Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur le rôle de l'Etat en matière de développement de l'internet en France et sur la dimension culturelle de l'internet, Genève le 24 juillet 1998

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Circonstance : INET 98, à Genève, le 24 juillet 1998

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames,
Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord de vous dire combien j'apprécie de pouvoir participer à cette journée de clôture d'INET 98. C'est pour moi un honneur de pouvoir suivre vos travaux, et c'est aussi une occasion, particulièrement précieuse, de vous présenter quelques réflexions que je regrouperai autour de deux grands thèmes :
-. la responsabilité et le rôle des Etats dans le développement de l'Internet
-. la dimension culturelle de l'Internet.
Comme vous le savez, le gouvernement français a rendu public son programme d'action pour préparer l'entrée de la France dans la société de l'information. Trop souvent résumé par la formule du " passage du minitel à l'Internet ", ce programme porte l'ambition d'une transformation majeure de la philosophie de l'intervention de l'Etat, marquée par l'abandon du dirigisme technologique dans le domaine des télécommunications.
En renonçant à imposer sa propre vision de la modernité technique à la société, la puissance publique mesure les avancées du développement autonome de la société de l'information - produit par des milliers d'initiatives d'individus, de groupes, d'associations, d'entreprises - et décide de les encourager.
Un seul exemple : il eut été inconcevable que se crée une Association Minitel, à l'image de l'Internet Society. Parce qu'il était tout simplement impossible de reconnaître au public du minitel un rôle actif dans la définition et le développement du média lui-même.
Nous apprenons la démocratie en matière technologique.
Je crois que, pour un responsable politique, il serait vain de vanter les acquis des technologies de l'information, sans reconnaître l'organisation sociale particulière qui les a rendus possibles.
L'ouverture la plus large de l'accès au réseau, l'exigence d'information sur ses règles et sur son développement, la liberté de critique, le fonctionnement réticulaire, non hiérarchique de la communication, un certain égalitarisme dans l'exposition des points de vue et des productions, une concurrence véritablement ouverte, la méthode non autoritaire de spécification des standards, le rôle des associations comme la vôtre : voici quelques-uns des traits qui caractérisent le fonctionnement du cyber-espace. Les Etats ne doivent donc pas songer à s'accaparer l'Internet, mais bien plutôt à en étudier la genèse.
A première vue, la tâche paraît titanesque. L'espace étatique est pyramidal et vertical ; le cyber-espace est réticulaire. L'administration est hiérarchisée ; le réseau est relativement égalitaire.
L'écrit administratif est conditionné par le droit ; le courrier électronique incline à la rapidité et à la simplicité.
La pratique des protocoles et des règles d'usage sur le net contraste avec les méthodes d'adoption de la loi et du règlement : l'Etat identifie, classe et recense ; le réseau suscite des communautés virtuelles . L'Etat est national, le réseau est mondial...
Il me semble impossible de ne pas interroger ce contraste, cette opposition trait pour trait entre deux modes de fonctionnement si différents. Au moment même où il est sommé d'abandonner tout interventionnisme technologique, pressé d'investir dans les domaines de la recherche, de l'éducation, de la culture, de la modernisation des services publics, et d'encourager un environnement juridique et économique favorable au marché, l'Etat doit encore accepter la mise en question de ses modes traditionnels de fonctionnement.
Telle est la philosophie du programme d'action du gouvernement français. Ce programme comprend, bien sûr, une série de mesures concrètes, comme la connexion des écoles à travers le réseau Educnet, la mise en ligne des formulaires administratifs, sans oublier les mesures dans le domaine culturel que je vous présenterai tout à l'heure. Mais, surtout, il manifeste la volonté de moderniser l'action administrative et les relations qu'entretient l'Etat avec les citoyens, non seulement en s'appuyant sur le potentiel technique de l'Internet, mais en se référant à son esprit, à son orientation.
Est-ce à dire que le réseau devrait être envisagé exclusivement sous l'angle d'un moteur très puissant d'extension du marché ? A coup sûr, l'association d'un nouveau champ de développement économique mondial, de nouvelles libertés publiques et de grandes ambitions culturelles constitue pour l'humanité un facteur de progrès remarquable.
Pour autant je ne pense pas que la logique du marché doive s'emparer de l'Internet de manière exclusive.
Nous défendons en France, vous le savez, la notion d' " exception culturelle ". L'exception culturelle n'a rien à voir avec un bannissement des forces du marché hors du champ culturel, encore moins avec une quelconque culture d'Etat.
L'exception culturelle revêt une double signification : d'abord, que le patrimoine culturel appartient à l'humanité entière et que personne ne doit en tirer un profit inéquitable. Mais cette expression affirme aussi que les activités culturelles ne sauraient être basées exclusivement sur les lois du marché, ce qui, au demeurant, n'est le cas dans aucun pays. Voilà ce que signifie, par exemple, la formule : " le livre n'est pas une marchandise comme les autres ". Et lorsque l'on me demande si la France souhaite appliquer l'exception culturelle à l'Internet, je réponds que l'Internet constitue un exemple d'exception culturelle.
La gratuité y côtoie l'échange marchand sous ses différentes formes. Les individus, les organismes et associations d'intérêt collectif y croisent les entreprises. Les internautes sont à la fois citoyens et personnes privées, producteurs et clients. La régulation même du réseau, comme l'ISOC le démontre, est une construction à la fois efficace et originale.
Nous héritons, en France, d'une législation des médias qui n'est certainement plus adaptée au réseau, et qui est de moins en moins respectée.
Toutefois, j'ai pu indiquer dans plusieurs instances internationales qu'il ne saurait être tiré argument de la convergence technologique des médias pour remettre en cause des dispositifs qui nous ont permis de préserver, par exemple, un cinéma et une édition bien vivantes.
En ce qui concerne le réseau, notre orientation est celle de la plus large liberté. Je pense qu'elle sera conforme aux voeux de la communauté des internautes.
J'aimerais maintenant examiner avec vous les relations qu'entretiennent l'Internet, comme espace fédérateur des technologies et de la société de l'information, et la culture.
Nous devons comprendre en profondeur que les technologies de l'information sont des technologies culturelles. Elles assistent d'une manière nouvelle les grandes fonctions intellectuelles de l'homme : la perception, la mémoire, l'imagination, le raisonnement.
Elles créent une nouvelle forme d'écriture et de lecture, un autre mode de traitement de l'image et du son, une autre communication. Elles ne modifient pas seulement la recherche de l'information, mais notre activité cognitive. L'ordinateur et le réseau sont des médias à part entière.
En second lieu, le développement de l'Internet correspond aux grandes mutations culturelles qui caractérisent nos sociétés : rôle de plus en plus important de l'enseignement, de la formation, de la culture ; extension des fonctions d'information et de communication à l'ensemble des activités sociales. Le public du cyberespace est le fruit de ces mutations.
Enfin, il est tout à fait clair que le projet général de l'Internet a été et est porté - comme l'activité de l'ISOC le démontre - par un mouvement social et culturel authentique, dont la jeunesse universitaire est le pilier.
Cela ne diminue en rien les contributions décisives des entreprises et des Etats.
Nous devons considérer le projet culturel de l'Internet comme une approche ouverte, et non comme une réponse " clé en mains ". Certes, nous pouvons améliorer de manière sensible de nombreuses activités, comme l'éducation à distance, l'accès au patrimoine, l'élargissement de l'offre des médias traditionnels, la recherche d'informations culturelles, la communication entre les services publics de la culture et les usagers. Mais il est au moins aussi important de se pencher sur les nouveaux besoins, sur les aspirations que révèle le fonctionnement réel du réseau.
Vous savez que les esprits conservateurs ou chagrins objectent que l'Internet n'est pas " une réponse à tout ". Je vois plutôt cela comme un avantage. Le réseau des réseaux est passionnant, précisément, parce qu'il ouvre tous les jours de nouvelles questions, en même temps qu'il apporte de multiples réponses. Préparer l'entrée de nos pays dans la société de l'information, c'est évidemment réaliser les investissements nécessaires, mais c'est surtout aider nos sociétés à maîtriser leur développement comme sociétés de l'information.
Tel est l'état d'esprit dans lequel je souhaite que les services publics et l'ensemble des acteurs de la vie culturelle en France envisagent leur participation au réseau. Le passage au numérique et au réseau est, pour le monde de la culture, une transformation beaucoup plus importante que celle de la première vague d'informatisation qui l'a précédée.
Elle ne concerne pas seulement les professions de médiation, et les services publics, elle concerne les créateurs et les usagers : les bibliothécaires, mais aussi les lecteurs et les écrivains ; les musées, mais aussi les artistes. Elle touche l'uvre et les langages ; elle déplace les frontières entre les champs artistiques ou médiatiques.
Nous devons en premier lieu élaborer et mettre en uvre une politique de l'offre culturelle pour les réseaux et le multimédia. Des projets sont en cours de réalisation. Ils comportent d'abord des programmes de numérisation.
Ainsi, la Bibliothèque Nationale de France propose déjà plus de 6.000 titres en ligne. Après l'ouverture totale de l'établissement en octobre prochain, la mise en ligne des 80 000 autres titres numérisés se fera progressivement jusqu'en mars 99. J'ai demandé à la B.N.F, non seulement de poursuivre son programme de numérisation, mais d'entrer dans une pratique de coopération systématique avec les autres bibliothèques ou détenteurs de fonds numériques dans le monde.
Les programmes de numérisation se poursuivent dans le secteur du patrimoine muséographique, architectural et archivistique. Les cédéroms des Musées du Louvre et d'Orsay connaissent un grand succès.
La chaîne publique de télévision éducative, la Cinquième, a lancé en 1998 la Banque de Programmes et de Services qui correspond à la notion de télévision de stock, et associe la recherche d'information sur l'Internet et la diffusion de programmes par satellite ou par le câble. Huit cents sites au moins, dans les établissements scolaires et de formation, seront connectés dès cette année à la BPS.
La création de webs et l'accès à distance aux grands établissements publics culturels progressent rapidement. Versailles a ouvert son site en 1997, les théâtres de la Comédie française et de l'Odéon le mois dernier. Je souhaite que tous les grands établissements culturels soient sur le net en 2001 et proposent au moins des fonctions d'information et de réservation.
Le site du ministère lui même connaît un grand succès, avec plus de dix millions de pages consultées par mois. En interrogeant le " Guide de l'Internet Culturel " présent sur ce site, vous aurez une idée assez juste des réalisations françaises dans ce secteur.
Le développement d'une politique publique active de mise à disposition de programmes, de contenus culturels sur le réseau, et le multimédia en général, est une question décisive.
C'est une question décisive pour la culture, parce que cette politique permet d'améliorer l'accès aux oeuvres patrimoniales, et aux activités culturelles de référence. C'est aussi une question décisive pour le réseau, parce que les contenus culturels viennent compléter l'offre générale, à côté des services de communication et du commerce.
La politique publique des contenus se combine avec l'activité éditoriale et l'expression individuelle. Ces différents projets correspondent donc à un réel besoin. Je pense toutefois qu'ils ne suffisent pas.
Le réseau offre la possibilité unique de rapprocher les différentes composantes de l'offre culturelle. Un collégien, qui étudiera l'époque des grandes découvertes, pourra à la fois consulter des extraits de documentaires d'Arte ou de La Cinquième, des expositions virtuelles des musées, des livres rares de la Bibliothèque Nationale de France et communiquer avec des correspondants dans le monde entier.
Nous devons donc faire porter tous nos efforts, en France comme dans les autres pays, pour passer de la mise en ligne des établissements culturels à un travail effectif en réseau.
Il est un autre point sur lequel je voudrais, à travers vous, attirer l'attention de toute la communauté de l'Internet : l'offre de programmes. Quelle qu'en soit l'origine, elle sera caduque si elle ne s'accompagne pas d'une offre technologique culturelle elle-même de bon niveau.
Ce qui a déjà été créé est remarquable : les protocoles, l'hypertexte, les moteurs de recherche, les langages de réalité virtuelle. Mais il faut davantage ; l'Internet doit se développer de manière extensive, et intensive. Personnellement, j'accorde une grande importance aux logiciels d'écriture et de lecture, et à tous ceux qui favoriseront l'éducation à l'image.
Si nous voulons convaincre le plus large public de l'intérêt, et notamment de l'intérêt culturel de l'Internet, il nous faut une offre globale de contenus et de technologies.
Je voudrais adresser ce message à tous les spécialistes : faites profiter le réseau encore plus vite des avancées de l'industrie informatique, pensez au public des internautes, mais pensez aussi au non-public, à ceux qui ne sont pas encore convaincus.
Les entreprises sont en droit de souhaiter la mise en place des infrastructures nécessaires ; le processus se met en route dans la plupart des pays développés. Elles sont en droit de souhaiter un cadre juridique et économique favorable. En retour elles doivent développer leur offre de logiciels et de services.
Nous devons nous préoccuper de l'offre, mais nous ne devons pas oublier les besoins des différents publics. Les services du réseau s'adressent à des publics de plus en plus éloignés du monde de l'informatique professionnelle et de la communauté universitaire ; en même temps, comme je l'ai souligné, le caractère culturel des technologies mises en uvre apparaît de manière croissante.
Nous devons donc sérieusement nous demander si les méthodes actuelles de formation répondent bien à cette nouvelle phase. Nous devons enfin prendre en compte les risques d'exclusion générés par de la société de l'information.
On ne peut certes pas exiger de la communauté de l'Internet qu'elle fasse disparaître le cortège des inégalités d'ordre matériel. Mais, comme le montrent bien les difficultés de la lutte contre l'illettrisme, l'exclusion culturelle est loin de se ramener purement et simplement à l'exclusion sociale. La cyberculture ne pourrait être tenue pour totalement irresponsable des exclusions qu'elle aurait engendrées, et du développement de ce que nous appelons "l'illectronisme". Sur ce point la coopération entre la communauté des internautes, les pouvoirs publics, et, si possible, les entreprises, est nécessaire.
J'ai décidé pour ma part d'appliquer, dans ce domaine également, la politique de démocratisation culturelle que j'impulse dans mon ministère.
Nous allons créer avant la fin de cette année, à titre expérimental, une centaine d'espaces culture multimédia, au sein d'associations ou de services publics culturels. Ils s'adresseront au public le plus large, dans le but, précisément, de lui permettre de maîtriser la dimension culturelle de l'Internet et du multimédia. De la même manière, afin d'éviter les inégalités géographiques, nous avons lancé un appel à projets pour permettre aux médiathèques des communes de moins de 5.000 habitants de se connecter à l'Internet.
Le sujet de cette dernière séance est particulièrement riche mais je dois nécessairement limiter mon propos.
Je ne voudrais pas conclure sans me féliciter de la qualité des relations entre mon département ministériel et l'Internet Society. Avec Bruno Oudet et le chapitre français de l'ISOC, nous avons pu coopérer cette année pour lancer la fête de l'Internet ; je souhaite vivement que ce partenariat se renforce et que nous puissions examiner les voies d'une coopération efficace.
Je serais enchantée que vous considériez tous le ministère français de la culture et de la communication comme une étape utile et agréable lors de vos déplacements en Europe. Présentez-nous vos projets, demandez-nous des contacts ou de l'information. Il va sans dire que vous pouvez aussi nous contacter par le réseau.
Je souhaite un bon succès à tous les membres de l'Internet Society.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 14 septembre 2001)