Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, à France Inter le 13 mars 2003, sur la résolution 1441 de l'ONU de désarmement de l'Irak et la défense d'un monde multipolaire.

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Texte intégral

Q - Je me demande pourquoi, Monsieur de Villepin, vous avez refusé, de façon si rapide, et, on en a l'impression, sans discussion, sans concertation préalable, la proposition de nouvelle résolution du gouvernement britannique. Cette résolution avait selon moi le mérite de clarifier les enjeux et de préciser les modalités de désarmement de l'Irak, tout en mettant une pression supplémentaire sur Saddam Hussein. Alors que la résolution 1441 maintient un certain flou qui, à mon avis, est la source des tensions diplomatiques auxquelles on fait face actuellement. Et cette résolution, sur le plan diplomatique, n'aurait elle pas permis également de réunir un nouveau consensus, au niveau européen, au niveau du Conseil de sécurité, indispensable pour arriver au désarmement inconditionnel et rapide de l'Irak ?
R - C'est une question très importante parce qu'elle marque d'abord la nécessité de rappeler en permanence les principes. Pourquoi avons nous dit que cette proposition n'était pas acceptable en l'état ? D'abord parce qu'elle change la logique de la résolution 1441, c'est-à-dire que nous entrons dans une logique d'ultimatum, une logique d'automaticité du recours à la force que nous ne pouvons pas accepter, car nous défendons l'idée d'une responsabilité du Conseil de sécurité à chaque étape.
Ensuite, et vous avez vous-même indiqué l'une des clés de l'attitude de la France, il ne s'agit pas d'une résolution britannique. Les Britanniques ajoutent une déclaration à une résolution préexistante anglaise, américaine et espagnole, qui fixe un ultimatum à la date du 17 mars. Ils sont prêts à donner quelques jours. Et ce que nous avons dit, c'est que, dès lors qu'il y a la recherche d'une véritable solution qui pourrait permettre de maintenir l'unité du Conseil de sécurité, c'est-à-dire prendre en compte la nécessité d'aller plus vite, et nous sommes réalistes, nous l'avons dit le 7 mars, nous souhaitons aller aussi vite que possible à travers les indications données par les inspecteurs, par exemple définir un programme, des échéanciers, selon les besoins des inspecteurs. Dès lors que l'on peut définir un délai réaliste et raisonnable, - les inspecteurs ont dit que ce n'était pas une question d'années, ni de semaines, mais une question de mois, et la résolution 1284 fixe un cadre de 120 jours -, nous sommes prêts à réduire ce temps en liaison avec tous nos partenaires, - nous l'avons dit solennellement le 7 mars, je le redis aujourd'hui - pour essayer de trouver une solution de consensus. J'ai évidemment évoqué ces propositions et nous travaillons sur la base de ces propositions avec tous nos partenaires. Je viens d'avoir mon collègue et ami Jack Straw au téléphone, il y a de cela 20 minutes, pour évoquer cette situation en posant clairement que la logique de l'ultimatum est contraire à la vision de la France, contraire à la vision de nombreux partenaires du Conseil de sécurité, je dirai aujourd'hui, d'une majorité des partenaires du Conseil de sécurité, en particulier bien sûr, de la Russie, de l'Allemagne, de la Chine et de beaucoup d'autres.

Q - Monsieur le Ministre, y a-t-il encore ce soir, une chance, même infime que la guerre soit évitée et qu'un consensus puisse être trouvé aux Nations unies ?
R - Il y a toujours une chance, tant que la décision n'est pas prise. Les Américains ont accepté de donner un temps supplémentaire à la discussion. Chacun essaie d'avancer des propositions. Nous sommes en contact avec tous les membres du Conseil de sécurité, y compris bien sûr, ceux que l'on qualifie d'indécis, qui recherchent activement les voies d'une solution. Nous voyons tous bien à quoi pourrait ressembler une solution de consensus : un programme précis, avec des tâches clairement identifiées, en liaison avec les inspecteurs et un délai réaliste et raisonnable. L'élément sur lequel butte la décision aujourd'hui, c'est : sommes-nous dans un cas de figure où la décision est déjà prise et il s'agit de concéder uniquement quelques jours dans le cadre d'une stratégie d'ultimatum et donc de guerre, ou sommes-nous vraiment prêts, tous ensemble, à donner une chance à la paix, alors même, nous l'avons entendu le 7 mars une nouvelle fois, que les inspecteurs nous disent que les inspections fonctionnent, qu'il y a aujourd'hui une coopération active de la part de l'Irak et que dans ce contexte, nous pouvons espérer obtenir un désarmement pacifique de l'Irak ? Nous posons la question, pourquoi alors choisir la voie d'un désarmement par la force ?
Q - J'ai lu dans le "Herald Tribune" que M. de Villepin considérait que les agents de l'administration américaine étaient pris en main par M. Sharon. J'aimerais demander au ministre si c'est pour cette raison qu'il faut avoir peur de Georges Bush et de son administration ? Est-ce aussi pour cette raison qu'il représente un danger pour le monde ?
R - Pas du tout. Les propos qui ont été rapportés par le journal que vous indiquez, ont été démentis. Ils ont été tenus par un député français mais ils ne reflétaient absolument pas la parole française et certainement pas la parole du ministre des Affaires étrangères. Nous l'avons indiqué très clairement. Nous sommes en ce qui nous concerne, dans une stratégie, dans une exigence ; nous posons depuis le début un principe, c'est d'abord la responsabilité du Conseil à chaque étape. Nous pensons que le Conseil de sécurité ne peut pas se dessaisir en fonction d'une quelconque automaticité de ses pouvoirs. Par ailleurs, les inspections peuvent réussir puisque les inspecteurs nous le disent à chaque étape. Les inspecteurs sont à la fois l'œil et la main de la communauté internationale sur le terrain. Ils font donc rapport régulièrement au Conseil de sécurité et nous pensons que l'enjeu que représentent aujourd'hui la réussite, le succès de cette affaire iraquienne, est très important pour toute la communauté internationale parce que l'Irak n'est qu'une des crises de prolifération des armes de destruction massive qui regroupent les armes nucléaires, les armes chimiques, les armes balistiques, les armes biologiques. Ce n'est que l'une des crises. Il y a beaucoup d'autres pays qui représentent une menace de même type sur la scène internationale. Il est donc essentiel que nous puissions trouver un outil pour la communauté internationale qui permette d'avancer dans la recherche d'une solution pacifique. Sans quoi, allons-nous faire demain la guerre en Corée du Nord, allons-nous faire demain la guerre dans d'autres pays du Moyen-Orient parce que la logique de la force serait alors la seule qui permettrait d'obtenir des résultats ? Nous sommes heureux de voir que les inspecteurs sur place peuvent avancer. Nous souhaitons encourager cette recherche d'un désarmement pacifique, c'est la logique de la position française.
Q - Les Américains et les Anglais disent que, s'il n'y a pas de vote de résolution, la 1441 donne un cadre légal à une intervention militaire. Est-ce votre avis ?
R - Nous avons discuté de longs mois avant de rédiger et d'adopter la résolution 1441 et nous avons toujours dit qu'il y avait deux temps dans cette résolution. Il se trouve que c'est le président de la République française qui, le premier, début septembre, a fixé l'esprit de cette résolution en indiquant qu'il y avait deux temps. S'agissant du premier, celui des inspections, nous avançons et nous nous réunissons régulièrement au Conseil de sécurité sur la base des rapports faits par les inspecteurs. Que nous disent-ils ? Que cela progresse, que cela avance. Nous obtenons des résultats. L'exemple le plus évident, ce sont les avancées dans le domaine balistique puisque les Irakiens ont déjà détruit plus d'une cinquantaine de missiles. C'est donc un élément concret, tangible, les inspecteurs parlent de véritable désarmement. Ce que nous voulons faire dans les autres domaines, c'est ce qui est fait dans le domaine balistique. A partir de là, considérer que nous pourrions, sur la base de la résolution 1441, recourir à la force, c'est considérer qu'il y a des mécanismes automatiques que nous avons toujours récusés car nous pensons que l'enjeu même, la nature même du Conseil de sécurité justifiait à chaque étape que l'on se réunisse. En cas d'échec de cette première étape de ce premier temps, en cas de blocage, évidemment le Conseil de sécurité devra se réunir, examiner toutes les options, y compris, nous l'avons toujours dit, le recours à la force en dernière extrémité. Pour la France l'usage de la force ne peut être qu'un dernier recours. La guerre est toujours la pire des solutions, le président de la République l'a rappelé à maintes reprises.
Q - Peut-on renverser Saddam Hussein sans faire la guerre ?
R - Votre question est au cœur du glissement que nous avons observé au cours des derniers mois. La résolution 1441 a fixé un objectif à la communauté internationale, désarmer l'Irak.
A aucun moment, cette communauté internationale ne s'est fixé comme objectif le changement de régime. On a vu certaines voix au sein de l'administration avancer cette idée que le changement de régime pourrait être légitime, voire évoquer d'autres perspectives comme par exemple, un remodelage du Moyen-Orient ou du Proche-Orient. Nous pensons que nous devons en rester strictement à l'objectif de la communauté internationale même si, et nous l'avons dit à de très nombreuses reprises, nous n'avons aucune complaisance pour un régime qui est d'une très grande cruauté. Nous sommes confrontés à une question de fond, une question essentielle pour l'ordre mondial, même si nous dénonçons ce régime, même si nous sommes convaincus que le monde irait beaucoup mieux sans Saddam Hussein, même si nous pensons que la détermination de la communauté internationale permettra peut-être de faire évoluer ce régime. Evidemment, introduire cet objectif du changement de régime conduirait la communauté internationale à rentrer dans une période d'incertitude et d'instabilité car, qui pourrait dire que tel régime est acceptable ou que tel autre ne l'est pas ? Cela créerait évidemment de façon mécanique, toute une série de situations extrêmement délicates à gérer. L'objectif donc, je le redis c'est celui du désarmement de l'Irak.
Q - Concernant le futur des relations franco-américaines, j'ai assisté ce matin à une intervention de Richard Holbrooke, ancien secrétaire d'Etat américain de l'administration Clinton. Cela m'a beaucoup frappé car j'ai entendu un discours extrêmement critique sur la diplomatie menée par l'administration Bush et finalement, assez proche des positions que vous défendez. M. Holbrooke était très préoccupé par la détérioration du lien outre atlantique. Il a rappelé à juste titre qu'il est fondamental pour la stabilité mondiale. Sans doute, dans deux ans, la diplomatie aura-t-elle étouffé tout cela, mais je suis assez préoccupé par les traces profondes que cela pourra laisser dans les subconscients des deux peuples. Ne serions-nous pas en train de forcer un peu le trait dans la relation franco-américaine, sachant qu'il faudra bien se réconcilier un jour, le plus tôt possible. Après le temps de la chevalerie, n'est-il pas venu le temps de la real politique dans notre politique française ?
R - Vous avez évidemment raison et ce que vous dites est au cœur de nos préoccupations. D'abord, rappelons qu'il y a eu plusieurs poussées de fièvre dans les relations transatlantiques, dans les relations entre les Etats-Unis et la France. J'en ai connu moi-même lorsque j'étais en poste aux Etats-Unis en 1986 avec la crise libyenne. Il y a des bouffées de passion mais je crois que les deux pays, les deux peuples surtout, sont très conscients des liens très forts d'amitié ; nous sommes des amis, le président de la République l'a rappelé, nous sommes des alliés et nous le resterons. N'oublions pas, nous avons été aux côtés de nos amis américains dans la guerre d'indépendance, ils ont été à nos côtés, - et nous ne l'oublions pas croyez-moi -, dans les deux guerres mondiales, lorsque les choses sont devenues très difficiles, nous avons toujours été ensemble.
Aujourd'hui, nous sommes dans une crise d'une nouvelle ère. Nous sommes dans un monde sorti de la logique des blocs où il s'agit de savoir comment nous allons gérer les relations internationales, comment nous allons gérer et structurer le nouvel ordre mondial. Ces questions sont extrêmement difficiles. La conviction de la France, c'est que nous avons tous besoin, les uns et les autres, d'un monde multipolaire où chacun puisse prendre ses responsabilités. Les Etats-Unis ont intérêt à une Europe forte, nous avons intérêt à des Etats-Unis forts, nous avons intérêt à avoir, partout sur la planète, des pôles de stabilité qui chacun se respecte, qui chacun dialogue, qui chacun échange. C'est dans cette perspective que nous disons que les relations entre l'Europe et les Etats-Unis ne doivent pas, à l'occasion d'une crise comme la crise iraquienne, voir venir interférer la dimension américaine. Dans beaucoup de cas, nous le sentons lorsque nous parlons avec nos partenaires européens, la position d'un certain nombre de nos amis européens se détermine par rapport aux Etats-Unis avec le souci de prendre en compte l'évolution de la politique américaine. Mais, dans la crise iraquienne, notre souci premier est comment faire en sorte de gérer cette crise au mieux, comment faire en sorte de gérer cette crise en préservant l'unité, la stabilité de la région, comment faire en sorte que dans un monde en grand désordre, les fractures ne se multiplient pas ? Comment faire en sorte que l'incompréhension, la division, la haine, l'intégrisme ne fleurissent pas bien davantage ? Il y a donc pour nous un principe de responsabilités, il y a l'idée que nous sommes plus forts si nous sommes capables, chacun, de parler en défendant notre propre vision et en respectant la position de l'autre. Nous sommes surtout soucieux de défendre l'idée que les Nations unies constituent l'outil de la légitimité internationale, le cœur de l'activité internationale et que dans ce contexte, dès lors que nous fixons des règles, - et la règle commune que nous avons fixée c'est la règle de la résolution 1441 -, dès lors que nous nous entendons sur les principes, il faut alors les respecter en conséquence de quoi, on le voit, l'enjeu est primordial. Nous pensons que, même s'il y a aujourd'hui une différence sur la crise iraquienne, bien évidemment, vous avez raison, je vous approuve, il faut à tout prix préserver l'essentiel, se battre pour rester en initiative, soucieux d'avoir une approche positive et constructive. Croyez-le bien, l'intention de la France c'est bien cela au jour le jour. J'en parlais hier avec le secrétaire d'Etat Colin Powell avec lequel j'ai des relations d'amitié et de confiance, nous sommes tous soucieux, c'est vrai entre Européens - j'ai rencontré hier matin au quai d'Orsay ma collègue espagnole, je vous l'ai dit, j'ai parlé tout à l'heure avec Jack Straw -, nous sommes soucieux de ne pas laisser les choses filer. Nous sommes toujours soucieux d'essayer de trouver des solutions pour avancer dans une solution de consensus sur la crise iraquienne.
Q - Vous dites que les Etats-Unis ont intérêt à une Europe forte. Est-ce que l'administration Bush donne cette impression ? Je n'en suis pas sûr. Finalement, les tiraillements que l'on sent au sein de la Maison européenne ne font-ils pas un peu le jeu de cette administration américaine aujourd'hui ?
R - Derrière votre question, il y a l'état du monde. Dans quel état est le monde aujourd'hui ? Et c'est vrai que la France est peut-être consciente, plus que d'autres, de l'extraordinaire fragilité du monde actuel. Nous l'avons vu depuis plusieurs années avec l'aggravation de la menace terroriste, nous le voyons avec la multiplication des crises de prolifération. Pensons à la crise de la Corée du Nord, il faudra bien trouver des solutions sur cette crise qui ne cesse de s'aggraver et de s'approfondir. La communauté internationale doit donc avoir des outils pour essayer de faire face à cette situation. Il y a des crises régionales et je pense en particulier à une qui nous inquiète parce qu'elle dure depuis des décennies, la crise du Proche-Orient, facteur d'insécurité pour le peuple israélien, facteur de profond sentiment d'injustice pour le peuple palestinien. Comment faire pour avancer dans la solution de ces crises ? Notre sentiment est qu'il faut éviter les amalgames. Bien sûr, on pourrait imaginer qu'en intervenant militairement en Irak nous réglerions l'ensemble de ces problèmes d'un coup de baguette magique. Régler le terrorisme ; il y a dans la tête d'un certain nombre de personnes aux Etats-Unis et au sein de l'administration, l'idée qu'il y a un lien entre Al Qaïda et le régime de Bagdad. Rien ne permet de dire, aucun service de renseignement ne peut aujourd'hui prouver un tel lien. Dans ce contexte, nous pensons qu'il faut être mobilisé, face à chacune de ces menaces, le terrorisme, la prolifération, les crises, pour trouver des solutions. Et nous avons un atout majeur dont nous sommes extraordinairement conscients, c'est l'unité de la communauté internationale. Depuis le 11 septembre, nous avons été unis face au terrorisme, coordonné sur le plan du renseignement, sur le plan de l'action policière, sur le plan de l'action judiciaire. Sur le plan de la prolifération, depuis le mois septembre, nous avons été extraordinairement unis dans la gestion de la crise iraquienne puisque nous avons pu adopter, à l'unanimité, la résolution 1441. Préservons cette unité et si nous voulons être efficaces, agissons par le biais du Conseil de sécurité, restons unis, trouvons des solutions. Est-ce que le prix à payer pour rester uni est cette fuite en avant vers la guerre ? Nous disons "non" car cette guerre sera un facteur d'aggravation de l'instabilité, dès lors que tout n'a pas été tenté, ce sera un facteur d'aggravation des divisions, un facteur d'aggravation de l'incertitude. Or, pour nous, il est essentiel d'essayer, à chaque étape, de trouver des solutions ensemble.
Q - Le président de la République, dans sa dernière intervention télévisée, a reconnu que la présence de troupes américaines avait largement contribué à la pression sur Saddam Hussein et accéléré le désarmement de son pays. A refuser l'ultimatum que propose les Britanniques, ne risque-t-on pas de rentrer ou d'alimenter la logique américaine de guerre, logique de guerre quasi inéluctable ?
R - C'est une vraie question. Sur la présence des troupes américaines et britanniques, nous sommes tous d'accord, le président l'a dit très fortement dans une interview à "Time-Magazine" indiquant que, bien sûr, c'est le facteur central de la pression. Mais, de la pression exercée par cette présence à la guerre, il y a deux exercices totalement différents. Autant nous croyons à la logique de pression, autant, dès lors que nous sommes dans la marche à la guerre, nous entrons dans un tout autre exercice. Nous l'avons toujours dit, autant le recours à la force peut être justifié en dernier recours, autant nous pensons que cette automaticité dans laquelle nous nous situons, celle-là même qui est enclenchée par la logique de l'ultimatum, est dangereuse. Dans un monde aussi compliqué, il faut prendre ses responsabilités. Or, prendre sa responsabilité, c'est réunir le Conseil de sécurité, dès lors que la situation serait bloquée, et que chacun examine les options et décide. Une nouvelle fois, nous ne sommes pas dans ce temps de la résolution où il y aurait blocage puisque les inspecteurs nous disent qu'ils avancent dans la voie d'un désarmement pacifique et qu'il y a encore la possibilité de progresser. Pourquoi donc changer de pied alors même que la résolution 1441 nous offre le cadre, le cap ? Il y a à la fois le juge arbitre, ce sont les inspecteurs, et la règle, c'est la résolution. Avançons, nous avons là des outils qui sont extrêmement précieux.

Q - La première victime de cette tension internationale n'est-elle pas la construction européenne ?
R - Les divisions de l'Europe sont évidemment une très lourde préoccupation. Je crois qu'il faut les resituer dans un contexte. Nous sommes engagés dans une formidable aventure, c'est l'Europe, depuis des décennies. Dans cette aventure, on a privilégié, dans les premières étapes, le pragmatisme, la volonté de construire un marché, de construire des politiques économiques dans les différents domaines. Aujourd'hui, nous constatons et cela a été une révélation pour un certain nombre d'Etats, qu'il faut se donner un nouveau dessein. Evidemment l'étape de l'élargissement, l'ouverture à dix qui a pu être réalisée et enclenchée au Sommet de Copenhague à la fin de l'an passé est un élément extrêmement important. Mais, à cette occasion, l'Europe s'est trouvée confrontée à une autre question qui a été révélée par la problématique de l'entrée éventuelle de la Turquie. Les Européens se sont demandés quelle était l'identité de l'Europe, sur quel critère on peut juger de l'acceptation ou de la non-acceptation de tel ou tel Etat, quelles sont les frontières de l'Europe.
Ce sont des questions que nous nous posons aujourd'hui et je crois qu'il est urgent d'y répondre. Quelle est l'identité de cette Europe, sur quel principe veut-on travailler ? Avons-nous les mêmes idées en ce qui concerne l'organisation du monde, sa stabilité ? Je crois que ce travail-là, nous devons l'approfondir et de ce point de vue, la crise actuelle doit être une incitation supplémentaire à travailler. Nous allons nous retrouver, la semaine prochaine, pour un nouveau Conseil européen. Toutes ces questions devront être débattues entre nous, approfondies, nous ne devons pas chercher à éviter les sujets mais bien rechercher les solutions. Je crois que c'est un défi, vous avez raison, c'est un défi, et ce défi il faut l'assumer avec détermination et je peux vous dire que la France aura à cur d'être en initiative, d'être en proposition parce que pour nous, l'Europe est évidemment un élément central. Vous avez vu au cours des derniers mois que nous avons tout fait pour relancer le moteur européen, en particulier à travers cette relation franco-allemande, donner une nouvelle dynamique. C'est sur la base des propositions faites par l'Allemagne et par la France que nous avons pu trouver une solution à la question qui était posée sur la Turquie. C'est sur la base de propositions entre l'Allemagne et la France que nous avons pu ouvrir la voie à une solution sur les questions agricoles. De la même façon, les propositions que nous avons faites en matière institutionnelle ont ouvert et élargi le débat. Je crois qu'il faut le faire avec tous, et pour nous, il n'y a pas d'un côté les grands et de l'autre les plus petits Etats, il y a une ambition européenne qui est d'autant plus forte. Et je voudrais insister, car votre question est essentielle, je voudrais insister sur ce point, l'Europe, aujourd'hui, a un rôle essentiel à jouer dans le monde. Plus nos sommes dans un univers instable, plus nous avons besoin de l'Europe, d'une Europe forte qui prenne ses responsabilités parce que l'Europe, ce sont nos valeurs, c'est une certaine idée de l'ordre mondial, c'est un certain humanisme, nous pensons qu'il faut affirmer ce rôle et cette voix sur la scène mondiale.
Q - Ce moteur franco-allemand, n'est-ce pas cela qui fait un peu peur à d'autres pays européens ? Si l'Espagne a rallié la position américaine, n'est-ce pas par la crainte de voir la France et l'Allemagne prendre le "leadership" de l'Europe ? Si les pays, anciennement pays de l'Est ont pris une telle position, n'est-ce pas pour cela aussi ?
R - Je crois qu'il y a plusieurs facteurs. Vous évoquez les pays européens qui viennent de nous rejoindre ou qui sont en train de nous rejoindre, depuis Copenhague. Je crois qu'il y a aussi le fait, qu'après de longues années difficiles de l'autre côté du rideau de fer, les questions de sécurité sont évidemment essentielles pour eux. Il y a donc des arbitrages difficiles entre la logique de l'Union européenne, la logique de l'OTAN, les relations avec les Etats-Unis et c'est pour cela qu'il est si important d'approfondir notre patrimoine commun. Il faut parler ensemble, il faut agir ensemble, il faut reconstituer une mémoire, il faut reconstituer une volonté commune. Ce travail, ne nous trompons pas, est de toute façon difficile. Dans la crise, il sera peut-être encore plus difficile, mais au moins, nous trouverons dans ces difficultés l'énergie pour franchir les obstacles. Vous parliez de l'Espagne, c'est un cas intéressant car combien de fois, avec nos amis espagnols nous avons évoqué cette question et combien de fois nous ont-ils dit qu'ils avaient besoin que nous allions jusqu'au bout, que nous prenions nos responsabilités avec nos alliés allemands. Même s'il y a des craintes, je crois que tout le monde, aujourd'hui, souhaite que l'Europe avance, qu'elle se mette en marche. Dans cette relation entre la France et l'Allemagne, il y a évidemment une caractéristique, c'est que les Français et les Allemands représentent assez bien tout ce qui peut représenter cette diversité européenne. Le président de la République l'a souvent dit, lorsque nous nous entendons, nous sommes susceptibles de faciliter la recherche d'un chemin. Il ne s'agit pas d'imposer, nous sommes toujours en situation de dialoguer, de partager, c'est l'esprit de l'Europe.
Q - Ne craignez-vous pas que les Nations unies soient durablement discréditées, marginalisées si, comme c'est maintenant probable, les Etats-Unis interviennent ? Beaucoup de Français, alors que ce n'était pas vraiment le cas il y a encore quelques années, sont préoccupés par le sort, le statut, l'avenir des Nations unies.
R - Je comprends très bien cette préoccupation mais, ma conviction et celle de la France, c'est que l'ONU, plus que jamais, aura et a un rôle incontournable. Plus le monde est confronté à des menaces et à des crises, plus nous avons besoin d'un organe central de légitimité qui permette de fédérer les ambitions et la volonté d'agir de la communauté internationale. Evidemment, on peut voir les choses de deux façons. On peut dire que, parce qu'il y aura une action unilatérale, l'ONU est durablement discréditée ; mais si un Etat peut espérer gagner la guerre et peut-être la gagner vite, un Etat seul ne peut pas espérer ou imaginer construire seul la paix. Le côté incontournable des Nations unies, nous le voyons dans la première phase qui est celle de la guerre, même pour l'action humanitaire, la question des réfugiés, la gestion des ressources de l'Irak. Je vous rappelle que le régime actuel d'exploitation du pétrole iraquien, c'est la résolution "pétrole contre nourriture". Elle fixe la gestion des exportations de l'Irak et elle affecte ses ressources à un certain nombre de postes pour subvenir aux besoins de la population iraquienne. Nous ne pouvons pas, du jour au lendemain, effacer cette réalité. L'ONU donc est et restera au coeur. Et, une fois de plus, faire la guerre, cela peut être rapide mais construire la paix, c'est difficile et là on a besoin de tous.
Je peux vous dire que lorsque j'ai évoqué ces différentes questions avec mon homologue américain, j'ai trouvé un homme tout à fait convaincu de ce rôle central des Nations unies. La communauté internationale réunie est indispensable et les Etats-Unis auront évidemment besoin de tous. Je peux vous dire que la France sera au rendez-vous de cette communauté internationale pour agir à la recherche de solutions permettant de faire face à toutes les crises, car elles ne s'arrêteront pas - voyez la question du terrorisme, les autres crises de prolifération, les crises régionales. Nous avons besoin de réponses.
(...)
Q - Je me disais qu'une fois que la crise iraquienne serait résolue, on ne sait pas quand, la France ne pourrait-elle pas s'impliquer fortement dans la résolution du conflit israélo-palestinien ?
R - Vous avez raison, c'est un conflit qui pèse sur le monde et nous sommes convaincus que si nous voulons recréer un sentiment de justice, si nous voulons recréer la confiance dans la communauté internationale, il est urgent, essentiel de s'atteler à la résolution de cette crise.
On entend différentes voix : certains qui imaginent, en particulier les Etats-Unis, que le règlement de la crise iraquienne permettrait d'enclencher un cercle vertueux démocratique qui, de façon contagieuse, pourrait se répandre dans un certain nombre de pays arabes et faciliter la recherche d'un règlement. Nous pensons que le Moyen-Orient est une région compliquée. On peut toujours espérer évidemment oeuvrer, faire avancer la démocratie, mais il ne faut pas entrer dans la logique des préalables en matière internationale. Les choses sont difficiles et elles le seront toujours. Il faut s'atteler à prendre les choses telles qu'elles sont. Nous avons vu cette logique de préalables se développer, par exemple lorsque l'administration américaine a dit qu'elle ne voulait pas de M. Arafat. Aujourd'hui, c'est nous qui avancerons sur le dossier du Moyen-Orient quand le problème de l'Irak sera réglé. Nous pensons qu'il ne faut pas de préalable pour agir et que lorsqu'il y a l'injustice, l'insécurité - insécurité que ressentent quotidiennement les Israéliens, sentiment d'injustice que ressentent lourdement, depuis tant d'années, les Palestiniens -, nous ne pouvons pas nous résigner et il faut agir. L'action, le principe d'action plus que jamais reste vrai d'autant que dans cette crise si profonde, il y a un objectif commun de la communauté internationale, reconnaître un Etat palestinien pouvant vivre en paix et en sécurité aux côtés d'Israël dans les frontières de 1967. Cet objectif est partagé par toute la communauté internationale. Alors, trouvons le chemin permettant d'avancer. La France a proposé une conférence internationale, la communauté internationale s'est organisée au sein du Quartette réunissant les principales parties de la communauté internationale, il y a une feuille de route qui est prête, qui a été adoptée, même si elle n'a pas été publiée à la fin du mois de décembre, n'attendons pas, avançons.
Ma conviction est que la crise iraquienne se présenterait peut-être différemment si nous étions davantage en initiative sur ce dossier qui une fois de plus est une des plaies profondes du Moyen-Orient et qui crée, au sein du monde arabe, dans cette région, une profonde douleur.
Q - Sachant cette guerre quasiment inévitable et merci les médias qui nous abreuvent, jour après jour, de nouvelles qui nous y préparent, dans quelle mesure peut-on considérer l'attitude des opposants ? Laisser les Etats-Unis aller seuls en Irak, n'est-ce pas leur permettre après guerre d'imposer leurs seules règles au Moyen-Orient ?
R - Vous parlez des opposants irakiens ?
Q - Non, des opposants en général.
R - De ce point de vue, le sentiment de la France est que la reconstruction de l'Irak sera l'affaire de toute la communauté internationale. On peut imaginer dans un pays en guerre être accueilli en libérateur dans les premiers jours mais il est évident que le phénomène de rejet, dès lors qu'il n'y a pas une base légale, ne manquera pas de se développer et c'est pour cela que nous pensons qu'il faut que la communauté internationale, que les Nations unies soient au coeur de toutes les perspectives de reconstruction de l'Irak. Il faut absolument éviter une situation de vide et les Nations unies ont un rôle central à jouer. Lors de la dernière réunion du Conseil de sécurité que nous avons eue le 7 mars, le Secrétaire général s'est montré profondément préoccupé - et il a trouvé un très fort écho chez chacun d'entre nous de la situation humanitaire. Il faut donc préparer toutes les hypothèses et, parallèlement, il faut se préoccuper de ce que pourra être l'avenir de l'Irak car je ne vous cache pas que c'est l'une des préoccupations fortes de la perspective qui pourrait être ouverte par une intervention militaire. Comment maintenir l'unité de l'Irak ? Il y a là des communautés, des tensions, des divisions entre les régions, d'un côté les communauté kurdes, le problème de la communauté chiite, il y a un risque de voir se déliter cette situation iraquienne et évidemment de menacer ainsi, encore davantage, la stabilité du Moyen-Orient. Donc, vous avez raison, il est essentiel que la communauté internationale soit profondément impliquée et c'est aux Nations unies que revient, évidemment, le rôle central.
Q - En début d'émission, vous disiez que vous aviez eu un coup de téléphone avec votre homologue britannique Jack Straw. Avez-vous évoqué l'ultimatum ? Pour lui, la partie est-elle déjà terminée ? Y a-t-il une chance pour la paix ?
R - Pas du tout, nous continuons à travailler et je lui ai redit à quel point cette logique de l'ultimatum était inacceptable, combien le sentiment d'une majorité des membres du Conseil était d'essayer de retrouver des solutions dans le cadre de l'objectif qui est le nôtre, le désarmement pacifique de l'Irak. Je crois qu'il comprend cette situation et nous allons continuer au cours des prochaines heures à essayer d'avancer dans cette voie.
Q - Je partage votre action, et je la soutiens, mais j'aimerais comprendre pourquoi devrions-nous craindre de nous opposer franchement aux Etats-Unis dans le règlement de cette crise alors que nous ne partageons manifestement pas beaucoup de points de vues avec eux ?
R - Vous êtes au coeur de la responsabilité internationale. Je l'ai dit tout à l'heure, les Etats-Unis et la France sont des pays amis, des pays alliés et nous le resterons. Il y a des liens très profonds historiques, culturels entre nos deux pays et nos deux peuples et lorsque l'on veut aborder avec responsabilité la vie internationale, il faut privilégier évidemment ce qui nous unit surtout ce qui peut nous diviser. Dans cette crise iraquienne nous sommes confrontés à des choix, quelle vision voulons-nous avoir de l'avenir ? Quels principes sont pour nous centraux et essentiels ?
A partir de là, évidemment, il y a des différences ce qui ne veut pas dire que nous n'avons pas besoin d'être unis pour aborder les questions que j'évoquais tout à l'heure, le terrorisme, la crainte que nous avons d'un regain de terrorisme dans le cas d'une intervention armée en Irak. Il faudra bien que les Français, les Américains, l'ensemble de la communauté internationale, s'unissent pour tenter de trouver des solutions.
S'agissant des autres crises de prolifération, je parlais de la Corée du Nord, il y a beaucoup d'autres crises possibles de prolifération qui exigent que nous soyons mobilisés. Les crises régionales - nous parlions du Proche-Orient mais il y a d'autres crises dans le monde, dans beaucoup de régions - impliquent évidemment que nous soyons unis et actifs. D'où la nécessité de faire la part des choses et, je dois vous dire qu'évidemment, et on le ressent très profondément en lisant la presse outre-Atlantique, en regardant les médias, on a un sentiment d'effervescence, mais je peux vous dire que la volonté des dirigeants, de part et d'autre, est entière pour essayer de rechercher une solution. Il y a des voix qui veulent compliquer et qui polémiquent, mais n'attachons pas d'importance à la polémique, je crois que la bonne volonté est essentielle et je peux vous dire que du côté de la diplomatie française, du côté du président de la République avec lequel je m'entretiens plusieurs fois par jour sur l'ensemble de ces questions, cette volonté, cette détermination sont pleines et entières. C'est vrai du président Chirac avec le président Bush, c'est vrai de mes relations avec Colin Powell.
Q - Je voulais savoir en quoi la politique actuelle de la France, que je n'approuve pas, sert les intérêts de la France ?
R - C'est une excellente question. Elle sert les intérêts de la France parce qu'elle défend des principes, des visions, des idéaux auxquels nous croyons. Elle prend en compte ce que nous considérons comme une menace très importante pour le monde : menace terrorisme, menace de prolifération, menace des crises, monde de grande instabilité qui implique que nous soyons fidèles à des principes. Quand vous êtes confronté à des situations de grande tension, chacun le vit à l'échelle individuelle dans sa propre famille : que faire ? Donner toutes ses chances à la raison, donner toutes ses chances au dialogue, donner toutes ses chances à la tolérance, au respect et à l'écoute. Nous nous sommes mis d'accord, tous ensemble au Conseil de sécurité, pour une règle du jeu. Nous pensons qu'il faut appliquer cette règle aussi loin que possible, tant qu'il y a une chance d'agir pacifiquement. C'est bien cela qui guide la France, parce que nous avons le sentiment que si nous cédons à la tentation de la force... Je voudrais dire parce que derrière votre question, il y a un élément essentiel : les Américains, le 11 septembre, ont été frappés au coeur, et nous avons compris leur douleur. Le président Chirac a été le premier à se rendre aux Etats-Unis pour partager à New York et dire aux Américains notre solidarité. Nous sommes allés avec les Américains en Afghanistan. Nous sommes allés au Kosovo. Nous sommes allés en Bosnie. Je vous le rappelle parce que parfois on se méprend sur une certaine idée française en parlant de pacifisme : la France n'est pas un pays pacifiste. Nous sommes le premier pays contributeur de troupes de l'OTAN. Donc, nous agissons en responsables. Nous voulons agir en prenant en compte tous les éléments de la sécurité et nous voulons un monde plus stable et plus juste.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 2003)