Texte intégral
Q - L'entrée en fonctions de la France à la présidence de l'Union européenne a été accompagnée par le débat lancé par Joschka Fischer sur le fonctionnement futur de l'Europe élargie. Vous avez semblé réservé sur les propositions fédéralistes de votre homologue allemand. Trouvez-vous ce débat prématuré ?
R - La discussion sur l'avenir de l'Europe n'est pas prématurée. Elle est indispensable et très utile. C'est Jacques Delors qui l'a engagée au début de l'année en relançant son idée de fédération d'Etats-nations que Joschka Fischer a reprise. Ce débat se développe. Certains proposent pour l'Union dans son ensemble des réformes plus ou moins fédéralistes ou intergouvernementales selon les cas. D'autres préconisent, sous des noms divers, des avant-gardes de quelques pays. Ce débat ne doit pas être la propriété des experts, ni des seuls Français et Allemands, ni même des seuls membres actuels de l'Union.
Mais aussi important, voire stimulant, que soit ce débat sur l'avenir, nous n'avons pas le droit de délaisser pour autant nos responsabilités immédiates. Par le jeu du calendrier, c'est à nous qu'il revient de mener au succès la Conférence intergouvernementale. Si les Quinze ne sont pas capables de se mettre d'accord à Nice sur les quatre sujets principaux à l'ordre du jour, les propositions à plus long terme apparaîtront comme des spéculations vaines.
Q - Que signifie pour vous réussir au Sommet européen de Nice en décembre 2000 ?
R - Cela signifie nous mettre d accord sur une repondération substantielle des voix au profit des pays les plus peuplés (aujourd'hui l'écart entre les populations est de 1 à 200, mais il n'est que de 1 à 5 pour les droits de vote). Cette repondération est pour nous liée à l'élargissement du vote à la majorité qualifiée. Tous les Etats membres se disent prêts à élargir - plus ou moins - la majorité qualifiée, mais il n'y a pas encore d'accord sur les domaines d'application. Ensuite, pour que la Commission européenne puisse continuer à jouer son rôle dans l'avenir, il faudra qu'elle soit plafonnée à vingt membres au maximum, voire hiérarchisée. Enfin, nous estimons que dans l'Union très élargie il faudra un système souple de " coopérations renforcées " permettant à quelques Etats de faire plus, s'ils le veulent, dans un domaine donné. Sur aucun de ces sujets, il n'y a, à ce stade, d'accord entre les Quinze. C'est dire que nous avons devant nous comme président, comme négociateur, une tâche très difficile. Raison de plus pour ne pas la négliger au seul profit du débat sur le long terme.
Q - Dans le livre que vous venez de publier - Les Cartes de la France à l'heure de la mondialisation - vous écrivez à propos des coopérations renforcées : " Deux familles de solutions sont proposées. Les pragmatiques, qui visent à donner dans l'Europe élargie de demain plus de marges de manuvre à des Etats désireux de faire plus ensemble ; et des fédéralistes qui préconisent une Europe à deux vitesses, le centre étant constitué d'un noyau dur de quelques pays. 'Je suppose à vous lire que vous vous rattachez à la première catégorie...
R - Plutôt, car je ne crois pas applicable à l'Europe telle qu'elle est le schéma fédéral dans son entier. Cela dit, il y a des passerelles entre les deux catégories. Voyez les coopérations renforcées : si elles sont assouplies elles permettraient de faire de la géométrie variable projet par projet. Dans le passé, beaucoup de choses ont démarré ainsi. Alors que la formation d'un groupe fixe pose des questions très compliquées. Qui met-on dans le groupe ? Qui en écarte-t-on ? Quels sont ses pouvoirs ? Quelle est la nature des liens entre les membres de ce groupe ?
Mais on peut aussi imaginer que quelques pays veuillent aller plus loin dans l'intégration politique et par le biais des coopérations renforcées pour mettre en place - pourquoi pas ? - une fédération d'Etats-nations. J'invite à ce qu'on approfondisse le débat pour que l'on y voie plus clair quant aux compétences d'une éventuelle fédération d'Etats-nations car il faut plutôt simplifier et rapprocher les décisions des citoyens que d'ajouter un étage supplémentaire.
Q - Joschka Fischer a précisé ses propositions devant le Parlement européen et avance l'idée d'un président européen doté de larges pouvoirs et élu directement par un système de grands électeurs Qu'en pensez-vous ?
R - Je crois que c'est prématuré et artificiel. C'est une idée simple et séduisante, mais qui ne correspond pas à la réalité de l'Europe d'aujourd'hui. Je ne suis pas prêt à entrer dans le raisonnement selon lequel la France et l'Allemagne seraient comme la Virginie et le Massachusetts. La situation de l'Europe d'aujourd'hui n'a aucune espèce de rapport avec cette petite dizaine de colonies de la Nouvelle-Angleterre que rien ne séparait vraiment : ni les origines, ni la langue, ni l'histoire. On ne peut calquer le schéma américain.
Et si cet éventuel président fédéral européen (d'une avant-garde ou de toute l'Union) était doté de larges pouvoirs, quel rôle conserveraient le président français ou le chancelier allemand ?
Q - Et que pensez-vous de l'idée d'une constitution européenne ?
R - L'idée de constitution séduit aujourd'hui à la fois ceux qui veulent plus d'Europe et ceux qui en veulent moins. Question préalable : peut-on faire une constitution européenne s'il n'y a pas un " peuple européen " ? En rédigeant une constitution, crée-t-on ce " peuple européen " et un ordre politique irrévocablement supérieur à celui des Etats-nations ? On ferait alors un pas irréversible dans le fédéralisme intégrationniste et les Etats-nations deviendraient des régions ou des Länder. Si c'est cela le but poursuivi, il faut le dire clairement. Serait-ce la constitution des trente pays, ou d'un plus petit nombre ? Cela nous renvoie à la question des groupes. Ou alors, s'agit-il simplement de réécrire les traités, parce que personne n'y comprend plus rien ? C'est un tout autre problème et le terme de constitution est un peu abusif. Il est sur qu'avec la complexification des institutions, avec l'élargissement, un vrai travail de clarification est nécessaire. Ce qui ne signifie pas seulement écrire plus lisiblement, mais trancher sur la répartition et le fonctionnement des pouvoirs. Il faudra s'être mis d'accord là-dessus, avant de rédiger, le cas échéant, une constitution.
Q - La contradiction majeure entre la recherche d'intégration et celle de l'élargissement qui contredit l'intégration n'a-t-elle pas été jusqu'alors sous-estimée ?
R - Pas par la France. Cela fait des années que notre pays met l'accent sur la nécessité de surmonter la contradiction entre l'approfondissement et l'élargissement. " Réussir " l'élargissement, cela signifie " réussir " la réforme préalable des institutions, bien négocier avec les pays candidats pour qu'ils soient à l'aise dans le système européen, et que l'Union ne soit mise en difficulté par l'entrée de pays non préparés. J'ai l'impression que certains pays candidats vivaient dans une idée que l'Union était une sorte d'association, type 1901, ou d'organisation internationale dans laquelle il n'y a pas de raison d'empêcher l'adhésion dès lors qu'ils sont démocratiques. Maintenant, chacun comprend mieux : il y a un vrai travail à accomplir pour reprendre les acquis communautaires. En même temps, il est clair que le grand élargissement se fera, et c'est pourquoi le débat sur l'Europe se développe, notamment en Allemagne. Les réflexions de Joschka Fischer sont le résultat d'une prise de conscience.
Q - La situation en Autriche demeure un point noir dans l'Union européenne. Comment réagissez-vous à la démarche du chancelier Schüssel qui menace, avec une consultation populaire qui a été réclamée par Haider, de mettre des bâtons dans les roues de la machine européenne ?
R - Ce qui compte c'est que les Quatorze aient été capable de se mettre d'accord très vite après l'entrée de l'extrême droite au gouvernement et qu'en dépit de certaines voix discordantes, ils aient maintenu leur position. A la fin de la présidence portugaise, M. Guterres a obtenu l'accord des Quatorze pour demander à trois sages, experts juridiques, d'évaluer ce qu'a fait le gouvernement de Vienne au regard des droits fondamentaux garantis en Europe ainsi que la nature politique du parti de M. Haider. Nous attendons ce rapport. Les éventuelles initiatives autrichiennes, qui ressortissent à la politique intérieure, ne modifieraient pas ce schéma.
Q - Alors que les dirigeants israéliens et palestiniens doivent se retrouver ce mardi à Camp David, quel est votre sentiment sur la situation de blocage qui demeure au Proche-Orient ?
R - S'agissant de la question palestinienne, nous souhaitons que la négociation soit débloquée. Je souhaite bon courage, du vrai courage politique, aux participants de la réunion de Camp David, car ce n'est pas facile. Nous souhaitons qu'ils fassent preuve d'esprit de compromis. Mais je souhaite plus particulièrement que M. Barak soit attentif au fait que les Israéliens ont intérêt à un Etat palestinien viable. Si tout est verrouillé, sans aucune marge de manuvre en ce qui concerne Jérusalem, les colonies, les réfugiés, les frontières, la superficie et les attributions de l'Etat palestinien... Aucun responsable palestinien ne pourra s'engager là-dessus. Pour arriver à une paix stable, il faut qu'elle soit juste et il y faut du courage et de l'esprit de mouvement.
Q - Quels seront les thèmes principaux des réunions du G7 et du G8 qui vont se tenir ce mois-ci au Japon ?
R - Ce sera une occasion de traiter des problèmes globaux : drogue, criminalité financière, migrations provoquées par la différence colossale de richesses entre les pays développés et le reste du monde. Il traitera aussi de la coopération avec la Russie.
Sur la Russie, nous avons proposé et fait adopter au Conseil européen de Feira des conclusions qui préconisent la poursuite de la coopération, mais aussi son adaptation, car ces dix dernières années les conseils donnés aux Russes ont été trop exclusivement ultralibéraux : moins d'Etat ! Le vide ainsi créé a favorisé une situation où la mafia s'est introduite partout et où les oligarchies règnent en maîtres. La Russie a besoin de construire un Etat moderne, démocratique mais efficace, qui remplisse ses fonctions de régulation.
Nous devons aussi maintenir la pression pour que les Russes finissent par admettre que l'action militaire ne permettra pas de régler à elle seule le problème de la Tchétchénie et qu'une solution politique doit être recherchée.
Ce G7 sera également l'occasion d'agir sur les causes financières des conflits. Par exemple, en Afrique - Sierra Leone et Angola notamment - où on sait qu'une partie des conflits est provoquée ou entretenue par le désir de contrôler les diamants. Une concertation dans les pays riches peut être efficace car c'est sur nos marchés que s'écoulent ces diamants. Comme nous ne souhaitons pas que le G7/G8 se transforme en gendarme du monde, nous agissons pour que ces problèmes soient ensuite traités dans les enceintes compétentes, à commencer par le Conseil de sécurité de l'ONU qui vient d'ailleurs de décréter un embargo sur le commerce de ces diamants en provenance de Sierra Leone.
Q - Vous consacrez un chapitre de votre livre à ce que doit être aujourd'hui la politique étrangère de la France, débarrassée, dites-vous d'une certaine arrogance pour gagner en efficacité. Mais finalement, à l'heure de la mondialisation et de l'intégration européenne, existe-t-il encore de véritables marges pour une diplomatie nationale ?
R - Oui, cette marge de manuvre existe. Mais il ne suffit pas que nous, Français, nous soyons convaincus d'être investis d'un rôle spécial pour que les autres adoptent aussitôt nos idées. Il faut convaincre par nos propositions. Les Français ont beaucoup contribué à la mise sur pied d'un système international. Plus récemment, le gouvernement de Lionel Jospin a confirmé cette capacité française en avançant des propositions précises, pour une meilleure régulation internationale : réforme de l'ONU et d'abord du Conseil de sécurité, du FMI, de la Banque mondiale et renforcement du rôle régulateur de l'Union européenne dans les domaines de l'environnement, la sécurité alimentaire, les transports maritimes, la dimension sociale, la diversité culturelle... Dans le monde global, à la fois interdépendant et compétitif, nous avons besoin plus que jamais d'une vraie politique complète qui défende non seulement nos intérêts mais aussi nos idées et nos projets. Quant à l'Union européenne, elle ne gagnerait rien à ce que les quelques pays qui ont une politique étrangère globale comme la Grande-Bretagne, la France et quelques autres y renoncent au profit d'un dénominateur commun trop faible. Les politiques étrangères nationales fortes et coordonnées sont le support d'une politique étrangère européenne commune dynamique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2000).
R - La discussion sur l'avenir de l'Europe n'est pas prématurée. Elle est indispensable et très utile. C'est Jacques Delors qui l'a engagée au début de l'année en relançant son idée de fédération d'Etats-nations que Joschka Fischer a reprise. Ce débat se développe. Certains proposent pour l'Union dans son ensemble des réformes plus ou moins fédéralistes ou intergouvernementales selon les cas. D'autres préconisent, sous des noms divers, des avant-gardes de quelques pays. Ce débat ne doit pas être la propriété des experts, ni des seuls Français et Allemands, ni même des seuls membres actuels de l'Union.
Mais aussi important, voire stimulant, que soit ce débat sur l'avenir, nous n'avons pas le droit de délaisser pour autant nos responsabilités immédiates. Par le jeu du calendrier, c'est à nous qu'il revient de mener au succès la Conférence intergouvernementale. Si les Quinze ne sont pas capables de se mettre d'accord à Nice sur les quatre sujets principaux à l'ordre du jour, les propositions à plus long terme apparaîtront comme des spéculations vaines.
Q - Que signifie pour vous réussir au Sommet européen de Nice en décembre 2000 ?
R - Cela signifie nous mettre d accord sur une repondération substantielle des voix au profit des pays les plus peuplés (aujourd'hui l'écart entre les populations est de 1 à 200, mais il n'est que de 1 à 5 pour les droits de vote). Cette repondération est pour nous liée à l'élargissement du vote à la majorité qualifiée. Tous les Etats membres se disent prêts à élargir - plus ou moins - la majorité qualifiée, mais il n'y a pas encore d'accord sur les domaines d'application. Ensuite, pour que la Commission européenne puisse continuer à jouer son rôle dans l'avenir, il faudra qu'elle soit plafonnée à vingt membres au maximum, voire hiérarchisée. Enfin, nous estimons que dans l'Union très élargie il faudra un système souple de " coopérations renforcées " permettant à quelques Etats de faire plus, s'ils le veulent, dans un domaine donné. Sur aucun de ces sujets, il n'y a, à ce stade, d'accord entre les Quinze. C'est dire que nous avons devant nous comme président, comme négociateur, une tâche très difficile. Raison de plus pour ne pas la négliger au seul profit du débat sur le long terme.
Q - Dans le livre que vous venez de publier - Les Cartes de la France à l'heure de la mondialisation - vous écrivez à propos des coopérations renforcées : " Deux familles de solutions sont proposées. Les pragmatiques, qui visent à donner dans l'Europe élargie de demain plus de marges de manuvre à des Etats désireux de faire plus ensemble ; et des fédéralistes qui préconisent une Europe à deux vitesses, le centre étant constitué d'un noyau dur de quelques pays. 'Je suppose à vous lire que vous vous rattachez à la première catégorie...
R - Plutôt, car je ne crois pas applicable à l'Europe telle qu'elle est le schéma fédéral dans son entier. Cela dit, il y a des passerelles entre les deux catégories. Voyez les coopérations renforcées : si elles sont assouplies elles permettraient de faire de la géométrie variable projet par projet. Dans le passé, beaucoup de choses ont démarré ainsi. Alors que la formation d'un groupe fixe pose des questions très compliquées. Qui met-on dans le groupe ? Qui en écarte-t-on ? Quels sont ses pouvoirs ? Quelle est la nature des liens entre les membres de ce groupe ?
Mais on peut aussi imaginer que quelques pays veuillent aller plus loin dans l'intégration politique et par le biais des coopérations renforcées pour mettre en place - pourquoi pas ? - une fédération d'Etats-nations. J'invite à ce qu'on approfondisse le débat pour que l'on y voie plus clair quant aux compétences d'une éventuelle fédération d'Etats-nations car il faut plutôt simplifier et rapprocher les décisions des citoyens que d'ajouter un étage supplémentaire.
Q - Joschka Fischer a précisé ses propositions devant le Parlement européen et avance l'idée d'un président européen doté de larges pouvoirs et élu directement par un système de grands électeurs Qu'en pensez-vous ?
R - Je crois que c'est prématuré et artificiel. C'est une idée simple et séduisante, mais qui ne correspond pas à la réalité de l'Europe d'aujourd'hui. Je ne suis pas prêt à entrer dans le raisonnement selon lequel la France et l'Allemagne seraient comme la Virginie et le Massachusetts. La situation de l'Europe d'aujourd'hui n'a aucune espèce de rapport avec cette petite dizaine de colonies de la Nouvelle-Angleterre que rien ne séparait vraiment : ni les origines, ni la langue, ni l'histoire. On ne peut calquer le schéma américain.
Et si cet éventuel président fédéral européen (d'une avant-garde ou de toute l'Union) était doté de larges pouvoirs, quel rôle conserveraient le président français ou le chancelier allemand ?
Q - Et que pensez-vous de l'idée d'une constitution européenne ?
R - L'idée de constitution séduit aujourd'hui à la fois ceux qui veulent plus d'Europe et ceux qui en veulent moins. Question préalable : peut-on faire une constitution européenne s'il n'y a pas un " peuple européen " ? En rédigeant une constitution, crée-t-on ce " peuple européen " et un ordre politique irrévocablement supérieur à celui des Etats-nations ? On ferait alors un pas irréversible dans le fédéralisme intégrationniste et les Etats-nations deviendraient des régions ou des Länder. Si c'est cela le but poursuivi, il faut le dire clairement. Serait-ce la constitution des trente pays, ou d'un plus petit nombre ? Cela nous renvoie à la question des groupes. Ou alors, s'agit-il simplement de réécrire les traités, parce que personne n'y comprend plus rien ? C'est un tout autre problème et le terme de constitution est un peu abusif. Il est sur qu'avec la complexification des institutions, avec l'élargissement, un vrai travail de clarification est nécessaire. Ce qui ne signifie pas seulement écrire plus lisiblement, mais trancher sur la répartition et le fonctionnement des pouvoirs. Il faudra s'être mis d'accord là-dessus, avant de rédiger, le cas échéant, une constitution.
Q - La contradiction majeure entre la recherche d'intégration et celle de l'élargissement qui contredit l'intégration n'a-t-elle pas été jusqu'alors sous-estimée ?
R - Pas par la France. Cela fait des années que notre pays met l'accent sur la nécessité de surmonter la contradiction entre l'approfondissement et l'élargissement. " Réussir " l'élargissement, cela signifie " réussir " la réforme préalable des institutions, bien négocier avec les pays candidats pour qu'ils soient à l'aise dans le système européen, et que l'Union ne soit mise en difficulté par l'entrée de pays non préparés. J'ai l'impression que certains pays candidats vivaient dans une idée que l'Union était une sorte d'association, type 1901, ou d'organisation internationale dans laquelle il n'y a pas de raison d'empêcher l'adhésion dès lors qu'ils sont démocratiques. Maintenant, chacun comprend mieux : il y a un vrai travail à accomplir pour reprendre les acquis communautaires. En même temps, il est clair que le grand élargissement se fera, et c'est pourquoi le débat sur l'Europe se développe, notamment en Allemagne. Les réflexions de Joschka Fischer sont le résultat d'une prise de conscience.
Q - La situation en Autriche demeure un point noir dans l'Union européenne. Comment réagissez-vous à la démarche du chancelier Schüssel qui menace, avec une consultation populaire qui a été réclamée par Haider, de mettre des bâtons dans les roues de la machine européenne ?
R - Ce qui compte c'est que les Quatorze aient été capable de se mettre d'accord très vite après l'entrée de l'extrême droite au gouvernement et qu'en dépit de certaines voix discordantes, ils aient maintenu leur position. A la fin de la présidence portugaise, M. Guterres a obtenu l'accord des Quatorze pour demander à trois sages, experts juridiques, d'évaluer ce qu'a fait le gouvernement de Vienne au regard des droits fondamentaux garantis en Europe ainsi que la nature politique du parti de M. Haider. Nous attendons ce rapport. Les éventuelles initiatives autrichiennes, qui ressortissent à la politique intérieure, ne modifieraient pas ce schéma.
Q - Alors que les dirigeants israéliens et palestiniens doivent se retrouver ce mardi à Camp David, quel est votre sentiment sur la situation de blocage qui demeure au Proche-Orient ?
R - S'agissant de la question palestinienne, nous souhaitons que la négociation soit débloquée. Je souhaite bon courage, du vrai courage politique, aux participants de la réunion de Camp David, car ce n'est pas facile. Nous souhaitons qu'ils fassent preuve d'esprit de compromis. Mais je souhaite plus particulièrement que M. Barak soit attentif au fait que les Israéliens ont intérêt à un Etat palestinien viable. Si tout est verrouillé, sans aucune marge de manuvre en ce qui concerne Jérusalem, les colonies, les réfugiés, les frontières, la superficie et les attributions de l'Etat palestinien... Aucun responsable palestinien ne pourra s'engager là-dessus. Pour arriver à une paix stable, il faut qu'elle soit juste et il y faut du courage et de l'esprit de mouvement.
Q - Quels seront les thèmes principaux des réunions du G7 et du G8 qui vont se tenir ce mois-ci au Japon ?
R - Ce sera une occasion de traiter des problèmes globaux : drogue, criminalité financière, migrations provoquées par la différence colossale de richesses entre les pays développés et le reste du monde. Il traitera aussi de la coopération avec la Russie.
Sur la Russie, nous avons proposé et fait adopter au Conseil européen de Feira des conclusions qui préconisent la poursuite de la coopération, mais aussi son adaptation, car ces dix dernières années les conseils donnés aux Russes ont été trop exclusivement ultralibéraux : moins d'Etat ! Le vide ainsi créé a favorisé une situation où la mafia s'est introduite partout et où les oligarchies règnent en maîtres. La Russie a besoin de construire un Etat moderne, démocratique mais efficace, qui remplisse ses fonctions de régulation.
Nous devons aussi maintenir la pression pour que les Russes finissent par admettre que l'action militaire ne permettra pas de régler à elle seule le problème de la Tchétchénie et qu'une solution politique doit être recherchée.
Ce G7 sera également l'occasion d'agir sur les causes financières des conflits. Par exemple, en Afrique - Sierra Leone et Angola notamment - où on sait qu'une partie des conflits est provoquée ou entretenue par le désir de contrôler les diamants. Une concertation dans les pays riches peut être efficace car c'est sur nos marchés que s'écoulent ces diamants. Comme nous ne souhaitons pas que le G7/G8 se transforme en gendarme du monde, nous agissons pour que ces problèmes soient ensuite traités dans les enceintes compétentes, à commencer par le Conseil de sécurité de l'ONU qui vient d'ailleurs de décréter un embargo sur le commerce de ces diamants en provenance de Sierra Leone.
Q - Vous consacrez un chapitre de votre livre à ce que doit être aujourd'hui la politique étrangère de la France, débarrassée, dites-vous d'une certaine arrogance pour gagner en efficacité. Mais finalement, à l'heure de la mondialisation et de l'intégration européenne, existe-t-il encore de véritables marges pour une diplomatie nationale ?
R - Oui, cette marge de manuvre existe. Mais il ne suffit pas que nous, Français, nous soyons convaincus d'être investis d'un rôle spécial pour que les autres adoptent aussitôt nos idées. Il faut convaincre par nos propositions. Les Français ont beaucoup contribué à la mise sur pied d'un système international. Plus récemment, le gouvernement de Lionel Jospin a confirmé cette capacité française en avançant des propositions précises, pour une meilleure régulation internationale : réforme de l'ONU et d'abord du Conseil de sécurité, du FMI, de la Banque mondiale et renforcement du rôle régulateur de l'Union européenne dans les domaines de l'environnement, la sécurité alimentaire, les transports maritimes, la dimension sociale, la diversité culturelle... Dans le monde global, à la fois interdépendant et compétitif, nous avons besoin plus que jamais d'une vraie politique complète qui défende non seulement nos intérêts mais aussi nos idées et nos projets. Quant à l'Union européenne, elle ne gagnerait rien à ce que les quelques pays qui ont une politique étrangère globale comme la Grande-Bretagne, la France et quelques autres y renoncent au profit d'un dénominateur commun trop faible. Les politiques étrangères nationales fortes et coordonnées sont le support d'une politique étrangère européenne commune dynamique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2000).