Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur l'Europe, la place de la France dans l'Europe, les atouts que l'Europe apporte à la France et l'avenir économique et culturel de la France, Angers le 25 mai 1998.

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Circonstance : Voyage en Anjou les 25 et 26 mai 1998-visite à l'Ecole supérieure des sciences commerciales d'Angers (ESSCA) le 25 mai

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Je voudrais dabord, et après avoir salué les étudiants qui se trouvent dans lAmphi Schuman, vous exprimer aussi ma gratitude pour votre accueil auquel je suis naturellement sensible.
Et je voudrais remercier particulièrement Raphaël Faucheux, Caroline Daudruy et Guillaume de la Débuterie qui, lui, se trouve dans lAmphi, à côté, parce quils se sont donné beaucoup de mal pour imaginer, mettre en oeuvre, organiser les choses, et je les en remercie chaleureusement.
LEurope, cest évidemment laffaire des jeunes.
Quelques jours après le lancement historique de la monnaie unique, c'est-à-dire de leuro, lors du dernier conseil de Bruxelles, je suis heureux de me trouver à lEcole Supérieure des Sciences Commerciales dAngers, une école prestigieuse, de plus en plus prestigieuse, pour parler avec des étudiants dAngers, de cette école et dautres, de notre avenir et en fait de votre avenir.
Je sais que vous vous interrogez sur lEurope, sur la France dans lEurope, sur lidentité de notre pays, son avenir, sa place, son rôle, ses traditions, sa culture. Vous vous demandez, et beaucoup de Français avec vous, quelles sont les chances de notre pays dans ce continent qui est plus que jamais notre nouvelle frontière. Comment trouver notre place, comment y réussir, comment faire un atout et un progrès pour chacun de nous ?
Pour vous qui êtes jeunes et qui faites des études supérieures, lEurope est en quelque sorte naturelle. Encore faut-il que le sentiment dappartenir à lEurope soit un sentiment fondé et quil exprime véritablement un choix. Encore faut-il que nous soyons persuadés que la France, notre patrie, a tout à gagner, en tant que nation, en tant que puissance économique, en tant que communauté humaine, à être résolument européenne.
La France et lEurope ont partie liée. Le succès durable de lune ne peut reposer que sur le succès de lautre. Le monde étant aujourdhui ce quil est, nous en reparlerons tout à lheure. Certes, la France existe en dehors de lEurope. Mais sa force, son influence, son rayonnement dépendent aujourdhui, dans le monde multipolaire qui se construit et pour une large part, de notre capacité à construire, avec nos partenaires européens, un pôle de puissance économique, mais aussi de puissance politique et culturelle. Le premier des grands espaces intégrés du monde de demain. Cest en vérité cela qui est lenjeu de demain.
En créant une monnaie unique, lEurope sest donnée une chance supplémentaire. Certes, une monnaie est dabord un instrument. Mais je crois que leuro cest plus que cela. Il renforce la solidarité entre les nations européennes et permet un bon fonctionnement du marché unique, ce que lon appelait le marché commun. Il donne à lEurope, première puissance économique de la planète, le pouvoir monétaire qui lui manque encore face à la monnaie américaine, face au dollar. Il est donc en réalité, si lon sait lutiliser, un générateur dambition pour lensemble de lEurope et pour notre pays.
La France est au coeur de leuro. A partir de ce constat, nous devons nous poser trois questions essentielles qui sont importantes, voire même essentielles. Que peut apporter lEurope à la France ? Que peut apporter notre pays à lEurope ? Que faire pour que nous réussissions dans lEurope ?
Des réponses que nous donnerons à ces trois questions dépendent notre croissance, nos emplois, je dirais notre culture et, plus généralement, un avenir dont vous serez les principaux acteurs.
LEurope, cest dabord notre avenir économique. Si la France est devenue, alors quelle était ruinée il y a 50 ans, la quatrième puissance économique du monde, cest parce que lEurope et le Marché commun ont fortifié sa croissance et dynamisé ses échanges. Aujourdhui encore, près des deux tiers de notre commerce extérieur se font avec les pays européens. Le développement de la concurrence, la modernisation de notre appareil de production, lélargissement de nos marchés, nous le devons largement au marché unique européen. Nos entreprises et les consommateurs que nous sommes tous en avons pleinement profité.
Nous voyons bien aussi que nous aurions été incapables, compte tenu de leurs coûts prohibitifs, de développer seuls, face aux Etats-Unis, de grands projets industriels qui font vivre tant de nos concitoyens. Ariane ou Airbus, entre autres, sont dimmenses succès technologiques. Ce sont aussi et dabord, des projets européens.
Mais la dimension européenne constitue également une approche plus efficace pour traiter les grands problèmes de nos sociétés. Bien sur, les problèmes se règlent dabord au niveau des Etats. Mais les aborder à léchelle de lEurope, en coopération et en concertation avec nos voisins, cest nous donner des chances supplémentaires et parfois des chances déterminantes, de triompher.
Je pense au plus grave dentre eux, le chômage qui affecte plus ou moins durement lensemble des pays européens. Il nécessite une action conjointe et résolue, en nous inspirant de ce que font les pays qui réussissent le mieux. Je pense à la préservation de notre environnement et aux grands problèmes de santé publique de plus en plus difficiles à maîtriser.
Je pense à la lutte contre la drogue qui est à lorigine de tant de drames individuels et familiaux. Je pense à la lutte contre la grande criminalité et contre le terrorisme qui ne peut être efficacement conduite que dans le cadre dune coopération étroite et sans réserve entre les pays concernés.
Et puis, lEurope pour nous, cest une occasion déchanges, denrichissement, un extraordinaire carrefour humain et intellectuel. Au total, nous avons tous, nous autres Européens, les mêmes préoccupations et les mêmes espoirs. Et vous savez à quel point les autres langues, que nous parlons en général si mal, malheureusement, les autres patrimoines, les autres façons de penser élargissent notre propre champ culturel.
Dans ce domaine, beaucoup reste à faire. Les échanges humains et culturels sont encore beaucoup trop rares et insuffisants. Trop balbutiant est lenseignement des langues à lheure ou chaque Européen devrait parler deux langues en plus de la sienne ce qui, par parenthèse, serait le meilleur moyen de réinsérer, de réancrer le français dans cette grande région culturelle du monde quest lEurope. A ce titre, ce serait un élément essentiel dune politique active de francophonie.
Il faut inventer mais aussi retrouver ce que lEurope a perdu. Souvenons-nous qua existé une Europe des lumières, cette "Europe immense d'esprits cultivés" dont parlait Voltaire. Les grands professeurs enseignaient dans lEurope tout entière. Il nous appartient de rebâtir cette Europe perdue, lEurope de la culture, lEurope des échanges universitaires, et donc lEurope de la jeunesse.
Si lon voit bien ce que lEurope peut apporter à la France, demandons-nous aussi ce que nous pouvons apporter à lEurope.
Dabord, bien sûr, nos talents, la force de notre économie, la compétitivité de nos entreprises dont témoignent leurs excellents résultats à lexportation. Nous avons accompli dans ce domaine des efforts impressionnants grâce à une véritable mobilisation qui nous a permis de passer, en quelques années, dun protectionnisme frileux à une économie forte et ouverte sur le monde. Lhistoire va extraordinairement vite. Jai le souvenir, Premier ministre, dabord, davoir aboli le contrôle des changes. Or, on a le sentiment que cela date dun demi-siècle, le contrôle des prix aussi. Cest dire lévolution. Nous avons su le faire grâce à l'excellence de nos chercheurs, de nos ingénieurs, de nos techniciens, grâce à lesprit de conquête de nos entrepreneurs et de nos commerciaux, grâce à la qualité de nos produits et de nos services et tout ceci se traduit, comme je le disais à l'instant, par des surplus d'exportations considérables.
Nous pouvons apporter notre ambition sociale fondée sur une tradition, un modèle social français que nous souhaitons voir partager : celui qui est fondé sur les négociations collectives, sur un haut niveau de protection sociale et sur le rôle de l'Etat comme garant de la cohésion nationale.
Nous pouvons apporter lexpertise de notre droit et de notre système institutionnel. De manière plus générale, je dirai que nous pouvons apporter le raisonnement français. Une approche intellectuelle qui sappuie sur notre langue, une langue qui est un outil et qui a toujours été un outil de clarté et de rigueur. Tout cela nourrit notre culture. Une culture que nous ne devons jamais sous-estimer.
Ce que la France peut apporter à lEurope est aussi, en effet, de lordre immatériel et ce nest pas le moins important. Cest tout simplement notre humanisme. La France est le pays de la Révolution, celui des droits de lhomme. Nous avons, même si, hélas, certains loublient, une tradition daccueil et de tolérance. Nous nous sommes constitués, en tant que nation, par des apports successifs que nous avons eu, chaque fois, lambition et l'intelligence dintégrer autour dun socle commun didéaux et de valeurs. Il y a un modèle français dintégration. Ce nest pas parce que ce modèle connaît actuellement des difficultés quil faut y renoncer, bien au contraire.
Il y a un engagement français au service de valeurs que nous croyons, que nous estimons universelles. Il y a une conception de lhomme, de sa liberté, de sa dignité. Pour nous, lEurope ne peut pas être seulement lEurope des marchés. Cest aussi lEurope des cultures, des esprits. Cest lEurope des femmes et des hommes, de leurs devoirs, mais aussi de leurs droits.
Lon voit bien ce que la France et lEurope peuvent sapporter mutuellement. Mais pouvons-nous y réussir et comment ?
Nous devons dabord nous efforcer dêtre forts. Nous devons avoir de lambition pour nous et pour notre pays.
Pour cela nous devons renforcer notre ouverture sur le monde. Cest là qu'est la clé de la réussite. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus ouvertes que façonnent les révolutions successives : hier la machine à vapeur et le chemin de fer, puis lélectricité, puis linformatique et les technologies de l'information. Demain les biotechnologies. Ces évolutions saccélèrent. Alors, évitons surtout le repli sur soi. La crise dadaptation de nos sociétés a parfois nourri des craintes devant les sociétés ouvertes et a développé les peurs aux accents millénaristes de « lhorreur économique » qui traduisent un manque de confiance dans lavenir. N'oublions pas que rien n'est plus dangereux que de rester immobile dans un monde qui bouge.
Notre pays ne réussira sa pleine insertion dans le siècle qui s'ouvre, dans un siècle du savoir, quen étant à laffût du rythme du monde, en anticipant les évolutions inéluctables, quel que que soit le courage qu'il faut avoir pour cela, et ceci pour ne pas avoir à les subir.
Réussir pour notre pays, cest comprendre quaujourdhui notre indépendance ne se joue plus, comme aux siècles passés, aux seules frontières de notre territoire. Certes, le rang et la force de la France dépendent de la solidité de lEtat, de sa défense, et cest dailleurs pour cela que jai souhaité renforcer et moderniser nos armées en les professionnalisant. Mais ils dépendront aussi de notre dynamisme, de la qualité de nos entreprises et du rayonnement de notre culture.
Pour être forts, nous devons dabord encourager le développement de nos entreprises et placer lesprit dentreprise au premier plan de nos préoccupations. Nous devons développer le goût du risque et le désir dentreprendre. Trop souvent, c'est vrai, la création dentreprise demeure, dans notre pays, une sorte de course dobstacles. Trop souvent la prise de risques nest pas appréciée à sa juste valeur. On recherche le confort des situations acquises, la protection dun statut. Lengagement, la responsabilité ne sont pas dans notre société valorisés à leur juste mesure.
Accordons une importance majeure à la formation et à lamélioration de notre système éducatif car le monde du travail de demain sera dabord un « monde des compétences ». Lobtention dun diplôme constitue plus que jamais le moyen le plus efficace pour accéder au marché du travail. Il faut le dire, il faut le répéter, les jeunes qui ont acquis une vraie qualification trouvent un emploi beaucoup plus vite que les autres.
Ne sacrifions pas lavenir au présent. Réduisons notre endettement. Il dépasse aujourd'hui 5 000 milliards de francs. Son coût est horriblement élevé. Je ne connais pas de plus mauvais investissement. Cest pourquoi nous devons dépenser moins, dépenser mieux et réduire nos déficits car cest vous qui paierez demain les dettes que nous contractons aujourdhui.
Trouvons le bon équilibre entre la nécessaire compétitivité de notre économie et lindispensable cohésion sociale. Une société forte doit reposer sur un tissu social fort, sur une société qui assure la réussite de lindividu et celle de la famille. Une société fondée sur des solidarités et des responsabilités sociales et économiques bien définies. Aujourdhui, nous le voyons, notre système de solidarité doit sadapter. LEtat providence sessouffle. Malgré son coût énorme pour la collectivité, il est impuissant à enrayer le développement de l'exclusion. Pour préserver, pour renforcer les solidarités, nous devons évoluer. Voilà pourquoi il faut poursuivre la réforme de notre sécurité sociale et de notre protection sociale. Nous devons renforcer les responsabilités, éviter le piège de lassistance et valoriser leffort. Il ne doit pas exister, dans une société moderne et qui se veut sociale, dincitations à linactivité.
La France na pas profité de la reprise de la fin des années 80. Aujourdhui, il ne faut pas tout attendre de la croissance qui revient. Elle ne sera durable, cette croissance, que si nous faisons les adaptations nécessaires de notre société.
Défendons enfin un développement équilibré de notre territoire. Notre pays ne sera pas suffisamment fort si nous laissons se créer des déserts français. Renforçons partout nos chances. Ce qui veut dabord dire le maintien et le développement dun appareil de formation de qualité et bien réparti. Des écoles et des universités, comme celles dAngers, cest la possibilité de garder les jeunes, avec tout ce que ça représente, pour une région, de vitalité, de richesse humaine, économique, culturelle. Cest indispensable au tonus de la France.
Oui nous devons être forts dans leuro, cest la condition de la réussite française de demain. Parce que si nous ne le sommes pas, les capitaux, les compétences, le travail aussi, partiront au-delà de nos frontières. C'est un vrai défi et que nous devons relever.
Aujourdhui la compétition est rude. Elle ne concerne pas seulement les entreprises mais aussi lensemble des systèmes publics. Les futurs employeurs choisiront de développer linvestissement et lemploi en France si notre pays répond à leurs attentes.
Or, toutes les études le montrent, les critères dinvestissement sexpriment dans lordre suivant. Dabord le marché, sa taille et sa croissance. Ensuite la stabilité, politique, économique, monétaire, juridique, fiscale. Puis la qualité de la main doeuvre, domaine où la France est au tout premier rang dans le monde. Viennent ensuite la qualité des infrastructures, le coût moyen de la main doeuvre et la qualité des technologies.
Voilà donc les attentes auxquelles il nous faut répondre si nous voulons être le moteur de lEurope de demain.
En fin de compte, la réussite de notre pays tiendra dans nos capacités à réaliser nos ambitions et à notre confiance dans lavenir. Un avenir qui sera ce que nous en ferons, ce que vous en ferez.
Le Général de Gaulle disait : « Nous ne ferons pas lEurope si les peuples ny sont pas » . Eh bien aujourdhui nous ne ferons pas lEurope si les jeunes n y sont pas. Cest à vous dagir.
Je vous remercie. Je suis maintenant prêt à répondre avec plaisir à vos questions.