Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RFI le 6 décembre 1999, sur l'élargissement de l'UE, la réforme des institutions communautaires, la défense européenne et l'échec de la conférence de Seattle sur les négociations commerciales multilatérales del'OMC.

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Circonstance : Conseil de l'Union européenne "Affaires générales" à Bruxelles le 6 décembre 1999

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q - C'est la dernière ligne droite pour le Conseil européen d'Helsinki. Quels sont les grands sujets dont vous allez débattre pendant ce sommet ?
R - Le sujet le plus important de ce Conseil européen, c'est l'élargissement. Les Quinze sont arrivés à une vision commune et cohérente de la façon dont il faut conduire et maîtriser ce processus d'élargissement. C'est extrêmement important puisque, depuis des années, ils étaient partagés entre ceux qui étaient très réticents et ceux qui étaient plus souples dans leur approche de cet élargissement. Maintenant, tout le monde est d'accord sur le fait qu'il faut ouvrir les négociations avec tous les pays candidats. Je mets à part le cas particulier de la Turquie, pays pour lequel on s'achemine vers un accord reconnaissant son statut de candidat, sans pour autant commencer tout de suite le processus de négociation, la Turquie ayant d'abord un certain nombre de choses à faire dans le respect des critères de Copenhague. Pour tous les autres pays, nous allons vers l'ouverture de la négociation. Nous avons dépassé l'idée, qui était un mauvais concept, de "groupe" ou de "vague", parce qu'en réalité, pour que les négociations soient sérieuses, il faut les aborder en fonction de dossiers précis et des problèmes spécifiques de chaque pays. Il faut donc faire du "sur mesure". Nous ouvrons les négociations, mais nous ne donnons pas de date pour l'aboutissement, tout simplement parce que cela serait artificiel.
Q - Vous avez quand même pensé à un calendrier...
R - Un calendrier pour que l'Union européenne soit prête à accueillir de nouveaux membres, ce n'est pas la même chose qu'une date fixée à l'avance, artificiellement, pour l'entrée de tel ou tel pays dans l'Union. Les négociations sont assez avancées avec les premiers, elles ne vont commencer que l'année prochaine avec les autres. Elles sont entrées dans le coeur des difficultés. Heureusement, on s'éloigne d'une période un peu verbale et démagogique et l'on travaille pour que ces pays se préparent, par étapes, à entrer. Ainsi la seule date que nous allons fixer à Helsinki, 2002 ou 2003, sera celle à partir de laquelle l'Union européenne sera prête à accueillir de nouveaux pays, ce qui suppose que l'Union ait fait les réformes avant, qu'elle ait trouvé une solution pour les trois sujets qui n'avaient pas pu être traités lors de la dernière Conférence Intergouvernementale, à Amsterdam.
Q - La Conférence intergouvernementale qui sera lancée sous présidence portugaise, au printemps prochain, c'est l'autre grand sujet...
R - C'est l'autre grand sujet mais ils sont étroitement liés. C'est la même chose. Pour que l'élargissement se déroule de façon maîtrisée et finalement dans l'intérêt de l'Union européenne et dans l'intérêt du candidat, il faut que celle-ci ait trouvé une solution sur la question de la repondération des voix, sur l'élargissement de la majorité qualifiée - les deux choses sont liées parce qu'on ne peut pas régler la deuxième question si l'on n'a pas réglé la première - et éventuellement sur une modification du format de la Commission pour qu'elle demeure capable de travailler. Toutes ces réformes n'ont qu'un objectif, permettre à l'Europe de continuer à décider, à fonctionner, même après son élargissement. Et nous avons trouvé au cours des derniers mois une approche qui réunit le consensus des Quinze.
Q - C'est donc une réforme relativement ambitieuse qui permettra un premier élargissement, mais qui ne réglera peut-être pas tout à long terme.
R - Rien ne règle tout à long terme. Il faut que l'Europe soit en mesure de faire face à cette échéance, à cette étape dans l'élargissement. C'est un processus long et l'Europe n'a pas fini de s'adapter. La répartition exacte des pouvoirs entre niveaux européen, national et local, l'équilibre exact des différentes institutions du système européen, tout cela devra sans cesse être retouché et perfectionné. Mais dans l'immédiat, il y a une séquence cohérente avec cette Conférence intergouvernementale qui va s'ouvrir sous présidence portugaise et se poursuivre sous présidence française. Et nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour aboutir sous notre présidence. Mais tout ne dépend pas du pays président, il faut que chacun y mette du sien. Cela devrait permettre d'aboutir à une solution et, si l'on tient compte des délais de ratification, d'accueillir, à partir de 2002 ou 2003, des pays qui, entre temps, auraient négocié de telle sorte que tout serait réglé pour eux. On ne peut pas dire à l'avance de quels pays il s'agira, parce qu'il y a une réalité de la négociation qu'il faut respecter.
Q - A Helsinki, on va aussi parler beaucoup de la politique extérieure et de sécurité commune, qui est en train de se mettre en place, notamment avec l'arrivée de M. Solana...
R - Sur le plan de la défense, nous vivons un moment très intense et très intéressant parce que nous sommes enfin en train de passer de la chimère à la concrétisation. La défense a longtemps été un sujet de discours qui n'avaient pas beaucoup de conséquences pratiques, mais depuis un an et demi, depuis que les Anglais notamment ont accepté l'idée que l'on puisse parler de défense au sein de l'Union européenne et que nous, Français, avons surmonté les fausses contradictions entre le maintien de l'OTAN et le développement de la défense européenne, depuis que nous avons pu, les Britanniques et nous, proposer une approche nouvelle, quelque chose s'est passé au sein de l'Europe. Cette évolution a été stimulée et renforcée, a reçu un "coup de fouet" lors de la guerre du Kosovo, parce que beaucoup d'Européens - et pas seulement des Français cette fois-ci - ont considéré que c'était quand même un peu vexant et choquant qu'il y ait une telle disproportion dans les moyens engagés dans cette action. Ainsi, l'idée selon laquelle au point où l'on est arrivé, l'Europe doit maintenant se doter d'une capacité, d'une identité, d'une existence en matière de défense, cette idée a fait des pas de géant au cours des derniers mois. Nous allons à Helsinki prendre des décisions à partir d'un document préparé par les Finlandais qui est excellent, mais que certains pays veulent encore retoucher sur quelques points. Il y a des amendements qui supposeront, je pense, quelques discussions à Helsinki. Mais l'idée générale est là et le document est bon.
Il y a deux volets principaux : le renforcement des capacités militaires de l'Union européenne et l'établissement d'un mécanisme clair de prise de décision capable de fonctionner notamment en tant de crise, tout cela en bonne coordination et dans un esprit de complémentarité avec l'Alliance, ce qui veut dire aussi en bonne intelligence avec les Etats-Unis. Ce sont ces éléments qui, pendant très longtemps, sont apparus comme antagonistes, une sorte de quadrature du cercle, mais, finalement, on a surmonté les oppositions et l'on est en train d'avancer pour de bon.
Q - A propos d'opposition entre l'Europe et les Etats-Unis, la conférence de Seattle vient d'achopper sur certains sujets. Est-ce que vous partagez l'analyse du Commissaire Lamy qui estime qu'il faudrait revoir la formule de négociation et, également, que le fait d'être dans l'année électorale américaine a pu contribuer à l'échec de la conférence ?
R - Au sein de l'OMC, il n'y a pas eu uniquement une opposition entre les Etats-Unis et l'Europe. Il y a eu aussi la position des pays émergents, la position des pays pauvres. Dans les pays très développés, il y a aussi un pays comme le Japon. Donc il s'agit d'un affrontement plus compliqué.
C'est vrai qu'il y a eu un affrontement classique sur la question des subventions aux exportations agricoles que les Etats-Unis reprochent à l'Europe, alors qu'ils en font autant d'une autre façon. C'est un débat classique qui rebondit dans toute une série de négociations commerciales.
A ce stade, il valait mieux qu'il n'y ait pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord, bâclé après une mauvaise préparation et conclu dans des conditions chaotiques à Seattle, c'est clairement mieux, mais nous continuons à souhaiter une meilleure régulation dans le commerce international et pour qu'il y ait une meilleure régulation il faut qu'il y ait une enceinte. Donc, l'existence de l'OMC est évidemment un immense progrès par rapport aux décennies pendant lesquelles la mondialisation avançait, sans qu'il y ait de cadre pour négocier véritablement, puisque le GATT ne suffisait pas. D'autre part il faut un mécanisme ou un organe pour régler les contentieux. Il existe au sein de l'OMC. C'est l'organe de règlement des différends. Il a d'ailleurs été assez équitable dans son fonctionnement depuis 1994, si l'on regarde les contentieux introduits soit par les Etats-Unis, soit par les Européens, soit par d'autres. Cela, nous en avons besoin, en tous cas ceux d'entre nous qui veulent réguler, rationaliser, maîtriser la mondialisation commerciale. Il ne faut pas se tromper de cible, ni taper sur l'arbitre et ce n'est pas l'OMC qui a mis en branle le mécanisme de la mondialisation, qui a commencé il y a bien longtemps et qui a accéléré ces dernières années. Raison de plus pour avoir un mieux. Finalement, il n'est pas mauvais qu'à Seattle, cela se soit conclu ainsi. Mais nous avons à reprendre l'initiative parce que nous avons toujours, nous Français notamment et nous Européens, puisque les Quinze ont été très cohérents dans cette affaire, nous avons un certain nombre de propositions à faire pour que cette mondialisation commerciale soit moins brutale et qu'elle obéisse à des règles. Les règles, ça se négocie. Mais on ne peut pas le faire que sur les sujets pour lesquels on avait convenu en 1994 à Marrakech de renégocier, c'est-à-dire l'agriculture et les services. Nous avons un ensemble de choses à dire sur les nouvelles normes. En fin de compte, Pascal Lamy a raison de dire qu'il faut tirer des leçons de la façon dont la conférence de Seattle a été mal préparée, de la façon dont elle s'est déroulée, dans une certaine confusion, et qu'il faut voir ce qu'il faut améliorer dans l'OMC. Cette remarque n'est pas contre l'OMC. Il suffit de regarder les mécanismes à l'intérieur, il y a des choses qui relèvent de la petite structure administrative qui fait fonctionner l'OMC, mais il y a beaucoup de choses qui relèvent des Etats eux-mêmes et de la façon dont ils ont procédé. Je suis tout à fait favorable à cette idée d'améliorer les mécanismes où nous négocions et de réformer, de perfectionner les structures internes de l'OMC./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 09 décembre 1999)