Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Pôle républicain, dans "Le Figaro magazine" le 6 juin 2003, sur l'assassinat du préfet Erignac et les commanditaires présumés de cet assassinat et sur la politique du gouvernement face aux indépendentistes.

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Média : Le Figaro Magazine

Texte intégral

Pour l'ancien ministre de l'Intérieur, il ne fait aucun doute que le FLNC est derrière le commando qui a assassiné le préfet Claude Erignac à Ajaccio, le 6 février 1998.
Le Figaro Magazine - Aujourd'hui, tout le monde semble approuver la politique de dialogue et de mise en place d'une spécificité statutaire. Vous y êtes-vous aussi rallié ?
Jean-Pierre Chevènement - Je n'ai aucune raison d'avoir modifié mon point de vue. En Corse, la violence n'a pas reculé, bien au contraire. Des attentats récents ont visé des casernes de gendarmerie et de CRS, des restaurants ou des foyers d'immigrés maghrébins, ainsi qu'une chaîne hôtelière, Accor - qui a annoncé tout aussitôt qu'elle pliait bagage. Le FLNC entend rester maître du développement touristique de l'île. Une conférence de presse de cagoulés armés s'est à nouveau tenue dans le maquis. Aucune réaction officielle ne s'est exprimée au motif que ce serait valoriser les poseurs de bombes ! Enfin, le conseil général de Corse-du-Sud, cible toute désignée pour ceux qui veulent voir disparaître les départements, a également été visé.
Comme le processus de Matignon, la politique de monsieur Sarkozy est censée obtenir des indépendantistes qu'ils renoncent à la violence. Monsieur Sarkozy présente son projet comme s'il allait permettre "d'en sortir". Mais depuis plus de vingt ans, Gaston Defferre, puis Pierre Joxe, puis Charles Pasqua et Jean- Louis Debré, puis Lionel Jospin et Daniel Vaillant se sont proposés "d'en sortir" par des réformes institutionnelles qui étaient en fait autant de concessions aux indépendantistes. Gaston Defferre s'est vite ravisé. Aujourd'hui, l'essence même de la réforme Sarkozy consiste à supprimer les conseils généraux, où les indépendantistes ne peuvent pas être élus en raison du mode de scrutin majoritaire dans les cantons, pour leur donner tout le pouvoir au sein d'une collectivité unique dont l'assemblée délibérante sera élue à la proportionnelle. Au nom de la cohérence, on fait des indépendantistes les arbitres de tous les pouvoirs locaux.
Emile Zuccarelli, l'un des rares élus insulaires à défendre votre politique, estime que c'est un progrès que l'on n'ait pas instauré une exception corse puisque toutes les Régions peuvent demander des aménagements reflétant leurs spécificités. Que pensez-vous de cette "universalisation" de la question corse ?
J'ai beaucoup d'amitié et d'estime pour Emile Zuccarelli, qui est un homme courageux, intègre, et qui n'a jamais plié devant les indépendantistes. Je comprends son raisonnement à l'aune de la Corse, mais je ne le partage pas du point de vue de la République dans son ensemble. Non seulement la possibilité de déroger à la loi dans toutes les Régions n'est pas un progrès à mes yeux mais c'est le début d'un processus dans lequel on ne voit pas pourquoi ne s'inscriraient pas à leur tour les Basques, les Savoisiens, les Bretons, les Alsaciens, chacun demandant la création d'une collectivité à statut et à régime législatif particuliers. Quant à la vraie spécificité insulaire, c'est la violence.
Pourquoi Claude Erignac a-t-il été assassiné ? Est-ce parce qu'il incarnait une politique de fermeté ?
Comme vous le savez, son assassinat n'a été revendiqué que par un petit groupe jusqu'alors inconnu. Avec le recul, il y a tout lieu de penser que le préfet Erignac a été lâchement assassiné dans un but éminemment politique que n'ont jamais désavoué ni le FLNC ni sa vitrine légale, la Cuncolta. Cet assassinat a été commandité avec pour objectif de retourner la politique de l'Etat telle qu'elle avait été définie par Alain Juppé à l'automne 1996, après les attentats de Bordeaux et confirmée par Lionel Jospin dans sa déclaration de politique générale le 19 juin 1997. Je cite de mémoire : "La loi de la République doit s'appliquer en Corse comme ailleurs sur le territoire national." C'est cette politique que j'étais allé confirmer sur l'île en juillet 1997 en affirmant que la politique de l'Etat était l'application ferme et sereine de la loi. Claude Erignac était soucieux de faire appliquer la loi, mais il y mettait les formes : c'était un homme de dialogue.
La politique de fermeté a fait passer le nombre d'attentats en dessous de la centaine en 1998, soit quatre fois moins qu'en 1996, mais j'observe que cette politique de fermeté a été modifiée moins de deux ans plus tard. C'est cela qui frappe, avec le recul : depuis le début des attentats et de la dégradation de la situation sur l'île, à la fin des années 70, l'Etat n'a jamais été capable de maintenir plus de trois ans d'affilée la même politique.
Y compris quand vous étiez au gouvernement, où vous n'avez pas réussi à faire prévaloir votre ligne...
De juin 1997 à juillet 2000, jusqu'aux accords de Matignon, j'ai maintenu la même politique, même si Lionel Jospin a annoncé à la fin novembre 1999 qu'il levait le préalable de la renonciation à la violence de la part d'élus qui refusaient de la désapprouver. Jamais les leaders du FLNC et de la Cuncolta ne se sont réellement désolidarisés d'Yvan Colonna. Lors de la ratification des accords de Matignon par l'Assemblée territoriale, le 28 juillet 2000, monsieur Talamoni a salué, dans un discours public, les auteurs d'attentats "quelle que soit la manière". En réalité, tout laisse à penser que le meurtre du préfet Erignac, revendiqué par un groupe inconnu, a été commandité en fait par le FLNC lui-même pour modifier la politique de l'Etat. Et il y a réussi !
Entre le fait de ne pas se désolidariser et celui de commanditer, il y a une marge. N'y allez-vous pas un peu fort ?
Telle est ma conviction. Pensez-vous que le petit groupe Frente Ribellu aurait bénéficié d'une telle solidarité de la part des clandestins si son action n'avait pas été souhaitée et approuvée ? Les déclarations faites depuis quelques semaines, le manifeste signé par une centaine de personnes dont les indépendantistes les plus en vue, confirment ma thèse : si le FLNC ne l'avait pas commanditée, ses représentants et ses compagnons de route ne chercheraient pas à la justifier aujourd'hui. Et ils ont obtenu gain de cause. C'est cela qui est grave. L'affaire des paillotes a été démesurément gonflée, surmédiatisée, pour obtenir du gouvernement qu'il modifie sa démarche, lève le préalable de la renonciation à la violence et ouvre des négociations avec les indépendantistes. Rien de tout cela n'aurait été possible si les séparatistes n'avaient bénéficié depuis des années d'immenses complaisances, au sein de la droite, au sein de la gauche, dans ce qu'il est convenu d'appeler la société civile et, bien sûr, dans les médias.
Ces complaisances sont-elles à mettre sur le compte de l'adhésion idéologique ou sur celui d'intérêts plus ou moins avouables ?
Ces complaisances peuvent tenir à la présence d'intérêts mafieux sur l'île, mais, plus globalement, elles renvoient à la déliquescence de l'idée républicaine au sein même de la droite comme de la gauche. La crise de la Corse, c'est la crise de la France. La solution du problème n'est pas à Ajaccio mais à Paris. Quel est le problème ? C'est évidemment la violence et non pas le statut de l'île. C'est tout l'art des séparatistes que d'avoir réussi à entraîner les pouvoirs publics, de concession en concession, sur la "corsisation" des emplois, le rapprochement des condamnés, l'impression d'une carte d'identité corse, jusqu'à ce quatrième statut qui risque de donner le pouvoir aux indépendantistes, si mes appréhensions se confirment, c'est-à-dire si la prime majoritaire est réduite ou supprimée.
Concernant l'assassinat du préfet Erignac et la fuite d'Yvan Colonna, on a évoqué une guerre des polices et des imprudences commises par certains médias. Pouvez-vous vous prononcer sur ces deux points ?
Le chef du commando, Alain Ferrandi, est sous les verrous, comme cinq de ses complices. Un septième s'est échappé et n'a pu être retrouvé ni par ce gouvernement ni par ses prédécesseurs, ce qui montre l'étendue des complicités et des protections dont jouit en réalité Yvan Colonna de la part des indépendantistes et de leurs séides. Il est de bon ton de jeter la pierre à Roger Marion, mais il a réussi à élucider l'affaire à partir des archives informatiques de France Télécom. Sur sept membres du commando, six sont sous les verrous depuis le 22 avril 1999. Il a agi avec des moyens qu'il estimait sûrs et qui étaient réduits. Bien entendu, Colonna pouvait imaginer, à partir des indiscrétions commises mais aussi de l'arrestation de ses complices, que son tour n'allait pas tarder à venir. Sa fuite elle-même a été montée en épingle par des rapports parlementaires qui visaient à discréditer l'action de la police. Nous étions en octobre 1999. Il s'agissait de légitimer le tournant qui allait être pris le mois suivant.
Dans le fond, vous confirmez la thèse défendue par certains sympathisants des indépendantistes qui expliquent, pleins d'émotion, que le "sacrifice" de Claude Erignac a permis l'ouverture d'un dialogue ?
Nicolas Sarkozy a trouvé émouvant le texte du chanteur du groupe I Muvrini Jean-François Bernardini, paru en première page du Monde*, "Chère Madame Erignac..." Moi, je n'ai pas trouvé ce discours émouvant ; je l'ai trouvé odieux. Cela dit, les indépendantistes ont le mérite d'une grande franchise. Leur objectif - ils ne l'ont jamais caché - est l'indépendance. Quand Nicolas Sarkozy leur dit que la question institutionnelle est résolue pour vingt ou vingt-cinq ans, ils sont clairs sur leur démarche et ne cèdent rien sur leur objectif : l'indépendance. Ils n'ont jamais condamné l'assassinat de Claude Erignac et font aujourd'hui campagne pour légitimer l'amnistie et expliquer que ce meurtre, sans doute regrettable, était inévitable.
Qui est susceptible actuellement de s'opposer à la politique menée ?
Il y a en Corse même beaucoup de républicains qui comprennent que l'approbation de ce quatrième statut vaudra feu vert pour les indépendantistes pour poursuivre leur politique de violence et de surenchère. Voter non, c'est affirmer son refus de la surenchère permanente appuyée sur la violence. En réalité, les indépendantistes ont toujours trouvé au sein des gouvernements des interlocuteurs complaisants qui ont cédé au mirage d'un accord dont ils espéraient récolter le bénéfice politique. Ces gouvernements ont toujours spéculé sur le lâche soulagement de nos concitoyens qui veulent se débarrasser du problème corse en ignorant l'existence d'une majorité républicaine en Corse. Et il s'est toujours trouvé dans l'île des élus pour prêter leur concours à des solutions qui n'en étaient pas, sauf, peut-être, du point de vue des intérêts mafieux qui ont prospéré au fur et à mesure que la puissance publique rentrait dans sa coquille. Il existe deux lignes possibles sur la question corse. La première est l'application de la loi ; la seconde consiste à rechercher un consensus qui se dérobe toujours avec une minorité violente qui ne représente pas les aspirations de la majorité de nos concitoyens corses. Encore une fois, le poisson pourrit par la tête.
Mais croyez-vous qu'au-delà de l'affirmation des principes il soit encore possible de s'opposer à cette politique ? En d'autres termes, l'affaire est-elle "pliée" ?
Rien n'est plié. Viendra un moment où la réaffirmation de l'autorité de l'Etat redeviendra nécessaire. Pour moi, le seul moyen d'en sortir, comme dirait monsieur Sarkozy, est l'application d'une politique ferme et cohérente dans la durée. Encore faudrait-il pour cela que la Corse cesse d'être un enjeu de politique intérieure, comme elle l'a été depuis 1981 et plus récemment dans l'affaire des paillotes. Rien n'est plié si l'Etat ne plie pas.
(source http://mrc-france.org, le 20 juin 2003)