Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi, tout d'abord, de vous remercier de votre invitation. Elle traduit votre volonté d'associer les grands partis politiques à la réflexion que vous avez engagée sur un sujet essentiel pour la République et vos conclusions auront forcément à êtres reprises d'une façon ou d'une autre par les responsables politiques.
Elle confirme que la laïcité qui fut longtemps un sujet d'affrontement est devenu un principe consensuel et que les seuls débats qui demeurent portent sur les conditions de son application et son efficacité ou face à la résurgence de phénomènes communautaristes ou de comportements sectaires.
Aussi avant d'en arriver aux controverses les plus récentes faut-il faire un plus bref retour sur l'Histoire pour revenir sur la conception française de la laïcité.
1) La laïcité fut d'abord un combat avant d'être reconnue comme un apaisement.
Ce fut le conflit entre deux visions de la France, entre deux conceptions de la citoyenneté, entre deux théories de l'état. Et donc entre deux projets politiques.
Ce processus dura plus d'un siècle de la Révolution à la loi de 1905.
Il prit la forme du côté laïc d'un anticléricalisme résolu. On entend encore Jules Ferry " la République est perdue si l'état ne se débarrassera pas de l'église ". Où Clemenceau " depuis la Révolution, nous sommes légitimement en révolte contre l'autorité divine et humaine ".
Il s'est polarisé légitimement sur la question de l'école, là où s'organise la formation des consciences. Et déjà Condorcet refusait d'admettre dans l'institution publique l'enseignement d'un culte religieux.
Mais ce combat, sans jamais disparaître, déboucha finalement sur un apaisement. Redisons le, la loi de décembre 1905 fut une loi d'équilibre et de compromis A.Briand affirmait ainsi que " les églises ne trouveront aucune raison grave de bouder le régime nouveau puisqu'elles sentiront elles-mêmes la possibilité de vivre à l'abri de ce régime ".
Le pacte laïque, qui est donc la consécration de la victoire d'un camp, est aussi une pacification.
Certes il connut des assauts, parfois des contournements plus ou moins avoués, il justifia encore récemment des vigilances soutenues voire des mobilisations répétées pour sa défense (encore il y a dix ans sur le financement de l'école privée). Mais le pacte laïque est devenu indissociable de la République jusqu'à devenir " un patrimoine commun ".
Les Socialistes ont joué historiquement un rôle essentiel à la fois dans le combat, dans la vigilance et dans l'apaisement.
Aussi se sont-ils toujours situés dans le camp des militants de la laïcité. Et en même temps ils ont toujours veillé à en faire une valeur partagée, un principe de vie commune, et un élément majeur du contrat social.
Mais les Socialistes ont également pris conscience de la nécessité d'en faire une valeur vivante et d'en élargir la portée face aux problèmes de notre temps. C'est pourquoi nous avons créé à la suite de notre Congrès de Dijon une Université permanente de la laïcité dont l'objet est d'en analyser l'actualité dans le monde contemporain car, pour nous, la laïcité est une chance pour la France.
2) La Laïcité est un concept et un cadre juridique d'une grande modernité.
La laïcité c'est à la fois des valeurs et un cadre juridique.
La première des valeurs c'est de fonder le " vivre ensemble " dans la République, permettant à des citoyens, dans l'espace public, de transcender la particularité de leurs options spirituelles. C'est pourquoi la laïcité n'est pas une idéologie particulière en concurrence avec d'autre puisqu'elle est le cadre à partir duquel les différentes options spirituelles peuvent exister et s'organiser.
La seconde est de consacrer la liberté : la liberté de penser, la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de l'individu comme de l'Association. Et la laïcité française fait de l'État le protecteur du citoyen. Dans l'exercice de sa religion comme dans son indépendance face à la puissance des églises ou des groupes. C'est la loi qui pose la liberté de conscience et c'est l'État qui en est le garant.
Enfin la laïcité est indissociable de l'égalité : égalité des citoyens dans le choix d'une religion, égalité entre les cultes, égalité dans l'accès à l'école.
Mais la laïcité ne se confond pas avec la simple neutralité. Elle est une exigence. Elle doit éviter toutes les discriminations, mettre l'espace public à l'abri de la puissance et de la domination de l'argent. La laïcité c'est l'intégration.
La laïcité, ce n'est pas seulement un ensemble de valeurs proclamées, c'est un cadre juridique dont les principes couvrent un large domaine d'applications.
Les textes qui donnent force juridique à la laïcité sont à la fois solennels -leur valeur est d'ordre constitutionnel- et nombreux. Loi du 27 mars 1882 sur l'enseignement, loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l'église et de l'état, préambule de la constitution de 1946 et article 2 de la constitution de 1958.
Ils organisent dans la République laïque la liberté de conscience, l'égal respect des croyances, l'enseignement public, gratuit et laïque, l'égalité entre les hommes et les femmes, la neutralité des services publics, le non-financement public des cultes.
Pendant près d'un siècle, la France a su, dans un calme relatif -sauf à certains moments de son histoire -mettre en oeuvre ses règles et définir un modèle appliqué par tous à défaut d'être complètement accepté par tous.
Néanmoins, paradoxalement à un moment où la laïcité devient un référent commun, elle paraît plus en difficulté pour affronter de nouveaux phénomènes : la présence d'une religion, l'islam désormais la deuxième de France et qui aspire légitimement à la visibilité, la montée des individualismes, des fondamentalistes et des sectarismes, la Constitution européenne. Autant de défis à relever.
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3) La laïcité est en capacité de répondre à ses nouveaux défis
La loi de 1905 a été conçue dans un contexte religieux donné avec un système public d'enseignement loin de toute massification et dans une société largement protégée des influences extérieures.
Un siècle plus tard, le pluralisme religieux est réel, l'Islam a pris une place significative, les pressions sur les consciences se sont durcies, l'Éducation nationale a évolué dans ses formes et ses méthodes.
Bref, faut-il dans ces conditions, toucher à la loi de 1905 ?
Remarquons, au préalable que nul n'est officiellement demandeur, que toutes les religions, semble-il, s'y refusent, toutes les obédiences maçonniques aussi. Ajoutons que les tentatives parcellaires ont échoué parce que supposées créer un déséquilibre. Je pense en particulier, à celle de 93-94 sur la loi Falloux. Enfin convenons qu'une nouvelle " architecture législative "... redéfinissant l'ensemble de l'équilibre et de la place du religieux dans notre société, peut séduire. Mais peut aussi effrayer. Tous les laïcs sans rassurer les cultes. Bref c'est la boîte de Pandore. Au service de quel résultat !
S'il s'agit de surmonter les phénomènes sectaires qui se sont multipliés ces dernières années avec des atteintes évidentes aux libertés individuelles, ce n'est pas la loi laïque qu'il faut changer. Elle tolère toutes les croyances pas l'intolérable, c'est la loi pénale qui doit s'appliquer pour sanctionner les délits par rapport à la santé, aux menaces sur les personnes ou à la protection des mineurs. Ne demandons pas à la laïcité de régler des questions qui relèvent à l'évidence d'autres champs. Il en est de même pour les pressions sur les enseignants ou les contestations sur les contenus des cours. Elles relèvent des sanctions disciplinaires ou pénales.
En revanche la question des dérives communautaires dans le système d'enseignement sans être nouvelle est bien réelle : autorisation d'absence au nom de la foi, dispense d'enseignement, signes religieux, refus de la mixité...
La clarté est à l'évidence indispensable : l'école et, a fortiori, la salle de classe est un lieu qui doit protéger et se protéger. Les signes religieux qui constituent un acte de pression, de provocation et de prosélytisme ou de propagande ne peuvent y être acceptés.
La jurisprudence du Conseil d'Etat depuis l'avis du 27 novembre 1989 a eu le mérite de rechercher un équilibre entre liberté d'expression et neutralité du service public. Elle fait la distinction entre simples signes d'appartenance et actes à caractère ostentatoire. Mais elle renvoie sur les règlements internes les normes à édicter et sur les chefs d'établissement, le respect de ces principes. Ce qui peut entraîner des différences d'appréciation et donc d'application sur le territoire. Et les règles notamment sur le port du voile, de la kippa ou de la croix ne prennent pas suffisamment en considération la diversité des lieux au sein du bâtiment scolaire. Alors faut-il là encore une loi spécifique ?
Pour tout vous dire, le Parti socialiste au nom duquel je m'exprime n'en a pas encore délibéré. Certains de ses responsables se sont prononcés dans le sens d'une loi. D'autres sont plus réservés. Vos conclusions avec celles de la commission parlementaire seront pour nous des éléments d'appréciation. Ce qui compte c'est moins l'instrument juridique que le résultat, c'est-à-dire la clarification. La loi ne peut être un slogan. Elle doit être la conclusion d'une démonstration apportant la preuve que la voie réglementaire ne peut être le bon mode opératoire.
Car nous connaissons les risques de tout processus législatif.
Le premier est celui du rapport à la réalité, si le port du voile progresse dans l'espace civil, ce n'est pas le cas dans l'espace scolaire. Madame Cherifi pourra nous donner son témoignage, fait-on des lois pour quelques dizaines de cas, mais il est vrai que les exceptions peuvent finir par épuiser la règle.
Le second est politique, bien entendu. C'est le risque de ne concerner que l'islam.
Alors, on me dira " Mais, non, il ne s'agit pas de légiférer sur le voile spécifiquement ! On légifèrerait sur l'ensemble des signe religieux ". Soit, mais a-t-on jamais légiféré, hier, sur les signes extérieurs catholiques ? Mais il est aussi vrai que le voile est une aliénation de la femme. Ce qui en fait bien un cas spécifique qui va au-delà du signe religieux.
Le troisième est juridique et vous le connaissez aussi : il y d'abord la Constitution française qui, si elle affirme et donc protège la laïcité, protège tout autant la liberté d'expression et notamment la liberté d'expression religieuse. De ce point de vue, l'avis du Conseil d'Etat était le fruit naturel de notre droit.
Admettre le signe religieux, c'est méconnaître la laïcité. L'interdire de façon générale et absolue peut méconnaître la liberté d'expression.
Et puis, il y a les contraintes du droit européen qui est aussi notre droit. D'ailleurs dois-je rappeler que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales est due à un Français, René Cassin. Il y a cette convention, celle des droits de l'enfant, d'autres textes encore.
Dans tous ces textes, une attention particulière est portée à deux notions :
le respect de l'obligation de non-discrimination, notamment à l'égard des minorités (la référence à l'appartenance religieuse sur la carte d'identité grecque a été sanctionnée)
le respect, bien entendu, des principes démocratiques. Les seules limites qui sont tolérées à l'expression de la liberté religieuse sont l'ordre public, l'hygiène et le respect des autres convictions.
C'est pourquoi, je souhaite une clarification mais la loi doit être l'ultime recours. Je ne l'exclus pas, si la démonstration est faite qu'elle est nécessaire et surtout possible.
Mais pour rester sur le sujet de l'école, la constitution de classes ghettos voire d'établissements ghettos, démontrée par des études récentes, représente une atteinte directe aux principes de laïcité. Outre le risque de communautarisation liée à cette orientation implicite, le principe d'égalité est lui-même froissé à travers les dérogations à la carte scolaire et la fuite vers le privé. À cet égard il sera difficile d'accepter plus longtemps que l'enseignement privé échappe à l'obligation de l'accueil de tous les enfants dans le cadre de la carte scolaire. De même il faudra assurer sur tous points du territoire le droit à l'enseignement public.
J'en arrive à l'organisation du culte musulman.
Les institutions laïques sont-elles mises à l'épreuve par les formes, les caractéristiques, l'organisation de cette religion ? Certains ont voulu le laisser penser pour atteindre non pas une croyance mais une catégorie d'étrangers. Les confusions entre Islam et islamisme ont aussi compliqué le problème. Il ne s'agit pas de nier, personne ne l'a fait ici, les spécificités et les contraintes de situations. Il s'agit simplement de voir, que là encore, la laïcité est la réponse nécessaire. Notre attitude doit être double. Il s'agit à la fois de prendre en compte l'islam à égalité de droits et de devoirs avec les autres religions dans le respect de la dignité des cultes. Et il s'agit aussi de favoriser l'acceptation de la législation laïque par les Musulmans.
Ce qui conduit à une double reconnaissance, une reconnaissance par l'Etat de la pratique de l'islam. Mais une reconnaissance aussi par les Musulmans de la loi générale qui est contenue dans les principes de la laïcité. Il en découle deux conséquences :
la représentation de l'islam, les Ministres de l'Intérieur successifs ont agi dans ce sens mais c'est une évolution nécessaire à condition que les critères de représentation soient incontestables. Ce qui n'a pas pu être le cas dans le processus récent.
Et la deuxième conséquence, ce sont les lieux de culte. Nous partons d'une inégalité de situations. Or la dignité de la République, c'est aussi de permettre la dignité des cultes et nous ne pouvons pas accepter qu'un certain nombre de personnes ne puissent pas exercer correctement leur religion et soient soumis à ce qu'on appelle " la pratique des caves ".
La loi de 1905 n'est pas en cause. Le refus de subventionner les cultes doit rester la règle. En revanche, les permis de construire doivent être délivrés et l'Etat doit assurer le respect de cette obligation.
Au total, la laïcité a moins besoin de nouvelles lois que d'affirmations fortes et d'exigences reconnues. Elle souffre de timidité dans son application plus que de faiblesse dans ses textes.
4) L'affirmation du projet laïc
La laïcité ne doit pas être vécue comme la défense de principes mais comme un projet républicain conçu comme " un art de vivre ensemble " pour reprendre la belle formule de Jean Baudérot.
En d'autres termes, le principe laïque est un idéal républicain dans la mesure où il définit un espace au service du peuple, accessible à tous et sans discrimination. On retrouve-là une définition très proche de celle des services publics, et l'on comprend mieux pourquoi l'école a tant été au cur du combat laïque. Le concept de laïcité est étroitement lié à celui des services publics, qui irrigue donc l'ensemble de notre vie sociale et non la seule question scolaire. En conséquence, notre vigilance doit porter sur un champ beaucoup plus large dont le multiculturalisme n'est qu'un de ses aspects.
On en revient à la morale laïque qui fixe comme objectif démocratique majeur à la Nation d'être composée de citoyens ayant le souci de leurs devoirs autant que de leurs droits dans une réciprocité équilibrée.
Sans cet équilibre, les dangers sont bien réels : du communautarisme à l'intolérance. L'exclusion en est le principe commun quand la laïcité est d'abord une intégration.
C'est pourquoi, je proposerais volontiers à votre Commission l'idée d'une charte de la laïcité définissant un équilibre entre droits et devoirs citoyens, rappelant les règles communes qui devraient être enseignées à l'école, bien sûr, et rappelées solennellement à chaque rendez-vous civil, du rendez-vous citoyen à l'accès à la majorité et, bien sûr, à la nationalité.
Il me semble que nos grands textes juridiques, auraient tout intérêt à se voir ainsi adjoindre un guide pratique de la citoyenneté laïque.
Car la laïcité n'est pas une quatrième valeur républicaine à inscrire aux frontons de nos mairies : elle est cosubstancielle à la liberté, l'égalité et la fraternité. Elle est la traduction concrète et synthétique de ces trois valeurs.
(Source http://www.parti-socialiste.fr, le 11 septembre 2003)