pas eu lieu sur le discours de Chirac ?
R - Je suis convaincu que l'échange a eu lieu. Sinon, il faut chercher pourquoi. Moi, je voudrais simplement dire aussi et je me contenterais de ce commentaire, Lionel Jospin n'a pas besoin de faire profession de foi de ses convictions européennes. Elles sont connues.
Q - Oui, mais sur la Constitution, sur les " groupes pionniers ", sur...
R - Oui, elle en prend acte. Mais elle a aussi une tâche immédiate là. Et je pense que les autorités françaises sont toutes mobilisées sur cet objectif, c'est réussir la présidence française ce qui veut dire modifier, réformer les institutions européennes j'allais dire dans l'immédiat pour faire face en particulier à un dossier qui, lui, n'attend pas, c'est celui de l'élargissement.
Q - Et sur la politique européenne comme sur la politique africaine, la cohabitation n'affaiblit pas la position de la France ?
R - Ecoutez, on s'emploie et nous sommes nombreux attelés à cette tâche à faire en sorte que la communication entre l'Elysée et Matignon ou les Affaires étrangères soit la plus fluide possible de façon à ce que, en Afrique ou ailleurs, on n'ait pas le sentiment qu'il y a dissonance, qu'au contraire il y a une volonté française qui s'exprime au sud comme en Europe. Je pense qu'on y arrive assez bien.
(Source : http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 juillet 2000)