Texte intégral
S. Paoli-. La grève nationale dans l'enseignement, en Métropole et Outremer, la quatrième depuis le début de l'année scolaire, s'apparente-t-elle à un "avant-mai 68", ainsi que le dit le sociologue F. Duvet, dans un entretien accordé à la Lettre de l'éducation. Comment le ministre de l'Education nationale et les syndicats d'enseignants résoudront-ils la crise de confiance provoquée par la mise en oeuvre de la décentralisation, dont L. Ferry avait d'abord dit qu'il n'était pas demandeur, avant de la soutenir ensuite ? Ce que les syndicats jugent être un début de démantèlement du service public s'ajoute à la question du budget de l'Education nationale et, désormais, celle des retraites des enseignants. Ce 6 mai est-il un point de démarrage, comme l'annonce D. Paget, co-secrétaire général du Snes-FSU ?
Je vous entendais dire "je n'ai jamais dit cela", à propos de la décentralisation. Pourtant, les syndicats l'affirment !
- "Non, je n'ai jamais dit ça, au contraire, je pense que c'est un très grand projet et qu'il faut évidemment le soutenir et le mettre en oeuvre. Il est évident que nous avons un système qui est très à part dans le monde entier, puisqu'il y a 1,5 million de personnes qui travaillent dans la "maison" dont j'ai la charge. Il n'y a pas une seule organisation au monde qui comporte 1,5 million de salariés, cela n'existe pas. Et il est évident par ailleurs que, depuis que la première décentralisation a eu lieu, c'est-à-dire depuis que les régions s'occupent des lycées et depuis que les départements s'occupent des collèges, nos lycées et nos collèges - je parle des bâtiments - ont considérablement progressé. Le but de cette décentralisation est de faire en sorte que de nouveaux acteurs, les acteurs des collectivités territoriales, s'investissent dans le grand service public de l'Education nationale, et c'est évidemment une excellente chose."
On va revenir sur les détails et sur les modalités, parce que la situation est assez complexe. Mais comment expliquez-vous, tout de même, le fait que quand vous êtes arrivé, vous avez été très accueilli et que le même D. Paget qui vous critique aujourd'hui disait à ce moment que lorsque vous étiez au Conseil national des programmes, vous étiez un "interlocuteur crédible" ? Voilà aujourd'hui tous les syndicats et même les plus modérés qui sont mobilisés : que s'est-il passé ?
- "Ce n'est non plus tout à fait vrai, parce que par exemple, pour les parents d'élèves, la PEEP, la fédération des parents d'élèves de l'enseignement public, ne s'associe pas à cette grève."
Il y a quand même pas mal de monde de mobiliser aujourd'hui, quand même !
- "Mais le problème n'est pas là. Le problème est de savoir si on veut réformer l'Education nationale ou pas. Le seul moyen que je connaisse de ne pas avoir de grève, de ne pas avoir de soucis et d'acheter la paix civile, c'est de ne rien réformer du tout. Cela a déjà existé et ne comptez pas sur moi pour le faire. Je pense qu'il y a des réformes très importantes à faire, en particulier la décentralisation. Evidemment, ce sont des réformes courageuses. On peut avoir deux façons de réformer l'Education nationale : on peut ajouter des choses, par exemple ajouter des classes à projets artistiques et culturels, on peut introduire les langues vivantes en primaire... Ce sont de vraies réformes, ce sont des réformes importantes, mais personne n'est contre par définition ; vous n'avez jamais vu quelqu'un défiler contre les projets artistiques et culturels ou contre les langues vivantes au primaire. En revanche, quand vous attaquez l'existant, c'est-à-dire que quand vous voulez vraiment changer les choses - et je crois qu'on a besoin de le faire dans ce système éducatif -, évidemment, vous inquiétez. Et je comprends ces inquiétudes, je comprends ces craintes, j'essaie d'y répondre. Mais il ne faut pas non plus laisser les rumeurs se développer. Ce matin par exemple, sur LCI, j'entendais une professeur de physique, sûrement de très bonne foi, dire qu'on allait transférer les personnels des laboratoires à la fonction territoriale, qu'elle ne pourrait plus faire ses cours etc. Mais c'est totalement faux ! Les personnels des laboratoires, par exemple, ne seront pas transférés. Du reste, même s'ils l'étaient, ils continueraient à faire partie des équipes éducatives. Mais ils ne le seront pas, de toute façon ! Vous voyez, il y a beaucoup de rumeurs, et évidemment, du coup, beaucoup d'inquiétudes. Il faut essayer d'y répondre."
Mais d'où cela vient-il ? Les rumeurs ne jaillissent pas par hasard. Est-ce qu'il y a une crise de confiance entre vous et les syndicats aujourd'hui ?
- "Sincèrement, je ne le crois pas..."
Eux le disent !
- "Mais c'est normal. Vous comprenez bien que lorsque les syndicats organisent une grève, ils ne peuvent pas en même temps dire à leurs adhérents qu'ils sont en train de négocier, ce ne serait pas raisonnable. Donc il est évident qu'au moment où les syndicats organisent une grève - et c'est parfaitement légitime qu'ils le fassent -, ils ne peuvent pas en même temps négocier, comme s'ils avaient déjà accepté la réforme, disons les choses comme elles sont. Maintenant, regardez la situation politique, parce qu'on est quand même dans une situation politique bien particulière : sur la question de l'Irak, le président de la République et son ministre des Affaires étrangères ont été tellement bons que la gauche est muette et est tout simplement d'accord avec eux. Sur la question de la sécurité, N. Sarkozy est tellement excellent qu'en vérité, tout le monde est d'accord avec lui. Il reste évidemment l'Education nationale, c'est le champ de bataille traditionnel de la gauche, sur lequel on va concentrer le tir. Et comme nous faisons de grandes réformes, en particulier la décentralisation mais pas seulement, il est évident que c'est sur la question de l'Education que la politique va se concentrer et que le tir va se concentrer. Alors, quel est le but de l'opération ? C'est d'essayer de faire en sorte que je ne fasse rien. Donc, encore une fois, il ne faut pas compter sur moi pour ne rien faire, je ne suis pas là pour m'amuser, je suis là pour faire de vraies réformes, parce que je pense qu'elles sont nécessaires, parce que je pense que notre système en a besoin. Et je pense que même si c'est difficile et même si cela suscite des inquiétudes, il faut répondre à ces inquiétudes, expliquer que ces réformes sont bonnes, ce que je crois profondément."
Malgré tous les efforts qui sont faits, par exemple le livre que vous avez publié, est-ce que l'information passe bien ? Sur la décentralisation, les syndicats vous disent que cela veut dire "privatisation rampante", que les décisions vont maintenant se prendre au niveau de la région...
- "Ecoutez, vous savez bien, il faut le redire, que d'une part, la fonction territoriale, c'est bien la fonction publique, même si elle est territoriale, et que par ailleurs, pour la première fois, les missions des personnels seront définies au niveau de la loi. Je m'engage à ce qu'ils restent évidemment dans les équipes éducatives. Donc, en particulier les conseillers d'orientation psychologues, qui sont les plus inquiets - parce que vous constatez que les TOS, les employés de service, ne sont pas particulièrement inquiets -, je le leur dis très clairement, resteront dans les équipes éducatives. C'est-à-dire qu'ils resteront à la fois dans les établissements, mais aussi dans les CIO, dans les centres d'information et d'orientation. Alors, les rumeurs se développent. Je vois par exemple des tracts diffusés par certaines fédérations de parents d'élèves, qui disent que maintenant, les consultations seront payantes. C'est évidemment fou ! Ce n'est pas vrai. Donc, il faut tordre le cou aux rumeurs et, si on veut avoir un vrai débat de fond, ayons-le sur la réalité de la réforme et non pas sur les rumeurs. C'est aussi pour cela que j'ai adressé cette lettre aux enseignants."
Mais pouvez-vous leur donner aujourd'hui la garantie que ce ne seront pas les collectivités locales qui décideront bientôt ?
- "Mais les missions seront définies par la loi. Maintenant, les collectivités territoriales me disent, à droite comme à gauche - j'ai reçu les présidents de région et de département de gauche, en tout cas nombre d'entre eux, la quasi totalité, je les rencontrés sur le terrain -, que les jeunes sont en demande d'information et d'orientation, les jeunes ne savent pas ce qui les attend vraiment quand ils vont quitter le système éducatif, ils ne savent pas la réalité des métiers dans l'entreprise. Pour que nous ayons une vraie information et une vraie orientation des jeunes, il faut créer un service public territorial, régional et départemental, de l'information et de l'orientation et, pour le faire, me disent-ils, ils ont évidemment besoin des personnels, qui travaillent avec compétence et avec talent dans le domaine de l'orientation et de l'information. Alors, il y en a beaucoup ; vous savez très bien que lorsque vous allez dans un département, dans une région, vous pouvez rencontrer des milliers de personnes, qui travaillent chacune de leur côté, à l'information, à l'orientation : vous avez les CRIJ, les BIJ, les DRONISEP, les missions locales, les CIO... Eh bien, il faut que tous ces personnels, qui sont très compétents, travaillent ensemble et travaillent en région..."
Certains vont-ils disparaître ? Les conseillers d'orientation, les assistantes sociales, tout cela vont rester ?
- "On a dit exactement la même chose sur les bâtiments, au moment de la première décentralisation, en disant "l'Etat se désengage, les régions et les départements ne feront rien". Est-ce que vous connaissez aujourd'hui une personne en France qui regrette que les bâtiments des lycées et des collèges soient gérés par les régions et les départements ? Moi, je n'en ai pas rencontrée une seule. Et allez voir dans quel état sont nos collèges et nos lycées, ceux qui ont été construits depuis vingt ans : ils sont mille fois plus beaux et mille fois plus efficaces, en termes d'architecture, que ce n'était le cas dans notre enfance. C'est donc la même chose qui va se passer. Il est évident que les départements, qui me demandent ces transferts - et encore une fois, y compris les présidents de gauche, même si après le débat politique va avoir lieu, avec les élections, et qu'ils diront qu'il n'y a pas eu de dialogue social, que ce n'est pas bien fait, que le calendrier n'est pas bon... Très bien, tout cela est légitime et fait partie du débat politique -, savent très bien tout l'intérêt qu'il va y avoir à ce que de nouveaux acteurs, des acteurs de proximité, s'engagent dans ce grand service public de l'Education nationale, qui ne sera en rien démantelé, puisque les diplômes resteront nationaux, la définition des voies de reformation restera nationale, le recrutement des profs restera national et, évidemment, l'Etat continuera d'assumer ses fonctions de péréquation entre les régions, c'est-à-dire d'égalisation entre les régions."
Les sujets d'inquiétude sont nombreux. Le budget - et pas simplement d'ailleurs le budget de l'Education, les chercheurs sont aussi dans la rue aujourd'hui, avec le budget de la Recherche -, à propos de tous ces budgets en berne, qu'est-ce que vous leur dites ?
- "Mais les budgets ne sont pas en baisse !"
On joue toujours là-dessus, mais il n'empêche qu'ils ont moins d'argent pour la Recherche, par exemple !
- "Moins par rapport à quoi ? Par rapport à l'année dernière ? Non ! Donc, reprenez les chiffres, ils sont publiés, ils sont officiels. Lisez le rapport de la Cour des comptes, ce n'est pas moi qui l'ai écrit ! Mon budget a augmenté de 2,2 %. La seule personne en France qui puisse s'en plaindre, c'est F. Mer, qui peut trouver que ce n'est pas raisonnable d'augmenter le budget de l'Education nationale. Mais il a augmenté de 2,2 %."
Mais les chercheurs et les profs ne sont pas dans la rue pour le plaisir ?!
- "Ce n'est pas une question de plaisir : on leur a dit pendant des mois que le budget de la Recherche était diminué de 30 % ! Mais ce n'est pas vrai ! Je vais tout à l'heure au Sénat, pour répondre à une question orale. Et j'aurai le plaisir de dire qu'il y a simplement eu un gel et une annulation de crédits de 9,3 %, ce qui est moins que l'année dernière et que, par conséquent, il n'y a pas un gel de crédits ni une annulation de 30 %. Mais comme on le leur a dit pendant des mois et des mois... Evidemment, on est dans un contexte politique, cela existe la politique..."
Mais les chercheurs sont tout de même des personnes qui réfléchissent, ils lisent les journaux, ils font la part des choses... Il y a quand même un vrai problème en matière de budget de la Recherche, aujourd'hui dans ce pays ?
- "Qu'on souhaite - et moi aussi, j'ai été chercheur au CNRS - développer davantage le budget de la Recherche, c'est un engagement du président de la République et on le fera. Mais, encore une fois, qu'on ne dise pas qu'il y a 30 % d'annulation quand il y a 9 %. Evidemment, cela ne facilite pas les choses. De la même façon, pour vous donner encore un exemple de rumeur à laquelle j'aimerais tordre le cou, on a dit que ma "Lettre", envoyée gratuitement aux enseignants - c'était bien un minimum que j'explique aux enseignants quelles sont les réformes en cours - allait coûter 900.000 euros. Mais c'est totalement faux ! C'est évidemment l'investissement de départ. Mais cette petite Lettre est vendue en librairie, c'est une co-édition avec le ministère, et la moitié du produit des ventes de cette Lettre en librairie revient au ministère et, par conséquent, cette Lettre, je le dis solennellement aux professeurs qui nous écoutent, ne coûtera pas un centime aux contribuables. Elle ne sera pas prise sur le budget du ministère de l'Education nationale. Mais malheureusement, le coup est parti, dans toute la presse on l'a dit. Il faut que les gens réfléchissent à une chose : il y a 1,5 million de personnes qui travaillent dans ma maison. Même si j'envoyais simplement un timbre et une enveloppe avec rien dedans, cela coûtera déjà 6 millions de francs ! A moins de dire que le ministre n'a pas le droit d'expliquer aux enseignants ce qu'il est en train de faire, ce qui serait quand même surréaliste, on ne peut pas laisser courir ce genre de rumeurs, cela n'a pas de sens. On est là dans un contexte politicien, un contexte polémique. Il faut en sortir et essayer d'aborder les vrais débats. Parce que le problème est que, dans ces faux débats, on oublie les vrais débats, c'est-à-dire la question de l'illetrisme, la question de la violence à l'école, ce qui fait que le métier d'enseignant devient très difficile, qu'il y a une crise des vocations. Ce sont ces vrais problèmes-là qu'il faut essayer de régler, ce ne sont pas les problèmes de budget qui sont en question."
Sortons des rumeurs, avec un problème incontournable : la question de la retraite. Il faudra pour tout le monde, pour les enseignants comme pour les autres, travailler et cotiser plus longtemps. Les enseignants sont souvent des gens qui prennent leur retraite avant l'âge légal. Que leur dites-vous ?
- "Ce que je regrette beaucoup, c'est qu'au moment où le précédent gouvernement avait négocié la réduction du temps de travail, où on offrait des possibilités intéressantes aux travailleurs, pourquoi n'avoir pas négocié, à ce moment-là, justement la question de la retraite, puisque chacun d'entre nous, que ce soit à gauche ou à droite n'a aucune importance, nous savons parfaitement que cette question de la retraite est très difficile et que si on veut sauver la retraite par répartition - ce avec quoi, je crois, tout le monde est d'accord -, eh bien, il faut en effet demander, de façon un peu churchillienne, des efforts aux Français. Pourquoi ne pas avoir demandé ces efforts à une période dans laquelle on pouvait échanger des choses ? De la même façon, dans l'Education nationale, quand mon prédécesseur, J. Lang, avait la chance de pouvoir dire qu'il mettait 10.000 postes par an, qu'il avait un plan pluriannuel pour l'emploi, qu'il allait 30.000 postes dans le circuit. Ce n'est pas légitime sur le fond, puisque la Cour des comptes le dit, l'Education nationale a perdu 500.000 élèves en dix ans. Mais, au moins, il aurait pu, au moment où il mettait ces postes et où il pouvait donc avoir une négociation avec les syndicats, échanger cette manne contre quelques réformes de structures de l'Education nationale, dont nous savons tous qu'elle a besoin. Cela n'a pas été fait. Donc, évidemment, on se retrouve aujourd'hui dans une situation de très grande difficulté, puisqu'on est obligé de faire ces réformes et que si on ne les fait pas, on ne sauvera pas les retraites par répartition. Mais en même temps, on est dans une situation budgétaire qui est assez difficile et donc, on a moins de marges de manoeuvre ou de négociation. Je vous dis la vérité, c'est tout."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 6 mai 2003)
Je vous entendais dire "je n'ai jamais dit cela", à propos de la décentralisation. Pourtant, les syndicats l'affirment !
- "Non, je n'ai jamais dit ça, au contraire, je pense que c'est un très grand projet et qu'il faut évidemment le soutenir et le mettre en oeuvre. Il est évident que nous avons un système qui est très à part dans le monde entier, puisqu'il y a 1,5 million de personnes qui travaillent dans la "maison" dont j'ai la charge. Il n'y a pas une seule organisation au monde qui comporte 1,5 million de salariés, cela n'existe pas. Et il est évident par ailleurs que, depuis que la première décentralisation a eu lieu, c'est-à-dire depuis que les régions s'occupent des lycées et depuis que les départements s'occupent des collèges, nos lycées et nos collèges - je parle des bâtiments - ont considérablement progressé. Le but de cette décentralisation est de faire en sorte que de nouveaux acteurs, les acteurs des collectivités territoriales, s'investissent dans le grand service public de l'Education nationale, et c'est évidemment une excellente chose."
On va revenir sur les détails et sur les modalités, parce que la situation est assez complexe. Mais comment expliquez-vous, tout de même, le fait que quand vous êtes arrivé, vous avez été très accueilli et que le même D. Paget qui vous critique aujourd'hui disait à ce moment que lorsque vous étiez au Conseil national des programmes, vous étiez un "interlocuteur crédible" ? Voilà aujourd'hui tous les syndicats et même les plus modérés qui sont mobilisés : que s'est-il passé ?
- "Ce n'est non plus tout à fait vrai, parce que par exemple, pour les parents d'élèves, la PEEP, la fédération des parents d'élèves de l'enseignement public, ne s'associe pas à cette grève."
Il y a quand même pas mal de monde de mobiliser aujourd'hui, quand même !
- "Mais le problème n'est pas là. Le problème est de savoir si on veut réformer l'Education nationale ou pas. Le seul moyen que je connaisse de ne pas avoir de grève, de ne pas avoir de soucis et d'acheter la paix civile, c'est de ne rien réformer du tout. Cela a déjà existé et ne comptez pas sur moi pour le faire. Je pense qu'il y a des réformes très importantes à faire, en particulier la décentralisation. Evidemment, ce sont des réformes courageuses. On peut avoir deux façons de réformer l'Education nationale : on peut ajouter des choses, par exemple ajouter des classes à projets artistiques et culturels, on peut introduire les langues vivantes en primaire... Ce sont de vraies réformes, ce sont des réformes importantes, mais personne n'est contre par définition ; vous n'avez jamais vu quelqu'un défiler contre les projets artistiques et culturels ou contre les langues vivantes au primaire. En revanche, quand vous attaquez l'existant, c'est-à-dire que quand vous voulez vraiment changer les choses - et je crois qu'on a besoin de le faire dans ce système éducatif -, évidemment, vous inquiétez. Et je comprends ces inquiétudes, je comprends ces craintes, j'essaie d'y répondre. Mais il ne faut pas non plus laisser les rumeurs se développer. Ce matin par exemple, sur LCI, j'entendais une professeur de physique, sûrement de très bonne foi, dire qu'on allait transférer les personnels des laboratoires à la fonction territoriale, qu'elle ne pourrait plus faire ses cours etc. Mais c'est totalement faux ! Les personnels des laboratoires, par exemple, ne seront pas transférés. Du reste, même s'ils l'étaient, ils continueraient à faire partie des équipes éducatives. Mais ils ne le seront pas, de toute façon ! Vous voyez, il y a beaucoup de rumeurs, et évidemment, du coup, beaucoup d'inquiétudes. Il faut essayer d'y répondre."
Mais d'où cela vient-il ? Les rumeurs ne jaillissent pas par hasard. Est-ce qu'il y a une crise de confiance entre vous et les syndicats aujourd'hui ?
- "Sincèrement, je ne le crois pas..."
Eux le disent !
- "Mais c'est normal. Vous comprenez bien que lorsque les syndicats organisent une grève, ils ne peuvent pas en même temps dire à leurs adhérents qu'ils sont en train de négocier, ce ne serait pas raisonnable. Donc il est évident qu'au moment où les syndicats organisent une grève - et c'est parfaitement légitime qu'ils le fassent -, ils ne peuvent pas en même temps négocier, comme s'ils avaient déjà accepté la réforme, disons les choses comme elles sont. Maintenant, regardez la situation politique, parce qu'on est quand même dans une situation politique bien particulière : sur la question de l'Irak, le président de la République et son ministre des Affaires étrangères ont été tellement bons que la gauche est muette et est tout simplement d'accord avec eux. Sur la question de la sécurité, N. Sarkozy est tellement excellent qu'en vérité, tout le monde est d'accord avec lui. Il reste évidemment l'Education nationale, c'est le champ de bataille traditionnel de la gauche, sur lequel on va concentrer le tir. Et comme nous faisons de grandes réformes, en particulier la décentralisation mais pas seulement, il est évident que c'est sur la question de l'Education que la politique va se concentrer et que le tir va se concentrer. Alors, quel est le but de l'opération ? C'est d'essayer de faire en sorte que je ne fasse rien. Donc, encore une fois, il ne faut pas compter sur moi pour ne rien faire, je ne suis pas là pour m'amuser, je suis là pour faire de vraies réformes, parce que je pense qu'elles sont nécessaires, parce que je pense que notre système en a besoin. Et je pense que même si c'est difficile et même si cela suscite des inquiétudes, il faut répondre à ces inquiétudes, expliquer que ces réformes sont bonnes, ce que je crois profondément."
Malgré tous les efforts qui sont faits, par exemple le livre que vous avez publié, est-ce que l'information passe bien ? Sur la décentralisation, les syndicats vous disent que cela veut dire "privatisation rampante", que les décisions vont maintenant se prendre au niveau de la région...
- "Ecoutez, vous savez bien, il faut le redire, que d'une part, la fonction territoriale, c'est bien la fonction publique, même si elle est territoriale, et que par ailleurs, pour la première fois, les missions des personnels seront définies au niveau de la loi. Je m'engage à ce qu'ils restent évidemment dans les équipes éducatives. Donc, en particulier les conseillers d'orientation psychologues, qui sont les plus inquiets - parce que vous constatez que les TOS, les employés de service, ne sont pas particulièrement inquiets -, je le leur dis très clairement, resteront dans les équipes éducatives. C'est-à-dire qu'ils resteront à la fois dans les établissements, mais aussi dans les CIO, dans les centres d'information et d'orientation. Alors, les rumeurs se développent. Je vois par exemple des tracts diffusés par certaines fédérations de parents d'élèves, qui disent que maintenant, les consultations seront payantes. C'est évidemment fou ! Ce n'est pas vrai. Donc, il faut tordre le cou aux rumeurs et, si on veut avoir un vrai débat de fond, ayons-le sur la réalité de la réforme et non pas sur les rumeurs. C'est aussi pour cela que j'ai adressé cette lettre aux enseignants."
Mais pouvez-vous leur donner aujourd'hui la garantie que ce ne seront pas les collectivités locales qui décideront bientôt ?
- "Mais les missions seront définies par la loi. Maintenant, les collectivités territoriales me disent, à droite comme à gauche - j'ai reçu les présidents de région et de département de gauche, en tout cas nombre d'entre eux, la quasi totalité, je les rencontrés sur le terrain -, que les jeunes sont en demande d'information et d'orientation, les jeunes ne savent pas ce qui les attend vraiment quand ils vont quitter le système éducatif, ils ne savent pas la réalité des métiers dans l'entreprise. Pour que nous ayons une vraie information et une vraie orientation des jeunes, il faut créer un service public territorial, régional et départemental, de l'information et de l'orientation et, pour le faire, me disent-ils, ils ont évidemment besoin des personnels, qui travaillent avec compétence et avec talent dans le domaine de l'orientation et de l'information. Alors, il y en a beaucoup ; vous savez très bien que lorsque vous allez dans un département, dans une région, vous pouvez rencontrer des milliers de personnes, qui travaillent chacune de leur côté, à l'information, à l'orientation : vous avez les CRIJ, les BIJ, les DRONISEP, les missions locales, les CIO... Eh bien, il faut que tous ces personnels, qui sont très compétents, travaillent ensemble et travaillent en région..."
Certains vont-ils disparaître ? Les conseillers d'orientation, les assistantes sociales, tout cela vont rester ?
- "On a dit exactement la même chose sur les bâtiments, au moment de la première décentralisation, en disant "l'Etat se désengage, les régions et les départements ne feront rien". Est-ce que vous connaissez aujourd'hui une personne en France qui regrette que les bâtiments des lycées et des collèges soient gérés par les régions et les départements ? Moi, je n'en ai pas rencontrée une seule. Et allez voir dans quel état sont nos collèges et nos lycées, ceux qui ont été construits depuis vingt ans : ils sont mille fois plus beaux et mille fois plus efficaces, en termes d'architecture, que ce n'était le cas dans notre enfance. C'est donc la même chose qui va se passer. Il est évident que les départements, qui me demandent ces transferts - et encore une fois, y compris les présidents de gauche, même si après le débat politique va avoir lieu, avec les élections, et qu'ils diront qu'il n'y a pas eu de dialogue social, que ce n'est pas bien fait, que le calendrier n'est pas bon... Très bien, tout cela est légitime et fait partie du débat politique -, savent très bien tout l'intérêt qu'il va y avoir à ce que de nouveaux acteurs, des acteurs de proximité, s'engagent dans ce grand service public de l'Education nationale, qui ne sera en rien démantelé, puisque les diplômes resteront nationaux, la définition des voies de reformation restera nationale, le recrutement des profs restera national et, évidemment, l'Etat continuera d'assumer ses fonctions de péréquation entre les régions, c'est-à-dire d'égalisation entre les régions."
Les sujets d'inquiétude sont nombreux. Le budget - et pas simplement d'ailleurs le budget de l'Education, les chercheurs sont aussi dans la rue aujourd'hui, avec le budget de la Recherche -, à propos de tous ces budgets en berne, qu'est-ce que vous leur dites ?
- "Mais les budgets ne sont pas en baisse !"
On joue toujours là-dessus, mais il n'empêche qu'ils ont moins d'argent pour la Recherche, par exemple !
- "Moins par rapport à quoi ? Par rapport à l'année dernière ? Non ! Donc, reprenez les chiffres, ils sont publiés, ils sont officiels. Lisez le rapport de la Cour des comptes, ce n'est pas moi qui l'ai écrit ! Mon budget a augmenté de 2,2 %. La seule personne en France qui puisse s'en plaindre, c'est F. Mer, qui peut trouver que ce n'est pas raisonnable d'augmenter le budget de l'Education nationale. Mais il a augmenté de 2,2 %."
Mais les chercheurs et les profs ne sont pas dans la rue pour le plaisir ?!
- "Ce n'est pas une question de plaisir : on leur a dit pendant des mois que le budget de la Recherche était diminué de 30 % ! Mais ce n'est pas vrai ! Je vais tout à l'heure au Sénat, pour répondre à une question orale. Et j'aurai le plaisir de dire qu'il y a simplement eu un gel et une annulation de crédits de 9,3 %, ce qui est moins que l'année dernière et que, par conséquent, il n'y a pas un gel de crédits ni une annulation de 30 %. Mais comme on le leur a dit pendant des mois et des mois... Evidemment, on est dans un contexte politique, cela existe la politique..."
Mais les chercheurs sont tout de même des personnes qui réfléchissent, ils lisent les journaux, ils font la part des choses... Il y a quand même un vrai problème en matière de budget de la Recherche, aujourd'hui dans ce pays ?
- "Qu'on souhaite - et moi aussi, j'ai été chercheur au CNRS - développer davantage le budget de la Recherche, c'est un engagement du président de la République et on le fera. Mais, encore une fois, qu'on ne dise pas qu'il y a 30 % d'annulation quand il y a 9 %. Evidemment, cela ne facilite pas les choses. De la même façon, pour vous donner encore un exemple de rumeur à laquelle j'aimerais tordre le cou, on a dit que ma "Lettre", envoyée gratuitement aux enseignants - c'était bien un minimum que j'explique aux enseignants quelles sont les réformes en cours - allait coûter 900.000 euros. Mais c'est totalement faux ! C'est évidemment l'investissement de départ. Mais cette petite Lettre est vendue en librairie, c'est une co-édition avec le ministère, et la moitié du produit des ventes de cette Lettre en librairie revient au ministère et, par conséquent, cette Lettre, je le dis solennellement aux professeurs qui nous écoutent, ne coûtera pas un centime aux contribuables. Elle ne sera pas prise sur le budget du ministère de l'Education nationale. Mais malheureusement, le coup est parti, dans toute la presse on l'a dit. Il faut que les gens réfléchissent à une chose : il y a 1,5 million de personnes qui travaillent dans ma maison. Même si j'envoyais simplement un timbre et une enveloppe avec rien dedans, cela coûtera déjà 6 millions de francs ! A moins de dire que le ministre n'a pas le droit d'expliquer aux enseignants ce qu'il est en train de faire, ce qui serait quand même surréaliste, on ne peut pas laisser courir ce genre de rumeurs, cela n'a pas de sens. On est là dans un contexte politicien, un contexte polémique. Il faut en sortir et essayer d'aborder les vrais débats. Parce que le problème est que, dans ces faux débats, on oublie les vrais débats, c'est-à-dire la question de l'illetrisme, la question de la violence à l'école, ce qui fait que le métier d'enseignant devient très difficile, qu'il y a une crise des vocations. Ce sont ces vrais problèmes-là qu'il faut essayer de régler, ce ne sont pas les problèmes de budget qui sont en question."
Sortons des rumeurs, avec un problème incontournable : la question de la retraite. Il faudra pour tout le monde, pour les enseignants comme pour les autres, travailler et cotiser plus longtemps. Les enseignants sont souvent des gens qui prennent leur retraite avant l'âge légal. Que leur dites-vous ?
- "Ce que je regrette beaucoup, c'est qu'au moment où le précédent gouvernement avait négocié la réduction du temps de travail, où on offrait des possibilités intéressantes aux travailleurs, pourquoi n'avoir pas négocié, à ce moment-là, justement la question de la retraite, puisque chacun d'entre nous, que ce soit à gauche ou à droite n'a aucune importance, nous savons parfaitement que cette question de la retraite est très difficile et que si on veut sauver la retraite par répartition - ce avec quoi, je crois, tout le monde est d'accord -, eh bien, il faut en effet demander, de façon un peu churchillienne, des efforts aux Français. Pourquoi ne pas avoir demandé ces efforts à une période dans laquelle on pouvait échanger des choses ? De la même façon, dans l'Education nationale, quand mon prédécesseur, J. Lang, avait la chance de pouvoir dire qu'il mettait 10.000 postes par an, qu'il avait un plan pluriannuel pour l'emploi, qu'il allait 30.000 postes dans le circuit. Ce n'est pas légitime sur le fond, puisque la Cour des comptes le dit, l'Education nationale a perdu 500.000 élèves en dix ans. Mais, au moins, il aurait pu, au moment où il mettait ces postes et où il pouvait donc avoir une négociation avec les syndicats, échanger cette manne contre quelques réformes de structures de l'Education nationale, dont nous savons tous qu'elle a besoin. Cela n'a pas été fait. Donc, évidemment, on se retrouve aujourd'hui dans une situation de très grande difficulté, puisqu'on est obligé de faire ces réformes et que si on ne les fait pas, on ne sauvera pas les retraites par répartition. Mais en même temps, on est dans une situation budgétaire qui est assez difficile et donc, on a moins de marges de manoeuvre ou de négociation. Je vous dis la vérité, c'est tout."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 6 mai 2003)