Texte intégral
L'Europe enfin réunifiée
A l'évidence, nous Européens, vivons un paradoxe :
- D'un côté, nous construisons l'Europe à l'échelle du continent. Robert Schuman disait déjà : "Nous devons faire l'Europe non seulement dans l'intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l'Est qui, délivrés des sujétions qu'ils ont subies jusqu'à présent, nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral". C'est très exactement ce qui est en train de se passer : l'élargissement de l'Union européenne consacre l'unification tant attendue du continent.
- D'un autre côté, les pays européens laissent entrevoir de nouvelles lignes de fracture qui ne sont pas sans perturber nos concitoyens. Un clivage en effet apparaît entre les "pro-atlantistes" et les partisans d'une politique étrangère plus autonome de l'Union européenne. Des malentendus se sont également installés entre les anciens et les nouveaux pays membres de l'Union, ces derniers estimant parfois que la générosité des premiers n'est pas à la hauteur des enjeux. Quant à la distinction, factice à mes yeux, faite entre petits et grands Etats européens, elle conduit à mettre à néant l'idée même de solidarité à la base de la construction européenne.
Donc, l'Europe paraît tanguer. Mais est-ce si étonnant ? Non, si l'on considère, que le monde de l'après-guerre froide est aujourd'hui en plein bouleversement. Une restructuration des relations internationales est en cours. A l'échelle planétaire, des alliances et des divisions à géométrie variable se forment. Lors de la réunion ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancun, l'Europe s'est ainsi retrouvée alliée des Etats-Unis et opposée à un pôle Sud constitué de 21 pays en développement. Et même parmi les pays du Sud, des oppositions nouvelles ont fait place à l'habituelle unanimité de façade qui permettait de parler, des rapports Nord-Sud, comme de deux blocs distincts. A côté des divisions, il y a aussi place pour l'unité au sein de l'Union européenne. L'Europe a en effet réussi à afficher récemment son unité à des moments où on ne l'attendait pas : ce fut donc le cas à Cancun comme je viens de le rappeler ; ce fut aussi le cas à l'Assemblée générale de l'ONU le 19 septembre dernier, lorsque l'Europe élargie a voté positivement, pour la première fois unie à 25, sur un texte soulignant l'inopportunité de chasser, voire d'éliminer Arafat. Quelques temps auparavant, l'Europe s'était également montrée unie pour faire cause commune vis-à-vis des Etats-Unis désireux de se prémunir contre certains types de poursuites diligentées par la Cour pénale internationale.
Face aux bouleversements mondiaux, face aux crises internationales, l'Europe se cherche mais elle trouve, pas à pas, son identité. Celle-ci, à mon sens, se décline en trois temps. L'Europe est, et doit rester, un modèle de paix et de stabilité. C'est sa première vocation. L'Europe, comme fédération d'Etats et de nations, repose par ailleurs dans son organisation, sur le respect du droit comme condition du bien-vivre ensemble. L'Europe enfin se révèle, de plus en plus, comme un acteur du changement et d'un changement qui profite à tous. Car une Europe compétitive et prête à répondre aux défis sociaux de notre temps est une Europe plus forte pour ses citoyens mais aussi pour faire entendre sa voix dans le monde.
Afficher l'ambition d'une Europe unifiée, c'est aussi, et surtout aujourd'hui, vouloir réussir l'unification du continent. C'est réussir l'élargissement de l'Union européenne à 25. C'est aussi accompagner la transition des autres pays qui ont vocation à adhérer plus tard à l'Union et ménager des espaces de partenariat renforcé avec les autres.
Maîtriser les lignes de fractures au sein de la nouvelle Europe élargie exige une convergence entre les 25.
Le prochain élargissement va rendre l'Union européenne plus hétérogène, tant au plan économique et social - les nouveaux Etats membres sont des Etats plus pauvres - que dans le domaine de la politique étrangère et de défense. Les différences d'approche entre Européens sont à cet égard sensibles, ainsi que la crise irakienne l'a révélé.
Cependant, il existe déjà des ferments d'unification :
- Au plan économique, les nouveaux Etats membres seront tous bénéficiaires nets du budget communautaire lors de leur adhésion (13 milliards d'euros de transferts nets au bénéfice des dix), alors même que l'impact budgétaire de l'élargissement a été maîtrisé. Nous avons également évité le risque d'une Europe à deux vitesses puisque les négociations d'adhésion se sont achevées sur la base de la reprise de l'acquis communautaire : les nouveaux adhérents auront pleinement accès à toutes les politiques communes. Ils bénéficieront de la Politique agricole commune, progressivement jusqu'en 2013, et des fonds de la politique régionale. Certes, des périodes transitoires sont prévues dans tel ou tel secteur - environnement, fiscalité, transports, liberté de circulation des travailleurs salariés, etc. -, mais elles sont strictement encadrées. Au total, donc, l'élargissement renforcera la cohésion économique et sociale de l'Europe.
- En matière de Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) même, des signes encourageants sont visibles. L'opposition stérile entre Union européenne et OTAN, par exemple, s'estompe au profit d'une adhésion plus consensuelle à l'idée d'un renforcement indispensable des capacités militaires de l'Europe. C'est ce dont témoigne le projet de création d'une Agence européenne de l'armement.
Encore faut-il, pour réussir l'élargissement et abolir la fracture ancienne, être en mesure d'assurer la convergence entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, et pour cela développer les outils nécessaires :
L'outil institutionnel est le plus important : la nouvelle Constitution européenne doit en effet permettre de décider efficacement ensemble à 25. Plus on charge en effet les wagons, plus il est nécessaire de renforcer la puissance de la locomotive : un président stable du Conseil européen, une Commission forte, capable de représenter et de défendre l'intérêt général européen, un ministre européen des Affaires étrangères, et un Parlement européen en phase avec l'opinion, tout cela va contribuer, selon nous, à crédibiliser l'architecture européenne. S'ajoute à cela une extension fort heureuse - bien que fort insuffisante - du champs des décisions prises à la majorité qualifiée.
Pour alimenter le moteur de la locomotive Europe, il faut par ailleurs des moyens financiers adaptés à la convergence économique et sociale : ce sera l'enjeu de la négociation du financement de l'Union pour la période 2007-2013. Cette négociation se placera sous le signe de la solidarité envers les 10 nouveaux membres et les autres pays candidats à l'Union. Mais les transferts financiers actuels ne suffiront pas, à terme, à préserver cette solidarité, et c'est pourquoi je suis ouverte à la réflexion - esquissée dans l'initiative de croissance de la présidence italienne - sur les ressources de l'Europe.
Le troisième impératif est de développer une culture commune en matière de PESC et de PESD : nous associons déjà pleinement les pays adhérents à l'élaboration d'une stratégie de sécurité de l'Union européenne - identification des menaces, élaboration d'une doctrine, recensement des instruments - telle qu'elle a été proposée par Javier Solana et discutée au Gymnich des 5 et 6 septembre. Cette stratégie devrait être adoptée au Conseil européen de décembre 2004, mais elle n'est qu'un début.
Enfin, et ce n'est pas l'objectif le plus facile à atteindre, il faut rénover les méthodes qui font se rapprocher les peuples : trop longtemps séparés par le rideau de fer, nos sociétés de l'Est et de l'Ouest ne se connaissent pas assez et ne peuvent donc bien se comprendre. Impliquer les sociétés civiles par le développement des jumelages entre collectivités territoriales est une piste porteuse. Mais j'appelle de mes vux la création d'un véritable espace éducatif en Europe permettant aux jeunes d'enrichir leurs savoirs de la diversité des cultures européennes.
Deuxième défi à relever : accompagner les pays qui ont vocation à adhérer à l'Union européenne sur le chemin qui les conduira vers nous
Avec l'élargissement à l'Est, pour la première fois l'Union s'interroge sur ses contours et sur ses frontières en rapport avec sa communauté de valeurs. L'Union européenne n'est certes pas achevée. Chacun sait, en effet, que le processus d'élargissement va se poursuivre au-delà des 10 nouveaux membres. Or, la forte attraction dont fait l'objet l'Europe nous impose des devoirs, notamment vis à vis des pays qui sont tout près de la porte d'entrée. Il nous appartient de leur tracer des perspectives.
Des négociations d'adhésion sont déjà en cours avec deux pays : la Roumanie et la Bulgarie. Tout en veillant à la reprise rigoureuse de l'acquis communautaire, nous nous préparons à accueillir ces deux pays dans l'Union en 2007. Car si l'accession de chaque pays est décidée en fonction de "ses propres mérites", encore faut-il éviter le sentiment d'ostracisme susceptible d'être ressenti chez ceux qui, de toutes les façons, nous rejoindront prochainement.
2 - Les pays des Balkans occidentaux - Croatie, Ancienne République yougoslave de Macédoine, Serbie et Monténégro, Bosnie-Herzégovine et Albanie - qualifiés de "candidats potentiels à l'adhésion" méritent également nos soins vigilants. Nous avons bien conscience que la perspective européenne est pour eux une planche de salut. Nous devons être présents à côté d'eux pour les aider à sortir d'une situation encore très fragile.
Pour autant, il nous faut éviter deux écueils : le premier est la démagogie, qui consisterait à faire semblant d'accélérer le rapprochement de ces pays avec l'Europe sans tenir compte de la situation réelle de chacun d'entre eux, ni de leur volonté de coopérer avec leurs voisins ; le second écueil serait une prudence excessive, qui pourrait décourager les réformateurs de ces pays et les priver du soutien populaire qui leur est indispensable.
Entre ces deux écueils, l'Union européenne a choisi une stratégie qui combine une logique de stabilisation, fondée sur la coopération régionale, et une logique d'intégration, fondée sur une exigence forte de conditionnalités : le processus de stabilisation et d'association, lancé sous présidence française en novembre 2000, vise ainsi à renforcer la coopération entre les pays des Balkans et à créer des liens solides entre chacun de ces pays et l'Union européenne à l'aide d'un programme d'assistance financière : CARDS. Parallèlement, l'Union européenne rappelle les obligations de ces pays en matière de démocratie, de réformes économiques et de règlement pacifique de leurs différends.
L'effet stabilisateur de cette politique est déjà perceptible : même s'ils savent que leur route est encore longue, la perspective pour ces pays de nous rejoindre contribue à apaiser les tensions dans la région. Les dirigeants et les peuples des Balkans son invités à réapprendre à vivre ensemble et à tisser entre eux des liens nouveaux de coopération. Vous avez noté par exemple le réchauffement récent des relations entre Zagreb et Belgrade. Cela est d'autant plus heureux que ces peuples sont lassés des conflits et des souffrances. Pacifier les Balkans est un devoir essentiel. Mais elle n'est pas hors de portée, et c'est l'essentiel.
Quant à la Turquie, dont la candidature fera l'objet d'un nouvel examen fin 2004, son adhésion à l'Europe a été évoquée voici 40 ans, à l'occasion de l'Accord d'association que le pays a conclu en 1963 avec la Communauté économique européenne d'alors. Les principes qui nous guident sont simples : d'une part, nous saluons les remarquables progrès accomplis par les autorités turques avec l'adoption de loi dites d'harmonisation européenne. Mais d'autre part, l'Europe se doit de rester stricte quant aux respects des critères de Copenhague.
Au fur et à mesure que s'ouvre l'espace de l'Union européenne, une question essentielle revient sous les feux de l'actualité : Jusqu'où ?
Si ses frontières sont incertaines, comme déjà le soulignait Hérodote, l'Europe n'a cependant pas vocation à englober sans limite tous les voisins du continent. D'où la problématique nouvelle des "nouveaux voisins" aujourd'hui placée au premier plan des préoccupations des membres et futurs membres de l'Union.
Voici plus d'un an, en effet, que l'Union européenne travaille à l'élaboration d'une stratégie vis-à-vis de ceux que l'on appelle ainsi les "nouveaux voisins" , soit à l'Est : la Russie, l'Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie ; et au Sud : les pays de la rive sud Méditerranée. En renforçant nos liens avec ces pays, notre but est d'éviter la formation de nouvelles lignes de démarcation en Europe et de promouvoir la stabilité et la prospérité au-delà des nouvelles frontières de l'Union. Car les régions frontalières doivent être des régions amies, des lieux d'échanges et non des zones de non droit et de trafics en tous genres.
La France est décidée à participer très activement à la mise en oeuvre de cette nouvelle politique de voisinage qui doit devenir l'une des orientations majeures de la politique extérieure de l'Union européenne.
Déjà, des actions sont engagées pour encourager nos "nouveaux voisins" à se réformer, pour développer les échanges économiques et notre dialogue politique avec eux et pour lutter enfin contre la criminalité organisée qui est l'un des plus grands fléaux de l'ouverture des frontières.
Nous souhaitons cependant aller plus loin et notamment améliorer l'articulation entre cette politique de nouveau voisinage et les programmes communautaires déjà existants.
Une remarque en guise de conclusion : l'Europe n'est pas mal partie.
Voilà en effet une Europe dont les valeurs de liberté, de respect du droit et de la justice, de tolérance et de solidarité, s'affirment comme jamais depuis sa création voici déjà un demi-siècle.
Voilà certes une Europe dont les contours sont encore flous, dont l'influence sur la scène internationale reste à conforter, dont les solidarités doivent être repensées.
Mais, j'en ai la conviction, nous avons les moyens de répondre à ces questions et de surmonter ces faiblesses. Avec la Constitution européenne, et le développement de la PESC, nous nous en donnons les moyens. Car notre idéal n'est pas seulement d'assurer la stabilité de notre continent, mais de pouvoir, autant que faire se peut, exporter hors de nos frontières nos valeurs de réconciliation et de paix qui forment et qui formeront toujours le socle de la construction européenne.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 septembre 2003)