Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RMC le 28 novembre 1999, sur le rôle de l'OMC, la domination des Etats Unis, l'objectif de la régulation des mécanismes et différends du commerce mondial, le progrès du concept de défense européenne renforcée, la pression européenne pour une solution pacifique au conflit en Tchétchénie, l'organisation de l'autonomie du Kosovo et la situation au Maroc depuis l'avènement du nouveau Mohamed VI.

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Q - En association ce soir avec nos confrères de la chaîne I Télévision, notre invité de ce soir est M. Hubert Védrine. Monsieur le Ministre, bonsoir, et bienvenue à ce Forum qui est une première, en réalité vous êtes en direct à la fois sur l'antenne de RMC et sur l'antenne de I Télévision. L'OMC, l'Organisation mondiale du commerce tient sa conférence à Seattle après-demain, Seattle ce port tout à fait au nord de la côte ouest des Etats-Unis. Il y aura 135 pays, c'est une conférence mammouth, est-ce qu'avec autant de participants on peut arriver, à votre avis, à un résultat concret, tangible. Les chances paraissent minces a priori.
R - Compte tenu de l'objectif, il faut qu'il y ait le maximum de participants. Puisque l'idée générale de l'Organisation mondiale du commerce est qu'il y ait un cadre dans lequel on puisse débattre de toutes les pratiques commerciales pour poser les problèmes quand il y en a et améliorer les choses, fixer des règles nouvelles et pouvoir traiter les contentieux. Sans l'Organisation mondiale du commerce, les phénomènes économiques tels que la mondialisation se produiraient de toute façon et progresseraient plus vite, avec des bottes de sept lieux. Et s'il n'y avait pas d'endroit, de cadre pour discuter, nous serions soumis à un rapport de force encore plus brutal et encore plus sauvage, et cela, sans aucun recours.
Q - Donc le choix est entre la régulation et la foire d'empoigne généralisée, c'est un peu cela
R - Nous avons plus de chance de faire progresser la régulation, ce qui est notre objectif à nous français et à nous européens dans une Organisation mondiale du commerce, que s'il n'y en avait pas. D'ailleurs depuis l'après-guerre où on a mis en place des accords de libéralisation des échanges, mais sans qu'il y ait d'organisation et sans qu'il y ait de système pour traiter des contentieux, pendant les longues années qui vont de la fin des années 1940 au milieu des années 1990 les Européens ont demandé qu'on crée une organisation, pour que ces débats puissent être traités quelque part et qu'on ne soit pas soumis simplement à la loi de la jungle. Cette organisation a été créée en 1994. D'immenses progrès en son sein ont été réalisés, des mécanismes gérés par une organisme spécial, dit de règlement des différends de juge de paix des différends commerciaux mondiaux ont été mis en place. Et depuis que cet organisme fonctionne il a donné raison aussi souvent à l'Europe qu'aux Etats-Unis, sans parler des autres Etats naturellement. Donc à partir de là étant donné que l'objectif général dans cette époque de mondialisation accélérée, c'est de faire en sorte qu'elle soit encadrée par des règles, par des mécanismes, qu'elle ne soit pas sauvage, qu'on essaie de la maîtriser, qu'on essaie de la régulariser mieux encore, qu'on essaie de la civiliser, il faut qu'il y ait un cadre. Le raisonnement est le même que quand on a créé l'Organisation des Nations unies, il vaut mieux qu'il y en ait une que pas du tout. Et après il faut se battre à l'intérieur naturellement.
Q - Comment se fait-il que les sommets diplomatiques qui font d'habitude bailler d'ennui les opinions, jette les gens dans la rue avec l'OMC ?
R - D'abord il y a des sommets, quand même quelques sommets qui excitent les passions et quand les sommets n'excitent plus les passions c'est bon signe. Parce que cela veut dire qu'on est entré dans un travail de fond et pas simplement dans du spectaculaire ou du tape à l'oeil, cela veut dire qu'on n'est plus dans des moments d'extrême angoisse mais qu'on travaille ensemble à gérer le monde tel qu'il est
Q - Les diplomates préfèrent ça, cette situation de
R - Dans les sommets normaux les dirigeants politiques font un travail sérieux de fond et d'immenses progrès sont réalisés, sans bruit. L'OMC c'est un peu différent parce que cette grande réunion de Seattle, plus encore que celle de Marrakech en 94, est l'occasion d'une formidable révélation pour presque le monde entier, de ce phénomène. La mondialisation a commencé il y a bien longtemps avec le télégraphe et avec les guerres mondiales et avec d'autres mécanismes qui s'étalent sur 150 ans ou plus, mais là elle s'accélère de façon exponentielle. Comme cette prise de conscience est diffuse, cette réunion de l'OMC, qui a pour but de la réguler, constitue une sorte de prise de conscience très vive du phénomène et c'est là où intervient un contresens qui n'est pas bon, entre le cadre dans lequel on va discuter de tous les aspects de la mondialisation, les aspects positifs et les aspects négatifs qui existent, on ne peut pas le nier, et qu'on veut essayer de surmonter, et d'autre part le phénomène. Nous défendons absolument l'idée que ce cadre est une nécessité, une utilité. Mais il y a une sorte de conflagration psychologique autour de cette réunion de Seattle comme si la mondialisation allait être décidée là par des forces hostiles.
Q - Il y a un autre paradoxe Monsieur le Ministre, nous sommes représentés nous européens, par Pascal Lamy. Il nous dit d'ailleurs, je mets mon maillot bleu comme au foot, mais il n'y a pas le coq, il y a le drapeau européen
R - Pourquoi cela serait-il un paradoxe ?
Q - Parce qu'il est capable de défendre l'Europe d'une seule voix, la sienne, sans que réapparaisse sa voix française à un moment ou à un autre.
R - Vous verrez on peut avoir confiance dans le professionnalisme, indépendamment du talent et des capacités multiples de Pascal Lamy pour défendre la position européenne étant donné qu'il y en a une. Parce que ce qui est très réconfortant pour l'Union européenne avant cette négociation, c'est que nous n'avons pas eu tellement de mal à 15, à définir ce que l'on appelle le mandat. Et on a dit à Pascal Lamy, voilà la base qui a été élaborée et sur laquelle vous allez négocier sur les différents points. Ce n'est pas nouveau, il ne faut pas présenter cela comme étant une sorte d'aggravation dramatique de la mondialisation, c'est inscrit dans le traité de Rome, cela remonte à 1957. Cela n'a donc pas de rapport avec le Traité de Maastricht, c'est dans le Traité de Rome que nous avons décidé, à l'époque, de confier à la Commission le soin de représenter les intérêts des pays membres dans le cadre des grandes négociations économiques et commerciales internationales. Cela veut donc dire que le débat a lieu en amont, quand il faut fixer le mandat, et le débat rebondit si dans la négociation le négociateur nous dit, là on est devant un dilemme, un choix, sur la base du mandat que l'on a on ne peut pas trancher donc on va rediscuter au niveau des ministres compétents et au niveau des chefs d'Etats et de gouvernements pour voir si on ajuste le mandat. Mais on n'en est pas là à Seattle, parce qu'il s'agit de se mettre d'accord sur le contenu des négociations à ouvrir en janvier.
Q - N'êtes-vous pas en train de vous enfermer dans un discours technique face à une révolte en quelque sorte des citoyens, qui traduit au plan mondial le même divorce qu'il peut y avoir entre les opinions nationales et la classe politique ?
R - Je peux dire à n'importe quelle ONG présente à Seattle, la mondialisation est un fait qu'on ne peut pas contester. Depuis le télégramme jusqu'à Internet en passant par la transmission immédiate des données, c'est cela qui a provoqué la mondialisation plus que n'importe quel programme en réalité, donc je le redis en terme politique. Est-ce que cette mondialisation de fait, vous voulez qu'il y ait un endroit pour en débattre politiquement, pour fixer des orientations, pour décider si nous allons préserver les moyens de la diversité culturelle ou non ? Un endroit où on va essayer progressivement de faire prendre en compte les normes sociales par exemple ou les normes environnementales ? On ne peut pas être plus politique que cela. Est-ce que vous voulez qu'il y ait ce cadre ou pas ? Alors si vous voulez qu'il n'y ait pas de cadre vous allez être soumis de façon encore plus brutale à ce que vous contestez, donc il y a un contresens. Il n'a rien de technique dans ce raisonnement et à mon avis c'est l'immense intérêt de cette mobilisation y compris de la contre mobilisation de Seattle parce que je pense que les idées françaises, de régulation, de la mondialisation comme le Premier ministre ne cesse de le répéter par exemple, vont sortir renforcées, quelle que soit la conclusion à court terme.
Q - José Bové est votre allié objectif dans cette négociation, je parle du leader de la Confédération paysanne française.
R - Non il n'est pas notre allié mais il est un phénomène représentatif de la façon dont une grande partie des opinions, dans les pays développés mais aussi dans les autres, disent attention la mondialisation il n'y a pas que des aspects positifs, mais ce n'est pas ce que nous disons non plus.
Q - Vous allez la prendre en compte cette irruption des ONG sur la scène internationale maintenant ?
R - Elle est déjà prise en compte par un travail tout à fait considérable d'explications à l'opinion, comme c'est son droit, d'autant plus que cela n'a pas été le cas lors des négociations précédentes, lors de l'Uruguay round qui a duré des années et des années et qui s'est terminé à Marrakech. A propos du travail d'explications, regardez ce qui a été fait depuis des semaines par exemple, par les plus grands dirigeants, le président de la République, le Premier ministre, les ministres compétents, avant l'ouverture de Seattle, qui n'est même pas l'ouverture de la négociation, qui est l'ouverture d'une séance pour se mettre d'accord sur l'agenda, c'est-à-dire l'ordre du jour des discussions qui vont commencer l'an prochain.
Q - On s'est pas mis d'accord sur l'agenda ?
R - Non on ne s'est pas mis d'accord avant, donc c'est l'objet de Seattle. Mais puisque vous me parliez de la prise en compte des opinions, je dirais que jamais un effort aussi grand n'a été fait et que c'est une bonne occasion pour poser la question que je repose, est-ce qu'il vaut mieux, puisque la mondialisation est un fait, avoir un cadre pour en débattre et pour l'améliorer, et pour la reformer ou non ? Ou simplement accepter une situation de facto ? Ma réponse là dessus est claire mais il faut qu'on se batte vraiment, lors des négociations.
Q - Et on se bat contre qui essentiellement ? Les Américains ? Vous dites souvent, l'expression est de vous, les Etats-Unis c'est une hyperpuissance. Est-ce que là dans ce round d'observations ou de négociations à Seattle, ils sont nos partenaires, nos adversaires ? Les intérêts sont tellement divergents, les plans commercial, agricole, culturel. L'agriculture par exemple, est-ce qu'ils ne veulent pas casser la PAC ?
R - Mais attendez, quand je parle d'hyperpuissance c'est purement descriptif, c'est purement analytique. Ce n'est pas polémique. Quand on parle de démarche unilatérale ça c'est critique, il y a un débat à ce sujet. Hyperpuissance non, cela consiste à dire qu'ils sont plus gros que toutes les puissances connues et qu'ils sont prédominants dans toutes les catégories, c'est un fait. D'ailleurs quand ils parlent eux-mêmes de leur rôle de nation indispensable au monde ils en parlent dans les mêmes termes en réalité, donc ce n'est pas cela qui est en cause. A Seattle et après, on va voir se créer selon les sujets différents groupes, mais pas toujours les mêmes, et donc les lignes de fractures ne seront pas au même endroit.
Q - Un exemple.
R - Les Etats-Unis et l'Europe, par exemple, sont dans un conflit connu depuis longtemps sur la Politique agricole commune.
Q - Que les Américains veulent casser.
R - Qu'ils veulent casser parce qu'ils sont des exportateurs qui veulent exporter plus donc ils ont une bonne vieille politique dite de la porte ouverte, au siècle dernier, qui consiste à s'ouvrir au maximum le marché des autres, c'est très ancien. Ils sont alliés avec un certain nombre de pays émergents, dit du groupe de Cairns qui, en matière agricole, notamment, veulent aussi ouvrir des débouchés, ouvrir des marchés.
Q - Cairns c'est l'Australie, la Nouvelle-Zélande
R - L'Argentine aussi... Mais le paradoxe c'est que, quand on analyse bien ce que font les Américains, dans ce domaine, et Jean Glavany l'a très bien montré il y a quelques jours aux Etats-Unis, ils aident autant leur agriculture, pas plus non plus, mais ni plus ni moins, que nous, bien qu'ils le fassent autrement. Donc on devrait être dans la même situation par rapport aux pays émergeants qui veulent exporter plus, et nous devrions leur répondre ensemble ce que nous Français, et Européens disons, l'agriculture ce n'est pas simplement fabriquer des produits qu'on va exporter. Cela a une dimension sociale considérable, cela a une dimension d'aménagement du territoire irremplaçable, et nous voulons garder son caractère multifonctionnel et même le faire reconnaître dans la négociation OMC. Mais il y a d'autres débats où on ne veut pas être dans la même situation, par exemple, quand nous parlons d'introduire des normes sociales, progressives, par rapport aux pays émergents dans leurs industries pour lutter contre les formes les plus choquantes d'exploitation, du travail des enfants par exemple, des choses de ce type, nous sommes du même côté, Américains, Européens, contre les pays émergents.
Q - Qui ne sont pas très d'accord parce que eux veulent pénétrer tous les marchés, quels que soient les moyens.
R - Eux vont nous dire, mais quand vous vous êtes développés vous n'avez pas fait cela, on fera cela quand on sera développés comme vous, et on leur dit mais c'est pas tout ou rien, il peut y avoir une progressivité. Sur ce sujet-là, nous serons du même côté. Quand nous allons aborder les normes d'environnement, la coalition sera tout à fait différente, les Etats-Unis vont être alliés à certains pays émergents, car les Etats-Unis ne veulent pas réduire les effets de serre à cause du poids de l'automobile, du pétrole etc. L'Europe est en pointe de façon assez exemplaire et notamment la France grâce à l'électricité d'origine nucléaire qui est totalement sûre sur le plan de l'effet de serre, et les Etats-Unis trouveront des alliés dans d'autres pays. Nous souhaitons précisément qu'on aborde dans ces négociations un grand nombre de sujets, parce que si on veut réguler cette mondialisation, on ne va pas le faire par tranches, il vaut mieux prendre l'ensemble du sujet. Donc il y a quatre, cinq groupes, les Etats-Unis, l'Europe, les autres pays développés comme le Japon, les pays émergents, les pays les moins avancés qui sont encore dans une autre catégorie puisqu'ils ont le sentiment qu'ils ne pèsent pas tellement sur les discussions. Et donc les affrontements ou les alliances changent selon les sujets.
Q - Mais face à Washington les Européens et les Français ne sont-ils pas toujours en train de pleurnicher ? Ou bien ils reprochent à l'Amérique son hégémonie ou bien ils lui reprochent son isolationnisme. Comment répondez-vous à cette ambiguïté ?
R - Vous ne parlez pas de l'OMC là, vous parlez en général ?
Q - En général, face à l'hyperpuissance américaine.
R - Je ne pense pas qu'on puisse dire cela du discours français. Je suppose que nous n'avons pas perdu le droit d'analyser le monde, je ne pense pas que ce soit réservé à des dirigeants politiques américains, à des grands professeurs américains, à des instituts d'analyses américains qui seraient seuls en droit de mettre des noms sur les choses et d'essayer de comprendre comment fonctionne le monde de l'après-guerre froide
Q - Ou à votre collègue américaine Madeleine Albright.
R - Oui mais je pense aussi à Kissinger, à Brzezinski, au professeur Huntington, à beaucoup de gens aux Etats-Unis qui, eux, considèrent qu'il est normal d'analyser le monde, c'est ce que nous faisons.
Q - Avec Madeleine Albright avez-vous toujours le même niveau de bonne collaboration, il n'y a pas de grincements comme on peut le lire ici ou là. J'ai entendu dire qu'on l'appelait Hyper Madeleine.
R - Non. Cela c'est ce qu'elle m'avait dit en plaisantant quand j'avais lancé ce mot d'hyperpuissance, mais elle me l'avait dit en souriant, gentiment. Mais pour revenir à ce que l'on disait, c'est normal que nous participions à ce travail intellectuel, mondial, pour essayer de mieux comprendre les règles qui régissent ce monde de l'après-guerre froide qui est un monde compliqué à analyser, il n'y a pas de schéma qui fonctionne automatiquement. Une fois qu'on a dit cela c'est normal de décrire les Etats-Unis comme une puissance d'un type particulier. C'est aussi normal, me semble-t-il, de souligner certaines particularités aussi de leur système politique qui fait qu'on peut voir simultanément l'administration américaine, quelle qu'elle soit d'ailleurs, parler du rôle spécial des Etats-Unis, du leadership, de la nation indispensable, certains parlent d'un rôle providentiel, et dans le même temps voir des élus, donc le Congrès, qui poussent dans l'autre sens, en disant on ne veut pas s'engager trop, on ne veut pas dépenser autant, on ne veut pas payer à l'ONU etc. Ce ne sont pas les mêmes en fait, donc on ne peut pas dire les Etats-Unis dans ce cas. Il faut dire vous, Etats-Unis, est-ce que vous n'êtes pas gênés pour exercer ce rôle que vous vous attribuez en quelque sorte par rapport au reste du monde, à cause de cette tension interne ? C'est à nous de contrebalancer un leadership que l'on peu juger excessif. Et au bout du compte quand on parle de cela il s'agit de provoquer une analyse plus lucide du monde pour provoquer un réflexe plus constructif, pour que les Européens veuillent pleinement, avec plus d'énergie peut-être, constituer un des pôles du monde de demain.
Q - Le pouvoir exécutif américain avait contesté Jacques Chirac, quand il avait décidé de reprendre les essais nucléaires français ; plus tard, le Congrès, tout récemment, a rejeté l'idée que les Etats-Unis puissent participer au traité sur l'arrêt, le contrôle des essais nucléaires. Alors comment peut-on bâtir une politique face aux Etats-Unis, s'il y a deux pouvoirs qui font exactement le contraire l'un de l'autre ?
R - Vous vous étonnez, ce qui est logique, de la contradiction entre la volonté qu'ils expriment par rapport au reste du monde et les conseils qu'ils donnent aux autres et ce qui se passe chez eux. Donc c'est une interrogation que nous avons par rapport au système américain. La question de la relation aux Etats-Unis est centrale dans le monde actuel, compte tenu de leur poids. Ce qu'il faut, me semble-t-il, pour que les intérêts et les idées et les projets de la France soient bien défendus, c'est que nous soyons aussi capables de coopérer avec eux, sans complexes. Quand on est d'accord on coopère avec eux. On était d'accord dans l'affaire du Kosovo, on avait les mêmes objectifs, ils ne nous ont pas forcés, on ne les a pas forcés, l'OTAN ne s'est pas servie de nous, c'est nous qui nous sommes servis de l'OTAN, on a travaillé au coude à coude comme avec les autres européens et il n'y a pas de raison de s'en cacher dans ces cas là. Si on est d'accord, on partage les mêmes objectifs, après tout nous sommes des amis de longue date et nous sommes des alliés. Même si on veut être nous-mêmes, exister, ne pas être alignés. En sens inverse, quand vraiment on n'est pas d'accord et quand ils prennent des initiatives qu'on ne peut pas soutenir, comme par exemple la remise en cause du système stratégique à travers la modification du traité sur les antimissiles, comme l'approche sur l'Iraq qui nous semble, à la fois cruelle, par rapport à la nécessité iraquienne et inefficace sur le plan de la sécurité comme sur d'autres plans, si vraiment on n'est pas d'accord on le dit, sans en faire non plus un système et sans exploiter ce fonds de commerce, c'est trop facile et cela ne mène nulle part, et on essaie de gérer les deux. Et, avec un aussi grand pays, nous avons simultanément des sujets d'accords, des sujets de désaccords. Mais vous parliez des relations que j'ai avec Mme Albright, on peut parler de celles qu'ont le président Chirac, ou le Premier ministre, avec le président Clinton, cela consiste à se parler franchement et à essayer de s'avertir à l'avance, en tant qu'alliés
Q - Attention, je vais dire cela, je vais prendre telle ou telle position.
R - Là on est d'accord, là on n'est pas d'accord. Je vous explique pourquoi, vous m'expliquez pourquoi vous ne pouvez pas changer, très bien. Bien nous allons gérer ensemble ce désaccord de façon qui ménage notre capacité à coopérer sur d'autres sujets, voilà la façon dont nous traitons ces questions.
Q - Monsieur Védrine, est-ce qu'il y a à Seattle un dossier culturel, est-ce qu'il y a cette fameuse diversité culturelle comme notion indispensable à faire passer, notamment vis à vis des Américains, vous parlez souvent, vous, je l'ai lu récemment, de CNN+Hollywood, en disant cela fait beaucoup.
R - Oui c'est vrai, cela c'est pour expliquer l'hyperpuissance, non seulement le Pentagone, il y a les missiles, mais il y a aussi Hollywood, CNN, la langue anglaise, Coca-Cola... C'est pour justement montrer cette puissante vitalité, qui est d'ailleurs remarquable par d'autres côtés, mais cela ne nous enlève pas le droit d'exister. Bon alors pour revenir à la question culturelle, oui, il est très important pour nous de continuer à préserver notre capacité à avoir des politiques culturelles, c'est-à-dire à avoir des politiques de soutien à la création, de soutien à la production, de soutien à la diffusion, dans le domaine du cinéma, dans le domaine de l'audiovisuel, parce que là, le rapport de force est tellement écrasant pour les entreprises américaines, dont je ne mets pas en cause la capacité de création culturelle américaine, qui est impressionnante, là je parle de la façon dont les produits de l'industrie culturelle submergent le monde, c'est un autre sujet cela. Il faut que nous préservions la capacité à avoir nos politiques par rapport à cela et là, nous ne voulons pas de règles commerciales quelconque, interchangeables, applicables à n'importe quel produit, s'appliquent à ce domaine.
Q - C'est un peu David contre Goliath non ?
R - Pour le moment, oui. Nous sommes passés d'ailleurs, pour bien faire comprendre notre objectif, du mot d'exception, employé ces dernières années, au mot de diversité. J'avais notamment constaté que beaucoup de latino-américains, très intéressés par la politique européenne dans ce domaine, disaient que l'exception était un terme un peu chétif, trop défensif qui exprimait un repli sur soi. Ils n'avaient pas envie de s'y associer. Alors que si nous disons que nous essayons de préserver ce droit pour défendre la diversité culturelle dans le monde, cela parle aux Africains, cela parle aux Latino-américains, cela parle aux Asiatiques, cela parle à tout le monde. Et là, même si le report de force est mauvais, il faut préserver ce secteur.
Q - Encore faut-il qu'on ait quelque chose à dire, parce qu'il y a beaucoup de films français à qui on reproche d'être soutenus, artificiellement, par les crédits de l'Etat et qui ne trouvent pas leurs spectateurs, qui ne trouvent pas leur public.
R - Oui, mais c'est autre chose, si vous subordonnez le droit d'exister ou de créer, aux critères que vous mettez en avant, il y a une énorme partie de la création américaine qui n'existerait pas, donc on ne peut pas partir de ce raisonnement. Il faut dire, on commence par préserver le droit de chaque culture, de chaque pays, de chaque langue à exister parce que nous voulons un monde, demain, qui ne soit pas uniformisé et après naturellement, notre responsabilité à nous ou celle plutôt de nos créateurs, c'est de faire en sorte de concevoir des choses qui parlent au monde d'aujourd'hui. Mais on ne peut pas en faire une condition préalable et qui serait juge de cela ?
Q - Nous terminons ce chapitre OMC sur votre question, parce qu'on ne dira pas tout ce soir. Vous sortez du sommet franco-britannique où il a été question d'une force d'intervention européenne. Est-ce que la notion même, le concept de défense européenne, est quelque chose de sérieux ou bien est-ce le serpent de mer, dont on parle régulièrement et qui verra le jour on ne sait quand ?
R - C'était un serpent de mer, c'était une chimère, c'était une arlésienne, et c'est en train de devenir sérieux.
Q - Sérieusement ?
R - Sérieusement. Notamment à cause du Kosovo, crise pendant laquelle beaucoup d'européens se sont dits : c'est quand même choquant, anormal d'être à ce point dépendants des Américains sur le plan de la réalisation technique, pas sur le plan de la décision, parce que dans l'affaire du Kosovo nous avons codécidé ; tout ce qui était politique et diplomatique a été conduit en commun. Mais quand on est passé à la phase de réalisation, essentiellement dans le domaine aérien, cela n'aurait pas été la même chose si on avait employé un autre concept militaire, mais qui avait été écarté pour d'autres raisons, justifiées, on n'a vu que l'essentiel de la technique des avions, de la connaissance aérienne
Q - L'armada américaine était là.
R - Dans ce domaine, toute la logistique était américaine, donc là il y a eu une réaction, et alors qu'en France nous parlions dans le désert, en faisant des colloques entre nous, qui ne faisaient pas avancer grand chose, parce qu'on parlait entre convaincus, sur la défense européenne depuis des années et des années, alors que nous n'étions jamais suivis parce que les autres européens pensaient que nous n'avions qu'une idée en tête : c'était de démolir l'OTAN. Or ils n'ont aucune envie de démolir l'OTAN
Q - C'est étonnant de la part des Anglais, qui ont toujours peur de faire de la peine au grand frère américain, et là ils évoluent.
R - Justement, comme les Anglais ont bougé, parce qu'ils étaient également très crispés dans l'autre sens, en disant : il n'est pas question qu'on parle défense dans l'Europe, l'Europe n'est pas faite pour cela. Et puis Tony Blair a voulu bouger parce qu'il a une vraie vision de l'Europe, une vraie ambition européenne pour la Grande-Bretagne, il a mis en avant des idées nouvelles, que nous avons estimé de notre devoir de saisir au bond, cela c'est passé il y a maintenant un peu plus d'un an. La France a répondu, nous avons ensemble à Saint-Malo, dans un sommet resté fameux, dit : "voilà comment nous pourrions cheminer ensemble vers une défense européenne"
Q - C'est là que tout c'est débloqué ?
R - C'est nous qui avons débloqué, parce que nos positions antérieures, un peu trop figées peut-être, bloquaient les choses. Et ce signal a eu un effet considérable en Europe. Sur ce, il y a eu le Kosovo et ces deux événements ont fait que beaucoup d'Européens se disent, nous pourrions avancer, on veut le faire en bonne intelligence avec les Américains, mais il ne faut pas non plus qu'ils s'inquiètent.
Q - Ils s'inquiètent quand même d'ailleurs.
R - Alors nous leur disons, solennellement, ayez confiance en nous. Nous, alliés européens de l'Alliance atlantique, il est évident que nous n'avons pas envie, ce n'est pas notre intérêt non plus, de nous lancer dans des constructions qui viendraient affaiblir l'Alliance atlantique.
Q - Mais c'est encore la même contradiction américaine qui, d'un côté, veut que l'Europe supporte une plus grande part du fardeau militaire et qui, d'autre part, ne veut pas d'une armée européenne trop puissante qui lui permet tout de suite une concurrence au contrôle américain de l'OTAN.
R - Oui il est vrai qu'ils sont plus portés à nous demander de partager le fardeau, que prêts à nous laisser partager la décision. Mais cela dépend de quels Américains nous parlons, là aussi il y a un éventail. Et nous avons le sentiment et nous constatons que dans l'administration américaine, et à commencer par le président Clinton lui-même, il y a une attitude qui n'est pas une attitude systématiquement fermée, qui est une attitude plus ouverte. Ils disent : "oui, pourquoi pas, mais il faut qu'on en parle. Il ne faut pas que cela fasse double emploi. On n'a pas affaire à un verrouillage. Si on parle au Congrès c'est plus fermé. Si on parle à la presse, également. Mais là il y a un terrain, une réceptivité suffisante pour qu'on puisse avancer, et les Européens veulent avancer.
Q - Il y aura une avancée au sommet européen d'Helsinki dans une dizaine de jours ? Vous voyez cela venir ?
R - Vraisemblablement, oui, on peut s'y attendre, on peut s'attendre à ce que sur la lancée de ce que, sur un plan bilatéral la France et la Grande-Bretagne avait lancé à Saint-Malo, puis à quinze, ce que nous avions fait à Cologne notamment, à la fin de la présidence allemande, on progresse encore sur deux plans, il faut d'ailleurs progresser parallèlement pour que cela ait un sens, le développement des capacités militaires de l'Union, il faut qu'il y ait des moyens au bout. Donc cela suppose un travail qui est animé par le ministre de la Défense et qui est très important, et le développement d'un système de décisions, parce que jusqu'ici l'Europe ne se reconnaissait pas de compétences dans ce domaine, elle était inhibée. Et si elle veut avancer, il faut qu'elle se dote d'un système de décision qui part du Conseil européen, mais qui doit descendre en passant par le Conseil affaires générales, étendu s'il le faut au ministre de la Défense et en passant par des comités spécialisés sur la composition desquels nous sommes en train de travailler. Et je pense que sur ces deux plans, capacité et décisions, nous allons progresser d'une façon significative.
Q - Il y a un troisième impératif, qui est celui de la construction d'une industrie militaire européenne, alors cela peut marcher entre les Français et les Allemands. Les Anglais, visiblement, ont manqué d'enthousiasme ; ils ont préféré des accords à l'intérieur de l'industrie militaire britannique, que s'entendre par exemple avec l'Allemagne.
R - Quand vous dites les Anglais, ce sont certains industriels britanniques, parce que Tony Blair aurait souhaité qu'un choix différent soit fait. Mais nous sommes dans des sociétés que nous connaissons tous, dans lesquelles le pouvoir politique - et c'est très bien pour la bonne rationalité du fonctionnement et des décisions industrielles - ne donne pas des instructions comme cela, il faut plaider, discuter, persuader.
Q - Et le complexe militaro-industriel américain voit cela comme une concurrence.
R - Oui, mais ce n'est pas le dernier mot de l'affaire, il y a aussi une volonté politique, il y a un cap qui est montré par les chefs d'Etats et de gouvernements et auquel travaillent les ministres. Non, je crois que pour revenir au début de la question, en matière de défense européenne on est vraiment passé du domaine chimérique au domaine réel, et que nous allons maintenant avancer, étape après étape, avec un vrai sens des responsabilités par rapport au nécessaire maintien de l'alliance, mais en voulant que l'Europe existe et ce n'est pas contestable cela.
Q - Monsieur Védrine, dans deux jours ou trois, mardi, il y aura le sommet franco-allemand. Vous souhaiterez le prendre par un biais un tout petit peu particulier et original. Gerhard Schröder, le champion du tout marché, monte au créneau pour sauver une entreprise allemande qui s'appelle Holzmann, entreprise du BTP, avec succès d'ailleurs, c'est un bon coup politique, il sauve à peu près 17.000 emplois. Quand on se souvient d'un certain papier Blair/Schröder, est-ce que vous ne trouvez pas qu'il y a une évolution intéressante, tout au moins sur le plan du pragmatisme ?
R - Cela montre que l'excès en tout est un défaut et que l'esprit de système ne correspond pas bien à la façon dont il faut aborder les questions économiques d'aujourd'hui. D'ailleurs je n'ai pas le souvenir, moi, que Gerhard Schröder se soit interdit une intervention de ce type, la question ne lui a pas été posée, parce que l'hypothèse n'était pas présente dans les esprits.
Q - C'est quand même le champion de l'économie de marché. Là il est intervenu de façon massive et lourde.
R - Oui, mais il y a 36 formes d'économie de marché. Est-ce que vous aussi, à travers votre question vous n'intériorisez pas trop une conception uniquement ultra-libérale, correspondant à un règlement précis d'économie de marché ? Il a quand même commencé avant, cette doctrine elle se poursuit. Ceux qui poseraient la question en ces termes, auraient peut-être un angle trop étroit dans l'interprétation des économies de marché. Elle a, en elle-même, une certaine souplesse d'adaptation qui n'interdit pas des différences entre l'économie française et l'économie de Singapour, ou l'économie des Pays-Bas !
Q - Hubert Védrine parlons, si vous voulez bien, de la Tchétchénie. Au fond, les Occidentaux, au Sommet d'Istanbul, n'ont rien obtenu de la part de Boris Eltsine, ou peu de choses. Et il continue à frapper la Tchétchénie et tant pis pour les pauvres civils. Je caricature, mais c'est un peu cela.
R - C'est un petit peu caricatural, malgré tout. Il y a un élément qu'il faut prendre en compte, la Russie est une démocratie incontestable depuis quelques années, les Russes sont unanimes à considérer qu'il y a une activité terroriste à partir de la Tchétchénie, qui s'étend non seulement dans l'ensemble du Caucase du nord, avec une dimension soit nationaliste, soit islamiste selon les cas et, d'autre part, des actions terroristes qui ont été portées jusqu'à Moscou. Je ne me prononce pas sur la validité de cette affirmation, mais il y a unanimité, toutes les autorités politiques en Russie se sont prononcées dans ce sens, même celles qui ne sont pas politiques, mais plus morales, comme Soljenitsyne qui n'a plus tout à fait l'action du président Eltsine et du Premier ministre. Donc c'est un fait pour nous et c'est un fait extrêmement préoccupant parce que du côté européen et occidental, nous les Français avons été, je crois, les premiers à le dire aussi clairement, nous ne pouvons pas croire que la question tchétchène se ramène à un problème de terrorisme. C'est vrai qu'il y a une dimension terroriste et c'est vrai que, dans toute cette région du Caucase il y a des prises d'otages, il y a une véritable industrie, des otages occidentaux ont été assassinés et certains ont été décapités, les prisonniers sont traités de façon monstrueuse, tout cela n'est pas niable non plus. Ce qui n'est pas nié non plus, c'est que cette région fasse partie de la Russie, il n'y a pas de contestation sur la souveraineté russe.
Q - C'est une république qui n'est pas indépendante ?
R - Oui, c'est une république autonome dans une fédération. En revanche, on ne peut pas croire que cette escalade purement militaire, massive, indiscriminée, avec les bombardements, les conséquences pour les populations, les 200 000 personnes obligées de se réfugier dans l'Ingouchie voisine etc, conduise à une solution stable et durable. Peut-être à une victoire militaire apparente, momentanée, ce n'est pas impossible, c'est sans doute ce que recherche le Premier ministre
Q - N'empêche que vous avez un problème avec l'opinion occidentale qui ne comprend pas que l'on intervienne au Kosovo et que l'on ferme les yeux en Tchétchénie.
R - Oui, cela c'est une comparaison très superficielle, puisqu'il n'y a pas deux crises dans le monde qui soient les mêmes et quand on regarde l'affaire du Kosovo, les années de désintégration de la Yougoslavie, les efforts pendant des années, sur le plan politique et diplomatique, tout ce qui a été fait avant l'intervention au Kosovo, avant de devoir se résoudre à une action militaire, on voit bien qu'on n'est pas dans le même cas de figure et personne ne peut dire Eltsine égale Milosevic. La comparaison ne tient pas. Et puis il y a de nombreuses autres différences, à propos de l'intervention au Kosovo, il y avait unanimité en Europe, il y avait un refus russe sur l'intervention, pas sur les pressions politiques. Il y avait deux résolutions prises sur la base du Chapitre VII par le Conseil de sécurité qui allaient très loin dans la condamnation de Belgrade, sans pour autant préconiser l'action directe, la résolution 1244 qui l'a prise en compte est venue plus tard. Rien de tout cela n'existe à propos de la Tchétchénie. Donc on ne peut pas transposer les grilles d'analyse comme cela, d'une crise à l'autre. Il n'empêche qu'il y a un conflit d'interprétation par rapport à cela et qu'à Istanbul nous avons été plusieurs et la France a été la plus claire, ainsi que l'Allemagne, un peu moins les autres occidentaux, mais quand même, à dire qu'on ne pouvait pas signer cette charte de sécurité de l'OSCE qui suppose un minimum de confiance mutuelle, si les Russes ne faisaient pas un signe dans le sens de la recherche d'une solution politique à laquelle ils devront venir un jour ou l'autre. Et nous avons obtenu un texte dans lequel ils acceptent une visite du président de l'OSCE dans la région, ils acceptent de rappeler que l'objectif est une solution politique et qu'ils vont respecter les normes de l'OSCE.
Q - Ce qui est dit et écrit engage.
R - Non, mais c'est pas rien, pour reprendre votre distinction, c'est peu de choses mais ce n'est pas rien. Notre travail, à partir de là, c'est de faire en sorte que les Russes réalisent ces engagements et nous leur demandons, lorsque le ministre russe, M. Ivanov, va recevoir le ministre norvégien qui préside l'OSCE, M. Vollebaek, de fixer, à ce moment là, la date de la visite dans le Caucase du nord qui a, comme objet, de fixer les bases de la recherche d'une solution politique et nous maintenons notre pression.
Q - Nous allons revenir, dans un instant, sur le Kosovo qui a déjà été évoqué de manière eidétique ; un mot tout de même sur Boris Eltsine puisque vous en parliez. Est-ce que les Occidentaux sont de plus en plus inquiets et alarmés par son état de santé. Avant hier, il y a eu un vent de panique, j'imagine aussi dans les chancelleries, est-ce que vous prenez cela en compte, pour le dire élégamment ou le plus élégamment possible, dans votre prospective ? Cet état de santé d'Eltsine est un élément de la diplomatie internationale désormais.
R - Vous savez tant que quelqu'un est en fonction, il est en fonction.
Q - Et tant qu'il est en vie, il est en vie.
R - Exactement. Et, à Istanbul, le président Eltsine était là. Il était venu, il avait fait le voyage, il a été en séance toute la matinée, il a fait un discours dur d'ailleurs, parce que les concessions relatives mais qui existent quand même, ne sont intervenues que l'après-midi quand la délégation était dirigée par le ministre Ivanov, mais Eltsine lui avait donné des consignes avant de partir. Il est inutile de s'épuiser en spéculations, par contre nous devons avoir une réflexion à plus long terme, sur le type de politique que nous devons avoir avec la Russie en gardant notre cap qui est de l'aider à se transformer en un grand pays moderne, démocratique et qui soit pour nous un voisin sûr et stable.
Q - Vous ne craignez pas que la fin d'Eltsine cela soit la fin de la démocratie en Russie ?
R - Vous savez on ne peut pas passer sa vie à craindre les choses. Le monde est comme il est, c'est pour cela qu'il faut qu'on ait l'analyse la plus exacte possible, sur les rapports de force, la position des uns et des autres, avoir un éventail d'anticipations qui nous permettent de nous préparer à toutes les hypothèses. Et, après, on ne se demande pas ce qu'on craint, on se demande ce qu'on fait. La crainte n'est pas bonne conseillère, il faut se préparer à toutes les éventualités et toujours agir pour que ce soit la meilleure, ou la moins mauvaise d'entre elles, qui se réalise.
Q - Alors le Kosovo. Je voudrais dire, je serais tenté de dire si près, si loin déjà. On a l'impression que Bernard Kouchner est un peu là bas sur le terrain et qu'au fond, il est obligé de se débrouiller avec les moyens du bord, au prix de grandes difficultés, comment faites-vous pour l'encourager dans sa mission quasi impossible ?
R - Bernard Kouchner n'est pas seul du tout, il y a la KFOR d'abord qui y fait un travail considérable. Ce sont des soldats présents dans tout le Kosovo. Il y a une mission des Nations unies qu'il dirige qui s'appelle la MINUK, il y a des visites quasiment toutes les semaines de responsables occidentaux des Nations unies, il y a quelques temps c'était Kofi Annan et il y a des réunions constantes pour continuer à rassembler les moyens pour avancer dans le sens de l'organisation de l'autonomie substantielle du Kosovo. L'objectif maintenant important pour l'an prochain c'est de réussir à organiser des élections locales, mais après des campagnes électorales équitables, à partir de listes électorales qui ne soient pas contestables, donc il y a un énorme travail qui va être fait maintenant par la MINUK que dirige Bernard Kouchner et par l'OSCE au Kosovo. Il y a, en revanche, deux, trois domaines dans lesquels Bernard Kouchner n'a pas tous les moyens qui avaient été promis au début par la résolution, c'est notamment le cas des policiers, tout simplement parce que c'est difficile, dans les pays occidentaux, de trouver des excédents de policiers.
Q - Il demande des policiers français, dit-il notamment.
R - Pas seulement Français, quand il parle en France il demande des policiers français bien sûr, mais quand il parle dans les autres pays, il demande aussi des renforts de policiers des autres pays, il faut des gens qui aient une formation particulière, ce sont des situations de hauts risques. Il faut parler soit l'anglais, soit l'albanais, soit le serbe, c'est pas évident, donc il y a un problème de formation et d'adaptation. Mais il n'est pas seul et pour, je peux vous dire, toutes les grandes diplomaties du monde, la question du Kosovo n'est absolument pas terminée. Elle est suivie, cela se voit moins maintenant, c'est moins spectaculaire
Q - Un conflit chasse l'autre.
R - Pas pour nous, le temps qu'on passe au suivi de l'affaire du Kosovo, pour avancer dans le sens que nous avons fixé, reste considérable.
Q - N'est-ce pas une grande hypocrisie que de maintenir l'idée qu'il faut préserver la cohabitation des deux populations, alors que les Serbes partent et que les Albanais ne leur font pas de cadeau, est-ce qu'en fait vous n'avez pas déjà intégré, même si vous ne le dites pas, l'idée que le Kosovo sera indépendant ?
R - Non, ce n'est pas de l'hypocrisie, c'est du sens des responsabilités parce que, à l'heure actuelle, on ne peut pas, on ne veut pas trancher ce point au-delà de la résolution 1244, c'est très important qu'il y ait accord des membres permanents du Conseil, sur cette idée d'autonomie substantielle. Et, de toute façon, parler de l'avenir du Kosovo et de son statut définitif, alors qu'on n'a même pas fait des élections locales, alors qu'on n'est pas sûr de l'Etat civil, on n'a pas reconstitué les listes électorales, c'est parler pour ne rien dire, donc il n'y a pas de retard, il n'y a pas d'aveuglement, la question n'est pas tabou, d'ailleurs on en parle tout le temps et il n'y a pas d'hypocrisie non plus. En revanche, ce qui n'est pas hypocrite mais irréaliste et Bernard Kouchner a raison de le dire et de le souligner, c'est de parler de Kosovo multiethnique à ce stade. Parce que, quand les gens ont vécu une histoire tellement cruelle, tellement difficile, qui les a tellement opposés dans des conditions tellement dures, il est évident qu'on ne va pas leur dire mélangez-vous. Donc il faut passer par d'autres étapes, rétablir la sécurité pour tous les groupes, à partir de quoi on peut organiser la coexistence, penser à la coopération et puis après on verra si on peut faire mieux. Alors cela c'est plus réaliste, c'est plus solide, c'est ce à quoi travaillent Kouchner, mais aussi la KFOR et la MINUK, c'est ce que nous suivons tous les jours.
Q - D'accord, je veux mettre à mon propos maintenant, un gros conditionnel d'usage. Qu'est-ce que c'est que cette histoire Monsieur le Ministre ? La France ou bien ses services, auraient tenté de supprimer Milosevic, selon une accusation de Belgrade, je cite, je mets les guillemets. "C'est les Pieds nickelés, plus Tintin, c'est quoi ?" C'est une affabulation ? Ca correspond à une réalité ?
R - Je crois que l'histoire récente nous a appris à traiter avec précautions les affirmations qui viennent de Belgrade et leur communication. Par définition, sur ce type de services, il n'y a pas à communiquer particulièrement, mais là je peux vous dire que cette accusation est fausse.
Q - On s'arrête là ?
R - Oui, cela répond à votre question.
Q - Oui, très bien. Je voudrais qu'on dise un mot du Maroc. Ce qui se passe dans ce pays, depuis l'arrivée de Mohamed VI, "M6" comme on l'appelle affectueusement là bas, c'est quand même extraordinaire, le petit roi va vite. Il fait des gestes extrêmement forts, à une vitesse qu'on n'aurait pas soupçonnée auparavant. Le retour de la famille Ben Barka hier en son pays, avant cela d'Abraham Serfaty. Qu'est-ce que cela vous inspire ? C'est quand même un facteur d'espoir très fort non, pour cette région ?
R - Il y a dans ce pays, qui globalement s'en est bien sorti, depuis 10 ou 20 ans sur le plan du développement, par rapport à d'autres pays comparables. Il ne faut pas le comparer à un pays européen, il y a dans ce pays une grande aspiration aux changements, qui s'est déjà exprimé avec force lorsque Hassan II avait décidé d'accepter la mise en place d'un gouvernement d'alternance, dirigé par le chef du parti socialiste, M. Youssoufi, gouvernement auquel Mohammed VI a confirmé sa confiance et on voit au Maroc, en effet, à travers les premiers gestes du nouveau roi, s'exprimer une immense attente, avec beaucoup de joie, d'enthousiasme et d'impatience. Du point de vue d'ailleurs du Maroc, ce qui provoque cette attente ce ne sont pas tellement les gestes auxquels vous avez fait allusion, qui frappent l'opinion européenne - et qui sont des gestes courageux et positifs naturellement, que nous avons salué - mais c'est une attente sociale. C'est le fait que Mohammed VI qui était sur le trône depuis peu de temps après la fin de la période de deuil, a commencé à parcourir les provinces, y compris les provinces du nord dans lesquelles son père n'était pas allé depuis 30 ans. Il a été proche des gens, il a fait tout cela dans une voiture pendant des milliers de kilomètres. Bon, il y a une proximité, un style, une jeunesse, il y a quelque chose qui fait que ce règne démarre sous d'excellents augures et tout cela correspond exactement à ce que nous nous souhaitons pour le Maghreb. Nous souhaitons, que le Maroc, l'Algérie et la Tunisie se développent et sur le plan de la démocratisation et sur le plan économique et social et s'entendent le mieux possible.
Q - Malheureusement nous n'avons pas le temps de parler de l'Algérie de façon développée, un mot sur l'ETA qui vient de lever son mot d'ordre de trêve, qu'est-ce que cela augure pour le pays basque ? De nouvelles craintes et plus que cela peut-être, de nouveaux drames ?
R - C'est évidemment une annonce déplorable. Notre position est simple, nous luttons contre le terrorisme sous toutes ses formes, et nous coopérons avec l'Espagne qui est une démocratie incontestable et ceci depuis longtemps maintenant./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1 décembre 1999)