Texte intégral
ALAIN RICHARD
Que les autorités de ce pays décident d'entreprendre une action armée, pour soutenir l'un de nos objectifs politiques, a constitué une épreuve pour notre démocratie : cela ne s'était pas produit depuis bien longtemps et représentait donc un test sur la façon dont nos concitoyens réagiraient. Cette réaction dans les opinions démocratiques des pays engagés dans la crise a été engagée. De notre côté, nous pouvons, a posteriori, regarder avec satisfaction le fait que nos concitoyens avaient fait preuve d'un sens des responsabilités et d'une fermeté dans leur soutien. Il faut aussi savoir se rendre compte que ce n'était pas le cas dans tous les pays. Notre démocratie a, également, bien fonctionné - cela a été évoqué devant le conseil des ministres ce matin avec le Parlement et les formations politiques. Malgré les divergences ou les diversités d'expressions, l'ensemble de notre support démocratique dans les institutions a démontré une dignité et une volonté d'être à la hauteur de l'événement. Il faut aussi le saluer.
Quelques indications sur la politique de défense : la détermination convergente des Européens de vouloir agir au nom de valeurs, au nom de principes politiques qui les réunissent, a marqué cette crise. Ceux qui avaient gardé un souvenir évidemment amer de la crise de Bosnie ont pu, pour beaucoup, éprouver le sentiment que nous avions franchi une étape. Nous en avons longuement parlé, mais au moment où nous tirons les enseignements de cette crise, cette détermination des Européens - traduite dans les faits par une contribution des forces européennes pendant les opérations aériennes et, plus encore, maintenant au sol - s'est trouvée en contraste avec la prééminence de nos amis américains dans le seul système de coopération militaire aujourd'hui existant : l'Alliance. Nous devons donc tirer les conclusions de cette situation de déséquilibre. Le chantier de l'Europe de la Défense permettra, évidemment, de revoir cette situation.
Nous avons examiné les conséquences de notre position originale au sein de l'Alliance. L'une des leçons majeures de cette crise est que l'autonomie de la France, son refus d'entrer dans l'organisation militaire intégrée, ne l'a, tout d'abord, pas privée d'influence ni de capacité opérationnelle. Nous avons été, en effet, d'assez loin, le pays européen qui contribuait le plus aux opérations aériennes. Dès le début de la crise, les alliés avaient confié la direction d'une force terrestre spécialisée, pour protéger les observateurs de l'OSCE, à un officier général français. Le chef d'état-major des armées pourra préciser ce point grâce à son expérience directe, mais notre originalité au sein de l'Alliance a sans doute contribué à élever le niveau et à élever la variété des points de vue échangés en matière opérationnelle pendant la crise. Soulignons, à ce propos, l'appréciation récemment portée par monsieur George Robertson, dans son interview accordée, il y a 15 jours, au Monde. A la question, " est-il indispensable que la France rejoigne l'Alliance ? ", il a, naturellement, donné son sentiment sur la liberté de notre pays sur le plan politique. Mais il a aussi souligné que, de son point de vue de secrétaire général de l'OTAN, la position actuelle de la France dans l'Alliance n'était pas un obstacle à notre bonne collaboration.
Nous avons pu observer, également, qu'il existe un autre pays qui n'a pas intégré ses forces dans l'Alliance, les Etats-Unis, comme le montre notre document. Après tout, l'une des leçons de cette crise est que nos amis américains peuvent combiner - de façon tout à fait explicable et compréhensible étant donnée la puissance qu'ils sont en mesure d'aligner - une action à l'intérieur de l'Alliance et une action indépendante de l'Alliance et ce, sur le même théâtre et dans la même unité de temps, la même journée ou la même nuit. Ils sont en mesure de procéder à une intervention de force sous les deux statuts. Ce sujet mérite réflexion pour l'avenir de l'Alliance. L'une de nos originalités dans cette crise a été la volonté persistante de maintenir avec, naturellement, l'assentiment et l'adhésion complète de nos chefs militaires, une volonté de communication étroite, de contrôle politique et de contrôle ultime, entre les politiques et les chefs militaires. Or, ceci ne correspond pas, certes, à la tradition américaine.
Cette situation a alimenté un certain nombre de discussions. En manifestant cette exigence dans un conflit situé en Europe, avec un contenu très profondément politique, nous avons joué notre rôle. Là encore, nous avons, sans doute, contribué à faire s'élever un peu la conscience ou à interpeller la réflexion de certains de nos alliés européens. Nous étions, après tout, inexpérimentés pour ce genre de crise puisque, par définition, l'Alliance atlantique intervenait pour la première fois, en tant que telle, dans une action armée de ce niveau. Soulignons, à ce titre, les deux autres champs politiques très importants révélés par cette crise.
Evoquons, en premier lieu, tout le domaine juridique. Un certain nombre de développements sont, d'ailleurs, résumés dans le document produit à cette occasion. Par sa complexité, par les enjeux de légitimité complexe qu'elle a posés, cette crise a révélé, plus encore que les précédentes, l'importance de la définition du cadre légal et du cadre juridique des opérations. Cette définition évolue dans le temps avec la nature des opérations. Avec la résolution 1244 - sans sous-estimer sa complexité politique - nous avons, certainement, un des mandats d'action d'une force les plus précis et les plus cohérents depuis 20 ou 30 ans dans une période de maintien de la paix. Les pays qui ont expérimenté les opérations de maintien de la paix ont souvent eu à se plaindre du caractère vague et imprécis de leur cadre juridico-politique. Cette question est donc tout à fait majeure pour l'avenir et alimente notre réflexion au sein du ministère.
En second lieu, intéressons-nous à la communication, particulièrement difficile dans deux circonstances rencontrées cette fois-ci. Tout d'abord, parce que nous travaillons en coalition. La difficulté est que plusieurs autorités dans chaque démocratie sont habilitées à s'exprimer pour expliquer notre action à laquelle 15 ou 20 démocraties sont associées. Cela représente, en temps réel, plusieurs dizaines d'expressions susceptibles d'être divergentes. D'autre part, la difficulté est d'être confronté à un adversaire - nous rencontrerons cette situation dans d'autres crises - particulièrement habile à utiliser les mécanismes de la communication qui lui sont propres.
Nous aurions aussi, évidemment, beaucoup à dire sur nos dispositifs opérationnels et la préparation de nos outils techniques. Je souhaite que ce soit le chef d'état-major des armées qui s'engage sur ces points. Il connaît, tout particulièrement, ces questions dans la mesure où il a piloté une grande partie de notre évaluation. Soulignons simplement d'un mot : tout d'abord, les déficiences - surtout les déficits constatés en nombre - sont souvent, en même temps, une façon de valider les choix de programmation effectués et en cours d'application. Nous pourrions citer plusieurs cas de matériels ou de capacités que nous avons estimés manquants ou insuffisants pendant cette crise. Ils sont, désormais, en cours de préparation ou en cours de livraison. Soulignons, d'autre part, les progrès déjà très importants accomplis, dès le début de la crise, en matière de capacités de projection et de soutien à l'extérieur, tant pour nos avions, pour les Leclerc ou pour le niveau de disponibilité de la force aéronavale. Considérons, simplement, la loi de programmation actuelle sur laquelle le gouvernement a réaffirmé sa détermination très largement validée par les observations effectuées. Nous possédons, de la sorte, un guide pour d'autres crises imaginables. Certes, toutes les crises imaginables ne ressembleront pas forcément à celle du Kosovo, mais nous aurons, évidemment, un guide pour certaines décisions à prendre dans le nouvel exercice de la loi de programmation auquel nous allons commencer à travailler dans les prochaines semaines.
En conclusion, attardons-nous un peu sur l'actualité d'un certain nombre de ces leçons. A propos du débat de grande intensité, maintenant ouvert, sur la mise en place de l'Europe de la Défense à partir des résolutions et des engagements pris en commun à 15 à Cologne : nous entrons dans une séquence de rencontres et de forum de niveau particulièrement élevé à partir de la semaine prochaine, à partir du Conseil des Affaires Générales de l'Union européenne (CAG) tenu lundi et ce, jusqu'à Helsinki. Nos amis britanniques ont, également, sorti un document de réflexion sur cette crise et sur les leçons qu'ils en tirent. Les uns comme les autres, nous sommes maintenant à pied d'uvre pour tirer des conclusions positives et pour faire changer certaines des faiblesses historiques, éprouvées entre Européens, dans une construction politique volontaire. Merci.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous allons aborder, à mon niveau, cinq points. Le premier point : il est intéressant de revenir sur la notion de stratégie utilisée au cours de la campagne aérienne. Des débats sont ouverts. Des débats publics se sont ouverts après la campagne, mais des débats non publics se sont ouverts, pendant la campagne, sur la façon d'utiliser l'arme aérienne pour obtenir l'effet politique recherché. La locution qui convient pour caractériser ces stratégies est " diplomatie coercitive " avec une arme dont les caractéristiques - l'arme aérienne répondait parfaitement à nos ambitions - sont une très grande flexibilité, une très grande progressivité - si nous souhaitons l'appliquer progressivement - et une très grande réversibilité dans la mesure où l'on peut frapper à deux endroits distants de 200 km, arrêter puis reprendre, etc... Ce choix a été collectif et arrêté par l'ensemble des Nations au vu de toutes les planifications, offrant des possibilités aux décideurs politiques de l'Alliance pour résoudre l'impasse de Rambouillet. Pour rebondir sur les propos de Monsieur Richard, il faut se garder de considérer la gestion de cette crise comme exemplaire. Elle est un exemple, mais n'est pas exemplaire. En revanche, nous pouvons en tirer les enseignements, extrêmement importants, sur la façon de gérer cette crise. Nous pouvons, également, tirer des enseignements extrêmement forts à l'intérieur de ces stratégies à l'égard du nécessaire contrôle politique sur l'action militaire. Le ministre de la Défense déclarait à l'instant : " ce n'est pas dans la tradition américaine ". Il est vrai. Mais ce n'est plus, aujourd'hui, dans la tradition européenne, faute d'avoir l'habitude d'affronter ce genre de situation, habitude dont la France est, par sa politique, dotée.
A la suite de cette campagne et du problème de l'articulation entre politique et militaire, une vraie réflexion s'est engagée, non seulement dans les pays européens, mais également aux Etats-Unis. J'ai pu le constater, encore récemment, en discutant avec le général Shelton. Tout en déclarant : " vos politiques introduisent des contraintes trop fortes sur l'emploi de l'arme aérienne ", les Américains, dans le même souffle, disent, maintenant " il faut trouver des points d'équilibre ", c'est-à-dire qu'ils reconnaissent cette nécessaire articulation. Je crois qu'il serait difficile de la nier. Comment pouvons-nous imaginer que les plans de frappes, établis jour après jour, nuit après nuit, puissent être complètement déconnectés de toute l'action diplomatique, internationale, avec des puissances extérieures à la coalition, dans le but de conduire Milosevic à récipiscence ? Comment imaginer que le plan de frappes à Belgrade, le jour où Tchernomyrdine débarque, puisse être indifférent à ce débarquement ? Cette situation est complètement impensable. Il faut, par conséquent, bien articuler l'action militaire, complètement assujettie aux contraintes politiques, avec deux limitations : l'efficacité des frappes et la sécurité de nos hommes.
Deuxième remarque touchant au fonctionnement de la coalition : ce sujet a déjà été abordé, mais là encore nos amis européens doivent effectuer une véritable révolution culturelle et avoir une compréhension de ce qu'est une coalition - coalition à 19, en l'occurrence. Parmi les 19, tout le monde n'était pas tout à fait d'accord. Il y a, maintenant, une nette prise de conscience sur le fait qu'une coalition ne peut bien fonctionner que sous la condition d'un partage d'informations, de décisions et de risques. Ceci doit se faire dans la transparence nécessaire à la confiance. Certains enseignements doivent être tirés sur la façon dont cette coalition a fonctionné, notamment en matière de planification des frappes. Quel que soit le poids d'un pays dans une coalition, ce pays a, normalement, un droit de regard pour vérifier le respect des décisions politiques prises ensemble. Il n'est pas question de savoir si le pays en question représente 5-7-8 ou 12 % de la coalition. C'est un devoir de partager les informations et les décisions. La France, par sa détermination, le poids de son exécutif et par sa position singulière dans l'Alliance, a respecté cette règle jusqu'à son terme.
Troisième remarque, lorsque l'on regarde en arrière, il faut s'interroger sur ce que sont les capacités clés pour exister dans une coalition. Question corollaire et complètement articulée avec la première : que devrait savoir faire l'Europe si elle devait mener elle-même ce genre d'action ? Il faut disposer d'une maîtrise de l'information, capacité clé. Nous le savions déjà pour l'avoir mesuré tout au long de cet engagement. Celui qui n'a pas de capacité d'accès à l'information, qui ne sait pas maîtriser la boucle d'information - pas seulement la boucle information " tir ", à savoir l'appréciation de la situation -, celui-ci ne peut être que de second rang dans une coalition. Ensuite, participer à une coalition suppose de mettre sur la table des forces en volume suffisant, crédible et interopérable, au profit de l'action collective. La France a le bonheur de disposer de forces qui répondent à ces critères. A partir de là, se pose un problème d'organisation et de volonté politique pour exister dans une coalition et faire en sorte qu'elle reste dans les choix définis en commun.
La quatrième remarque concerne le " gap " technologique. Il faut se garder d'un excès d'optimisme et de pessimisme. L'excès d'optimisme, consisterait simplement à dire que nous avons été interopérables. Certes, nous avons été interopérables, en tout cas les moyens français n'auraient trouvé aucune difficulté à s'adapter. Par moyens, j'entends aussi les hommes dans les états-majors, très importants pour la mise sur pied de cette structure ad hoc, mais " à forte essence Alliance atlantique ". Ceci a, d'emblée, fonctionné. Il faut, cependant, se garder d'un excès d'optimisme. En effet, à l'évidence, nous ne savons pas faire un certain nombre de choses. Le " nous " est européen et français. Nous avons touché du doigt, à l'occasion de cet engagement, à la fois les progrès effectués depuis la guerre du Golfe - ils sont heureusement sensibles - et le chemin qu'il reste à parcourir. Il n'y a pas de " gap " rédhibitoire : nous avons, pour preuve, travaillé ensemble et nous avons été efficaces. Un certain nombre de lacunes subsistent et nous ne pouvons pas les laisser telles quelles. Il est frappant de constater que les Américains possèdent en fait l'ensemble de la panoplie, y compris un certain nombre de capacités spécifiques. Les Européens ne possèdent pas l'ensemble de la panoplie. Les deux pays européens équipés de la panoplie la plus large sont le Royaume-Uni et la France, mais il existe des trous dans ces capacités. Les trous ne sont pas les mêmes selon les pays européens, ce qui est, d'une certaine manière, encourageant. En mettant ensemble un certain nombre de moyens, nous allons boucher un certain nombre de trous pour une action européenne. Il en restera, donc il y a des axes d'efforts à faire et ce sera mon dernier point.
Vous ne serez pas surpris si je reviens sur un axe d'efforts prioritaire qui est la maîtrise de l'information, donc la capacité à avoir du renseignement au plus proche du temps réel. Nous devons, ensuite, être capables de faire du " targeting ". On a vu qu'être capable de gérer des crises potentielles d'un théâtre - pourtant aussi restreint que celui de la RFY - est un problème extrêmement complexe et lourd. Il est nécessaire de faire des efforts dans ce domaine. Au niveau de la France, nous avons, d'ailleurs, d'ores et déjà décidé de créer cette capacité de " targeting ". Pourquoi ne pas envisager un jour un " targeting " européen ? Nous devons, également, considérer tout ce qui est évaluation des dommages, à savoir le résultat des frappes, pour ajuster les frappes suivantes en fonction de nos constatations. Nous avons, là aussi, des progrès à faire. En matière de frappes de précision, la démonstration effectuée par les missiles de croisière a été remarquable. Les précisions dorénavant atteintes par les missiles de croisière américains sont tout à fait respectables et les défauts de fonctionnement très rares. Nous sommes nous-mêmes engagés sur cette voie et deux à trois ans seront encore nécessaires pour la concrétiser. Nous savions manquer de capacités de suppression des défenses anti-aériennes - elle ne manque pas dans tous les pays européens - et là aussi il faudra renforcer notre capacité. A propos de l'identification des aéronefs, nous avons constaté que si nous ne disposions pas d'un dispositif de double identification, une très grande difficulté se présenterait, au moins dans les premières vagues de raid. Nous avons déjà pris des mesures d'adaptation sur les Mirage 2000, qui sont prévues sur le Rafale. Il faut poursuivre cet effort de façon à être tout à fait compétitifs par rapport à nos autres alliés et pas tellement vis-à-vis de la menace. Enfin, en ce qui concerne la capacité de ravitaillement, même avec l'apport du porte-avions italien relativement proche du théâtre - essentiel dans cet engagement - le besoin en ravitailleurs dans ce genre d'opérations était considérable. Sans l'apport américain, nous ne serions pas parvenus à mettre autant d'avions en vol et à effectuer 1 000 sorties par jour sur la fin du conflit.
L'enseignement majeur, pour ce qui me concerne, est que ces déficits sont identifiés. La crise a permis une prise de conscience au niveau européen. Il reste maintenant à mettre nos efforts en convergence et à concrétiser une Europe de la Défense capable de gérer ce genre de crises.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
A propos du programme SCALP, programme de missile de croisière français, quel enseignement très pratique avez-vous retenu de ce conflit, notamment en matière de guidage et d'indépendance du guidage par satellite ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons, en fait, deux programmes. Un programme répond strictement à votre appellation, mais comprend deux capacités différentes : la première sera réalisée à partir de 2001 et la deuxième, SCALP, plus ambitieuse, est prévue un peu plus tard. Se présentent différents paramètres sur les missiles de croisière. Le premier concerne l'allonge. Nous avons fait des choix, des choix différents de ceux des Américains, mais nos analyses opérationnelles nous font penser que nos choix d'allonges conviennent. Le second paramètre touche à la précision. Ce que nous attendons de nos systèmes est au moins comparable à ce que les Tomahawk savent faire aujourd'hui. Ce qui est normal dans la mesure où nous bénéficions de l'évolution technologique. Enfin, le troisième paramètre se pose en terme de fiabilité de précision et de navigation. Nous allons utiliser un certain nombre de redondances pour avoir la plus grande fiabilité possible dans l'emploi de ces missiles. Nous conjuguerons donc différents systèmes de navigation et de précisions terminales.
BERNARD VALERO (NEW-YORK TIMES)
Monsieur le ministre, que voulez-vous dire par le fait, ou l'observation, que les Américains ont mené certaines opérations, ou employé certaines forces qui leur étaient propres et non pas soumises à l'autorité de l'Alliance ? Cela signifie-t-il qu'ils ont mené des opérations séparément ou, dans certains cas, qu'ils ont attaqué des cibles qui n'étaient pas agréées par les autorités politiques et militaires de l'OTAN ?
ALAIN RICHARD
Cette affirmation est vérifiable par de nombreux éléments de recoupement. Nos amis américains ont employé des capacités, que ce soit d'ailleurs en missiles de croisière ou en raids aériens, qui n'étaient pas placées sous le commandement coordonné. Elles sont intervenues, en réalité, de manière coordonnée avec les frappes de l'Alliance, à d'autres horaires et sur d'autres objectifs. C'est, d'ailleurs, leur droit le plus strict puisque, en effet, les forces en question ne sont pas inscrites au sein de l'Alliance.
JEAN-PIERRE QUITTARD (TF1)
Monsieur le ministre, cette question s'adressera également au général. La France va prendre la présidence européenne dans quelques temps. N'est-ce pas l'occasion politique rêvée pour que, sur le plan militaire, un certain nombre d'initiatives soient lancées, comme la mise en commun d'une flotte de ravitailleurs, par exemple ? Il a été question de l'importance du ravitaillement en vol, de mettre en commun une flotte de transports militaires, voire de mettre en commun des sources de renseignement. Est-ce prématuré ?
ALAIN RICHARD
Vous n'allez pas me dénoncer auprès de mes amis, Hubert Védrine et Pierre Moscovici, si je dis que tout ne doit pas être réglé dans la présidence française ? Une série de ces sujets sont sur la table pour Londres, dans 10 jours, le sommet franco-britannique, pour Paris, le sommet franco-allemand, et pour Helsinki. Notre intention est que le sommet d'Helsinki, le conseil européen des 15 chefs d'Etats et de gouvernements, reprenne ligne par ligne sa copie de Cologne : que sommes-nous décidés à faire avec les échéances 2000-2001-2002, pour que, maintenant, ces outils estimés comme nécessaires, ces capacités militaires communes, soient réalisés ? J'espère donc, toute modestie mise à part, que la présidence française sera un moment fort dans la construction du système de décision. Le général Kelche et moi, avons vu à l'uvre, avec certes des faiblesses, mais avec quand même une capacité robuste, un système de décision en temps réel. Si nous voulons que l'Europe existe en tant que puissance collective, capable de gérer une crise, un système de décision est nécessaire. En matière de capacités militaires communes, dont certaines sont mutualisées - exactement dans le sens de votre question -, la conclusion de la présidence française marquera, sans doute, un certain nombre de progrès. Nous sommes déjà au travail sur ce chantier.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Pour revenir sur la question des rapports avec les Américains, le document indique : " la complexité des circuits de décision est augmentée par la dualité des chaînes de commandement ". Au moment des frappes, les avions français ne pouvaient pas tirer des objectifs sans l'aval du commandement français. Il existait, par conséquent, une chaîne de commandement nationale française en dehors de la chaîne de l'OTAN. Nous étions donc, nous aussi, dans la situation des Américains à cette période. Pourriez-vous préciser ce sujet et la différence en question ?
ALAIN RICHARD
Nous avons mis les deux situations en relation pour une raison de pédagogie politique, à savoir que nous ne sommes pas intégrés et que nous sommes capables de travailler dans l'Alliance. Les Etats-Unis ne sont pas non plus intégrés, mais nous, nous n'avons pas fait d'opération séparée du commandement coordonné de l'Alliance, à la différence de nos amis américains. En revanche, nous avons gardé le contrôle opérationnel.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Il faut, simplement, lever une ambiguïté car ce point est très important. Nous n'avons pas engagé de moyens français en autonome, en dehors de la coordination menée par le CAOC - combined air operations center - de Vicenza, placé sous les ordres du général Short. Les avions français n'ont donc pas tiré sous les ordres du commandement national. La planification des objectifs prévus dans les tranches horaires et quotidiennes suivantes est passée sous le contrôle préalable de la France qui s'assurait que les objectifs retenus étaient conformes aux décisions politiques. En même temps, la France s'assurait qu'en fonction de l'évolution de la négociation - notamment dans la deuxième partie du conflit - il n'y avait pas de hiatus potentiel entre des frappes à certains endroits et le cours des négociations : c'est le rôle normal de tout pays coalisé. La différence avec les Etats-Unis, comme l'a indiqué monsieur Richard, est qu'ils ont fourni à la fois des moyens au sein de la coalition, des moyens importants coordonnés dans un seul ATO - air task order - à Vicenza, et parfaitement transparents. Ils ont attaqué des objectifs parfaitement définis et approuvés, notamment avec les missiles de croisière, mais également avec les bombardiers lourds. Ils ont pris, à partir d'une planification opérationnelle américaine, un certain nombre d'objectifs qui répondaient normalement aux normes définies, étape par étape, phase par phase. Lorsqu'il y avait problème, les nations qui se sentaient concernées par ces problèmes pouvaient s'exprimer. Le seul problème est qu'elles étaient peu nombreuses.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Juste une précision : il est clair que nous n'avons pas mené d'opérations indépendantes, mais les autorités françaises ont-elles, dans ce système de contrôle opérationnel de nos moyens, refusé de mener un certain nombre d'opérations que l'OTAN nous demandait, que la chaîne de commandement de l'OTAN nous demandait de mener et, si oui, lesquelles ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons refusé, non pas de mener des opérations, mais des objectifs - que les moyens pour les traiter soient français, otanien ou américain - car nous considérions qu'ils ne faisaient pas partie des limites de l'épure. Ces objectifs n'ont, d'ailleurs, pas été traités par les Américains non plus.
MICHEALA WIEGEL (FRANFURTER ALLEGEMEINE ZEITUNG)
A propos de ce que vous venez de décrire sur ce double emploi d'une force, pensez-vous qu'il pourrait servir de modèle pour l'Europe de la Défense, à savoir la possibilté de pays européens qui interviennent, dans une même opération, sous l'égide de l'OTAN et, également, sous l'égide d'une future Europe de la Défense ?
ALAIN RICHARD
Le général va donner son sentiment sur les conséquences opérationnelles d'un tel montage. Mais sur un plan politique, ce n'est vraiment pas ce que nous cherchons à faire. Comme il m'arrive de dire à nos amis américains, nous ne sommes pas une espèce de diablotin qui s'efforce de saper la cohérence de l'Alliance par la base. Il serait souhaitable, si d'ici quelques années se reproduit une crise en Europe, que les Américains accordent aux Européens qui se sont organisés pour agir, le même niveau de confiance que celui accordé à nos amis australiens pour traiter la crise du Timor. Ce n'est peut-être pas trop demander. Il s'agit, tout de même, d'une d'une question de crédibilité. Nos amis américains sont politiquement ambigus sur le sujet. Ils réclament, depuis des dizaines d'années, un effort accru des Européens pour partager le fardeau et élèvent un certain nombre de préventions : " attention, si vous voulez augmenter vos capacités, il faut en même temps que vous soyez tout à fait transparents sous l'angle de processus de décisions politiques ". Si nous voulons apparaître crédibles pour traiter une crise d'une certaine dimension, prenons l'exemple du Kosovo, nous devons avoir des arrangements de combinaison des forces et plus encore, pour reprendre les propos du général Kelche, de commandement, robustes et non pas minés par leur propre complexité. Nous travaillons donc - cela sera un de nos apports dans la réflexion commune sur les dispositifs de l'Europe de la Défense - à atteindre une cohérence dans la planification des actions par les Européens et dans l'organisation de leurs forces conjointes.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Au niveau des moyens d'action, le vivier est unique. Commencer par prétendre vouloir faire des forces européennes dans l'Alliance n'a pas de sens. La réalité est là. Les ressources budgétaires sont ce qu'elles sont. Ces moyens doivent, tout d'abord, être parfaitement inter-opérables, dans les mêmes normes et dans les mêmes standards. L'idée d'un double parrainage, une double conduite politico-militaire sur une opération de ce genre, n'est pas opératoire : il faut un seul patron, un seul objectif politico-militaire, un seul contrôle politico-militaire sur les opérations. Placer deux chaînes conduit à l'échec. Nous ne pouvons dire que l'OTAN et Union de l'Europe ferons à la fois ceci et cela. L'alternative ne se pose pas, d'ailleurs, en ces termes. A partir du moment où l'Union européenne estimera nécessaire de s'engager sur une crise, elle cherchera qu'elles sont les meilleures réponses à cette crise grandissante. Elle demandera donc aux nations européennes de mettre à disposition d'un commandement stratégique, qu'elle désignera, les moyens nécessaires pour conduire cette action dans de bonnes conditions d'engagement et de probabilité de succès. Dans certains cas, déjà identifiés, si la crise est particulièrement lourde et astreignante, nous pourrons avoir recours à ce que nous appelons " les A7 " de l'OTAN. Se pose, alors, un problème, un enjeu, très important qui rejoint un peu votre question par un autre biais : quelle certitude ont les Européens de pouvoir, en temps et dans la dimension voulus, bénéficier de ces " A7 " de l'OTAN. Si un verrou est posé sous ces " A7 ", alors la liberté et l'autonomie de décision de l'Union européenne est compromise.
PIERRE MARIE GIRAUD (AFP)
Cette question est adressée au général Kelche : un chapitre est consacré au cadre juridique des opérations au Kosovo. Jugez-vous souhaitable, ou non, d'intégrer, dès la planification, toutes ces questions juridiques dans une opération ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Sans aucun doute. Il faut non seulement intégrer la dimension juridique au moment de la planification, mais également mettre une véritable chaîne juridique sur le terrain, pour aider les responsables des forces. C'est, d'ailleurs, ce que nous avons fait. Nous avons des conseillers juridiques à côté de nos commandants de force. Les problèmes d'ordre juridique au Kosovo sont considérables. Revenons, maintenant, un peu en arrière. Ne pas intégrer la dimension juridique - notamment internationale - dans une planification, amène à des impasses dont certaines sont parfois douloureuses. Nous pouvons observer le pas de clerc effectué par nos amis américains, notamment au niveau médiatique, pour constater, ensuite, que le droit international interdisait l'embargo maritime.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Concernant le plan des capacités spécifiques à un pays, les capacités de renseignement ou d'opérations spéciales, par exemple, jusqu'où sommes-nous prêts à tout mettre dans un pot commun ? N'existe-t-il pas un lieu au-delà duquel nous constatons une sorte d'abandon de souveraineté nationale ?
ALAIN RICHARD
C'est, en effet, l'un des exercices intellectuels un peu exigeants que nous allons poursuivre dans le développement de l'Europe de la Défense. La phase actuelle - la décennie - n'est pas à l'abandon de souveraineté, mais se consacre à la meilleure organisation conjointe des capacités à la mise en commun, lors d'une opération sur laquelle nous nous sommes engagés ensemble, de tout le retour d'informations et de renseignements. La phase actuelle se consacre aussi à la mise en commun de capacités de commandement investies dans la mission, le moment venu. Mais nous irions véritablement au-delà du réalisme si nous voulions faire de la fusion, de l'intégration à l'intérieur de l'Europe encore à l'état de construction sur le plan de la politique étrangère et de sécurité. Le président de la République a, d'ailleurs, fait connaître à nos partenaires, cet été, certains aspects du plan d'action sur lequel nous allons maintenant travailler dans le dialogue avec les 14 autres Européens. En revanche, nous pouvons multiplier nos efforts et nous pourrions déployer les exemples en combinant, simplement, nos capacités, avec aussi un effort de complémentarité dans les capacités les plus spécifiques. Le Premier ministre a, d'ailleurs, fait allusion à cette perspective dans son propos à l'IHEDN en indiquant que nous ouvrions le chantier de la prochaine loi de programmation. Nous allons, évidemment, augmenter le niveau de concertation entre Européens, avant de prendre nos propres décisions de programmation.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Les forces spéciales constituent un outil tout à fait spécifique et rare. Peu de nations possèdent des capacités réelles de force spéciale. Deux exemples se présentent : deux nations ont assuré le sauvetage de combat pendant la campagne aérienne du Kosovo, les Etats-Unis et la France. J'ai eu le plaisir d'entendre les Américains reconnaître le niveau de nos personnels. Ensuite, il incombe à une décision nationale d'accepter, ou non, de prendre des risques par solidarité. Lorsque les Néerlandais hésitaient à rejoindre les observateurs de la KVM, ils nous ont posé une question : " si jamais nos personnels sont faits " aux pattes " au Kosovo, qui vient les chercher ? " En effet, ils ne le savent, pas mais une décision politique a été prise. Alors si vos gens sont " faits aux pattes ", nous enverrons les forces spéciales françaises : c'est aussi cela le symbole européen.
FREDERIC PONS (VALEURS ACTUELLES)
La France a pesé dans cette opération par sa détermination, mais aussi par le volume de ses moyens. Selon le document qui nous a été remis, un certain nombre de chantiers sont ouverts pour, précisément, combler les trous de notre dispositif ou de notre capacité d'action. Egalement, selon une partie de la représentation nationale en France, notre budget de la Défense ne nous prépare pas à faire face à de nouveaux engagements majeurs. Il ne nous prépare pas à, précisément, combler ces trous dans notre capacité d'action. N'y a-t-il pas, alors, une contradiction entre les satisfecit d'aujourd'hui et les engagements budgétaires prévus pour demain ?
ALAIN RICHARD
Je vais débattre, avec la représentation nationale, de l'adoption du projet de loi de finances 2000 du département ministériel, dans la fin de l'après midi. Nous serons à la 4e année d'application de la loi de programmation. Sans atteindre à la perfection, l'application de cette loi de programmation soutient, assez avantageusement, la comparaison avec toutes les lois de programmation antérieures des deux dernières décennies. L'affaire n'est pas gagnée et des insuffisances peuvent se faire jour. Nous avons un défi au ministère, en interne, à savoir augmenter notre rythme de consommation de crédits, dans un contexte où la réglementation des marchés publics est de plus en plus exigeante. La détermination conjointe du chef de l'Etat et du chef du gouvernement est que nous soyons au rendez-vous des objectifs de cette loi de programmation. Au fond, en dehors de la propre détermination que nous devons mettre pour suivre cette politique d'équipement, nous voyons les principes justifiés. L'une des difficultés est d'obtenir un niveau d'engagement de nos partenaires européens plus harmonisé que le nôtre. Selon les chiffres établis par l'Alliance, avec un mode de calcul des dépenses d'équipement, nous sommes à plus du tiers au-dessus de la moyenne européenne par rapport à notre PIB. Nos amis britanniques sont encore un peu au-dessus, ainsi que nos amis grecs. La plupart des autres pays de l'Union sont très nettement en-dessous. L'objectif n'est pas, alors, de se lancer dans un système arithmétique compliqué, mais un mode de dialogue sur les politiques de financement de la défense, au cours de la prochaine décennie, devrait permettre d'améliorer la capacité commune européenne et d'harmoniser le plus possible son usage.
JEAN-PIERRE QUITTARD (TF1)
Pour revenir sur les moyens listés, les qualités mais aussi les faiblesses de ce qui s'est passé au Kosovo, quelles seront, concrètement, les traductions dans la future loi de programmation ? A la lumière des événements du Kosovo, y aura-t-il, par exemple, un secteur jugé faible ou inadapté vraiment corrigé dans la future loi de programmation, même s'il n'était peut-être pas prévu au départ ? Avez-vous un exemple concret à nous donner ?
ALAIN RICHARD
Considérons, d'abord, le transport tactique. Nous allons prendre des décisions au cours de l'année 2000 et nous trouverons les moyens d'accompagner financièrement ces décisions. L'un des efforts à fournir, dans la loi de programmation prévue après 2002, est, évidemment, de supporter le programme de remplacement de notre flotte de transport. Un effort de mutualisation et de regroupement de l'emploi de cette force devrait se concrétiser. Nous travaillons, en particulier avec nos amis allemands, sur ce sujet. Chacun devra amener ses avions, ce qui suppose un gros effort. Les missiles de croisière vont aussi être développés à ce moment là. Il faudra financer la série et se doter d'un nombre suffisant de ces missiles. Dans l'ensemble du dispositif, système d'information et de commandement, nous avons encore des progrès à faire. Le flux, le début de nos systèmes d'informations, par exemple, s'est révélé un peu en limite pour une opération comme le Kosovo qui, finalement, était une opération d'ampleur moyenne. Le débat anticipe, par conséquent, le travail que nous allons commencer, dans les prochaines semaines, sur la future programmation. Certes, le débat sur nos capacités en matière de système d'information, en particulier avec le contexte d'une ambition européenne, va constituer l'un des thèmes centraux de la prochaine programmation.
JEAN-PIERRE FEREY (TF1)
Dans le prolongement de la question précédente, cette question s'adresse aussi bien au ministre qu'au chef d'état-major. Dans votre analyse, le bilan du groupe aéronaval permet-il d'apporter des enseignements déterminants pour la suite et, entre autres, sur la nécessité d'avoir un deuxième porte-avions ?
ALAIN RICHARD
Non. La question est ouverte et elle est déterminante. Elle est très importante pour la prochaine loi de programmation. Ce n'est pas à partir de la situation opérationnelle concrète du Kosovo que nous pouvons conclure par un accord ou non. L'emploi du Foch a été " un plus " à l'image des autres porte-avions engagés en Adriatique pendant ce conflit. Mais cela n'aurait pas changé l'issue du conflit si nous n'avions pas eu ce groupe aéronaval. Il nous a donné une facilité, en particulier avec des aéronefs en mesure de décoller et d'entrer en action sur le théâtre, avec un délai bien meilleur que ceux partis des bases italiennes, notamment en fin de parcours. Ils partaient du nord de l'Italie, de Solenzara ou d'Allemagne. Mais c'est l'un des cas où l'expérience du Kosovo ne tranche pas la question.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Toutes les études que nous avons effectuées sur ce sujet montrent que ce scénario n'est pas discriminant. Il n'est pas décisif pour ce genre de décisions. D'une façon générale, l'avantage d'un porte-avions est d'être indépendant de la mise à disposition de plates-formes aéronautiques à proximité du théâtre de crise puisque, res nullus, la mer appartient à tout le monde : nous pouvons donc projeter. D'autre part, la projection devient décisive si nous sommes à plus de 1 500 nautiques du territoire national. Décisive et non pas importante. Décisive car, au-delà, nous nous retrouvons avec des nécessités de projection de forces de combat au sol, de moyens logistiques, de munitions, extrêmement lourds. La balance penche donc ici en faveur du porte-avions. Les études effectuées, celles que nous continuerons à faire puisque le problème est devant nous, montrent bien comment fonder nos choix futurs sur un deuxième porte-avions. Si nous le faisons, comment le ferons-nous ? Beaucoup de questions restent pendantes. Si nous ne le faisons pas, que faisons nous à la place ?
ALAIN RICHARD
Cette question transversale va aussi être placée sur le haut de la pile. Elle constituera une question importante pour le débat sur la défense européenne, une des questions non évidentes. Jusqu'où allongeons-nous le compas ? Je ne commente pas plus ce point.
JOSEPH FITCHETT (HERALD TRIBUNE)
A propos d'un sujet peut-être simplement présent en creux dans le rapport : l'éventuelle utilisation d'une force terrestre. Les troupes au sol auraient-elles pu terminer le conflit plus rapidement ? Si les Européens sont plus prêts que les Américains, à exposer leurs troupes au risque de pertes, cela modifie-t-il la donne de cette notion d'une guerre entièrement gagnée ou perdue par les avions ? Enfin, le fait que l'Alliance a gagné avec une guerre aérienne, sans risquer la vie des hommes, est-il plus dissuasif pour un nouveau Milosevic, ou moins ?
ALAIN RICHARD
Je me suis pas mal exprimé sur ce sujet. Rétrospectivement, aurions-nous emporté la décision plus vite si nous avions engagé une force au sol ? Nous pouvons vraiment conclure que non. En effet, nous avons obtenu la décision assez vite, à savoir en deux mois et demi. Compte tenu de la rigidité - le délai de mise en place d'une force terrestre - et des dangers ou contre-indications très élevés de son emploi, pendant la première phase, c'est-à-dire avant que les forces serbes soient affaiblies et désorganisées, ce contexte n'aurait pu contribuer à accélérer le calendrier. Se pose, à ce sujet, le problème, du caractère déterminant, ou non, de cette force aérienne. Nous avons, tout de même, constaté des initiatives ou des options stratégiques de la force adverse. Après cette démonstration nous devons réfléchir sur la manière dont d'éventuels autres adversaires vont travailler ou envisager une telle situation, en partant des erreurs de Milosevic.
GENERAL JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Juste une remarque à ce propos : nous n'avons pas gagné. Nous n'avons pas encore gagné. Les crises se nouent au sol et se dénouent au sol. Le pari était qu'avec la campagne aérienne nous puissions rentrer sans avoir à combattre. A chaque fois que nous survolons le théâtre du Kosovo pour venir voir les personnels, je me dis que c'était une bonne décision.
JEAN-PIERRE NEU (LES ECHOS)
Les enseignements du Kosovo n'ont-ils pas engendré un retard ? Ont-ils été intégrés et dans quelle mesure cela s'articule ? Est-ce intégré au sein du PP30 ? Tirer ces enseignements justifie-t-il le recul des exportations du PP30 ? Qu'attendez-vous, monsieur le ministre, pour faire connaître les orientations du " plan prospectif à 30 ans " ?
ALAIN RICHARD
A part la charge de travail de quelques uns, il n'existe pas de lien direct entre la date de sortie du PP30 et ce que nous venons de publier. Le retard de la sortie du PP30 s'explique, évidemment, par sa masse considérable. Il faut à la fois rendre présentable et faire, accessoirement, le choix que vous accepterez de ce qui est exportable et de ce qui l'est moins.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Sur le plan opératoire d'une Europe de la Défense, au quotidien, nous avons entendu des choses très positives sur la coopération entre toutes les nations, y compris entre l'Europe et le Royaume-Uni. Qu'en tirez-vous comme leçon pratique ? Envisagez-vous les Anglais comme les plus lointains des Européens ou les plus proches des Américains ?
ALAIN RICHARD
N'y voyez pas une critique contre le service public, mais votre question date un peu. Nos partenaires et amis britanniques ont démontré, dans cette crise, mais aussi dans toute une série d'autres termes qui touchent à l'Europe de la Défense, que leur volonté est européenne. Nous nous sommes aussi réjouis, pour cette raison, de l'accession de George Robertson à sa responsabilité actuelle au sein de l'Alliance. Nous devons réfléchir sur ce point. L'objectif de l'Europe de la Défense n'est pas de détacher tel ou tel pays, a fortiori la collectivité des pays, de leur lien avec les Etats-Unis, mais d'établir un autre équilibre. Nos amis britanniques sont avec nous sur ce point.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Sur le plan strictement opératoire, il s'agissait d'un seul point pratique, à savoir les missiles de croisière. De plus, encore une fois, les Anglais sont-ils les plus lointains des Européens ou les plus proches des Américains ?
ALAIN RICHARD
Avec qui faisons-nous le SCALP ?
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Avec qui ont-ils tiré les missiles croisière ?
ALAIN RICHARD
Pour l'instant, ce sont les seuls présents sur le marché. Il existe aussi, dans ce domaine, une volonté des pouvoirs publics britanniques. Les pouvoirs britanniques ont, également, une tendance à beaucoup travailler en Européens. Nous ne sommes pas naïfs, tout le monde sera tenté, à un moment ou à un autre, de s'appuyer sur un soutien américain. Dans la mesure où nous sommes dans l'Alliance, nous n'avons pas à faire, en soi, un thème de critique. Nous devons nous habituer à ne pas regarder la Grande Bretagne à l'intérieur de la construction, notamment sur le plan politique, comme vous pouviez la regarder en 1962.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Pour revenir sur les enseignements du Kosovo, de la guerre gagnée ou perdue, cette guerre a montré, à l'issue du mois de juin, que l'armée serbe a pu se replier en assez bon ordre en Serbie avec, semble t-il, un certain nombre de moyens qui avaient échappé à nos tirs. Sur le terrain, lorsque nous nous rendons actuellement au Kosovo, nous trouvons des militaires de l'Alliance pour qui les bombardements n'ont, finalement, pas cassé autant de matériel comme il était annoncé à une époque. D'autre part, les Serbes auraient su cacher ou leurrer nos bombardiers. Cela a-t-il été une surprise pour notre état-major ? Ou alors, n'y a-t-il pas eu, quelque part, volonté d'épargner un peu l'armée serbe, comme cela avait été fait, d'une certaine façon, avec Saddam Hussein à la fin de la guerre du Golfe, lorsque les alliés ont décidé de s'arrêter aux frontières nord du Koweït ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons eu la volonté constante d'épargner le peuple serbe et non pas les armées serbes. Nous avons, pour cette raison, introduit beaucoup de limitations dans les objectifs que nous acceptions d'engager, notamment dans ce que nous appelons dans notre jargon les dommages colatéraux, à savoir les populations civiles autour des objectifs. Nous avons annulé de très nombreuses fois des missions car nous détections des présences de civils à proximité d'un objectif pourtant planifié. Cette démarche n'est pas spécifiquement française, mais collective. Il était hors de question d'épargner les forces serbes. Les consignes politiques assez rapidement données, consistaient à mettre l'accent sur les forces serbes plutôt que casser l'infrastructure et l'économie. Il a, à un certain moment, fallu balancer les efforts car tous les moyens n'étaient pas encore là. Alors, s'est ouverte une polémique qui a déclenché une mission d'enquête, commanditée par le général Clark et composée de différentes nations : des représentants français étaient présents à l'intérieur de cette mission d'enquête. Elle s'est rendue sur le terrain, du moins sur une partie du terrain car l'investigation a pu porter sur le Kosovo, mais non sur la Serbie. Or une partie importante des frappes ont eu lieu, y compris sur les forces en Serbie. Le constat fait par cette commission, puis par le réexamen de tous les films de mission, rapporté au nombre de frappes, a confirmé que les évaluations affichées par l'OTAN à la fin de la campagne aérienne étaient excédentaires par rapport à ce que nous arrivions à recouper d'environ 15 %. Les données variaient selon les équipements, chars, artillerie, camions etc... Nous avons estimé le nombre des leurres à environ 5-6% des objectifs frappés par l'Alliance : ce pourcentage est déjà élevé, notamment sur les pièces d'artillerie qui se sont avérées être assez faciles à copier, plus faciles que les blindés. La commission a trouvé des restes de leurres à des endroits identifiés comme ayant fait l'objet de frappes. En matière d'objectifs détruits - et non pas ici de leurres - nous avons connu un temps de latence entre la fin de la campagne et l'entrée sur le terrain. Ce temps de latence a permis à différents acteurs, et pas seulement aux Serbes, de récupérer un certain nombre d'objectifs partiellement endommagés, de les sortir en porte-chars. L'OTAN a d'ailleurs des photos de blindés endommagés sur les porte-chars destinés à être ramenés en Serbie, puis " cannibalisés " afin de récupérer des pièces au profit des autres. L'UCK a également tenté de mettre aussi à l'abri un certain nombre d'engins endommagés dans l'éventualité d'un nouvel usage. Le bilan vraisemblable, il faut rester modeste dans cette affaire, n'est pas de 13 chars détruits mais autour de 100, peut-être 80 ou 90. Parler de 75 % de " coups au but " c'est inscrire les 5 à 6 % de leurres parmi ces objectifs.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Le général Kelche déclarait tout à l'heure que nous n'avions pas encore gagné la guerre. Quand l'aurons-nous gagnée ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Quand nous aurons obtenu ce pourquoi nous nous sommes battus.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
C'est-à-dire ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
A savoir un Kosovo province multi-ethnique, apaisée et capable de vivre : il y en a encore pour quelques temps.
ALAIN RICHARD
Cher Jean-Dominique Merchet, nous ne pouvons pas vivre avec, en permanence, la phrase historique de la reine Marie-Antoinette : " ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ! " Si l'objectif est de faire du Kosovo un canton suisse, nous pourrons toujours dire que nous n'avons pas réussi. La question est de savoir si cela valait la peine d'avancer sur la voie de cette entreprise. Nous avons appelé un certain nombre de fois à un tout petit peu de pondération et de recul, dans le quotidien des opérations, en mars, en avril et en mai. Mais l'impression que vous avez sur les deux derniers jours n'est pas forcément révélatrice de ce qui va se passer dans les deux prochains mois. Il est normal de connaître, encore aujourd'hui, une situation de forte tension et de mouvement de haine, de mouvement de revanche dans une situation comme celle du Kosovo, à l'intérieur d'un espace européen avec une très forte assimilation, depuis des générations, entre la force physique et le pouvoir politique. Il aurait été tout à fait naïf d'imaginer qu'il en serait autrement. Cette situation n'empêche pas de conférer une valeur de principe politique à ce que nous faisons et la chance réelle de changer positivement la situation. L'action politique a, de temps en temps, un sens.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Loin de moi cette idée, mais les objectifs de cette campagne aérienne étaient de faire céder Milosevic et que ses forces armées se retirent du Kosovo. D'une certaine manière, les objectifs militaires de la campagne ont été atteints.
ALAIN RICHARD
Ces objectifs militaires étaient, eux-même, fondés sur des objectifs politiques que nous avons rappelés : faire vivre les gens ensemble au Kosovo. Les faire vivre les uns et les autres serait déjà un grand pas en avant.
FREDERIC PONS (VALEURS ACTUELLES)
Monsieur le ministre, pouvons-nous revenir sur votre déjeuner avec le prince Sultan, notamment sur l'avancement du dossier Leclerc ?
ALAIN RICHARD
Le déjeuner n'a pas entraîné de bouleversements dans le déroulement laborieux de ce dossier. Merci beaucoup.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 29 décembre 1999)
Que les autorités de ce pays décident d'entreprendre une action armée, pour soutenir l'un de nos objectifs politiques, a constitué une épreuve pour notre démocratie : cela ne s'était pas produit depuis bien longtemps et représentait donc un test sur la façon dont nos concitoyens réagiraient. Cette réaction dans les opinions démocratiques des pays engagés dans la crise a été engagée. De notre côté, nous pouvons, a posteriori, regarder avec satisfaction le fait que nos concitoyens avaient fait preuve d'un sens des responsabilités et d'une fermeté dans leur soutien. Il faut aussi savoir se rendre compte que ce n'était pas le cas dans tous les pays. Notre démocratie a, également, bien fonctionné - cela a été évoqué devant le conseil des ministres ce matin avec le Parlement et les formations politiques. Malgré les divergences ou les diversités d'expressions, l'ensemble de notre support démocratique dans les institutions a démontré une dignité et une volonté d'être à la hauteur de l'événement. Il faut aussi le saluer.
Quelques indications sur la politique de défense : la détermination convergente des Européens de vouloir agir au nom de valeurs, au nom de principes politiques qui les réunissent, a marqué cette crise. Ceux qui avaient gardé un souvenir évidemment amer de la crise de Bosnie ont pu, pour beaucoup, éprouver le sentiment que nous avions franchi une étape. Nous en avons longuement parlé, mais au moment où nous tirons les enseignements de cette crise, cette détermination des Européens - traduite dans les faits par une contribution des forces européennes pendant les opérations aériennes et, plus encore, maintenant au sol - s'est trouvée en contraste avec la prééminence de nos amis américains dans le seul système de coopération militaire aujourd'hui existant : l'Alliance. Nous devons donc tirer les conclusions de cette situation de déséquilibre. Le chantier de l'Europe de la Défense permettra, évidemment, de revoir cette situation.
Nous avons examiné les conséquences de notre position originale au sein de l'Alliance. L'une des leçons majeures de cette crise est que l'autonomie de la France, son refus d'entrer dans l'organisation militaire intégrée, ne l'a, tout d'abord, pas privée d'influence ni de capacité opérationnelle. Nous avons été, en effet, d'assez loin, le pays européen qui contribuait le plus aux opérations aériennes. Dès le début de la crise, les alliés avaient confié la direction d'une force terrestre spécialisée, pour protéger les observateurs de l'OSCE, à un officier général français. Le chef d'état-major des armées pourra préciser ce point grâce à son expérience directe, mais notre originalité au sein de l'Alliance a sans doute contribué à élever le niveau et à élever la variété des points de vue échangés en matière opérationnelle pendant la crise. Soulignons, à ce propos, l'appréciation récemment portée par monsieur George Robertson, dans son interview accordée, il y a 15 jours, au Monde. A la question, " est-il indispensable que la France rejoigne l'Alliance ? ", il a, naturellement, donné son sentiment sur la liberté de notre pays sur le plan politique. Mais il a aussi souligné que, de son point de vue de secrétaire général de l'OTAN, la position actuelle de la France dans l'Alliance n'était pas un obstacle à notre bonne collaboration.
Nous avons pu observer, également, qu'il existe un autre pays qui n'a pas intégré ses forces dans l'Alliance, les Etats-Unis, comme le montre notre document. Après tout, l'une des leçons de cette crise est que nos amis américains peuvent combiner - de façon tout à fait explicable et compréhensible étant donnée la puissance qu'ils sont en mesure d'aligner - une action à l'intérieur de l'Alliance et une action indépendante de l'Alliance et ce, sur le même théâtre et dans la même unité de temps, la même journée ou la même nuit. Ils sont en mesure de procéder à une intervention de force sous les deux statuts. Ce sujet mérite réflexion pour l'avenir de l'Alliance. L'une de nos originalités dans cette crise a été la volonté persistante de maintenir avec, naturellement, l'assentiment et l'adhésion complète de nos chefs militaires, une volonté de communication étroite, de contrôle politique et de contrôle ultime, entre les politiques et les chefs militaires. Or, ceci ne correspond pas, certes, à la tradition américaine.
Cette situation a alimenté un certain nombre de discussions. En manifestant cette exigence dans un conflit situé en Europe, avec un contenu très profondément politique, nous avons joué notre rôle. Là encore, nous avons, sans doute, contribué à faire s'élever un peu la conscience ou à interpeller la réflexion de certains de nos alliés européens. Nous étions, après tout, inexpérimentés pour ce genre de crise puisque, par définition, l'Alliance atlantique intervenait pour la première fois, en tant que telle, dans une action armée de ce niveau. Soulignons, à ce titre, les deux autres champs politiques très importants révélés par cette crise.
Evoquons, en premier lieu, tout le domaine juridique. Un certain nombre de développements sont, d'ailleurs, résumés dans le document produit à cette occasion. Par sa complexité, par les enjeux de légitimité complexe qu'elle a posés, cette crise a révélé, plus encore que les précédentes, l'importance de la définition du cadre légal et du cadre juridique des opérations. Cette définition évolue dans le temps avec la nature des opérations. Avec la résolution 1244 - sans sous-estimer sa complexité politique - nous avons, certainement, un des mandats d'action d'une force les plus précis et les plus cohérents depuis 20 ou 30 ans dans une période de maintien de la paix. Les pays qui ont expérimenté les opérations de maintien de la paix ont souvent eu à se plaindre du caractère vague et imprécis de leur cadre juridico-politique. Cette question est donc tout à fait majeure pour l'avenir et alimente notre réflexion au sein du ministère.
En second lieu, intéressons-nous à la communication, particulièrement difficile dans deux circonstances rencontrées cette fois-ci. Tout d'abord, parce que nous travaillons en coalition. La difficulté est que plusieurs autorités dans chaque démocratie sont habilitées à s'exprimer pour expliquer notre action à laquelle 15 ou 20 démocraties sont associées. Cela représente, en temps réel, plusieurs dizaines d'expressions susceptibles d'être divergentes. D'autre part, la difficulté est d'être confronté à un adversaire - nous rencontrerons cette situation dans d'autres crises - particulièrement habile à utiliser les mécanismes de la communication qui lui sont propres.
Nous aurions aussi, évidemment, beaucoup à dire sur nos dispositifs opérationnels et la préparation de nos outils techniques. Je souhaite que ce soit le chef d'état-major des armées qui s'engage sur ces points. Il connaît, tout particulièrement, ces questions dans la mesure où il a piloté une grande partie de notre évaluation. Soulignons simplement d'un mot : tout d'abord, les déficiences - surtout les déficits constatés en nombre - sont souvent, en même temps, une façon de valider les choix de programmation effectués et en cours d'application. Nous pourrions citer plusieurs cas de matériels ou de capacités que nous avons estimés manquants ou insuffisants pendant cette crise. Ils sont, désormais, en cours de préparation ou en cours de livraison. Soulignons, d'autre part, les progrès déjà très importants accomplis, dès le début de la crise, en matière de capacités de projection et de soutien à l'extérieur, tant pour nos avions, pour les Leclerc ou pour le niveau de disponibilité de la force aéronavale. Considérons, simplement, la loi de programmation actuelle sur laquelle le gouvernement a réaffirmé sa détermination très largement validée par les observations effectuées. Nous possédons, de la sorte, un guide pour d'autres crises imaginables. Certes, toutes les crises imaginables ne ressembleront pas forcément à celle du Kosovo, mais nous aurons, évidemment, un guide pour certaines décisions à prendre dans le nouvel exercice de la loi de programmation auquel nous allons commencer à travailler dans les prochaines semaines.
En conclusion, attardons-nous un peu sur l'actualité d'un certain nombre de ces leçons. A propos du débat de grande intensité, maintenant ouvert, sur la mise en place de l'Europe de la Défense à partir des résolutions et des engagements pris en commun à 15 à Cologne : nous entrons dans une séquence de rencontres et de forum de niveau particulièrement élevé à partir de la semaine prochaine, à partir du Conseil des Affaires Générales de l'Union européenne (CAG) tenu lundi et ce, jusqu'à Helsinki. Nos amis britanniques ont, également, sorti un document de réflexion sur cette crise et sur les leçons qu'ils en tirent. Les uns comme les autres, nous sommes maintenant à pied d'uvre pour tirer des conclusions positives et pour faire changer certaines des faiblesses historiques, éprouvées entre Européens, dans une construction politique volontaire. Merci.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous allons aborder, à mon niveau, cinq points. Le premier point : il est intéressant de revenir sur la notion de stratégie utilisée au cours de la campagne aérienne. Des débats sont ouverts. Des débats publics se sont ouverts après la campagne, mais des débats non publics se sont ouverts, pendant la campagne, sur la façon d'utiliser l'arme aérienne pour obtenir l'effet politique recherché. La locution qui convient pour caractériser ces stratégies est " diplomatie coercitive " avec une arme dont les caractéristiques - l'arme aérienne répondait parfaitement à nos ambitions - sont une très grande flexibilité, une très grande progressivité - si nous souhaitons l'appliquer progressivement - et une très grande réversibilité dans la mesure où l'on peut frapper à deux endroits distants de 200 km, arrêter puis reprendre, etc... Ce choix a été collectif et arrêté par l'ensemble des Nations au vu de toutes les planifications, offrant des possibilités aux décideurs politiques de l'Alliance pour résoudre l'impasse de Rambouillet. Pour rebondir sur les propos de Monsieur Richard, il faut se garder de considérer la gestion de cette crise comme exemplaire. Elle est un exemple, mais n'est pas exemplaire. En revanche, nous pouvons en tirer les enseignements, extrêmement importants, sur la façon de gérer cette crise. Nous pouvons, également, tirer des enseignements extrêmement forts à l'intérieur de ces stratégies à l'égard du nécessaire contrôle politique sur l'action militaire. Le ministre de la Défense déclarait à l'instant : " ce n'est pas dans la tradition américaine ". Il est vrai. Mais ce n'est plus, aujourd'hui, dans la tradition européenne, faute d'avoir l'habitude d'affronter ce genre de situation, habitude dont la France est, par sa politique, dotée.
A la suite de cette campagne et du problème de l'articulation entre politique et militaire, une vraie réflexion s'est engagée, non seulement dans les pays européens, mais également aux Etats-Unis. J'ai pu le constater, encore récemment, en discutant avec le général Shelton. Tout en déclarant : " vos politiques introduisent des contraintes trop fortes sur l'emploi de l'arme aérienne ", les Américains, dans le même souffle, disent, maintenant " il faut trouver des points d'équilibre ", c'est-à-dire qu'ils reconnaissent cette nécessaire articulation. Je crois qu'il serait difficile de la nier. Comment pouvons-nous imaginer que les plans de frappes, établis jour après jour, nuit après nuit, puissent être complètement déconnectés de toute l'action diplomatique, internationale, avec des puissances extérieures à la coalition, dans le but de conduire Milosevic à récipiscence ? Comment imaginer que le plan de frappes à Belgrade, le jour où Tchernomyrdine débarque, puisse être indifférent à ce débarquement ? Cette situation est complètement impensable. Il faut, par conséquent, bien articuler l'action militaire, complètement assujettie aux contraintes politiques, avec deux limitations : l'efficacité des frappes et la sécurité de nos hommes.
Deuxième remarque touchant au fonctionnement de la coalition : ce sujet a déjà été abordé, mais là encore nos amis européens doivent effectuer une véritable révolution culturelle et avoir une compréhension de ce qu'est une coalition - coalition à 19, en l'occurrence. Parmi les 19, tout le monde n'était pas tout à fait d'accord. Il y a, maintenant, une nette prise de conscience sur le fait qu'une coalition ne peut bien fonctionner que sous la condition d'un partage d'informations, de décisions et de risques. Ceci doit se faire dans la transparence nécessaire à la confiance. Certains enseignements doivent être tirés sur la façon dont cette coalition a fonctionné, notamment en matière de planification des frappes. Quel que soit le poids d'un pays dans une coalition, ce pays a, normalement, un droit de regard pour vérifier le respect des décisions politiques prises ensemble. Il n'est pas question de savoir si le pays en question représente 5-7-8 ou 12 % de la coalition. C'est un devoir de partager les informations et les décisions. La France, par sa détermination, le poids de son exécutif et par sa position singulière dans l'Alliance, a respecté cette règle jusqu'à son terme.
Troisième remarque, lorsque l'on regarde en arrière, il faut s'interroger sur ce que sont les capacités clés pour exister dans une coalition. Question corollaire et complètement articulée avec la première : que devrait savoir faire l'Europe si elle devait mener elle-même ce genre d'action ? Il faut disposer d'une maîtrise de l'information, capacité clé. Nous le savions déjà pour l'avoir mesuré tout au long de cet engagement. Celui qui n'a pas de capacité d'accès à l'information, qui ne sait pas maîtriser la boucle d'information - pas seulement la boucle information " tir ", à savoir l'appréciation de la situation -, celui-ci ne peut être que de second rang dans une coalition. Ensuite, participer à une coalition suppose de mettre sur la table des forces en volume suffisant, crédible et interopérable, au profit de l'action collective. La France a le bonheur de disposer de forces qui répondent à ces critères. A partir de là, se pose un problème d'organisation et de volonté politique pour exister dans une coalition et faire en sorte qu'elle reste dans les choix définis en commun.
La quatrième remarque concerne le " gap " technologique. Il faut se garder d'un excès d'optimisme et de pessimisme. L'excès d'optimisme, consisterait simplement à dire que nous avons été interopérables. Certes, nous avons été interopérables, en tout cas les moyens français n'auraient trouvé aucune difficulté à s'adapter. Par moyens, j'entends aussi les hommes dans les états-majors, très importants pour la mise sur pied de cette structure ad hoc, mais " à forte essence Alliance atlantique ". Ceci a, d'emblée, fonctionné. Il faut, cependant, se garder d'un excès d'optimisme. En effet, à l'évidence, nous ne savons pas faire un certain nombre de choses. Le " nous " est européen et français. Nous avons touché du doigt, à l'occasion de cet engagement, à la fois les progrès effectués depuis la guerre du Golfe - ils sont heureusement sensibles - et le chemin qu'il reste à parcourir. Il n'y a pas de " gap " rédhibitoire : nous avons, pour preuve, travaillé ensemble et nous avons été efficaces. Un certain nombre de lacunes subsistent et nous ne pouvons pas les laisser telles quelles. Il est frappant de constater que les Américains possèdent en fait l'ensemble de la panoplie, y compris un certain nombre de capacités spécifiques. Les Européens ne possèdent pas l'ensemble de la panoplie. Les deux pays européens équipés de la panoplie la plus large sont le Royaume-Uni et la France, mais il existe des trous dans ces capacités. Les trous ne sont pas les mêmes selon les pays européens, ce qui est, d'une certaine manière, encourageant. En mettant ensemble un certain nombre de moyens, nous allons boucher un certain nombre de trous pour une action européenne. Il en restera, donc il y a des axes d'efforts à faire et ce sera mon dernier point.
Vous ne serez pas surpris si je reviens sur un axe d'efforts prioritaire qui est la maîtrise de l'information, donc la capacité à avoir du renseignement au plus proche du temps réel. Nous devons, ensuite, être capables de faire du " targeting ". On a vu qu'être capable de gérer des crises potentielles d'un théâtre - pourtant aussi restreint que celui de la RFY - est un problème extrêmement complexe et lourd. Il est nécessaire de faire des efforts dans ce domaine. Au niveau de la France, nous avons, d'ailleurs, d'ores et déjà décidé de créer cette capacité de " targeting ". Pourquoi ne pas envisager un jour un " targeting " européen ? Nous devons, également, considérer tout ce qui est évaluation des dommages, à savoir le résultat des frappes, pour ajuster les frappes suivantes en fonction de nos constatations. Nous avons, là aussi, des progrès à faire. En matière de frappes de précision, la démonstration effectuée par les missiles de croisière a été remarquable. Les précisions dorénavant atteintes par les missiles de croisière américains sont tout à fait respectables et les défauts de fonctionnement très rares. Nous sommes nous-mêmes engagés sur cette voie et deux à trois ans seront encore nécessaires pour la concrétiser. Nous savions manquer de capacités de suppression des défenses anti-aériennes - elle ne manque pas dans tous les pays européens - et là aussi il faudra renforcer notre capacité. A propos de l'identification des aéronefs, nous avons constaté que si nous ne disposions pas d'un dispositif de double identification, une très grande difficulté se présenterait, au moins dans les premières vagues de raid. Nous avons déjà pris des mesures d'adaptation sur les Mirage 2000, qui sont prévues sur le Rafale. Il faut poursuivre cet effort de façon à être tout à fait compétitifs par rapport à nos autres alliés et pas tellement vis-à-vis de la menace. Enfin, en ce qui concerne la capacité de ravitaillement, même avec l'apport du porte-avions italien relativement proche du théâtre - essentiel dans cet engagement - le besoin en ravitailleurs dans ce genre d'opérations était considérable. Sans l'apport américain, nous ne serions pas parvenus à mettre autant d'avions en vol et à effectuer 1 000 sorties par jour sur la fin du conflit.
L'enseignement majeur, pour ce qui me concerne, est que ces déficits sont identifiés. La crise a permis une prise de conscience au niveau européen. Il reste maintenant à mettre nos efforts en convergence et à concrétiser une Europe de la Défense capable de gérer ce genre de crises.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
A propos du programme SCALP, programme de missile de croisière français, quel enseignement très pratique avez-vous retenu de ce conflit, notamment en matière de guidage et d'indépendance du guidage par satellite ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons, en fait, deux programmes. Un programme répond strictement à votre appellation, mais comprend deux capacités différentes : la première sera réalisée à partir de 2001 et la deuxième, SCALP, plus ambitieuse, est prévue un peu plus tard. Se présentent différents paramètres sur les missiles de croisière. Le premier concerne l'allonge. Nous avons fait des choix, des choix différents de ceux des Américains, mais nos analyses opérationnelles nous font penser que nos choix d'allonges conviennent. Le second paramètre touche à la précision. Ce que nous attendons de nos systèmes est au moins comparable à ce que les Tomahawk savent faire aujourd'hui. Ce qui est normal dans la mesure où nous bénéficions de l'évolution technologique. Enfin, le troisième paramètre se pose en terme de fiabilité de précision et de navigation. Nous allons utiliser un certain nombre de redondances pour avoir la plus grande fiabilité possible dans l'emploi de ces missiles. Nous conjuguerons donc différents systèmes de navigation et de précisions terminales.
BERNARD VALERO (NEW-YORK TIMES)
Monsieur le ministre, que voulez-vous dire par le fait, ou l'observation, que les Américains ont mené certaines opérations, ou employé certaines forces qui leur étaient propres et non pas soumises à l'autorité de l'Alliance ? Cela signifie-t-il qu'ils ont mené des opérations séparément ou, dans certains cas, qu'ils ont attaqué des cibles qui n'étaient pas agréées par les autorités politiques et militaires de l'OTAN ?
ALAIN RICHARD
Cette affirmation est vérifiable par de nombreux éléments de recoupement. Nos amis américains ont employé des capacités, que ce soit d'ailleurs en missiles de croisière ou en raids aériens, qui n'étaient pas placées sous le commandement coordonné. Elles sont intervenues, en réalité, de manière coordonnée avec les frappes de l'Alliance, à d'autres horaires et sur d'autres objectifs. C'est, d'ailleurs, leur droit le plus strict puisque, en effet, les forces en question ne sont pas inscrites au sein de l'Alliance.
JEAN-PIERRE QUITTARD (TF1)
Monsieur le ministre, cette question s'adressera également au général. La France va prendre la présidence européenne dans quelques temps. N'est-ce pas l'occasion politique rêvée pour que, sur le plan militaire, un certain nombre d'initiatives soient lancées, comme la mise en commun d'une flotte de ravitailleurs, par exemple ? Il a été question de l'importance du ravitaillement en vol, de mettre en commun une flotte de transports militaires, voire de mettre en commun des sources de renseignement. Est-ce prématuré ?
ALAIN RICHARD
Vous n'allez pas me dénoncer auprès de mes amis, Hubert Védrine et Pierre Moscovici, si je dis que tout ne doit pas être réglé dans la présidence française ? Une série de ces sujets sont sur la table pour Londres, dans 10 jours, le sommet franco-britannique, pour Paris, le sommet franco-allemand, et pour Helsinki. Notre intention est que le sommet d'Helsinki, le conseil européen des 15 chefs d'Etats et de gouvernements, reprenne ligne par ligne sa copie de Cologne : que sommes-nous décidés à faire avec les échéances 2000-2001-2002, pour que, maintenant, ces outils estimés comme nécessaires, ces capacités militaires communes, soient réalisés ? J'espère donc, toute modestie mise à part, que la présidence française sera un moment fort dans la construction du système de décision. Le général Kelche et moi, avons vu à l'uvre, avec certes des faiblesses, mais avec quand même une capacité robuste, un système de décision en temps réel. Si nous voulons que l'Europe existe en tant que puissance collective, capable de gérer une crise, un système de décision est nécessaire. En matière de capacités militaires communes, dont certaines sont mutualisées - exactement dans le sens de votre question -, la conclusion de la présidence française marquera, sans doute, un certain nombre de progrès. Nous sommes déjà au travail sur ce chantier.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Pour revenir sur la question des rapports avec les Américains, le document indique : " la complexité des circuits de décision est augmentée par la dualité des chaînes de commandement ". Au moment des frappes, les avions français ne pouvaient pas tirer des objectifs sans l'aval du commandement français. Il existait, par conséquent, une chaîne de commandement nationale française en dehors de la chaîne de l'OTAN. Nous étions donc, nous aussi, dans la situation des Américains à cette période. Pourriez-vous préciser ce sujet et la différence en question ?
ALAIN RICHARD
Nous avons mis les deux situations en relation pour une raison de pédagogie politique, à savoir que nous ne sommes pas intégrés et que nous sommes capables de travailler dans l'Alliance. Les Etats-Unis ne sont pas non plus intégrés, mais nous, nous n'avons pas fait d'opération séparée du commandement coordonné de l'Alliance, à la différence de nos amis américains. En revanche, nous avons gardé le contrôle opérationnel.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Il faut, simplement, lever une ambiguïté car ce point est très important. Nous n'avons pas engagé de moyens français en autonome, en dehors de la coordination menée par le CAOC - combined air operations center - de Vicenza, placé sous les ordres du général Short. Les avions français n'ont donc pas tiré sous les ordres du commandement national. La planification des objectifs prévus dans les tranches horaires et quotidiennes suivantes est passée sous le contrôle préalable de la France qui s'assurait que les objectifs retenus étaient conformes aux décisions politiques. En même temps, la France s'assurait qu'en fonction de l'évolution de la négociation - notamment dans la deuxième partie du conflit - il n'y avait pas de hiatus potentiel entre des frappes à certains endroits et le cours des négociations : c'est le rôle normal de tout pays coalisé. La différence avec les Etats-Unis, comme l'a indiqué monsieur Richard, est qu'ils ont fourni à la fois des moyens au sein de la coalition, des moyens importants coordonnés dans un seul ATO - air task order - à Vicenza, et parfaitement transparents. Ils ont attaqué des objectifs parfaitement définis et approuvés, notamment avec les missiles de croisière, mais également avec les bombardiers lourds. Ils ont pris, à partir d'une planification opérationnelle américaine, un certain nombre d'objectifs qui répondaient normalement aux normes définies, étape par étape, phase par phase. Lorsqu'il y avait problème, les nations qui se sentaient concernées par ces problèmes pouvaient s'exprimer. Le seul problème est qu'elles étaient peu nombreuses.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Juste une précision : il est clair que nous n'avons pas mené d'opérations indépendantes, mais les autorités françaises ont-elles, dans ce système de contrôle opérationnel de nos moyens, refusé de mener un certain nombre d'opérations que l'OTAN nous demandait, que la chaîne de commandement de l'OTAN nous demandait de mener et, si oui, lesquelles ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons refusé, non pas de mener des opérations, mais des objectifs - que les moyens pour les traiter soient français, otanien ou américain - car nous considérions qu'ils ne faisaient pas partie des limites de l'épure. Ces objectifs n'ont, d'ailleurs, pas été traités par les Américains non plus.
MICHEALA WIEGEL (FRANFURTER ALLEGEMEINE ZEITUNG)
A propos de ce que vous venez de décrire sur ce double emploi d'une force, pensez-vous qu'il pourrait servir de modèle pour l'Europe de la Défense, à savoir la possibilté de pays européens qui interviennent, dans une même opération, sous l'égide de l'OTAN et, également, sous l'égide d'une future Europe de la Défense ?
ALAIN RICHARD
Le général va donner son sentiment sur les conséquences opérationnelles d'un tel montage. Mais sur un plan politique, ce n'est vraiment pas ce que nous cherchons à faire. Comme il m'arrive de dire à nos amis américains, nous ne sommes pas une espèce de diablotin qui s'efforce de saper la cohérence de l'Alliance par la base. Il serait souhaitable, si d'ici quelques années se reproduit une crise en Europe, que les Américains accordent aux Européens qui se sont organisés pour agir, le même niveau de confiance que celui accordé à nos amis australiens pour traiter la crise du Timor. Ce n'est peut-être pas trop demander. Il s'agit, tout de même, d'une d'une question de crédibilité. Nos amis américains sont politiquement ambigus sur le sujet. Ils réclament, depuis des dizaines d'années, un effort accru des Européens pour partager le fardeau et élèvent un certain nombre de préventions : " attention, si vous voulez augmenter vos capacités, il faut en même temps que vous soyez tout à fait transparents sous l'angle de processus de décisions politiques ". Si nous voulons apparaître crédibles pour traiter une crise d'une certaine dimension, prenons l'exemple du Kosovo, nous devons avoir des arrangements de combinaison des forces et plus encore, pour reprendre les propos du général Kelche, de commandement, robustes et non pas minés par leur propre complexité. Nous travaillons donc - cela sera un de nos apports dans la réflexion commune sur les dispositifs de l'Europe de la Défense - à atteindre une cohérence dans la planification des actions par les Européens et dans l'organisation de leurs forces conjointes.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Au niveau des moyens d'action, le vivier est unique. Commencer par prétendre vouloir faire des forces européennes dans l'Alliance n'a pas de sens. La réalité est là. Les ressources budgétaires sont ce qu'elles sont. Ces moyens doivent, tout d'abord, être parfaitement inter-opérables, dans les mêmes normes et dans les mêmes standards. L'idée d'un double parrainage, une double conduite politico-militaire sur une opération de ce genre, n'est pas opératoire : il faut un seul patron, un seul objectif politico-militaire, un seul contrôle politico-militaire sur les opérations. Placer deux chaînes conduit à l'échec. Nous ne pouvons dire que l'OTAN et Union de l'Europe ferons à la fois ceci et cela. L'alternative ne se pose pas, d'ailleurs, en ces termes. A partir du moment où l'Union européenne estimera nécessaire de s'engager sur une crise, elle cherchera qu'elles sont les meilleures réponses à cette crise grandissante. Elle demandera donc aux nations européennes de mettre à disposition d'un commandement stratégique, qu'elle désignera, les moyens nécessaires pour conduire cette action dans de bonnes conditions d'engagement et de probabilité de succès. Dans certains cas, déjà identifiés, si la crise est particulièrement lourde et astreignante, nous pourrons avoir recours à ce que nous appelons " les A7 " de l'OTAN. Se pose, alors, un problème, un enjeu, très important qui rejoint un peu votre question par un autre biais : quelle certitude ont les Européens de pouvoir, en temps et dans la dimension voulus, bénéficier de ces " A7 " de l'OTAN. Si un verrou est posé sous ces " A7 ", alors la liberté et l'autonomie de décision de l'Union européenne est compromise.
PIERRE MARIE GIRAUD (AFP)
Cette question est adressée au général Kelche : un chapitre est consacré au cadre juridique des opérations au Kosovo. Jugez-vous souhaitable, ou non, d'intégrer, dès la planification, toutes ces questions juridiques dans une opération ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Sans aucun doute. Il faut non seulement intégrer la dimension juridique au moment de la planification, mais également mettre une véritable chaîne juridique sur le terrain, pour aider les responsables des forces. C'est, d'ailleurs, ce que nous avons fait. Nous avons des conseillers juridiques à côté de nos commandants de force. Les problèmes d'ordre juridique au Kosovo sont considérables. Revenons, maintenant, un peu en arrière. Ne pas intégrer la dimension juridique - notamment internationale - dans une planification, amène à des impasses dont certaines sont parfois douloureuses. Nous pouvons observer le pas de clerc effectué par nos amis américains, notamment au niveau médiatique, pour constater, ensuite, que le droit international interdisait l'embargo maritime.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Concernant le plan des capacités spécifiques à un pays, les capacités de renseignement ou d'opérations spéciales, par exemple, jusqu'où sommes-nous prêts à tout mettre dans un pot commun ? N'existe-t-il pas un lieu au-delà duquel nous constatons une sorte d'abandon de souveraineté nationale ?
ALAIN RICHARD
C'est, en effet, l'un des exercices intellectuels un peu exigeants que nous allons poursuivre dans le développement de l'Europe de la Défense. La phase actuelle - la décennie - n'est pas à l'abandon de souveraineté, mais se consacre à la meilleure organisation conjointe des capacités à la mise en commun, lors d'une opération sur laquelle nous nous sommes engagés ensemble, de tout le retour d'informations et de renseignements. La phase actuelle se consacre aussi à la mise en commun de capacités de commandement investies dans la mission, le moment venu. Mais nous irions véritablement au-delà du réalisme si nous voulions faire de la fusion, de l'intégration à l'intérieur de l'Europe encore à l'état de construction sur le plan de la politique étrangère et de sécurité. Le président de la République a, d'ailleurs, fait connaître à nos partenaires, cet été, certains aspects du plan d'action sur lequel nous allons maintenant travailler dans le dialogue avec les 14 autres Européens. En revanche, nous pouvons multiplier nos efforts et nous pourrions déployer les exemples en combinant, simplement, nos capacités, avec aussi un effort de complémentarité dans les capacités les plus spécifiques. Le Premier ministre a, d'ailleurs, fait allusion à cette perspective dans son propos à l'IHEDN en indiquant que nous ouvrions le chantier de la prochaine loi de programmation. Nous allons, évidemment, augmenter le niveau de concertation entre Européens, avant de prendre nos propres décisions de programmation.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Les forces spéciales constituent un outil tout à fait spécifique et rare. Peu de nations possèdent des capacités réelles de force spéciale. Deux exemples se présentent : deux nations ont assuré le sauvetage de combat pendant la campagne aérienne du Kosovo, les Etats-Unis et la France. J'ai eu le plaisir d'entendre les Américains reconnaître le niveau de nos personnels. Ensuite, il incombe à une décision nationale d'accepter, ou non, de prendre des risques par solidarité. Lorsque les Néerlandais hésitaient à rejoindre les observateurs de la KVM, ils nous ont posé une question : " si jamais nos personnels sont faits " aux pattes " au Kosovo, qui vient les chercher ? " En effet, ils ne le savent, pas mais une décision politique a été prise. Alors si vos gens sont " faits aux pattes ", nous enverrons les forces spéciales françaises : c'est aussi cela le symbole européen.
FREDERIC PONS (VALEURS ACTUELLES)
La France a pesé dans cette opération par sa détermination, mais aussi par le volume de ses moyens. Selon le document qui nous a été remis, un certain nombre de chantiers sont ouverts pour, précisément, combler les trous de notre dispositif ou de notre capacité d'action. Egalement, selon une partie de la représentation nationale en France, notre budget de la Défense ne nous prépare pas à faire face à de nouveaux engagements majeurs. Il ne nous prépare pas à, précisément, combler ces trous dans notre capacité d'action. N'y a-t-il pas, alors, une contradiction entre les satisfecit d'aujourd'hui et les engagements budgétaires prévus pour demain ?
ALAIN RICHARD
Je vais débattre, avec la représentation nationale, de l'adoption du projet de loi de finances 2000 du département ministériel, dans la fin de l'après midi. Nous serons à la 4e année d'application de la loi de programmation. Sans atteindre à la perfection, l'application de cette loi de programmation soutient, assez avantageusement, la comparaison avec toutes les lois de programmation antérieures des deux dernières décennies. L'affaire n'est pas gagnée et des insuffisances peuvent se faire jour. Nous avons un défi au ministère, en interne, à savoir augmenter notre rythme de consommation de crédits, dans un contexte où la réglementation des marchés publics est de plus en plus exigeante. La détermination conjointe du chef de l'Etat et du chef du gouvernement est que nous soyons au rendez-vous des objectifs de cette loi de programmation. Au fond, en dehors de la propre détermination que nous devons mettre pour suivre cette politique d'équipement, nous voyons les principes justifiés. L'une des difficultés est d'obtenir un niveau d'engagement de nos partenaires européens plus harmonisé que le nôtre. Selon les chiffres établis par l'Alliance, avec un mode de calcul des dépenses d'équipement, nous sommes à plus du tiers au-dessus de la moyenne européenne par rapport à notre PIB. Nos amis britanniques sont encore un peu au-dessus, ainsi que nos amis grecs. La plupart des autres pays de l'Union sont très nettement en-dessous. L'objectif n'est pas, alors, de se lancer dans un système arithmétique compliqué, mais un mode de dialogue sur les politiques de financement de la défense, au cours de la prochaine décennie, devrait permettre d'améliorer la capacité commune européenne et d'harmoniser le plus possible son usage.
JEAN-PIERRE QUITTARD (TF1)
Pour revenir sur les moyens listés, les qualités mais aussi les faiblesses de ce qui s'est passé au Kosovo, quelles seront, concrètement, les traductions dans la future loi de programmation ? A la lumière des événements du Kosovo, y aura-t-il, par exemple, un secteur jugé faible ou inadapté vraiment corrigé dans la future loi de programmation, même s'il n'était peut-être pas prévu au départ ? Avez-vous un exemple concret à nous donner ?
ALAIN RICHARD
Considérons, d'abord, le transport tactique. Nous allons prendre des décisions au cours de l'année 2000 et nous trouverons les moyens d'accompagner financièrement ces décisions. L'un des efforts à fournir, dans la loi de programmation prévue après 2002, est, évidemment, de supporter le programme de remplacement de notre flotte de transport. Un effort de mutualisation et de regroupement de l'emploi de cette force devrait se concrétiser. Nous travaillons, en particulier avec nos amis allemands, sur ce sujet. Chacun devra amener ses avions, ce qui suppose un gros effort. Les missiles de croisière vont aussi être développés à ce moment là. Il faudra financer la série et se doter d'un nombre suffisant de ces missiles. Dans l'ensemble du dispositif, système d'information et de commandement, nous avons encore des progrès à faire. Le flux, le début de nos systèmes d'informations, par exemple, s'est révélé un peu en limite pour une opération comme le Kosovo qui, finalement, était une opération d'ampleur moyenne. Le débat anticipe, par conséquent, le travail que nous allons commencer, dans les prochaines semaines, sur la future programmation. Certes, le débat sur nos capacités en matière de système d'information, en particulier avec le contexte d'une ambition européenne, va constituer l'un des thèmes centraux de la prochaine programmation.
JEAN-PIERRE FEREY (TF1)
Dans le prolongement de la question précédente, cette question s'adresse aussi bien au ministre qu'au chef d'état-major. Dans votre analyse, le bilan du groupe aéronaval permet-il d'apporter des enseignements déterminants pour la suite et, entre autres, sur la nécessité d'avoir un deuxième porte-avions ?
ALAIN RICHARD
Non. La question est ouverte et elle est déterminante. Elle est très importante pour la prochaine loi de programmation. Ce n'est pas à partir de la situation opérationnelle concrète du Kosovo que nous pouvons conclure par un accord ou non. L'emploi du Foch a été " un plus " à l'image des autres porte-avions engagés en Adriatique pendant ce conflit. Mais cela n'aurait pas changé l'issue du conflit si nous n'avions pas eu ce groupe aéronaval. Il nous a donné une facilité, en particulier avec des aéronefs en mesure de décoller et d'entrer en action sur le théâtre, avec un délai bien meilleur que ceux partis des bases italiennes, notamment en fin de parcours. Ils partaient du nord de l'Italie, de Solenzara ou d'Allemagne. Mais c'est l'un des cas où l'expérience du Kosovo ne tranche pas la question.
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Toutes les études que nous avons effectuées sur ce sujet montrent que ce scénario n'est pas discriminant. Il n'est pas décisif pour ce genre de décisions. D'une façon générale, l'avantage d'un porte-avions est d'être indépendant de la mise à disposition de plates-formes aéronautiques à proximité du théâtre de crise puisque, res nullus, la mer appartient à tout le monde : nous pouvons donc projeter. D'autre part, la projection devient décisive si nous sommes à plus de 1 500 nautiques du territoire national. Décisive et non pas importante. Décisive car, au-delà, nous nous retrouvons avec des nécessités de projection de forces de combat au sol, de moyens logistiques, de munitions, extrêmement lourds. La balance penche donc ici en faveur du porte-avions. Les études effectuées, celles que nous continuerons à faire puisque le problème est devant nous, montrent bien comment fonder nos choix futurs sur un deuxième porte-avions. Si nous le faisons, comment le ferons-nous ? Beaucoup de questions restent pendantes. Si nous ne le faisons pas, que faisons nous à la place ?
ALAIN RICHARD
Cette question transversale va aussi être placée sur le haut de la pile. Elle constituera une question importante pour le débat sur la défense européenne, une des questions non évidentes. Jusqu'où allongeons-nous le compas ? Je ne commente pas plus ce point.
JOSEPH FITCHETT (HERALD TRIBUNE)
A propos d'un sujet peut-être simplement présent en creux dans le rapport : l'éventuelle utilisation d'une force terrestre. Les troupes au sol auraient-elles pu terminer le conflit plus rapidement ? Si les Européens sont plus prêts que les Américains, à exposer leurs troupes au risque de pertes, cela modifie-t-il la donne de cette notion d'une guerre entièrement gagnée ou perdue par les avions ? Enfin, le fait que l'Alliance a gagné avec une guerre aérienne, sans risquer la vie des hommes, est-il plus dissuasif pour un nouveau Milosevic, ou moins ?
ALAIN RICHARD
Je me suis pas mal exprimé sur ce sujet. Rétrospectivement, aurions-nous emporté la décision plus vite si nous avions engagé une force au sol ? Nous pouvons vraiment conclure que non. En effet, nous avons obtenu la décision assez vite, à savoir en deux mois et demi. Compte tenu de la rigidité - le délai de mise en place d'une force terrestre - et des dangers ou contre-indications très élevés de son emploi, pendant la première phase, c'est-à-dire avant que les forces serbes soient affaiblies et désorganisées, ce contexte n'aurait pu contribuer à accélérer le calendrier. Se pose, à ce sujet, le problème, du caractère déterminant, ou non, de cette force aérienne. Nous avons, tout de même, constaté des initiatives ou des options stratégiques de la force adverse. Après cette démonstration nous devons réfléchir sur la manière dont d'éventuels autres adversaires vont travailler ou envisager une telle situation, en partant des erreurs de Milosevic.
GENERAL JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Juste une remarque à ce propos : nous n'avons pas gagné. Nous n'avons pas encore gagné. Les crises se nouent au sol et se dénouent au sol. Le pari était qu'avec la campagne aérienne nous puissions rentrer sans avoir à combattre. A chaque fois que nous survolons le théâtre du Kosovo pour venir voir les personnels, je me dis que c'était une bonne décision.
JEAN-PIERRE NEU (LES ECHOS)
Les enseignements du Kosovo n'ont-ils pas engendré un retard ? Ont-ils été intégrés et dans quelle mesure cela s'articule ? Est-ce intégré au sein du PP30 ? Tirer ces enseignements justifie-t-il le recul des exportations du PP30 ? Qu'attendez-vous, monsieur le ministre, pour faire connaître les orientations du " plan prospectif à 30 ans " ?
ALAIN RICHARD
A part la charge de travail de quelques uns, il n'existe pas de lien direct entre la date de sortie du PP30 et ce que nous venons de publier. Le retard de la sortie du PP30 s'explique, évidemment, par sa masse considérable. Il faut à la fois rendre présentable et faire, accessoirement, le choix que vous accepterez de ce qui est exportable et de ce qui l'est moins.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Sur le plan opératoire d'une Europe de la Défense, au quotidien, nous avons entendu des choses très positives sur la coopération entre toutes les nations, y compris entre l'Europe et le Royaume-Uni. Qu'en tirez-vous comme leçon pratique ? Envisagez-vous les Anglais comme les plus lointains des Européens ou les plus proches des Américains ?
ALAIN RICHARD
N'y voyez pas une critique contre le service public, mais votre question date un peu. Nos partenaires et amis britanniques ont démontré, dans cette crise, mais aussi dans toute une série d'autres termes qui touchent à l'Europe de la Défense, que leur volonté est européenne. Nous nous sommes aussi réjouis, pour cette raison, de l'accession de George Robertson à sa responsabilité actuelle au sein de l'Alliance. Nous devons réfléchir sur ce point. L'objectif de l'Europe de la Défense n'est pas de détacher tel ou tel pays, a fortiori la collectivité des pays, de leur lien avec les Etats-Unis, mais d'établir un autre équilibre. Nos amis britanniques sont avec nous sur ce point.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Sur le plan strictement opératoire, il s'agissait d'un seul point pratique, à savoir les missiles de croisière. De plus, encore une fois, les Anglais sont-ils les plus lointains des Européens ou les plus proches des Américains ?
ALAIN RICHARD
Avec qui faisons-nous le SCALP ?
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Avec qui ont-ils tiré les missiles croisière ?
ALAIN RICHARD
Pour l'instant, ce sont les seuls présents sur le marché. Il existe aussi, dans ce domaine, une volonté des pouvoirs publics britanniques. Les pouvoirs britanniques ont, également, une tendance à beaucoup travailler en Européens. Nous ne sommes pas naïfs, tout le monde sera tenté, à un moment ou à un autre, de s'appuyer sur un soutien américain. Dans la mesure où nous sommes dans l'Alliance, nous n'avons pas à faire, en soi, un thème de critique. Nous devons nous habituer à ne pas regarder la Grande Bretagne à l'intérieur de la construction, notamment sur le plan politique, comme vous pouviez la regarder en 1962.
PIERRE BABEY (FRANCE 3)
Pour revenir sur les enseignements du Kosovo, de la guerre gagnée ou perdue, cette guerre a montré, à l'issue du mois de juin, que l'armée serbe a pu se replier en assez bon ordre en Serbie avec, semble t-il, un certain nombre de moyens qui avaient échappé à nos tirs. Sur le terrain, lorsque nous nous rendons actuellement au Kosovo, nous trouvons des militaires de l'Alliance pour qui les bombardements n'ont, finalement, pas cassé autant de matériel comme il était annoncé à une époque. D'autre part, les Serbes auraient su cacher ou leurrer nos bombardiers. Cela a-t-il été une surprise pour notre état-major ? Ou alors, n'y a-t-il pas eu, quelque part, volonté d'épargner un peu l'armée serbe, comme cela avait été fait, d'une certaine façon, avec Saddam Hussein à la fin de la guerre du Golfe, lorsque les alliés ont décidé de s'arrêter aux frontières nord du Koweït ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Nous avons eu la volonté constante d'épargner le peuple serbe et non pas les armées serbes. Nous avons, pour cette raison, introduit beaucoup de limitations dans les objectifs que nous acceptions d'engager, notamment dans ce que nous appelons dans notre jargon les dommages colatéraux, à savoir les populations civiles autour des objectifs. Nous avons annulé de très nombreuses fois des missions car nous détections des présences de civils à proximité d'un objectif pourtant planifié. Cette démarche n'est pas spécifiquement française, mais collective. Il était hors de question d'épargner les forces serbes. Les consignes politiques assez rapidement données, consistaient à mettre l'accent sur les forces serbes plutôt que casser l'infrastructure et l'économie. Il a, à un certain moment, fallu balancer les efforts car tous les moyens n'étaient pas encore là. Alors, s'est ouverte une polémique qui a déclenché une mission d'enquête, commanditée par le général Clark et composée de différentes nations : des représentants français étaient présents à l'intérieur de cette mission d'enquête. Elle s'est rendue sur le terrain, du moins sur une partie du terrain car l'investigation a pu porter sur le Kosovo, mais non sur la Serbie. Or une partie importante des frappes ont eu lieu, y compris sur les forces en Serbie. Le constat fait par cette commission, puis par le réexamen de tous les films de mission, rapporté au nombre de frappes, a confirmé que les évaluations affichées par l'OTAN à la fin de la campagne aérienne étaient excédentaires par rapport à ce que nous arrivions à recouper d'environ 15 %. Les données variaient selon les équipements, chars, artillerie, camions etc... Nous avons estimé le nombre des leurres à environ 5-6% des objectifs frappés par l'Alliance : ce pourcentage est déjà élevé, notamment sur les pièces d'artillerie qui se sont avérées être assez faciles à copier, plus faciles que les blindés. La commission a trouvé des restes de leurres à des endroits identifiés comme ayant fait l'objet de frappes. En matière d'objectifs détruits - et non pas ici de leurres - nous avons connu un temps de latence entre la fin de la campagne et l'entrée sur le terrain. Ce temps de latence a permis à différents acteurs, et pas seulement aux Serbes, de récupérer un certain nombre d'objectifs partiellement endommagés, de les sortir en porte-chars. L'OTAN a d'ailleurs des photos de blindés endommagés sur les porte-chars destinés à être ramenés en Serbie, puis " cannibalisés " afin de récupérer des pièces au profit des autres. L'UCK a également tenté de mettre aussi à l'abri un certain nombre d'engins endommagés dans l'éventualité d'un nouvel usage. Le bilan vraisemblable, il faut rester modeste dans cette affaire, n'est pas de 13 chars détruits mais autour de 100, peut-être 80 ou 90. Parler de 75 % de " coups au but " c'est inscrire les 5 à 6 % de leurres parmi ces objectifs.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Le général Kelche déclarait tout à l'heure que nous n'avions pas encore gagné la guerre. Quand l'aurons-nous gagnée ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
Quand nous aurons obtenu ce pourquoi nous nous sommes battus.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
C'est-à-dire ?
GENERAL D'ARMEE JEAN-PIERRE KELCHE (CEMA)
A savoir un Kosovo province multi-ethnique, apaisée et capable de vivre : il y en a encore pour quelques temps.
ALAIN RICHARD
Cher Jean-Dominique Merchet, nous ne pouvons pas vivre avec, en permanence, la phrase historique de la reine Marie-Antoinette : " ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ! " Si l'objectif est de faire du Kosovo un canton suisse, nous pourrons toujours dire que nous n'avons pas réussi. La question est de savoir si cela valait la peine d'avancer sur la voie de cette entreprise. Nous avons appelé un certain nombre de fois à un tout petit peu de pondération et de recul, dans le quotidien des opérations, en mars, en avril et en mai. Mais l'impression que vous avez sur les deux derniers jours n'est pas forcément révélatrice de ce qui va se passer dans les deux prochains mois. Il est normal de connaître, encore aujourd'hui, une situation de forte tension et de mouvement de haine, de mouvement de revanche dans une situation comme celle du Kosovo, à l'intérieur d'un espace européen avec une très forte assimilation, depuis des générations, entre la force physique et le pouvoir politique. Il aurait été tout à fait naïf d'imaginer qu'il en serait autrement. Cette situation n'empêche pas de conférer une valeur de principe politique à ce que nous faisons et la chance réelle de changer positivement la situation. L'action politique a, de temps en temps, un sens.
JEAN-DOMINIQUE MERCHET (LIBERATION)
Loin de moi cette idée, mais les objectifs de cette campagne aérienne étaient de faire céder Milosevic et que ses forces armées se retirent du Kosovo. D'une certaine manière, les objectifs militaires de la campagne ont été atteints.
ALAIN RICHARD
Ces objectifs militaires étaient, eux-même, fondés sur des objectifs politiques que nous avons rappelés : faire vivre les gens ensemble au Kosovo. Les faire vivre les uns et les autres serait déjà un grand pas en avant.
FREDERIC PONS (VALEURS ACTUELLES)
Monsieur le ministre, pouvons-nous revenir sur votre déjeuner avec le prince Sultan, notamment sur l'avancement du dossier Leclerc ?
ALAIN RICHARD
Le déjeuner n'a pas entraîné de bouleversements dans le déroulement laborieux de ce dossier. Merci beaucoup.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 29 décembre 1999)